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Les mensonges véridiques dans la dramaturgie de Jean Genet 

mercredi 22 octobre 2008, par Imad Belghit

S’il est vrai que le réalisme mène à opérer un transfert du désir et de la pensée de l’observateur sur ce qu’il regarde, il n’en demeure pas moins vrai qu’il fige le réel tel qu’il désire le voir, perpétuant ainsi une mystification accréditée. L’observateur réaliste projette sur ce qu’il regarde sa propre aspiration à l’ordre et à la logique et finit par se retrouver lui-même dans la représentation qu’il élabore. Il en résulte que la vérité ne réside pas dans les objets et les êtres que nous percevons, comme tend à le prétendre ce réalisme bourgeois et même le naturalisme soviétique représenté par le théâtre de Stanislavski.
Le théâtre de Genet vise à remettre le théâtre sous l’empire de l’imaginaire et à mettre l’accent, chemin faisant, sur le caractère spécifique de la forme dramatique. Cela étant, le dramaturge assigne au théâtre pour objectif de créer un univers à part où se meuvent des personnages « fous » qui n’ont pas à refléter des émotions visibles et partagées par le commun des mortels, mais à mettre en action ce qui est inaccessible à l’œil nu.
La première démarche de Genet en est le renversement des idées reçues du public bourgeois. En effet, l’auteur des Bonnes défend la primauté de la fiction face au naturalisme et ce, en réhabilitant la théâtralité à l’état pur. Son théâtre est le lieu où s’expriment des fous qui, paradoxe étrange mais combien révélateur, dénoncent l’anarchie de la vie. Loin de reproduire les structures apparentes du monde, le dramaturge met à nu son fonctionnement contradictoire sur une scène qui se transforme par conséquent le lieu de la dérision.

En ébranlant les certitudes, le théâtre de Genet devient source de perturbation et de doute. Rétablir le théâtre dans sa réalité de théâtre s’impose selon cette lecture comme moyen de redéfinir le réalisme. Après Meyerhold, Craig et Brecht, Genet est conscient qu’il use d’un langage de convention qu’est le théâtre. Cette conscience le conduit à manier ces conventions sans rien tenter pour les dissimuler ou les travestir. En exhibant les maquillages et en soulignant les ruptures, Genet tire matière à spectacle à partir du fonctionnement même du spectacle. Le recoupement avec la thèse meyerholdienne est on ne peut plus clair. A l’instar de Meyerhold, Genet rechigne donc à produire un théâtre naturaliste qui est prompt à effacer les traces de la production théâtrale pour donner l’illusion d’une réalité scénique qui est le décalque de la réalité. Selon le metteur en scène russe Meyerhold : « Au théâtre de convention, la technique lutte contre le procédé d’illusion. Ce théâtre n’a pas besoin de l’illusion, ce rêve apollinien ». [1]
Prenant le contre-pied du réalisme et de la mimèsis, le théâtre ne vise plus à représenter le réel qui serait la garantie d’une vérité sur scène. L’insistance est grande sur l’acte ostentatoire de la folie. Cela étant, il donne à voir un fait théâtral distinct de la vie et distinct du réel, là où la scène parle son langage propre et où tout devient signe en dehors de toute relation au réel.

