La Revue des Ressources

Le pistolet 

dimanche 6 janvier 2013, par Ascanio Celestini, Olivier Favier (Date de rédaction antérieure : 20 avril 2010).

J’ai une technique.

Quand je participe à une réunion,

je m’assois, je sors mon pistolet et je le pose sur la table.

Ce n’est qu’une technique,

je l’utilise pour vivre en paix avec mes semblables.

Mais je dois me donner des règles.

La première règle c’est de « sortir aussi le pistolet »

je dois le sortir dès que j’arrive.

Je ne voudrais pas que quelqu’un pense que je sors mon pistolet parce que la conversation a pris tel ou tel tour.

La deuxième règle c’est que dès que le pistolet est sorti et posé sur la table

je ne dois pas le regarder.

Ne pas regarder le pistolet est une règle fondamentale.

Sinon quelqu’un pourrait penser que j’essaie d’appuyer mon propos

en ayant recours à l’intimidation.

en faisant des clins d’œil au pistolet,

comme pour dire « attention parce que je tire ! ».

Le pistolet ne doit pas être un objet de discussion

La troisième règle est de « ne jamais parler du pistolet »

sans quoi on pourrait croire qu’il y a redite.

On pourrait penser « s’il a besoin de nous rappeler qu’il a un pistolet

c’est parce que sans le pistolet son discours ne serait pas aussi convaincant ».

Évidemment ce silence sur le pistolet

ne veut pas dire que je ne pense pas au pistolet

parce que la quatrième règle est justement de « penser constamment au pistolet ».

Mais ce n’est pas une pensée générale, un souvenir personnel, une image vague.

Il s’agit d’une pensée précise.

Toujours la même.

Je pense aux chambres cylindriques où se logent les cartouches,

à la pression sur la détente qui arme le chien et fait tourner en même temps
le tambour qui bascule dans le sens des aiguilles d’une montre.

le chien qui, arrivé au point mort, c’est-à-dire à son point de tension
maximum,
s’abat sur l’amorce de la cartouche

et déclenche le coup.

J’ai une technique.

quand je participe à une réunion,

je m’assois, je sors mon pistolet et je le pose sur la table.

On peut toujours être sceptique évidemment,

croire que malgré mes règles

l’attention qu’on me porte vient exclusivement du pistolet que je mets bien en vue,

que mes interlocuteurs sont profondément influencés par le pistolet.

Alors pour qu’il n’y ait aucun doute

j’ai commencé à le laisser dans ma poche.

Il y en a qui savent que j’ai un pistolet,

mais le temps passant je commence à rencontrer de nouveaux interlocuteurs qui ignorent la présence du pistolet.

La technique fonctionne tout aussi bien.

évidemment je dois modifier la première règle,

c’est-à-dire que je ne peux pas sortir le pistolet dès que je suis assis.

Mais la première règle n’est pas complètement abolie.

je me contente simplement de penser au pistolet que j’ai dans ma veste.

Je pourrais donc dire que

« j’ai une nouvelle technique.

quand je participe à une réunion,

je m’assois et je pense au pistolet. »

Le reste ne change pas :

deuxième règle « ne pas regarder le pistolet »

troisième règle « ne jamais parler du pistolet »

quatrième règle « penser constamment au pistolet ».

La possibilité de garder un pistolet dans la poche sans l’obligation de le sortir
a été pour moi une vraie révolution.

maintenant je peux profiter des effets bénéfiques du pistolet n’importe où
et pas seulement à une réunion.

Sans jamais regarder le pistolet, sans en parler, sans le montrer

je peux y penser constamment.

Même quand je vais au bar pour prendre un café,

quand je parle avec ma femme

ou quand je rencontre notre voisin dans la montée d’escalier,

le colonel à la retraite.

Je me confronte avec l’humanité,

je la regarde en face,

je pense au pistolet

et une sorte de magie se produit,

un changement dans ma perception du monde.

Tous les êtres qui m’entourent se transforment immédiatement en cibles.

Je ne leur tire pas dessus bien sûr, je ne suis pas quelqu’un de violent.

mais le fait d’avoir la possibilité de le faire me les fait voir comme des silhouettes.

des silhouettes mobiles ou immobiles, des silhouettes qui parlent, mais des silhouettes quoi qu’il en soit.

chacune avec sa cible dessinée sur le front ou autour du cœur.

Le colonel à la retraite qui sort de l’ascenseur avec les sac à commission.

« Au supermarché le mercredi jusqu’à midi il y a des réductions pour les retraités »

dit-il en me montrant les saloperies qu’il s’est achetées.

Je l’aide à porter les courses jusqu’au portillon blindé.

