La Revue des Ressources
Accueil > Dossiers > Feuillets africains > Une histoire probable

Une histoire probable 

traduit de l’anglais (Kenya) par Aurélie Journo

samedi 16 octobre 2010, par Andia Kisia (Date de rédaction antérieure : 16 novembre 2009).

Toutes les versions de cet article : [English] [français]

Quand on aura écrit l’histoire de notre temps, quand on aura mis en lumière ses maigres exploits et son esprit mesquin pour la postérité, quand on aura ratissé notre vie collective en quête de sens et quand on aura rassemblé le tout en une fable à moitié acceptable, il se trouvera certainement un historien consciencieux pour ajouter, en annexe, ou dans une note de bas de page ou de fin, que c’était vraiment une époque curieuse, à laquelle nous avions exigé avec force, certaines images de certaines personnes ; de leur esprit comme de leur tenue.
Pour les fournir, toutes sortes d’hommes s’étaient présentés, chacun proférant sa vérité, chacune de leur vérité aspirant à avoir le dernier mot, chacune davantage le reflet de l’homme qui l’avait écrite que celle des hommes décrits.
Ce qui était apparu comme une quête honorable s’était alors peu à peu mué en quelque chose de toxique, qui s’était enfin transformé en guerre rangée de monographie en monographie, dans lesquelles les convenances et le langage convenable avaient très vite été mis à la porte.
Quant aux résultats, ils semblaient occuper ce spectre qui allait de l’ingénuité à une ingéniosité telle qu’elle forçait même la crédudilité d’un peuple notoirement crédule. Nous pouvons nous demander comment de telles foutaises ont pu un jour être respectables, mais à part ça, accordons-nous à dire que moins on en dit, mieux ça vaut.
Le Professeur Kimani, lui même fort respectable, partageait cet avis.
« Des foutaises », dit-il, « Tout. De sacrées foutaises. »
Evidemment, il ne considérait pas ses propres contributions de façon aussi négative. Mais étant donné qu’il était alors occupé à se couper une veste toute neuve, son impartialité n’était pas tout à fait irréprochable. Je l’ai trouvé dans son bureau, penché sur un patron vieilli, brandissant une paire de ciseaux de façon fort inquiétante.
Il avait clairement l’esprit ailleurs.
« Vous pensez qu’il va se montrer ? », me demanda-t-il enfin.
Je n’en avais aucune idée, et lui dit.
Le Professeur Kimani avait passé vingt ans à l’étranger, et n’était revenu au Kenya que parce qu’il était convaincu que cette fois, il rencontrerait son homme mort, même si ça devait être la dernière chose qu’il ferait de son vivant.
Il fit des préparatifs, convaincu que le destin serait clément, même s’il ne l’avait jamais été jusque là. Il avait parcouru beaucoup de chemin et passé de nombreuses années à la recherche de cet homme.
Ce bureau était spacieux, et meublé chichement mais avec goût. Il s’était fait expédié ses livres, et certains d’entre eux occupaient déjà les étagères. Tous ses livres, même ceux qui lui avaient valu tant d’ennuis il y a tant d’années.
Certaines choses avaient changé.
Le bureau qu’il occupait sur le campus de l’université était miteux et encombré. Il était encore encombré, et était devenu encore plus miteux au cours de ses vingt années d’absence. Il y avait un homme assis derrière le bureau délabré, un jeune homme d’environ trente-cinq ans, qui nous toisa avec un manque d’intérêt visible. Ce n’était pas un début très prometteur.
Le Professeur Kimani avait l’habitude d’être reconnu. Que cette reconnaissance soit souvent suivie de désagréments n’était pas la question. La question était qu’on le reconnaisse. Il considérait que c’était la moindre des choses.
Mais le jeune homme présenta au visage connu du Professeur Kimani son visage sans expression pendant quelques instants, avant de nous demander qui nous étions.
« Puis-je vous aider ? », demanda-t-il à nouveau, lorsque le Professeur Kimani refusa d’énoncer l’évidence.
Au stimulus provoqué par son visage, le Professeur Kimani ajouta celui provoqué par son nom. Cela ne pouvait manquer d’être exagéré.
Ca ne l’était pas. Le jeune homme était cohérent. Son visage resta sans expression.
« Kimani qui ? », demanda-t-il enfin et un soupçon d’irritation vint creuser des lignes sur son front.
Puis, voyant l’expression du Professeur Kimani, il tenta d’être plus poli.
« Je suis désolé, s’excusa-t-il, Etiez-vous attendu ? Parce que... » Il feuilleta un livre de rendez-vous. « Non, je crains qu’il n’y ait rien d’inscrit ici. », dit-il, et il s’interrompit pour observer avec une sincère fascination la succession d’expressions qui traversèrent le célèbre visage. Leur thème général était la colère.
Le Professeur Kimani avait jusqu’ici été incapable de produire une réponse. Lui qui avait toujours été meilleur écrivain qu’orateur était sans mot. Si seulement il avait eu un morceau de papier et un stylo, il aurait peut-être pu se rattraper. Qui pouvait se mesurer à lui en polémiques ? Cependant, sa rhétorique laissait à désirer. Il resta bouche bée. Un lourd silence s’ensuivit.
Ayant réussi à sortir sa langue de sa cachette, le Professeur Kimani parvint à cracher « Le Front Intérieur ». C’était le titre de son ouvrage le plus connu. « Parmi les Souris Mickey  », poursuivit-il, et sa voix s’élevait au fur et à mesure qu’il récitait sa longue bibliographie, jusqu’à devenir un mugissement de rage et d’orgueil blessé.