Du reste, le personnage des Paravents est un nœud de contractions. Sans ancrage, il se situe à la place de toutes les incertitudes textuelles, ce qui rend son identité flottante. Enfermé dans sa subjectivité, dans sa folie, le personnage se voit et voit le monde au gré de ses pulsions. Il incarne une tendance et rappelle par là la figure du Balcon. D’ailleurs, les personnages des Paravents sont presque des caricatures, et c’est pour cela que Genet a demandé au metteur en scène Roger Blin d’outrepasser le trait. Les protagonistes Saïd, son épouse Leila, et la Mère, regroupés sous le patronyme « la famille des Orties », avec Ommou , mère spirituelle de Saïd, sont les révoltés, les laissés-pour-compte, les fous, mais également ceux qui disent vrai, et auxquels d’ailleurs Genet s’identifie le plus dans la pièce.
Le théâtre de Genet exhibe le jeu et le toc. Prenons l’exemple des accessoires scéniques, le miroir en particulier. Cet accessoire scénique est largement investi dans le théâtre, mais avec celui de Genet, il en surprend plus d’un. Le miroir affiche sa nature théâtrale dans ’adam Miroir comme dans Le Balcon, où le dramaturge mentionne à la didascalie du quatrième tableau : « Tous les gestes du petit Vieux se reflètent dans les trois miroirs. Il faut donc trois acteurs tenant les rôles de reflets.  » [2]).
A propos du maquillage, Genet ne s’empêche pas de présenter des personnages fantoches - surélevés sur des cothurnes - et qui exhibent leur artificialité en se grimant sur scène à l’aide d’une boîte de cirage. Du reste, où des personnages comme Warda qui « a un faux nez très long et maigre  » [3] et comme le Légionnaire qui a le « maquillage du visage : bleu, blanc, rouge » [4] peuvent-ils exister, sinon sur une scène de théâtre ? Comme le masque, le maquillage excessif participe de cet « air de folie ».
Dans Les Nègres comme dans Les Paravents, Genet impose au comédien le port du masque pour dissimuler le visage de l’acteur sous des fards et des reliefs artificiels, comme les nez postiches. La folie fonctionne donc par exhibition de l’artifice, le simulacre allant jusqu’à faire monter les personnages du Balcon sur des patins à roulettes et ceux des Paravents sur les semelles compensées, signant de la sorte la portée ludique qui trouve des passerelles entre le théâtre et le cirque.
Dans sa dramaturgie, Genet affiche le trucage. En effet, les personnages n’hésitent pas à imiter devant le public des bruits et des sons. Nous lisons dans une note didascalique du sixième tableau des Nègres lorsque la cour s’aventure en Afrique : « Très doucement d’abord, puis de plus en plus fort, les Nègres, presque invisibles sous le balcon, font entendre les bruits de la forêt vierge : le crapaud, le hibou, un sifflement, rugissements très doux , bruits de bois cassé et de vent [...] les Nègres rient de leur rire orchestré, très doux. Ils recommencent les bruits de branches cassées, de cris, de miaulements...  » [5].
C’est ainsi que le bruitage comme élément constitutif du théâtre se trouve marqué par la folie. Le troisième tableau des Paravents en donne un exemple éloquent : « On entend, imités dans la coulisse par Leïla, les bruits de l’imaginaire basse-cour. La Mère éclate d’un rire qui la plie en deux, et qui se mêle aux chants des coqs et des pigeons [...] Les cris des animaux seront bien imités, mais soulignés par des rires aussi importants qu’eux. Les rires ont pour but de se moquer des cris, de Leïla et de la misère dérisoire de cette parade » [6].
Nous n’assistons plus à l’imitation des bruits et des sons qui, dans une pièce réaliste, tendraient à produire un effet de réel. Avec cette propension à la folie de la quasi-totalité des personnages, tout profite à l’arlequinade et à la clownerie.
Genet rejoint donc la théorie d’Artaud : d’après l’auteur du Théâtre et son double, le langage théâtral n’est rien d’autre que la somme des signes utilisés par le metteur en scène ; l’intérêt doit être porté aux ressources physiques de l’acteur, ce qui stipule une éventuelle renonciation au théâtre aristotélicien : « Le théâtre est un mal parce qu’il est l’équilibre suprême qui ne s’acquiert pas sans destruction. Il invite l’esprit à un délire qui exalte les énergies. Et l’on peut voir pour finir que du point de vue humain, l’action du théâtre comme celle de la peste est la bienfaisante, car poussant les hommes à se voir tels qu’ils sont, elle fait tomber le masque, elle découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartuferie  » [7].

Dans son expérience théâtrale, Genet substitue à la linéarité translucide à laquelle les vieilles pratiques dramaturgiques nous ont habitués, une démarche fondée sur le discontinu , le bouleversement et la distorsion de la fable. La folie dame le pion à la raison.

Notes

[1-MEYERHOLD, V., Ecrits sur le théâtre I, Lausanne, l’Age d’homme, 1973, p.p. 121-122.

[2- GENET, J., Le Balcon, éd. Gallimard, Coll. Folio, Paris, 1998, (éd. princeps 1956). p. 52. La pièce a été représentée pour la première fois à Londres en 1957, dans la mise en scène de Peter Zadek.

[3- GENET, J., Les Paravents, éd. Gallimard, coll. Folio, Paris, 2001, (éd. princeps 1961.), p. 27.
Cette pièce mise en scène par Roger Blin a été représentée le 21 avril 1966 à l’Odéon - Théâtre de France par la troupe de Jean-Louis Barrault - Madeleine Renaud, dans les décors et costumes d’André Acquart.

[4- Ibid., p. 37.

[5- GENET, J., Les Nègres, éd. Gallimard, coll. Folio, Paris, 2001, p.26. (Éd. princeps L’Arbalète, 1958).p. p. 93-94.

[6- Les Paravents, op. cit., p.p.45-46.

[7ARTAUD, A., Le Théâtre et son double, éd. Gallimard, coll. folio, 1964, Paris.
(éd. Princeps 1938), p.85

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