La Revue des Ressources

Le Centre du Post-pré 

jeudi 9 février 2006, par Li Jinjia

Je tourne, je tourne, je tourne... Emporté par une folle valse, mon corps tourne sur l’axe de sa propre bissectrice ; le mouvement vertigineux s’accélère et ne me laisse aucun répit. L’air siffle, s’échauffe, prend feu. Transformé en un tourbillon incandescent, il me suit dans ma rotation ; il vient s’enrouler sur mon corps, tout en aspirant dans de gigantesques spirales un univers de murs et de fenêtres, de chiffres et d’indications, de bruit et de poussière. Cet univers m’enveloppe comme une camisole de force, me serre la gorge et me presse la poitrine, de plus en plus étroitement. Je continue à tourner, pourtant, je me sens déjà paralysé sous cette pression insoutenable. Ma colonne vertébrale se désagrège comme un morceau de papier qui se consume dans le feu. Graduellement, mon corps se réduit en un amas informe, puis en un point minuscule. Je suffoque, je rends des râles... Je suis mort.

Suffoquant, je me réveillai en sursaut. Couché de tout mon long, pétrifié, je n’avais la moindre idée du lieu où je me trouvais. La tête me tournait, toute chose me tournait. Un vrombissement emplissait l’espace, sourd, pesant, comme émanant d’une roue suspendue qui, après avoir reçu une impulsion unique, poursuivrait son mouvement par sa seule inertie. Une énorme roue, lumineuse, foudroyante, tournait juste au-dessus de ma tête... Mais non, ce n’était pas une roue, c’était le mince tube d’un néon en forme d’anneau : soudé au plafond, il répandait une lumière lancinante sur mon visage. Peu à peu se condensaient autour de lui des formes floues, qui prenaient contours et couleurs. Qu’il était étrange, ce plafond ! D’une blancheur éblouissante, il formait une voûte ronde et semblait descendre du néon jusqu’au plan où j’étais couché. « Encore une illusion ! » me dis-je, en essayant de me lever pour mieux l’examiner. En vain. Mes membres étaient engourdis et inanimés, et mon dos, immobile, semblait rivé à une sorte de lit. Quelque effort que je fisse, je ne parvenais pas à bouger d’un seul pouce. Impuissants, mes doigts se crispaient dans le vide. Soudain, une main les saisit.
- Comment vous sentez-vous ?
C’était une voix féminine, légèrement enrouée, qui me semblait venir de très loin. Puis, un visage apparut penché sur le mien et cacha l’anneau de néon. De ses traits estompés dans le contre-jour, je ne pouvais percevoir qu’une forme ovale. De derrière son cou, ses cheveux bruns tombaient jusqu’à une dizaine de centimètres de ma bouche. A la hauteur du front, un cheveu se séparait des autres et brillait comme un fil d’argent. Juste au moment où je voulus cligner des yeux pour m’adapter au changement d’éclairage, ma paupière gauche fut soulevée et subitement, une tache lumineuse clignota et aveugla mon œil nu. Puis, ce fut le tour de l’œil droit.
Lorsque je recouvrai la vue, le visage avait déjà disparu. S’écartant du centre du plafond, le néon glissait imperceptiblement de mon visage vers le sommet de mon crâne : le lit, qui s’était mis à se plier, soulevait légèrement ma tête. De nouveau, la femme entra dans mon champ visuel : d’abord son visage portant un masque, puis, lentement, son torse jusqu’au niveau des hanches. Elle était en train de remettre un petit ophtalmoscope dans la poche de sa blouse blanche.
- Où suis-je ? fis-je, ma gorge sèche ne laissant guère passer ma voix. Maintenant, je n’avais qu’à tourner les yeux pour apercevoir la posture de mon corps : couvert d’un drap blanc de la poitrine jusqu’aux chevilles, il était raide et comme aplati. Mes pieds sortaient du drap et tournaient vers l’extérieur. Accrochée à un orteil de mon pied droit, une étiquette en plastique portait quelques chiffres noirs que je ne pouvais pas lire distinctement. A deux pas de mon lit se trouvait un chariot supportant une machine elle aussi toute blanche. Connectée par des câbles à un clavier et à un petit écran, celle-ci avait l’apparence d’un ordinateur. L’écran était allumé, de la neige y scintillait frénétiquement.