La fascination sur le visage du jeune homme s’était transformée en celle qu’un homme peut éprouver à la vue d’un autre qui devient fou sous ses yeux, et qui tient à apporter des preuves à sa folie, et ce de manière peu discrète.
Quand il eut enfin épuisé les ressources de son cerveau et de son stylo, le Professeur Kimani s’arrêta pour reprendre son souffle avant de conclure : « C’est mon bureau, vous savez ? »
« Votre bureau ? », ricana l’homme, qui, nous l’apprîmes, s’appelait Muraya. Voilà qui venait confirmer son hypothèse, si besoin en était.
« C’était mon bureau. Il y a des années. » Soudain épuisé, le Professeur Kimani s’assis sans qu’on l’ait invité à le faire.
La reconnaissance vint subitement.
« Professeur Kimani ? Le professeur Kimani ? »
« Je vois que vous avez été attentif. » fit remarquer le Professeur Kimani.
Muraya émis un rire, bref et embarrassé. « J’ai entendu parler de vous, bien sûr, avoua-t-il, qui ne vous connaît pas ? Mais n’aviez-vous pas quitté le pays pendant quelque temps ? »
C’était une délicate attention de sa part que de présenter la chose avec autant de tact, que de se retenir de dire « Mais n’aviez-vous pas été jeté hors du pays ? » et « Comment diable avez-vous réussi à revenir ? »
Mais avec la reconnaissance vint la reconnaissance d’un danger potentiel. Brusquement, la fascination céda la place à la panique sur son visage. Il préférait de loin le « fou volubile. »
« Mais dites-moi, que voulez-vous ? Pourquoi êtes-vous venu ici ? » Il se leva, traversa la pièce en deux enjambées et ferma la porte à clé.
« Qui vous envoie ? » La panique avait envahi sa voix.
« Vous n’avez lu aucun de mes livres », l’accusa le Professer Kimani.
« Non, c’est vrai, acquiesça Muraya. Et je peux le prouver. » Il désigna d’un geste les étagères. Elles étaient presque vides. Le Professeur Kimani s’approcha pour les inspecter.
Elles contenaient trois exemplaires de la Bible en trois langues différentes, un botin vieux de cinq ans et un atlas. L’esprit n’avait subi aucune contrainte exagérée. On lui avait épargné la pollution des textes malsains.
« Et maintenant, poursuivit-il en nous montrant la porte, je vous serai reconnaissant de bien vouloir partir.
Le Professeur fit ce qu’il avait toujours fait face à une porte hostile. Il resista.
Muraya menaça d’appeler la police. Le Professeur Kimani le mit au pied du mur et ne céda pas de terrain, allant jusqu’à tirer la chaise et s’y rasseoir.
Quand la police arriva, ce qui aurait dû être de touchantes retrouvailles vira à la lutte. Le policier qui vint l’arrêter était celui-là même qui avait arrêté le Professeur Kimani vingt ans plus tôt, dans le même bureau. Mais l’absence n’avait développé en eux aucune tendresse mutuelle, et le Professeur Kimani se jeta sur l’officier offensant avec un cri plein de venin.
Le délit d’effraction se transforma en coups et blessure, et dans un éclair d’inspiration, en tentative de meurtre. Certaines choses n’avaient pas changé.

Le Professeur Kimani était odsédé par cet homme depuis des années, il avait lu et écrit sur lui, jusqu’à ce que petit à petit, cela devint l’oeuvre de sa vie, par mégarde, je le soupçonne, même s’il s’y était attelé avec la détermination sans relâche qui le caractérisait. Il s’y était mis en jeune étudiant porté par les illusions d’un jeune homme, et était à présent un vieil homme à qui il restait cette dernière illusion.
Quarante ans d’efforts généreux n’avaient récolté que peu de résultats, à moins de considérer les malentendus et une suspicion généralisée comme des résultats. Ces derniers, il les avait récoltés en nombre. Cela ne le gênait pas. Une fois que le Professeur Kimani s’était fixé un cap, il le maintetait jusqu’au bout, quelqu’il soit, et il pouvait tout endurer dans l’intervalle, ce qui tombait bien puisqu’en quarante ans, il lui avait fallu endurer presque tout. Au cours de toutes ses tribulations, il s’était accroché à son anti-héros comme certains chrétiens s’accrochent à la promesse du salut. C’est grâce à lui qu’il avait tout surmonté.
Sa femme l’avait quitté. Du moins, c’est ce que les gens disaient. En réalité, vu la façon dont les choses se passèrent, il est impossible de dire lequel des deux quitta l’autre.
C’était au tout début de leur mariage que le Professeur Kimani entama sa lente descente vers le travail excessif, dont il n’émergeait que rarement, et d’où sa femme avait peu à peu renoncé à le tirer. Nous venions tous deux à peine de commencer à enseigner à l’université. J’occupais le bureau voisin.
Je le voyais plus souvent qu’elle.
Peut-être aurait-elle pu lui pardonner son absentéisme chronique s’il avait mieux gagné sa vie, s’il avait été un meilleur père. Si en fait il avait montré ne serait-ce qu’un intérêt fugace pour ses responsabilités domestiques. A cet égard, de tous ses nombreux échecs, sa faute la plus grande était son antipathie pour l’acquisation, faiblesse inexcusable chez un homme qui a des dépendants. Il soutenait que son comportement ne venait pas tant d’un choix consenti de la pénurie que d’une incapacité innée à acquérir. Il avait essayé et avait échoué. De plus, il avait bien mieux à faire. Mais ce n’était pas moi qu’il devait convaincre.
Sheila (tel était le nom de sa femme) avait repris son travail d’institutrice, et les enfants s’étaient peu à peu détournés de leur père. Elle se rendit compte que de l’avoir quitté avait grandement simplifié sa vie à tout point de vue, même si son ressentiment d’avoir été abandonnée pour un homme mort ne l’avait jamais quittée.
