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Louis Wolfson, "l’étudiant de langues schizophrénique" 

lundi 12 mars 2007, par Elisabeth Poulet

L’auteur de ce livre est américain, mais l’ouvrage est écrit en langue française pour des raisons qui paraîtront vite évidentes. Le livre de Louis Wolfson est atypique. Ce n’est pas une oeuvre scientifique, ce n’est pas non plus à proprement parler une oeuvre littéraire car l’écart, vécu comme pathogène, subsiste toujours entre le mot à convertir et les mots de conversion. Cette aventure est avant tout celle des mots.


Louis Wolfson, auteur du livre Le schizo et les langues, se présente comme « l’étudiant de langues schizophrénique » ou encore selon son écriture réformée « le jeune öme sqizofrène. » Ce que Gilles Deleuze appelle un « impersonnel schizophrénique » [1] revêt plusieurs sens : il ne s’agit de rien de moins que d’un combat où le héros ne peut s’appréhender que sous une espèce anonyme, mais il s’agit aussi d’une démarche scientifique où « l’étudiant n’a plus d’autre identité que celle d’une combinaison phonétique ou moléculaire. » [2]
Il s’agit pour l’auteur de dire exactement ce qu’il fait. Il est américain mais le livre est écrit en français, et voici comment il s’en explique :

« Poursuivant avec une vraie manie ces études, il tâchait systématiquement de ne pas écouter sa langue maternelle, qu’employait exclusivement son entourage et qui est parlée par plus de gens que n’importe quelle autre. [...]. Pourtant, comme ce n’était guère possible que de ne point écouter sa langue natale, il essayait de développer des moyens d’en convertir les mots presque instantanément (spécialement certains qu’il trouvait très ennuyants) en des mots étrangers chaque fois après que ceux-là pénètreraient à sa conscience en dépit de ses efforts de ne pas les percevoir. Cela pour qu’il pût s’imaginer en quelque sorte qu’on ne lui parlât pas cette maudite langue, sa langue maternelle, l’anglais. » [3]

Ce que fait l’étudiant, c’est traduire en observant certaines règles. Son procédé est le suivant : un mot de la langue maternelle doit être remplacé par un mot étranger de sens similaire, mais ayant des sons ou des phonèmes communs, de préférence en français, allemand, russe ou hébreu, les quatre langues principales étudiées par Wolfson. Par exemple, l’arbre anglais, « tree », est converti grâce au « r » qui se retrouve dans le vocable français, deviendra « tere », puis phonétiquement « dere » et aboutit au russe « derevo ». Une phrase maternelle quelconque sera donc analysée dans ses éléments et mouvements phonétiques pour être convertie en une phrase d’une ou plusieurs langues étrangères à la fois, qui lui ressemble par le son et le sens. L’opération doit s’effectuer le plus rapidement possible mais exige paradoxalement beaucoup de temps, compte tenu des résistances propres à chaque mot, des inexactitudes de sens qui surgissent à chaque étape de la conversion, et surtout de la nécessité dans chaque cas de dégager des règles phonétiques immédiatement applicables à d’autres transformations (les aventures extraordinaires de « believe » n’occupent pas moins de quarante pages !).

Louis Wolfson érige des règles qu’il se fait un devoir de respecter :

Il doit s’efforcer de préserver les caractéristiques des signifiants phoniques des mots anglais qu’il doit transformer.

La séquence obtenue doit se retrouver intacte une fois transposée du mot d’origine au mot-cible. Il ne faut pas qu’il y ait de reste : s’il restait un signifiant non apparié, c’est sur lui que s’investirait immanquablement toute la souffrance qu’il s’agit de combattre.

S’il doit conserver dans son intégralité la structure du signifiant, son système exige aussi que le signifié passe sans reste d’un côté à l’autre de la frontière. Or, cette conservation maximale du signifiant et du signifié est impossible à tenir et ne fait que reproduire la structure de sa psychose.

Autrement dit, Wolfson s’impose des conditions draconiennes mais inapplicables qu’il n’a aucune chance de pouvoir respecter. Sa souffrance est par conséquent inévitable et ne pourra être atténuée qu’au prix d’une tension constante pour rester en alerte et d’un travail infini de mise au point de son dictionnaire.
Il cherche par tous les moyens à tuer la langue maternelle. C’est une lutte constante, et d’abord contre le bruit que fait sa mère, puis contre sa voix « très haute et très aigüe » [4], et surtout ce qu’elle peut proférer :

« Elle faisait alors résonner les talons en s’approchant pour n’importe quelle raison du cabinet de travail où il se tenait la plupart du temps. [...] Cette approche tapageuse contrastait fortement avec les temps fréquents où elle s’approchait de la porte du cabinet de son fils sans qu’il pût en écouter le moindre bruit et ouvrait ladite porte très vite, maintes fois avant qu’il ne pût se boucher les oreilles, le plus souvent en disant quelque chose lui semblant bien inutile, c’est-à-dire commençant à crier très fort et à ouvrir la porte en même temps, comme pour triompher sur lui, pensait-il, en le faisant souffrir et peut-être souffrir de ses paroles anglaises. » [5]