- Suis-je dans un hôpital ?
- Hôpital ? riposta la femme. Visiblement amusée par ma question, elle me jeta un coup d’œil intrigué et répondit :
- Enfin, pourquoi pas ? Bien que vous ne souffriez plus de rien...
- Et vous, vous êtes médecin ? Je braquai les yeux sur elle. Elle avait un front large et lisse, sans aucune ride. Mais ce n’était plus un visage jeune, il avait perdu cette teinte nacrée particulière aux femmes de vingt ans. Ses tempes étaient anguleuses, un peu rigides même, et ajoutaient à son visage un air décidé et autoritaire. Accusés par son masque, ses yeux semblaient très grands. Son regard était doux et encourageant. Cependant, avec ses coins d’yeux relevés, elle donnait l’impression de sourire continuellement, ou de se moquer sans répit, et ne me laissait pas saisir sa véritable expression. Ses cheveux, coupés à la hauteur des épaules, n’étaient pas aussi longs que j’avais imaginé.
Sourde à ma question, elle saisit un grand cahier noir, le feuilleta et y inscrivit quelques notes. « Pourquoi m’a-t-on hospitalisé ? Depuis combien de temps suis-je dans ce lit ? » Je promenai mon regard le long du plafond, en essayant d’y trouver un coin, une fissure, ou une toile d’araignée qui pourrait m’évoquer une ombre de souvenir. Non, mon impression de tout à l’heure n’était pas une illusion, le plafond de cette chambre était bel et bien de forme ronde. Blanc, uniforme, il me couvrait comme une coque et ne comportait aucune arête ni angle. Glissant sur la perfection de cette surface courbe, mon regard montait, retombait, sans parvenir à s’accrocher à aucun point fixe. Même si je pouvais bouger ma tête à mon gré des deux côtés, ma vue était irrémédiablement limitée par le plan de mon lit. Je ne voyais point si les courbes du plafond étaient interrompues sous mon lit par un plancher, ou bien si, en poursuivant leur chemin, elles se rejoignaient à un autre pôle et formaient une sphère parfaite enveloppant mon lit, le tenant en suspens en son centre par un étrange mécanisme. Vroum, vroum... Le bruit que j’avais entendu à mon réveil n’avait pas cessé. Vibrant comme un fond sonore, il attendait les pauses de la conversation pour s’imposer, brusque et troublant, dans le vide.
- Me suis-je réveillé... du coma ?
- Nullement, répondit la docteure. Tout en gardant l’index dans le cahier, elle croisa les bras et me regarda d’un air pensif, avec compassion.
- Il ne s’agit ni du coma ni du réveil. Vous êtes mort, tout simplement.
- Mort ?
Sidéré, je fixai son visage sans rien comprendre. Ses gestes, sa pose et son regard m’avaient rappelé distinctement une personne que j’avais connue. Cependant, sa réponse, si abrupte, avait balayé d’un seul coup toutes les images qui venaient de resurgir dans ma mémoire. « Je suis certainement dans un asile de fous », me dis-je, agitant des doigts pour saisir quelque point d’appui. Ma main droite glissa du bord du lit, tomba dans le vide et s’arrêta là.
- Enfantillage ! proféra la docteure d’un ton boudeur. Elle s’approcha de moi, releva ma main pour la replacer soigneusement contre mon corps. Il y a un bon moment que votre respiration s’est arrêtée, vous ne l’avez pas remarqué ? Je viens de vous examiner les pupilles, elles sont en mydriase. Tenez, voyez vous-même !
En disant ces mots, elle se pencha et tendit un petit miroir de deux pouces carrés près de mon visage, juste à quelque centimètres plus haut. J’écarquillai les yeux et regardai. D’abord, je ne distinguais rien dans le miroir, sauf la pâleur de mes yeux : la cornée de chacun d’eux était marquée d’une petite tache lumineuse, immobile - le reflet du néon du plafond. Puis, je pus entrevoir en leurs centres l’iris sombre, presque entièrement recouvert par un petit carré encore plus sombre. « Est-ce l’ombre du petit miroir ? » pensai-je, en y plongeant mon regard dans l’espoir de découvrir mes pupilles. Mais, en un tournemain, la docteure retira son miroir.