Elle avait tout pris en partant. Il n’y avait pas grand chose à prendre. Les enfants, quelques bricoles et une armée de débiteurs peu nombreuse mais loyale.
« Elle ne comprend pas », avait-il dit. « Et comment comprendrait-elle ? Personne ne comprend. »
Un jour, le C.I.D. [1] avait appelé pour faire savoir au Professeur Kimani qu’il avait été mis sous surveillance. Pour le prouver, ils lui racontèrent les détails les plus intimes de sa vie et de celle de sa famille, détails dont pour beaucoup, il n’avait pas connaissance. Ils lui dirent où il habitait, dans une maison à Kilimani [2]. En réalité, il passait le plus clair de son temps dans son bureau, mais le postulat était correct. Ils lui donnèrent le nom de sa femme, lui citèrent le nom des boutiques qu’elle fréquentait, ce qu’elle y achetait, ajoutant que ce n’était jamais grand chose. Ils lui dirent le nom de ses enfants, où, quand et comment ils allaient à l’école. Quand et comment ils rentraient. Ces derniers éléments donnèrent lieu à un débat animé.
Ils lui avaient décrit les mouvements de quatre enfants. Il leur dit qu’il n’en avait que trois. Ils insistèrent sur le chiffre quatre, il ne démordait pas de trois, et un long échange s’en suivit.
Ils avaient des preuves. Ils avaient un nom, ils avaient des photos. Ils pouvaient lui dire avec une absolue certitude le jour, si ce n’est l’heure exacte de son premier cri. L’enfant était certainement le sien, du moins c’était celui de sa femme. Il resta impuissant face à une telle déferlante de preuves impitoyables.
Ce qu’ils voulaient lui faire comprendre, c’est qu’il devait faire attention. Il devait faire attention à ce qu’il disait. Il devait faire attention à ce qu’il écrivait. Il devait faire attention à ce qu’il faisait. Sinon.
Malgré leur ton général plutôt menaçant, il ne put que leur être reconnaissant de lui avoir communiqué ces informations.
« Savais-tu que j’avais quatre enfants ?, me demanda-t-il plus tard ce jour-là. Quand est-ce arrivé ? Je ne vois pas quand ça a bien pu arriver. »
Quand son fils était mort, le Professeur Kimani était à l’étranger et n’avait pas été prévenu. Le temps qu’il l’apprenne, l’enfant avait déjà été enterré depuis un mois, si ce n’est plus, et sûrement était-il trop tard pour que le père de l’enfant ne réapparaisse ?
Dieu sait quelles excuses Sheila lui avait inventées, quelles histoires elle avait racontées. En fin de compte, il n’y alla pas. Ne put pas y aller.
Avant cela, il parlait des enfants comme de désagréments qui interféraient avec son travail. Son oeuvre porterait son nom. Ils ne lui servaient à rien.
Entre les lectures et l’écriture, il lui restait beaucoup de temps pour se souvenir. Pour penser au petit garçon mort et à sa famille qui était comme morte pour lui. Et plus tard, me dit-il, après qu’il était parti, il avait beaucoup pensé à son pays mort, même si je n’ai jamais su s’il versa des larmes sur lui comme il l’avait fait autrefois pour son fils.
Il était plus simple de continuer à travailler. Plus il travaillait, moins il avait de chances de retourner à la vie et aux gens qu’il avait abandonnés, plus cette possibilité s’éloignait de lui, jusqu’à ne plus être une option possible.

Le Professeur Kimani avait la vision suivante de son homme :
Un homme. Ajoutez : de l’idéalisme, le sens du sacrifice, une vision (de préférence celle d’une utopie socialiste). Retirez : les accidents du hasard, quelques imperfections hétéroclites (bien qu’humaines), et tout autre fait dérangeant. Mélangez bien. Servez.
D’une certaine manière, il se sentait plus éloigné de la vérité au bout de toutes ces années que lorsqu’il avait commencé. Parfois, ses efforts pour éclairer son sujet étaient vaincus par ceux que mettaient les autres à le maintenir dans l’obscurité.
Il n’arrivait pas à mettre au point l’image de l’homme. Tous les efforts qu’il mettaient à l’examen et l’étude du personnage ne parvenaient pas à l’éclairer de quelque façon que ce fût. Une tour de Babel d’opposition et le désagrément des faits se tenaient résolument sur sa route.
Avec perversité, l’homme continuait à jouer au chat et à la souris avec son biographe, il restait impénétrable, énigmatique, caché derrière une carapace de vérités. Pour la première fois depuis qu’il avait commencé à porter sa croix, le Professeur Kimani connut le désespoir. Brièvement, la possibilité d’une défaite s’insinua dans son esprit. Elle fut rapidement bannie dans une de ses anti-chambre et le travail reprit, bien que lentement, avec un peu moins d’assurance et le manque de succès qui le caractérisait.
Malgré tout, dire que ça allait mal serait un euphémisme. Dire qu’en effet ça allait très mal reviendrait à arriver en un lieu et n’en rien ramener, posséder enfin une chose et la laisser vous filer entre les doigts etc... Ca allait exécrablement mal.
Son homme mort était éparpillé dans plusieurs volumes critiques sur le bureau encombré devant lequel il était assis, mutilé, dit le Professeur Kimani, jusqu’à en être méconnaissable.
« Ses parents et amis ne le reconnaîtraient pas, » dit-il, « et même les meilleurs médecins légistes ne parviendraient pas à le reconstituer. »
Bien qu’il méprisât les menteurs et ceux-là qui ne s’étaient jamais embarrassés à déguiser leur antipathie pour son sujet, rien ne le désepérait plus que ces gaffeurs qui embrouillaient ce qu’ils prétendaient débrouiller.