Dès que sa mère approche, il mémorise rapidement une phrase quelconque d’une langue étrangère. Il produit également des grognements et des crissements de dents, il se bouche les oreilles ; ou bien il dispose d’un appareil plus complexe, une radio à ondes courtes dont il a l’écouteur dans une oreille, l’autre oreille étant bouchée par un seul doigt, et la main restée libre pouvant alors tenir et feuilleter un livre écrit dans une langue étrangère. Ceci est une combinatoire, une panoplie de toutes les disjonctions possibles. Wolfson doit être perpétuellement aux aguets parce que la mère veille et mène aussi avec acharnement le combat de la langue. Elle cherche à guérir son fils dément, à faire vibrer le tympan de son fils chéri avec ses cordes vocales à elle, que ce soit par agressivité et autorité, ou pour tout autre raison qui demeure obscure à l’étudiant :

« La mère de l’étudiant aliéné l’avait suivi et était arrivée à son côté où elle disait de temps à autre quelque chose de bien inutile - du moins le jeune homme le pensait-il - et naturellement en anglais, et en semblant si remplie d’une espèce de joie macabre par cette bonne opportunité d’injecter en quelque sorte les mots qui sortaient de sa bouche dans les oreilles de son fils, son seul enfant, - ou, comme elle lui avait de temps en temps dit, son unique possession - , en semblant si heureuse de faire vibrer le tympan de cette unique possession et par conséquent les osselets de l’oreille moyenne de la-dite possession, son fils, en unisson presque exacte avec ses cordes vocales à elle, et en dépit qu’il en eût. » [6]