- Mort ? bégayai-je, cherchant anxieusement le regard de mon interlocutrice. Alors, nous sommes... dans l’au-delà ?
- Voyons, n’exagérez pas ! Elle laissa de côté son miroir pour m’essuyer le front d’un mouchoir mouillé. Une odeur d’œillet très légère s’infiltra dans mes narines et me calma.
- Vous êtes au Centre du Post-pré, continua la docteure. Selon la règle, toute personne, après sa vie antérieure et avant sa vie ultérieure, doit se présenter au Centre pour faire une cure de repos. Je suis responsable de votre cure et j’attends une active coopération de votre part. Pourquoi transpirez-vous toujours ? Voulez-vous que je mette en marche le ventilateur ?
Je secouai la tête, puis rivai mes yeux sur elle, de peur de la perdre de vue et d’interrompre ainsi notre conversation. Vroum, vroum... Le bruit retentissait dans l’air, comme si un défilé de voitures passait juste au-dessus de ma tête. Des bourdonnements d’oreille ? Ou bien, cette chambre était-elle effectivement une construction souterraine, proche d’une autoroute ?
- Dites-moi, comment suis-je mort ?
- Comme tout le monde, d’un manque d’espace. La voix de la docteure était rassurante, mais le ton calme, impersonnel montrait qu’elle n’avait pas l’intention de s’étendre sur ce sujet. Elle regarda sa montre et me dit :
- Vous êtes sûrement fatigué, reposez-vous et mettez-vous à l’aise. Je vais finir le traitement de votre vidéocassette, et après, je vous présenterai le Centre plus en détail.
- Vidéocassette ?
- Oui, celle de votre vie précédente.
Elle se tourna, se dirigea vers le chariot et tapa sur le clavier de la machine. Après un léger fz-fz, une vidéocassette fut éjectée du logement au-dessous de l’écran.
- Toutes les images qui sont passées devant vos yeux pendant votre vie précédente ont été enregistrées sur cette vidéocassette, depuis le jour de votre naissance jusqu’à votre agonie.
Elle me tendit la vidéocassette en prenant soin de me la montrer de tous les côtés. C’était une vidéocassette quelconque, de format VHS, avec une vignette blanche collée sur la tranche. Le boîtier noir ne portait aucune marque de fabrication. Une petite rayure lézardait le plexiglas : la vidéocassette n’était pas toute neuve. La bande magnétique brune était complètement enroulée sur un pivot de la bobine, laissant l’autre nu, pâle, comme un morceau d’os décharné. La docteure prit son stylo et remplit minutieusement la vignette. Puis elle leva la tête et lorgna furtivement sur l’étiquette accrochée à mon orteil.
- Ma vie précédente..., marmonnai-je, déplaçant les yeux de la vidéocassette à la docteure, et de la docteure à la vidéocassette. Rien qu’une vidéocassette ?
- A chaque vie sa vidéocassette, c’est la règle du Centre, déclara la docteure d’un ton net et sans détour.
D’un geste presque automatique, elle remit la vidéocassette dans la machine et appuya sur un bouton. Fz-fz, puis un claquement sec.
- Chaque vidéocassette, après avoir été dûment enregistrée, doit d’abord passer par mon service pour un premier traitement. Ensuite, elle sera transférée à la salle des archives, indexée et classée par l’archiviste, avant d’être mise en réserve au...
- Mais pourquoi ? Pourquoi faut-il enregistrer et mettre en réserve ? Angoissée, ma voix me surprit moi-même. Ma vie précédente était-elle remplie de ténèbres et de hontes inavouables ? Avais-je un passé lourd de secrets qui ne devaient être à aucun prix révélés ? Mais qu’étaient-ils ?