Ils l’avaient mal compris, ils n’avaient rien compris du tout. Ils étaient arrivés en un lieu sans n’en rien ramener, ils possédaient enfin la chose et la laissaient filer entre leurs doigts, etc... Ils l’avaient lu exécrablement. Voilà qui suffisait à achever le mythe selon lequel il vaut mieux être mal lu que pas lu du tout. « Imagine un peu », me dit-il, « si on lisait Carrothers [3] comme des faits et Ngugi comme de la fiction. »
Cette pensée avait de quoi vous calmer.
« Non, poursuivit-il, être ambigu revient à faire passer des foutaises pour la vérité. »
Il m’avait fait cette démonstration à peine une semaine plus tôt, tandis que je le conduisais en ville, et il avait regardé par la vitre avec ces yeux qui avaient ardemment désiré voir ce paysage pendant vingt ans. J’avais été le chercher à l’aéroport international Jomo Kenyatta, et nous avions roulé dans la ville, étions passé par l’Avenue Kenyatta, avions longé le Centre Hospitalier Universitaire Kenyatta, et plusieurs momuments mal-bâtis à la gloire de sa complaisance.
Tous les fruits du caprice d’un homme qui avait commencé à croire en son histoire.
Puis, il dit, « Les hommes vivent, meurent et sont oubliés dans la marche bénigne des années. Personne ne peut dire à quoi sa vie va servir. Seule une poignée de chanceux peuvent se réinventer pour la postérité. »
Partout où se posait le regard, un homme avait planté les germes de son propre souvenir, comme s’il n’y avait jamais eu rien que cela, comme si nous n’avions pas à en savoir plus.
Son portrait avait été construit ainsi :
Ajoutez : « Souffrir sans amertume » [4]
Omettez : les restes d’un passé de dilettante et de coureur de jupons.

Soustrayez : plusieurs rivaux se disputant la vedette.
Nous arrivâmes au croisement des avenues Moi et Kenyatta. Dans toutes les villes du pays, les deux hommes se croisaient avec une politesse invariable. Ils avaient appris à coexister pacifiquement.
L’un avait laissé à l’autre son nom et sa légende. Il lui avait laissé les larges avenues où il y a bien longtemps les paires de boeufs effectuaient leurs amples demi-tours, et s’était contenté des voies moins distinguées. Il ne serait jamais aussi grand, mais il ne serait jamais aussi maudit. Il occuperait cet espace entre les deux extrêmes, intact. Il marcherait dans les pas d’un plus grand homme, d’un plus grand bien ou d’un plus grand mal dans une paix relative [5]. De cela, nous sommes complices. Nous autorisons l’imagination à l’emporter sur les faits. Mais de toute façon, toute sorte de marchés obscurs sont conclus chaque jour dans les antichambres de notre histoire.
Le Professeur Kimani était plongé dans une de ses rêveries, mais peu à peu, il se rendit compte de ma présence à ses côtés et dirigea sur moi son attention. Je fus saisi d’une envie soudaine d’être ailleurs, n’importe où. Il faisait partie de ces hommes qui seraient sacrifiés sur l’autel de l’histoire, et je ne tenais pas à me trouver sur le bûcher lorsqu’il s’embraserait. J’allais sauver ma peau si je le pouvais.
Un autre de ces hommes me rendait avec détermination mon regard depuis son cadre de pacotille dans la galerie supérieure des archives nationales, pendu entre les portraits de gouverneurs coloniaux et d’hommes tribaux nus. L’homme mort éparpillé sur le bureau du Professeur Kimani se tenait devant moi, encore en vie, résistait (mais tout juste) à la vague d’oubli.
Sous sa photo, une légende disait simplement « Kimathi dans la forêt. ». Le mur d’en face était recouvert de l’attirail de l’oubli. On y voyait des photos délavées de Pio Pinto et de Mboya, et d’un McKenzie arborant une moustache gaulloise. Leurs dates de naissance et de mort y étaient indiquées, avec un flou commode quant à la méthode (d’expédition). [6]
La photo est accrochée légèrement de travers, pendue avec la même négligence bénigne que le reste. Même si elle est tâchée et délavée, au moins elle est sans ambiguïté. Voilà la preuve que nous ne l’avons pas rêvé, qu’il fut plus que le produit de notre insécurité et de nos peurs, et que sous l’accumulation des mots et des années, il y avait quelque chose de propre à lui. Ce dont il s’agissait, je ne pouvais le deviner en le regardant. Tout ce que je lisais sur son visage était la distance. Lointain et insaisissable, son visage nous narguait depuis l’autre rive d’un passé inaccessible.
Ce n’est pas sa vie qui est en cause. Il y a eu assez de personnes pour renifler les restes de son existence, pour rechercher les faits, jusqu’aux détails les plus triviaux. En fait, sa vie pouvait se lire comme un livre ouvert, un livre particulièrement médiocre par ailleurs. Tyran du village, éleveur de cochons, voleur à la petite semaine à tour de rôle. Une vie peu prometteuse, ou qui promettait d’être désastreuse au mieux. Mais c’est alors que, comme surgies de nulle part, vinrent ces cinq années magiques qui rachetaient tout son passé.
C’était là l’unique réplique constante de la conversation changeante dont il faisait l’objet. C’était une histoire dans laquelle certains chantent des louanges et d’autres jettent des malédictions, dans lequel un même souffle parle de lâcheté et d’héroïsme, où l’évocation d’une déité se heurte à celle d’un boucher. Que fallait-il en penser ?