Je pense au pistolet que j’ai dans la poche,

je regarde la cible

je souris et je lui souhaite une bonne journée.

Je descends prendre un café,

le barman avec les mains qui trempent dans l’eau de l’évier

et une tache marron sur la chemise blanche

demande « qu’est-ce que vous désirez ? »

je pense au pistolet que j’ai dans la poche,

je regarde la cible

je souris et je dis « un café serré, merci ».

Ma femme me parle de l’extrait d’écorce de bouleau

pour combattre les vergetures sur les fesses

et moi je pense au pistolet que j’ai dans la poche,

je regarde la cible

je souris et je lui masse le cul.

Si je ne sors pas le pistolet et si je ne tire pas sur la cible,

c’est seulement parce que je l’ai choisi,

mais que je puisse le faire m’apporte un grand soulagement.

« Avoir l’alternative ! » l’alternative de tirer sur le colonel en retraite en le faisant exploser parmi ses saloperies à moins cinquante pour cent,

faire sauter la tête du barman

tirer sur le cul flasque de ma femme, sur son cul tout gras d’écorce de bouleau.

J’ai une technique.

Je garde toujours le pistolet dans ma poche.

Je ne parle pas, je ne le montre pas, mais j’y pense tout le temps.

Une fois j’ai fait l’expérience.

J’ai volontairement laissé le pistolet dans le tiroir de la table de chevet.

Et je suis sorti de la maison.

J’ai croisé le colonel en retraite.

Il se traînait dans les escaliers avec ses sacs à commissions pleins de saloperies.

« L’ascenseur est en panne » a-t-il dit « il faut que ça tombe aujourd’hui mercredi où je fais les courses de la semaine »

et il suait.

La sueur descendait sur son visage gras

sa chemise était tachée de sueur.

deux grosses taches sous les aisselles et une sur le ventre.

Il disait « l’ascenseur est en panne »

et moi je cherchais la cible sans la trouver.

J’ai couru jusqu’au bar, j’ai pensé « je vais me prendre un café ça va me calmer ».

Le barman avec les mains qui trempaient dans l’eau sale

quand il m’a vu entrer il s’est séché sur son tablier cradingue

et il m’a demandé « qu’est-ce que vous désirez ? »

« Un café ? » ai-je répondu comme s’il s’agissait d’une question

et qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ?

il a sorti un tas de petites tasses bouillantes du lave-vaisselle

et il les a entassées sur la machine à café,

il lui a fait faire un jet de vapeur

et de sa main encore mouillée il m’a donné une petite tasse bouillante.

Si j’avais eu un pistolet dans la poche

j’aurais eu la possibilité de le sortir et de tirer,

mais sans pistolet tu n’as pas d’alternative,

tu dois prendre un café.

J’ai couru jusqu’à chez moi.

ma femme a ouvert la porte avec les cheveux mouillés, la serviette sur les épaules et sa teinture à la main

« on voit les racines ? » m’a-t-elle demandé en me montrant ses cheveux gris.

Et moi je cherchais la cible sur cette tête à moitié teinte,

mais il n’y avait que des cheveux encore tout pâteux de démêlant.

J’aurais pu tirer, mais avec quoi ?

Si tu n’as pas de pistolet

tu n’as pas d’alternative.

Tu dois regarder les racines.

Alors j’ai couru jusqu’à la chambre

j’ai pris le pistolet dans le tiroir

je l’ai serré bien fort dans ma main et j’ai considéré le froid du métal, le poids de l’arme.

puis je l’ai mis dans ma poche.

Ma femme m’a rejoint

et les cheveux dégoulinants de savon sur les oreilles elle a dit

« qu’est-ce qui t’arrive ? tu as l’air bizarre. »

Je l’ai regardée en pensant

aux chambres cylindriques où se logent les cartouches,

à la pression sur la détente qui arme le chien et fait tourner en même temps
le tambour qui bascule dans le sens des aiguilles d’une montre.

Le chien qui, arrivé au point mort, c’est-à-dire à son point de tension maximum,

s’abat sur l’amorce de la cartouche

et déclenche le coup.

J’ai répondu « rien chérie, maintenant ça va mieux »

et sur son front est réapparu le petit cercle coloré avec une plomb au milieu.

La cible.

Je vous vois à la télévision,

je vous lis dans les journaux

politiciens, banquiers, présidents de conseils d’administration, de compagnies pétrolières.

je sais parfaitement à quoi vous pensez.

Quel que soit votre discours, de la justice à l’émigration,

de l’économie à la constitution,

vous pensez toujours à la même chose :

au pistolet que vous avez dans la poche.

C’est pour ça que vous nous regardez comme un tas de cibles

c’est pour cette raison que vous nous faites des discours à main armée.

Traduction Olivier Favier.

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