- Les images de votre vie précédente, si elles n’étaient pas effacées à temps de votre mémoire, ne quitteraient jamais votre cerveau et en occuperaient toutes les cellules. Surchargeant votre vie postérieure, elles risqueraient de provoquer des embolies cérébrales et d’entraver le développement normal de votre intelligence. Un effet plutôt néfaste, n’est-ce pas ? La docteure poursuivit, en tapotant légèrement le boîtier de la machine posée sur le chariot. Voyez, cette magnifique Karma PIII a deux fonctions principales : premièrement, elle enregistre intégralement les images que vous avez vues dans votre vie antérieure, comme je vous l’ai expliqué tout à l’heure ; deuxièmement, une image, dès qu’elle est enregistrée sur la vidéocassette, s’efface automatiquement de votre cerveau. Au cours de votre cure de repos, vous suivez ce double traitement qui vous débarrassera de toutes les séquelles de votre vie précédente, et qui vous préparera corps et âme à une nouvelle existence. Quant à la vidéocassette, elle sera selon les règlements conservée dans la salle des archives du Centre, soigneusement rangée dans la case qui lui est réservée, jusqu’au jour où elle tombera dans le domaine public, après trois cent soixante cycles. Quiconque voudra la consulter pourra alors le faire, à condition qu’il se procure une carte de lecteur, comme dans n’importe quelle autre vidéothèque.
- Trois cent soixante cycles ? Comment, après tant de cycles, pourrai-je être sûr, moi, de retrouver ma vidéocassette ?
- La vôtre ? Etonnée, la docteure se pencha sur moi et me fixa longuement dans les yeux. Puis, comme pour apprendre à un enfant à parler, elle articula d’une voix posée et grave :
- Après trois cent soixante cycles, où vous trouverez-vous ? Sur une courbe, ou sur un point ? Ah, « moi » ! « ma » ! Enfin, que signifient ces termes stupides ? Un léger changement d’environnement, les voilà tous bousculés, perdant leur pertinence. Pourquoi tenez-vous tant à ces vieilles catégories, à leur assurance périmée ? A un nouvel environnement, nouvelle mentalité. C’est à ce prix que les choses peuvent se poursuivre, n’ai-je pas raison ? A peine avais-je commencé à parler du mode de consultation des vidéocassettes, et déjà vous ne pensiez qu’à la vôtre ! Ces images, auxquelles vous accordez encore tant d’importance, vous avez passé une vie entière à les regarder, n’est-ce pas assez ? Vous êtes mort, ne l’oubliez pas. A l’heure actuelle, dans ce lit, vous êtes déjà un autre. Vous ne me croyez pas ? Dites-moi alors votre nom, vous vous en souvenez ?
« Mon nom ? Quel est mon nom ? » Je clignai désespérément des paupières et lançai mon regard dans toutes les directions. Ma mémoire, comme le cylindre d’une machine à laver, se mit à tourner bruyamment en emportant des milliers de noms écumants. Dans un tourbillon de couleurs fugaces, ces noms passaient devant mes yeux comme autant de linges mouillés, puis ils s’arrêtaient à mi-chemin pour revenir brusquement en arrière. Vertigineuse, l’opération se répétait maintes et maintes fois. Mais... mon nom ?
- Je ne m’en souviens plus. Je fus en larmes.

Lorsque je rouvris les yeux, je trouvai la docteure assise sur le bord de mon lit, me fixant d’un regard attentif, presque intime, comme satisfaite d’avoir pu échanger des paroles à cœur ouvert, sans autres formalités. Il était temps de me confier tout entier à elle, je le savais. Toute idée qui me traverserait l’esprit, toute image qui me trotterait dans la tête, je les lui avouerais volontiers, sur-le-champ, sans qu’elle ait besoin de m’interroger. Elle était ici, elle consacrait tout son temps à me soigner, à m’aider et à me ramener sur le bon chemin par ses paroles instructives. Elle me regardait. Ne lui devais-je pas toute ma confiance ? Mais, vidé de substance comme je l’étais, me restait-il encore une idée, une image, susceptible d’être exprimée comme une sorte de confidence ?
- Je ne me souviens de rien, repris-je à mi-voix. De rien, ni de mon nom, ni de ma personne. Cependant, ma mémoire ne me semble pas entièrement blanche. Quelques impressions rôdent encore çà et là, quelques formes obscures flottent, quelques ombres... Il me semble vous avoir rencontrée quelque part. Ou bien, c’est que vous me rappelez une personne... quelqu’un que j’ai bien connu.