« Tout ce que vous voudrez, sans doute. Vos héros noirs, on vous les laisse. »
Sir Michael énonça cette phrase de sa voix la plus modulée, qui résonna à travers les jardins de State House [7], et inclua à la conversation, jusqu’ici intime, tous les invités.
« Et ce, malgré toutes les preuves du contraire. »
Cette dernière remarque n’était pas prononcée comme un reproche. Sir Michael avait de l’admiration pour la persévérance et considérait cet attribut comme le seul angle duquel on pouvait tenter de ressentir de l’admiration pour le Professeur Kimani. De toute façon, il appartenait à un peuple dont l’histoire était une illustration parfaite de l’attitude consistant à penser ce que l’on veut et agir de la même façon.
« De toute façon, poursuivit-il, vous savez déjà ce que je vais vous dire. » Cela ne nécessitait en effet aucun pouvoir de divination propre à la télépathie. Depuis quelques temps déjà, Sir Michael n’avait qu’une chose à dire. Il l’avait dite souvent et il la répétait à présent pour la gouverne de ceux des invités qui ne l’avaient jamais entendue (c’est-à-dire personne).
« L’Afrique presse de tous les côtés. On la sent, jusqu’à son odeur. Cela aurait très bien pu vous arriver aussi. »
Fidèle à lui-même, le Professeur Kimani ne parvint pas à expulser de sa gorge sa réplique cinglante.
C’était à nouveau Kenyatta Day [8] et sur les vastes pelouses de State House s’étaient rassemblés les clochards habituels. Le grillage qui les entourait était drapé de drapeaux grisâtres alignés horizontalement, qui profitaient de leur aération annuelle. Il en était comme il en avait toujours été. Le subterfuge continuait inchangé.
Pour les hommes comme le Professeur Kimani, c’était un jour aigre-doux. La célébration d’une époque et d’un homme qu’il n’avait jamais vraiment approuvés, qu’il avait même fortement désapprouvés, un homme qui s’était approprié une révolution entière et avait ensuite refusé aux « gangsters » la moindre part du pays. Le Professeur Kimani n’aurait pas vraiment su dire ce qu’il faisait là.
Pour les hommes comme Sir Michael, c’était un jour aigre-doux. La célébration d’une époque et d’un groupe d’hommes qu’il n’avait jamais vraiment approuvés. Insensibles au progrès, ils s’étaient d’abord glissés sous les jupes de la Pax Britannica comme des écoliers perdus, avant d’en sortir pour rejoindre les territoires inexplorés de leur création. Il s’agissait là d’une impertinence de celles qu’il avait du mal à pardonner même si l’idée qu’ils avaient tôt eu à regretter leur impétuosité le réconfortait.
En tant que rédacteur en chef du « Rift Valley Standard », il avait rendues publiques ses opinions sur ce qu’il appelait « la menace à peine voilée de l’indépendance » et ses partisans. Seul le Professeur Kimani avait échappé à son ire. Bien que Sir Michael ne fut pas un homme à établir des distinctions, il avait beaucoup de respect pour l’intrépidité, et le Professeur Kimani avait toujours été en avance sur son temps, il avait facilement atteint et dépassé le niveau auquel on amenait les autres Africains à un rythme bien plus modéré.
Dans ces truculentes pages, il avait chaque semaine ragé contre les pires ennemis de l’Afrique : les Africains eux-mêmes et leurs idées déraisonnables. Certaines marchaient peut-être très bien au Ghana ou en Zambie, mais tout avait ses limites et les frontières du Kenya en était une. Les poisons du Pan-Africanisme, du communisme, du consciencisme ou de tout autre -isme ne passeraient pas. Il nous rappelait que nous étions tels que nous l’étions parce qu’on nous avait ainsi modelés, que tout ce que nous avions, on nous l’avait donné. Il alla jusqu’à suggérer que le bruit et la fureur de l’indépendance, ne cachaient qu’une « nostalgie toujours présente pour les peaux de bêtes et les échauffourées ». Cette attitude ne s’était que modérément altérée avec le temps.
A part ça, son invitation à ce qui était après tout une célébration nationale, pour ne pas dire nationaliste, lui parvenait par courrier chaque année depuis quarante ans, selon la tradition typiquement africaine qui consiste à oublier l’inoubliable et à pardonner le déraisonnable. (Le petit-fils de l’Orkoiyot [9] lui-même n’avait-il pas déjeuné avec Meinertzhagen ? Et Meinertzhagen avait-il eu à aucun moment de leur entretien aucune raison de craindre pour sa vie ou sa personne ou pour quoi que ce soit d’autre d’ailleurs ?). C’était à vous soulever le coeur, ce penchant pour la vérité, la réconciliation et la bonne volonté envers tous les hommes.
Sir Michael continuait à savourer son thé et à rabâcher. Bientôt, il se mit à parler de Nakuru. Du discours sur « l’oubli et le pardon » qu’avait prononcé Kenyatta à Nakuru. C’était son autre sujet de conversation.
« J’y étais et je l’ai entendu parler. Nul besoin de vous dire à quel point ce jour fut important, pour nous tous. Et il en a fait un jour positif. Il y a toujours eu quelque chose chez lui, quelque chose qu’on ne pouvait s’empêcher d’admirer. »
Depuis leurs cieux, les dieux du révisionnisme nous souriaient tendrement.
Bien entendu, le Professeur Kimani n’était pas, ne pouvait pas être d’accord.
« Nak-uru », comme le prononçait Sir Michael, avec cette légère pause que suggérait les guillemets, à ne pas confondre avec Nakuru, sans guillemet. « Nak-uru » était pour lui une tache sur notre conscience, le pire auquel nous étions arrivés au cours de notre existence. En dépit de cela, cependant, les choses avaient réussi à aller de mal en pis à partir de ce moment-là. Il ne s’était pas approché de la ville de Nakuru depuis.