Tantôt donc elle remue dans la pièce voisine, fait résonner sa radio américaine, et entre bruyamment dans la chambre du malade qui ne comporte ni clef ni serrure, tantôt elle marche à pas de loup, ouvre doucement la porte et crie très vite une phrase en langue anglaise ! La mère le tente ou l’attaque encore d’une autre manière. Soit dans une louable intention (l’étudiant rappelle souvent qu’il est très maigre), soit pour le détourner de ses chères études, tantôt elle range avec bruit des boîtes d’aliments dans la cuisine, tantôt elle vient les lui brandir sous le nez, puis s’en va, quitte à rentrer brusquement au bout d’un certain temps. Alors, pendant son absence, il arrive que l’étudiant se livre à une orgie alimentaire, déchirant les boîtes, les piétinant, en absorbant le contenu sans discernement. Le danger est multiple, parce que ces boîtes sont étiquetées en anglais, et qu’il s’interdit donc de les lire à moins de pouvoir les convertir automatiquement, car il ne peut donc pas savoir si elles contiennent une nourriture qui lui convient ou bien parce que les morceaux de nourriture, même dans les conditions idéales de stérilisation des boîtes, peuvent charrier des vers et des œufs ! Sa culpabilité n’est pas moins grande quand il a mangé que quand il a entendu sa mère parler anglais. Pour parer à cette nouvelle forme insidieuse de danger, « il essayait d’étudier pendant qu’il fouillait les placards et armoires de nourriture et également le réfrigérateur », tâchant « soit de lire un livre quelconque tenu ouvert à la main, soit de répéter à part soi de nouveaux groupes de mots étrangers, ou même d’entières pages étrangères » [7].
Mieux encore, il investit de toutes ses forces un certain nombre de calories, ou des formules chimiques correspondant à la nourriture qu’il est souhaitable d’ingérer, intellectualisée et purifiée, par exemple « les longues chaînes d’atomes de carbone non saturées » [8] des huiles végétales. Il combine la force des structures chimiques et celle des mots étrangers, soit en faisant correspondre une répétition de mots à une absorption de calories : « il répéterait les mêmes quatre ou cinq mots vingt ou trente fois tandis qu’il ingérait avec avidité un montant de calories égal en centaines à la deuxième paire de numéros ou égal en milliers à la première paire de numéros, se farcissant la bouche de gros morceaux de nourriture » [9] ; soit en identifiant les éléments phonétiques qui passent dans les mots étrangers à des formules chimiques de transformation, par exemple les paires de phonèmes-voyelles en allemand, et plus généralement les éléments de langage qui se tranforment automatiquement « comme un composé chimique instable ou un radio-élément d’une période de transformation extrêmement brève. » [10] Le but recherché étant de ne pas lire les étiquettes alimentaires, de maintenir « les yeux mi-clos et non mis au point pour ne pas voir des mots anglais. » [11]
L’équivalence est donc profonde, d’une part entre les mots maternels parfaitement insupportables et les nourritures vénéneuses ou souillées, d’autre part entre les mots étrangers de transformation et les formules ou liaisons atomiques instables. Nourritures et mots maternels sont la vie, langues étrangères et formules atomiques sont le savoir. Comment justifier la vie, elle qui ne vit que de sa propre souffrance et de ses propres cris ? La seule justification de la vie, c’est le Savoir. Il faut par conséquent réunir toutes les langues étrangères en un idiome total et continu, comme savoir du langage ou philologie, contre la langue maternelle qui n’est autre que le cri de la vie.
La langue maternelle est une boîte de conserve qui contient des mots toujours blessants, mais de ces mots ne cessent de tomber des lettres, surtout des consonnes qu’il faut éviter absoluments car elles sont foncièrement nocives. N’est-ce pas le corps lui-même qui est une bôite renfermant les organes comme autant de parties, mais ces parties sont minées par tous les microbes et virus qui les font exploser, sautant des unes aux autres pour faire éclater l’organisme ? L’organisme est maternel autant que l’aliment et le mot. Le combat de Wolfson rejoint sur ce point celui d’Artaud. Ce qu’Antonin Artaud arrache à la langue maternelle, ce sont des mots-souffles qui n’appartiennent plus à aucune langue, et à l’organisme, un corps sans organes. A l’écriture-cochonnerie s’oppose le souffle fluide ou le corps pur. Chez Artaud, les mots-souffles s’opposent bien à la langue maternelle mais ils sont portés par une syntaxe poétique, et le corps sans organes par une cosmologie vitale qui débordent les limites de l’équation de Wolfson qui, lui, ne parvient pas à rejoindre son aîné car ses lettres appartiennent encore aux mots maternels, et les souffles restent à découvrir dans des langues étrangères. Aux mots maternels et aux lettres dures, Wolfson oppose l’action venue des mots d’autres langues, qui devraient fusionner, entrer dans une nouvelle écriture phonétique. Aux nourritures vénéneuses, Wolfson oppose la continuité d’une chaîne d’atomes qui doivent reconstituer un corps pur plutôt qu’entretenir un corps malade.
Il partage clairement le champ linguistique en deux, d’un côté la langue maternelle dont sa mère détient en quelque sorte les clés, de l’autre les langues étrangères non contaminées.
Mais qu’est-ce que le schizophrène appelle « mère » ? C’est en fait une organisation de mots qu’on lui a mis dans les oreilles et dans la bouche, ce sont des choses qu’on lui a mises dans le corps. Ce n’est pas la langue qui est maternelle, c’est la mère qui est une langue. « Ce qu’on appelle Mère, c’est la Vie. Et ce qu’on appelle Père, c’est l’étrangeté, tous ces mots que je ne connais pas et qui traversent les miens, tous ces atomes qui ne cessent d’entrer et de sortir de mon corps. Ce n’est pas le père qui parle les langues étrangères et qui connaît les atomes » [12], ce sont les langues étrangères et les combinaisons atomiques qui sont le père. Mais la question n’est pas celle du père-mère. L’étudiant pourrait accepter ses père et mère tels qu’ils sont et même revenir à la langue maternelle à l’issue de ses études linguistiques, tel qu’il le laisse entendre à la fin de son livre.
On dirait que Wolfson a tenté de suivre les traces d’Artaud, qui lui avait dépassé la question du père-mère [13].
Le procédé de Wolfson pousse le langage à une limite mais il ne parvient pas à la franchir. Accède aux nouvelles figures celui qui, tel Artaud, sait franchir la limite. Wolfson, quant à lui, reste prisonnier de la folie sans pouvoir arracher à son procédé les figures qu’il ne fait qu’entrevoir. Chez Wolfson, « le procédé est à lui-même son propre événement », qui n’a plus d’autre expression que le conditionnel, « et de préférence que le conditionnel passé, propre à établir un lieu hypothétique entre une circonstance extérieure et une effectuation improvisée. » [14] Mais ce qui est intéressant, c’est sa position « excentrique » par rapport à la folie. Le paradoxe de sa position c’est qu’il peut affirmer en même temps qu’à la base de son comportement il n’y a pas la folie, mais la plus lucide raison, et en même temps de décrire les actes que cette même raison accomplit en montrant avec minutie ce qu’ils ont d’absurde.

Notes

[1DELEUZE Gilles, Louis Wolfson, ou le procédé, in Critique et clinique, Paris, Les Editions de Minuit, 1993, p. 18.

[2Idem.

[3WOLFSON Louis, Le Schizo et les langues ou La Phonétique chez le psychotique (Esquisses d’un étudiant de langues schizophrénique), Paris, Gallimard, 1982, p. 33.

[4Ibid., p.31.

[5Ibid., p. 44.

[6Ibid., p.183.

[7Ibid., p. 47.

[8Ibid., p.53.

[9Ibid., p.47.

[10Ibid., p.56.

[11Ibid., p.47.

[12DELEUZE Gilles, Louis Wolfson, ou le procédé, op.cit., p.30.

[13« Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père, ma mère, / et moi ; / niveleur du périple imbécile où s’enferre l’engendrement, / le périple papa-maman / et l’enfant, / suie du cu de la grand-maman, / beaucoup plus que du père-mère », ARTAUD Antonin, Ci-Gît, in Œuvres, Paris, Gallimard, 2004, p. 1152.

[14DELEUZE Gilles, Louis Wolfson, ou le procédé, op. cit., p. 22.

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