- Qui, croyez-vous ? demanda la docteure, en relevant légèrement son visage masqué. Sa voix était basse, impassible. Elle était pourtant assez forte pour dominer le bruit qui vrombissait au-dessus de ma tête. Pour le refouler, pour le neutraliser.
- Ses cheveux étaient bruns, comme les vôtres. Son front, ses yeux... Trait pour trait, elle vous ressemble. Et sa voix, par-dessus tout, sa voix et la vôtre... Je l’ai entendue d’innombrables fois, je l’entends dans d’innombrables directions. Mais je ne sais qui elle est. Je me crois en train de penser à elle, pourtant, c’est vous qui remplissez tout mon horizon.
- Réaction normale ! et constamment observable chez les nouveaux-morts, dit la docteure, d’un ton enjoué, comme si elle entendait enfin ce qu’elle avait attendu depuis un bon moment. Elle reprit son cahier noir et son stylo. Que s’apprêtait-elle à noter ? Mes phrases, mes exclamations ?
- Selon la terminologie du Centre, il s’agit d’un phénomène d’absorption, m’expliqua la docteure, tout en continuant d’écrire dans son cahier. Si les images de votre vie précédente ont été effacées de votre cerveau, les cellules qu’elles avaient occupées, ainsi que les chemins qu’y avaient tracés leurs associations, sont néanmoins restés intacts et constituent pour ainsi dire un réceptacle vide qui attend son contenu. Lorsque de nouvelles images, celle de ce cahier, ou celle de ma personne, par exemple, entrent dans votre champ visuel, elles sont immédiatement captées par ce réceptacle puis recomposées selon sa propre structure. Ce processus d’absorption s’opère sur tout, assimile tout et favorise une maladive sensibilité dans votre perception. Conséquence : vous êtes hanté par la fausse impression d’avoir reconnu ce qui vous est parfaitement étranger. Mais ne vous en inquiétez pas, tous ces symptômes disparaîtront, une fois l’opération de défragmentation et de formatage accomplie...
- Défragmentation ? Formatage ?
- Précisément ! dit la docteure, pointant allègrement son stylo dans ma direction. Sinon, comment pourriez-vous avoir suffisamment d’espace à votre disposition ? Une défragmentation des neurones, puis un formatage du cortex cérébral, l’opération prendra à peine cinq minutes. Puis tout rentrera dans l’ordre. Et vous, vous ne prétendrez plus jamais me reconnaître.
- Mais après ? m’écriai-je. Quelle autre opération aurai-je encore à subir ? Resterai-je longtemps au Centre avant ma prochaine vie ? Dites-moi, dites-moi tout... Est-ce vous qui vous occuperez toujours de moi ?
La docteure allait me répondre, quand des pas se mirent à retentir derrière elle. Près de l’écran de Karma PIII surgit un visage d’homme portant un masque et des lunettes à monture noire. La porte par laquelle il était entré devait se trouver juste en face de mon lit. Cachée par le chariot et Karma PIII, elle m’était invisible.
La docteure se leva précipitamment et tendit le cahier noir au nouveau venu. Celui-ci le parcourut sans mot dire et me jeta un coup d’œil en biais.
- Bien, continuez à l’observer, dit-il enfin, en hochant la tête. Puis, il sembla se rappeler quelque chose - un nom, sans doute - qu’il chuchota à l’oreille de la docteure. Surprise, la docteure fronça les sourcils :
- Encore lui ! C’est déjà la troisième fois qu’il est en retard pour se présenter au Centre. Pourquoi a-t-il refusé la navette gratuite et préféré venir à pied ? Quel caprice ! Est-ce qu’il tient l’horaire du Centre pour un jeu d’enfant ? Nous ne sommes tout de même pas une maternelle ! Cette fois, il faut que le directeur lui-même s’occupe de sa cure. Je refuse, quant à moi, de m’en occuper de nouveau...
L’homme se racla la gorge et répondit sèchement :
- Mais, selon la règle, vous savez...