« Ne commençons pas, si vous le voulez bien », dit-il lorque le Professeur Kimani se mit à postillonner d’indignation. « Vous avez votre Kimathi et j’ai mon Johnstone [10]. »
Cela fit mal au Professeur Kimani d’entendre les deux noms prononcés dans le même souffle, comme s’il s’agissait du même genre d’hommes. Mais bien sûr, ils l’étaient dans certains cercles. Dans ces cercles, ils n’avaient tous deux été que des Kikuyu, et après tout un nègre est un nègre et les Kikuyu en sont les pires exemples, et Kenyatta, en dénonçant les Mau Mau à Kiambu avait inutilement coupé les cheveux en quatre. Mais on ne pouvait jamais croire un Africain. La cour de Sa Majesté à Kapenguria avait eu du mal à suspendre son incrédulité, et Kenyatta fut jeté en prison pour avoir plaisanté sérieusement pendant tout ce temps [11].
Il n’était pas difficile de comprendre pourquoi Sir Michael était l’un de ces trois personnages qui traversaient l’oeuvre du Prof. Kimani comme une maladie contagieuse. Bien qu’il apparaisse sous un déguisement différent à chaque fois, il était à chaque fois reconnaissable pour qui le connaissait ne serait-ce que de vue.
Chacun de ses avatars était un Sir Michael très superficiellement déguisé .
Il avait été tour à tour un caporal du Régiment Kenyan, un propriétaire de ranch éleveur de moutons, et un aristocrate à le vie dissolue. Tous ces hommes avait en commun un spleen aussi profond que les fossés de Nairobi. Au cours de leurs nombreuses mésaventures, ils finissaient toujours par perdre soit la vie soit la raison, ou les deux à la fois. Sir Michael, qui s’était reconnu aussi facilement qu’un autre, et, s’élevant contre sa déchéance répétée, avait conclu qu’il s’agissait d’une indication des intentions malfaisantes que nourissait le Professeur Kimani à son égard, et avait brandi ces preuves pour déposer contre lui une demande de mesure d’éloignement qui fut acceptée.
Il ne s’agissait certainement pas d’un arrangement équitable. Là où le Professeur Kimani disposait d’un public de quelques centaines de milliers de personnes à qui il pouvait (et avait) exposer son point de vue, et devant lequel il pouvait (et avait) assassiner ses personnages avec abandon, Sir Michael ne disposait que des cercles fermés des bars de Karen et de Muthaiga [12]. Il y avait reçu beaucoup de témoignages de sympathie de la part de ces Africains qui n’ont jamais rencontré de Blanc qui leur eut déplu. Ils écoutaient sa complainte éloquente et rentraient chez eux à Kiambu en méditant l’injustice du monde.
Mais, en dépit de tout cela, leur relation n’était pas et n’avait jamais été autre que cordiale, et s’était même bonifiée avec les années jusqu’à enfin devenir post-cordiale. Cependant, dans leurs joutes annuelles, il restait un soupçon de menace, surtout, comme alors, lorsque le Professeur Kimani venait de publier un roman. Sir Michael affichait son intention de se venger.
Le Professeur Kimani fut obligé de se défendre. En la matière, il est bien connu que la meilleure défense est l’attaque, et que, de toutes les attaques, l’attaque morale est la plus recommandée. Sous-entendre et sous-entendre mesquinement, et espérer toucher par ce stratagème quelque veine de la conscience de l’ennemi qui l’arrêterait net.
Heureusement pour lui, Sir Michael ne s’encombrait pas d’une conscience. Sir Michael était un ancien colonial. Au cours de sa vie, il avait eu à commettre des actes auxquels aucune conscience n’aurait pu survivre. Il était immunisé contre tout ce que la vie ou la moralité pouvait jeter à la figure d’un homme. C’était cette facilité qui, par dessus tout faisait de lui l’homme qu’il était. Le Professeur Kimani le savait aussi bien que n’importe qui, mieux peut-être que n’importe qui. L’attaque fut envisagée.
L’attaque fut rejetée. La pitié était l’arme qui convenait.
« Du moins pouvons-nous nous accorder à dire que ma foi ne m’a pas mené bien loin ?, » dit-il, s’essayant avec succès à la tristesse. Sir Michael fut lénifié. Il reporta son attention sur le Ministre qui tentait une sortie anonyme.
« Qu’en pensez-vous, mon vieux ? » demanda-t-il d’un ton plein de sous-entendus. Le vieux porta son verre à ses lèvres et but convulsivement, jetant au Professeur Kimani un regard implorant.
« Quel est l’intérêt de cette obsession pour le passé ? » demanda quelqu’un.
« Si vous voulez mon avis... » ajouta un autre.
« Je ne pense pas qu’on y tienne. »
« Je crois que c’était un homme honnête. »
« Bien entendu, acquiesça Sir Michael, non sans ironie. Il s’enquit ensuite des modalités de la transfiguration. Dites-moi, si vous le voulez bien, comment il se peut qu’un homme escalade une montagne en terroriste et en redescende en martyre ? »
Le Professeur Kimani reconnut l’occasion et la saisit à pleines mains. « Vous devriez certainement demander à M. Henderson [13] », répondit-il, « certainement que M. Henderson fait autorité sur les modalités de sa propre transformation. »
Il fallait concéder au Professeur Kimani jeu, set et match.
L’homme du gouvernement resta coit.

