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SAME/SAME : Chronique d’un aller-retour (2) 

vendredi 18 octobre 2013, par Elsa Rocher

PART 2

Je suis à Saïgon.
Je suis mes oncles, je suis sur un xeom, je suis en mouvement perpétuel, dans la poussière, je suis les anonymes, sous les masques, je suis la cadence de la ville, de sa chaleur écrasante, je prends son pouls, et je traverse au ralenti, depuis la vision de cette grand-mère qui balayait en plein milieu d’une autoroute de deux roues, j’ai compris, je respire, étrangement on ne court pas non, on suit la courbe du temps, la lenteur des gouttes du café noir, les espaces temps se succèdent : lumières , fluos, pénombre, poussières, bétons, carrelages, bordure de trottoir ; lieux hygiéniques –banques, hypermarchés, salons de karaokés, salons blanc neufs carrelés des cousins libéraux - je suis l’odeur, les odeurs, la nourriture omniprésente, abondante, la nourriture reine du Vietnam et impératrice du Sud qui me poursuit m’assiège qui me purge de toutes les crèmes et sucreries de ma mère Patrie la France. Mon père au bout d’une semaine, s’impatiente et rêve de poursuivre sa route, loin des dos et des conseils de ses cousins, de suivre son rêve d’indépendance.

Je suis à Hoi An.
J’y suis en avion, en taxi, au palais du marbre escroquerie magnifique, j’y suis en bateau qui suit le fleuve qui suit la mer, je suis à la barre je dirige, je suis les conseils du capitaine né dans les tranchés fin Dien Ben Phu, qui suit le petit circuit solidaire des jeteurs de filets rouges pour photographes en mal de sensations (ding dong), au petit vieux qui culbute la barque ronde pour femmes blanches en manque d’attractions (ding dong), les dongs suivent de mains en mains, mon père sourit : l’esprit communautaire les coups de mains érigés en règle n° 1, la société de service par et pour les nécessiteux, la famille ici c’est comme l’artisanat en France : la première entreprise . On suit les lampions les nombreuses lumières, on suit des yeux les pousses -pousses et leurs fessiers, chinois, américains, vieux ou gros ou les deux à la fois. On suit nos intuitions on prend le scooter, on se perd, le vélo prend la barque, on apprend, la langue toujours, mon père roi, mon père compatriote et attentif « viet kieu » aux allures de « ballot », de blanc pauvre égaré des circuits touristiques, pourquoi ? il voyage avec sa femme, forcément, ah non c’est sa fille ? Pourquoi pas sa femme, où est-elle d’ailleurs ? mon père du sud qui parle avec le centre, qui fera même confiance à un vendeur de glace, un blanc pour qui instinctivement, je n’avais eu que du mépris. Un français, un type sympa et réglo en fait. Notre premier expat’.

Je suis à Hué.
Je suis à Hué, je suis conspuée, je suis à Hué, atteinte à ma liberté mon père relâche sa vigilance, nous voilà soumis au bal des circuits vendus à l’hôtel, à l’impératif du tour du monde en 80 jours. Je suis sous une Vierge géante, je suis le chemin du catholicisme au Vietnam, je suis la les le guide(s), un chat, deux biches et un renard, je suis contre, je suis les chanteuses de Hué sur la rivière des parfums, idéal romantique de mon père, à bord des barques dragons, je suis les flots touristiques, entre superstitieux et superficiels, je suis attristée, nostalgique, je suis les tombeaux des empereurs, je suis attablée dans une ancienne maison mandarine, assise et servie comme les nobles d’antan, je veux retrouver les tabourets plastiques et les trottoirs sales de Saigon, je suis assignée à la zone résidentielle touristique, je suis moi-même en pousse -pousse, j’entends les articulations de mon chauffeurs craquer à chaque tour de roue, je suis penaude, je ne sais pas parler, je vois là où les gens m’habitent, je veux m’arrêter il est temps de partir. Je suis près du 17ème parallèle et je comprends que si Centre signifie entre le Nord et le Sud, ça signifie surtout au centre des conflits. Je suis l’Histoire aussi.

Je suis à Ninh Binh Tam coc.
Je suis lancée, je suis mon père à travers les rizières d’une Asie éternelle, je suis libre, je suis chauffard en bicyclette, je suis une chèvre sur l’ascension des 450 marches, je suis l’Hymne de la Marseillaise qui grésille sur un monocorde, à l’intérieur d’un temple en poussière, je suis les pieds et les cuisses musclées, d’une femme qui rame et qui parle de ses morts et de ses vivants, je suis les géants de roche verte dressés sur les champs liquides, je suis la fraîcheur de l’air, qui remonte vers le Nord, je suis le dédale des croyants dans l’ombre des pagodes qui grotte en parois. Je suis en pluie, j’irrigue.