La docteure haussa les épaules et réfléchit un moment. Puis elle se retourna vers moi :
- Excusez-moi, je suis obligée de vous laisser seul pour un moment. Un cas exceptionnel à traiter, comme vous le voyez. Soyez patient, je vous prie. A mon retour, je procéderai sans retard à votre défragmentation.
Elle suivit l’homme et sortit de ma vue. Leurs pas s’éloignaient peu à peu, mais ils s’arrêtèrent net pour se rapprocher de moi. Excité, je dirigeai mon regard vers eux. En vain. Mon lit redevenait horizontal et le minuscule angle qu’avait formé ma tête avec ma nuque était en train de disparaître. Lentement, le néon du plafond revint tout droit devant mes yeux. Quelqu’un poussa le chariot. Karma PIII et une blouse blanche, comme des ombres glissantes, effleurèrent l’extrême limite de mon champ visuel. Puis, ce fut un cliquetis de clavier à quelque mètres de la voûte de mon crâne.

Vroum, vroum...
Somnolent, j’entendais l’air vibrer dans la chambre ronde. Ce bruit était confus, fiévreux, mais à force de l’entendre, je finis par distinguer, sinon un rythme, du moins une certaine régularité dans ses changements d’intensité. On aurait dit le fracas produit par une voiture se précipitant dans un tunnel profond. Oui, un mélange de vitesse, de vent et de vide, qui, par son impétuosité, semblait d’abord devoir s’intensifier éternellement, mais qui en fait atteignait son maximum en quelques secondes puis se dissipait dans le noir, laissant la place à un autre gonflement sonore, à un nouveau mélange de vitesse, de vent et de vide. Comme les vagues d’une mer agitée, le bruit s’élevait et retombait sans répit, et à chaque reflux, il emportait un peu de la lumière de la chambre. Le néon était en train de s’éteindre. Le plafond, en s’assombrissant, se repliait comme une main se refermant, allant m’enserrer dans son poing. Au moment où il entra presque en contact avec ma peau, subitement, il s’écroula. Il parut se dissoudre dans les ténèbres. Seul, en suspens dans le vide, je perdis tout sens de distance. Par sa pression, le plafond avait-il pénétré dans mon corps ? Demeurait-il là où il avait été depuis toujours ? Ou bien, repoussé, se trouvait-il maintenant à quelques mètres de moi, à quelques kilomètres, à quelques années-lumière ? Vroum, vroum...
Clic ! Un rayon de la roue avait heurté un objet métallique.
Une bobine se mit à tourner en accéléré. L’espace qui m’enveloppait était subitement éclairé d’une lumière frémissante, qui semblait filtrer à travers un ventilateur en marche. Le plafond et le néon ne cessaient d’apparaître, de disparaître, par saccades et avec frénésie. Etourdi, je pensai d’abord à une panne du circuit électrique. Mais, un moment d’observation intense me permit d’associer la lumière au bruit, je compris que tous deux provenaient de la Karma PIII : en se rembobinant, la vidéocassette se mettait à projeter des images. Les rayons émanaient de l’écran et traversaient la chambre, en formant des taches lumineuses sur le plafond. Instinctivement, je relevai la tête vers l’écran de Karma PIII, qui devait maintenant se trouver derrière le lit. Mais, contraint par ma posture, je ne parvenais pas à élargir mon champ visuel de plus d’un centimètre. Rien n’était à portée de mon regard, sinon un plafond bigarré, chaotique.
Karma PIII, une vidéocassette, ma vie précédente...
Qu’avais-je vu pendant ma vie précédente ? Qu’ai-je vu ?
Tout, tout le monde ? Rien, une ombre ?
Des chemins, oui. J’ai vu beaucoup de chemins...
Tous les chemins que j’ai vus ont-il été enregistrés sur la vidéocassette ?
Toutes les avenues, toutes les ruelles, toutes les montées, toutes les descentes, tous les rails ensoleillés, toutes les autoroutes et toutes leurs brumes de chaleur... tout a-t-il été enregistré ? Et tous ces feux rouges à tous ces carrefours que je n’ai vus qu’une seule fois dans ma vie ? Et tous ces inconnus sur tous ces quais, à toutes ces correspondances, que j’ai vus d’innombrables fois ?