Je continuai à attendre, une attente qui correspondait aux heures d’ouverture, de 8h à 17h30, et passai le temps en étudiant les présentoires pour la centième fois. L’archiviste apparut au moment où sonnait la demi-heure. Le livre n’avait pas été localisé, mais nous pouvions réessayer le lendemain. Il dit cela sur un ton rempli de l’espoir que quelque révélation mystique ou malheur anéantiraient ma capacité à revenir le lendemain ou n’importe quel autre jour.
Le lendemain se conclut par une attente qui correspondait aux heures d’ouverture, de 8h à 17h30, l’heure prévue de la réapparition de l’archiviste. A nouveau, il parut furtivement, les mains vides, même s’il eut la décence de prendre un air honteux. Il avait ouvert la bouche pour me suggérer sans doute de revenir le lendemain quand une page à moitié mastiquée tomba de sa bouche sur le sol. La surprise maintint sa bouche ouverte et le tint cloué sur place, de telle sorte que je m’en emparai avant lui.
Le papier, bien qu’il fût à présent tout taché et à peine lisible, se révéla être la page 38 du livre fugitif. Son air honteux s’accentua. Les pages 1-37, avoua-t-il, avaient connu le même sort, ainsi que les pages 115-128, 143-153, la page 161 et tout le chapitre dix, qui avaient consommés dans le désordre du fait de leur plus grande sensibilité.
Le chapitre dix lui avait particulièrement coûté, me dit-il. Difficile à avaler, encore plus difficile à digérer, et à l’évidence plus difficile encore à croire. Les ordres, dit-il, venaient d’en haut, du troisième étage, pour être précis, où il me suivit, tout en essayant de me dissuader.
Le directeur, un petit homme de 40 ans, me jeta un regard intensément soupçonneux, regard qu’il réservait par ailleurs aux livres placés sous sa garde.
Sur son visage, le soupçon et un inconfort résigné se disputaient la vedette. L’inconfort provenait de ses indigestions chroniques. Il était un employé travailleur, après tout, qui prenait son travail très au sérieux. C’était lui qui avait expédié les textes les plus dérangeants, ne faisant assez confiance à personne d’autre pour déléguer la tâche. Il avait à lui seul soulagé la collection de quelques milliers de livres, dont faisait partie les livres que nous cherchions. Sur son bureau se trouvait un épais volume dont il manquait la moitié des pages. Il ne révèlerait pas le menu de son repas. Il me fit part de cette réticence ainsi que de sa conviction que les annales publiques n’étaient pas du domaine public.
Mais le sursis ne se fit pas attendre. Par l’une de ces coïncidences favorables, une vieille connaissance du Dr. Kimani avait une vieille connaissance qui avait de vieilles connaissances dont faisait partie un certain vieillard vénérable qui savait des choses qui pouvaient nous être d’une certaine utilité.
Quand nous finîmes par le rencontrer, il refusa d’abord de coopérer. Il en avait assez qu’on lui creuse la tête et qu’on transforme ce qu’on en extrayait en récits qu’il ne reconnaissait plus, lui qui les avait racontés.
« En plus, ajouta-t-il avec une logique implacable, le truc avec les sociétés secrètes, c’est qu’elles sont secrètes. »
A la différence du régime, vieux de 50 ans, elles n’avaient pas de date de péremption et il ne voulait pas risquer de subir le châtiment prévu par les serments qu’il avait prêtés. Mais le Professeur Kimani, fidèle à lui-même, attaqua ce raisonnement inattaquable pendant tellement longtemps et avec une telle variété de procédés qu’enfin, il parvint à ouvrir une brèche, assez large pour tout juste laisser passer un homme de ses proportions et moi-même à sa suite. Il accepta de nous parler le lendemain, et entre temps, de tenter de rassembler ses facultés éparpillées.
Le lendemain, il nous assura qu’un manifeste avait bel et bien existé et qu’il savait où il se trouvait.
Un seul. Le dernier exemplaire. Celui qui avait échappé à la confiscation et au feu, une seule copie, qu’il avait enterré avec ses possessions les plus chères, sa bible et le livre de sortilèges de Napoléon.
« Une bible ? » Le Professeur Kimani fronça les sourcils. « A quoi une bible pouvait-elle bien lui servir ? S’il pouvait hésiter entre plusieurs dieux, pourquoi les dieux ne se tromperaient pas eux-mêmes ? »
Le vieillard haussa les épaules. Les voulions-nous ou pas ? Si oui, il savait où ils étaient cachés. Il n’y avait nul besoin d’une carte. Il connaissait la forêt comme le dos de sa vieille main noueuse. Ca aurait été une perte de temps de se donner tant de mal.
Le Professeur Kimani savait ce qu’il allait trouver. Il connaissait le contenu du document par coeur même s’il ne l’avait jamais vu.
Il ouvrait la voie avec une agilité surprenante pour un homme de son âge, et parlait sans cesse. « Ils s’élevèrent, nous tombâmes, nous nous élevâmes, nous tombâmes... En toute justice, nous devrions nous élever et eux tomber. Ou est-ce l’inverse ? »
Il était remonté, mais hélas, la piste avait disparu, et une difficile marche de trois heures se termina au point de départ. Quand une nouvelle tentative produit le même résultat, on ne put que mettre en doute la connaissance qu’il avait de sa propre anatomie. Cet échec le plongea dans une profonde réflexion. Il jeta un regard autour de lui, comme s’il avait du mal à en croire ses yeux. Nous les avions crus à notre détriment.
« Ngai !, s’écria-t-il enfin, exaspéré. Je possède la plus traître mémoire de tous les hommes que je connais. » Nous ne pûmes qu’acquiescer.
Il avait reçu un coup sur la tête peu de temps auparavant, peut-être celui-ci avait-il éparpillé sa mémoire. Il devint songeur et après quelques minutes de méditation conclut que :
« Le temps est un chemin de souris abandonné, qui ne mène nulle part. »
Le danger qu’il reçoive un autre coup sur la tête était imminent.