Je suis à Sapa.
Je suis en marche. Je suis dans un fourgon à hommes, à cartons et à cochons, je suis contre la vitre et contre les autres, je suis à l’aube, au train de nuit, je suis aux rencontres heureuses, au propriétaire d’hôtel qui cherche des clients qu’il a peur de perdre, à Mama Lyly qui parle dans un buisson sous la terrasse du restaurant, nous sommes la viande le lait chaud la famille, nous sommes de passage, je suis ces femmes Mong, rouges et noirs Zao, Lolo, qui nous poursuivent de leur charmes et de leur faim de survie, je suis des yeux ce couple de vieux français qui ne comprend pas qu’on ne les comprenne pas lorsqu’ils disent « non », c’est « non » , je suis les pas de mon guide, mon cadet, qui me parle de la nécessité du buffle pour sa demande en mariage, je sais la veinarde que je suis pour vivre depuis cinq ans avec mon ami sans qu’il n’ait acheté pour cela de voiture à mon père, je suis dans une maison de Zao Rouges, et je suis dans la cuisine accroupie au milieu des braises avec ces jeunes filles et ces jeunes hommes quand les investisseurs étrangers sont assis parlent des charmes de la vie d’expat’ en buvant de la bière, je suis cette étonnée de voir tout le monde s’oublier et manger et boire au milieu des montagnes, je suis ce corps qui faillit dans cette tasse de thé géante aux herbes qu’on appelle « bain », je suis la cascade de cheveux noirs, je suis à la moitié du chemin.

Je suis aux Baies.
Celle de Thuy Long d’abord. Celle d’Along ensuite. Je suis touriste. Je suis prise en charge. Je suis touriste responsable parce que j’ai choisie une agence éthique. Je suis sur une jonque. Je suis en petit comité. Je suis avec des européens. Je suis européenne. Je suis allemande, anglaise, française, parisienne, québécoise. Je suis à bâbord, à tribord. Je suis à la proue, je suis sur la plage. Je suis un voyageur, donc quand je quitte un endroit, je ne tourne pas la tête, je suis grisée par ma propre vitesse, par ma propre capacité à quitter un endroit pour m’adapter à un autre, la quête perpétuelle de l’émerveillement. Je suis dans la baie. Je saute. Je suis au milieu des huiles. Je suis une huile de plus dans l’eau de la baie. Je suis toujours avec mon père.

Je suis à Hanoi.
Je suis seule. Je suis sans mon père, il est parti, finir sa route à lui. Je vais chercher la solitude, chercher le fantasme de l’écrivain, de la perte de soi dans la multitude. Je marcherais seule, je me baladerais la tête en l’air, le carnet à portée de main. Promenade au petit matin, ou pour aller courir. Quelques heures de respirations au cours du prochain mois. Mais en vérité, la solitude attire les amitiés comme un aimant. Je vais échouer. Je vais « tomber sûr » être invitée, entourée, cherchée, entendue, emmenée, nourrie. A Hanoi, pendant deux semaines et demi je ne voyage pas. Je m’arrête. Je vis, au quotidien, au dépend de ses aléas, de ses inondations, de mes rencontres professionnelles, de mes minis interviews que je mets en place. Je m’attache. Je travaille. Enseigne le théâtre dans un lycée français, à l’improviste. Prends des photos pour un mariage à Haiphong. Me bataille contre l’Ambassade de France, pour une amie Mong qui voudrait émigrer, enceinte d’un juriste de mon pays. J’écris. Prends mes habitudes. Regardant passer le temps comme une vache qui voit passer le train. De loin, d’un air tranquille. Et puis, je reprends la route, partagée. Dans l’autre sens. Repasse par Hué, Hoi An, Saigon.
Je repartirais pour Nha Trang et le Mékong, avant le dernier retour. Mais je ne serais jamais seule, vraiment seule.
J’en garde sous le coude. Dans le prochain et dernier épisode :
De la condition des expatriés au Vietnam (vue de Nha Trang Beach)
De la dignité de mon oncle et de l’aventure de Sadec,
De la différence entre le Vietnam et Mexique,
et du théâtre pour en finir.

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