Et ce soleil qui se levait sur une bifurcation ? Et la lune se couchant au bout d’un virage ?
Et la rosée ? Les éclairs ? La pluie ? Les bulles ?
Et les fleuves ? Les fleuves qui ont croisé mes trajets ?
Et les roues ?
Indifférentes, des milliards de roues ont roulé sur mes chemins, éclaboussant de boue fleuves, bulles, pluie, éclairs, rosée, lune et soleil, éclaboussant tous les quais, tous les inconnus, les carrefours, les feux rouges, les autoroutes, les rails, les descentes, les montées, les ruelles, les avenues...
Image après image, Karma PIII projetait sur son écran ma vie précédente. Et moi, couché au milieu des raies de lumière, j’essayais désespérément de réajuster quelques débris de souvenirs, en attendant mon opération, ma prochaine vie.
Un phénomène d’absorption ! Toutes les images, idées, émotions qui m’assaillaient en ce moment n’étaient-ils qu’un phénomène d’absorption ? Vroum, Vroum...
Tremblotant, ma main toucha un petit carré glacé. Le miroir ! La docteure avait oublié son petit miroir au bord de mon lit, juste à côté de ma main droite. Tout d’un coup, je crus que mon cœur allait battre à nouveau.
Je saisis le miroir entre deux doigts et, avec une extrême précaution, le dressai contre ma cuisse. Puis, je penchai la tête à droite et allongeai le cou autant qu’il m’était possible. Ces gestes épuisèrent toutes mes forces et faillirent me plonger dans le coma. Je résistai pourtant et réussis à fixer mon regard sur le miroir. Tantôt éclatant, tantôt nébuleux, le miroir reflétait la lumière et les ombres comme le plafond. Mais ses reflets étaient un peu moins diffus, un peu moins irréels. Peu à peu, je parvins à y distinguer mon bras tout raide et mon front comme déformé, tous deux imprégnés d’une lueur pâle et phosphorescente. Je réglai légèrement l’angle du miroir, je cherchai l’écran. Je le trouvai.
Karma PIII semblait être en train d’effectuer une lecture accélérée. En quelques secondes, quantité d’images se succédèrent, ne me laissant saisir aucune d’entre elles. Des courbes lumineuses explosaient dans le carré du miroir et m’éblouissaient comme un kaléidoscope brisé. Une simple lecture accélérée ? Ou bien, Karma PIII avait-il entrepris de « traiter » ses données ? Je me le demandais, quand l’image s’immobilisa soudain dans le miroir : tout devint blanc. Perplexe, j’écarquillai les yeux. Une plaine de neige, immense, occupait l’écran jusqu’à le déborder. Une ligne, celle de pas successives, la traversait verticalement et s’étirait au lointain. Au bout des pas, tout au fond, bougeait un point noir presque invisible. Quand cette image s’était-elle offerte à mon regard ? L’avais-je jamais réellement vue ? Emergeait-elle d’un souvenir, d’un rêve ? Se dirigeant du fond vers le milieu de la plaine, le point noir s’agrandissait peu à peu, avant de se transformer en un dos de femme. Oui, une femme qui reculait. Pas après pas, elle rebroussait à reculons le chemin qu’elle avait tracé dans la neige. Très lentement. Cette lenteur était-elle la vitesse propre de son mouvement ? Etait-elle due à un changement de mode de lecture ? Pas après pas, elle reculait. A chaque pas, elle faisait disparaître sous son pied une de ses empreintes. Avec une précision merveilleuse, qui pourtant semblait aller de soi. Maintenant, toute la suite des pas fut effacée de la plaine. La femme était déjà au premier plan : son foulard gris agité par le vent ; deux boutons étincelant à la hauteur des hanches. Son manteau, effectivement noir ? Son foulard, gris ? Ou bien, serait-ce que l’épisode avait été enregistré en noir et blanc ? Elle continue à reculer, impassiblement, vers mes yeux d’autrefois, vers mes yeux actuels. Maintenant, la plaine enneigée a disparu, le torse de la femme occupe l’écran en gros plan. Il vacille légèrement, parce qu’elle marche, ou c’est ma main qui tremble. Soudain, sur le noir du manteau, un visage surgit. Un visage pâle et flou, comme dans l’eau. Un visage d’enfant. Est-ce que, derrière une vitre, il est en train de regarder la femme ? Qui est-il ? Moi ? Qui ?
Elle s’arrête. Immobile, elle semble sentir le regard derrière son dos. Une buée blanche se forme et se dissipe sur l’écran.
Puis, elle tourne la tête.
Je la vois !
Je vis une lumière intense jaillir du plafond. Elle m’éclaira le front de plein fouet. La dernière image vola en éclats. Je tournai...
Tout s’engloutissait dans le vide. Je rencontrai les yeux de la docteure. Elle me regardait, en silence, sans la moindre expression. D’où était-elle revenue ? Et depuis quand était-elle là ?
- Pardon, mâchonnai-je, les yeux mi-clos, j’ai vu ce qu’il m’est interdit...
- Rien de grave, répondit la docteure d’une voix neutre, en retirant le miroir de ma main. Au moment où je vous ai quitté, Karma PIII avait déjà converti tous les passages importants en documents protégés. Personne ne peut les déchiffrer sans en avoir le mot de passe. Quant aux images que vous avez vues tout à l’heure, ce ne sont que des bagatelles. Avant de les effacer définitivement de la vidéocassette, Karma PIII en fait une dernière relecture par précaution. Pure formalité....
- Effacer ? Ces images sont vraiment... des bagatelles ?
La docteure ne répondit pas. Elle contourna mon lit d’un pas preste et demeura quelques instants hors de ma vue. Puis, elle se rapprocha, un casque en plastique à la main. Blanc, ce casque, et brillant, un peu comme ceux des coiffeurs pour faire les permanentes. Deux câbles noirs y étaient branchés et se dévidaient vers je ne sait où. D’une main, la docteure souleva légèrement mon cou, et de l’autre main, elle me coiffa du casque, l’ajusta soigneusement pour qu’il serrât étroitement mon crâne. Puis, elle recula d’un pas, m’examina d’un œil d’expert, comme un artiste pointilleux qui contemplerait la première ébauche de son œuvre.
- Lors du formatage, vous aurez des démangeaisons aux tempes. Cela ne durera que quelques minutes. Ne vous en inquiétez pas et décontractez-vous !
- Ai-je posé trop de questions ? demandai-je. A cause du casque, ma voix me parut résonner à l’intérieur de mon cerveau. Si je vous ai importunée, sachez que....
- Aucunement, m’interrompit la docteure d’un ton conciliant. Avec dextérité, elle arrangeait les câbles autour du casque, de manière à ne point presser sur mes paupières. Vous savez, répondre à vos questions fait partie de mon travail. Mais, curieusement, vous me posez toujours les mêmes questions, chaque fois que vous êtes au Centre.
Elle se leva et s’éloigna. J’entendis le cliquetis du clavier. Puis, le vroum-vroum...
Une vive piqûre à mes tempes. Je gémis. La docteure se précipita près de mon lit et me regarda d’un air interrogateur. Encore une fois, nos yeux se croisèrent.
- Je me rappelle ! éclatai-je, en secouant la tête pour me débarrasser du casque. Je me rappelle ! Vous êtes ma...

L’anneau du néon s’élargit à l’infini. J’entendis un cri d’enfant.
- Chut ! dit la docteure, doucement, en faisant la moue. Le masque était ôté : son visage se révélait enfin à mon regard. Elle enfouit les mains sous mes aisselles, me souleva dans ses bras. Tout en me cajolant, elle m’enleva mon petit bonnet de nourrisson. Puis, avec tendresse, elle caressait le duvet de mon front, comme pour me consoler d’un cauchemar.
- Roule plus vite, s’il te plaît, dit-elle, en se penchant vers l’avant. Il faut que je le dépose à la crèche avant neuf heures.
« Le formatage est fait », me dis-je, avant de me rendormir contre le sein de l’inconnue.
Vroum, vroum...

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