Puisqu’il ne pouvait se rappeler de ce dont il avait juré pouvoir se rappeler, pouvait-il nous dire quelque chose, quoi que ce fût, sur l’homme lui-même ?
Il nous dit que oui. Il nous fit la description suivante :
Tête : admirable
Chevelure : un peu moins
Taille : moyenne
Corpulence : quelconque
Il y avait certainement beaucoup d’hommes à la tête belle, à la coiffure effroyable, et de taille moyenne dans les tombes de Kamiti [14], et ces indices se révèleraient certainement fort minces. Mais il fallait essayer.

La grande estrade couverte réservée aux invités distingués était remplie de costumes sombres (à rayures ou unis) d’où ressortaient quelques chemises incongrues d’un rouge festif, et au-dessus, se trouvaient rangée après rangée de visages sur lesquels on ne discernait nulle trace de distinction. Lui faisait directement face la foule grouillante des déshérités qui étouffaient de chaleur sous le soleil.
Au cours d’une visite dans un pays voisin (une dictature en germe, en fait, devenue à présent le bastion d’un despotisme en pleine et saine floraison), notre paternel avait découvert avec stupéfaction qu’un dictateur d’un tel galon de brutalité pouvait agiter le drapeau de la révolution au nez d’une population opprimée sans conséquence néfaste pour lui-même, et qu’en fait, aérer l’étendard en lambeaux de la révolution redirigeait même la bile collective vers d’autres cibles.
A cette fin, on nous forçait le souvenir dans la gorge. Des hommes morts étaient dépoussiérés et remis sur des piédestaux pour que l’on puisse les admirer. Mais il fallait d’abord les extraire des tombes peu honorables où ils gisaient. A cet égard au moins, nous avions de la chance. Quelque soit les carences dont nous souffrions, nous avions le luxe de la révolte derrière nous.
Je n’avais pas idée de tout ce que les jeunes nations noires, avec à peine un murmure de révolution dont se vanter, qui avaient obtenu l’indépendance sur un plateau d’argent, pouvaient faire pour les héros, et je me demandais comment elles se fraieraient un chemin dans le monde si elles ne parvenaient pas à en inventer.
On avait récupéré d’anciens dossiers perdus et on les avait consultés en quête d’indices. L’archiviste malheureux avait eu quelques difficultés à expliquer les trous dans la collection. La machine à propagande amorça sa lente marche arrière et promettait une résurrection. Une foule abondante s’était déplacée sur le terrain de la prison pour y assister.
Toute cette histoire prit le Professeur Kimani par surprise. Pour quelqu’un qui avait passé toute sa vie adulte à résister contre une force irrésistible, il était déconcertant de voir cette force soudain retirée. Il en tomba donc comme prévu sur le nez.
C’était un jour de célébration, un jour propice à cette espèce de bonhomie qui pardonne presque n’importe quoi. C’est ainsi que le père avait préparé son sein pour y recevoir le fils prodigue, mais le Professeur Kimani, méprisant ces indulgences destinées à le compromettre, prit place au soleil, parmi les hommes qu’il avait pris l’habitude d’appeler ses frères.
Ils ne le considéraient pas comme tel cependant. Ils n’avaient pas lu ses livres, n’avaient assisté à aucune de ses conférences. Ils n’avaient aucune idée de la place particulière qu’ils occupaient dans son coeur, et le Professeur Kimani ne prit pas la peine de le leur expliquer. Ils le prirent plutôt pour un policier en civil et le surveillaient de près de peur qu’il ne tente d’appliquer une de ces méthodes qui ont rendu les policiers kenyans tristement célèbres. Le Professeur Kimani avait eu l’habitude d’accorder à sa famille (ainsi qu’il les appelait autrefois) le bénéfice du doute. Il l’accordait avec une telle fréquence et une telle générosité que ce dernier ne manquerait pas un jour de se trouver désaccordé. Ce jour était arrivé lorsqu’il avait été emmené pour être placé entre les mains hospitalières de l’Etat, et que tous ses amis avaient soudain disparu.
Sauf un.
Le Professeur Kimani avait été surpris et même un peu véxé, bien qu’il fût aisé de comprendre qu’une nation tournée toute entière vers la prospection fasse si peu de cas de l’introspection. Certains lui avaient gentiment suggéré d’arrêter de se soucier du bien-être de ses frères et de se préoccuper un peu du sien, ne serait-ce que de façon temporaire. C’était un messie déshérité, dépouillé de toute illusion quant au caractère sacré de sa mission et confronté à la luxure immaculée de ses ouailles. A présent, leur commerce était un échange de suspicion et d’antipathie réciproque, entre l’un, juché sur ses hauteurs olympiennes, pour une humanité exerçant pleinement sa prérogative d’être imparfaite ; et les autres, depuis les profondeurs de cette imperfection, n’ayant aucun désir de s’améliorer.
Il avait donc obtempéré et les avait laissés se débrouiller avec leurs basses manoeuvres, bien qu’il n’ait jamais cessé de se demander comment un homme pouvait quitter le paradis sans se retourner une seule fois. Il avait rejoint la compagnie sans complication des morts.
Là, au moins, il avait peu de chance d’être déçu.
Bien avant que les circonstances ne s’acharnent à mettre sa solitude en application, le Professeur Kimani avait été seul, et il ne remarqua qu’à peine le manque de compagnie humaine par la suite.
Quand une foule était rassemblée quelque part, il suffisait que le Professeur Kimani apparaisse pour qu’elle fonde comme neige au soleil. Même dans les rues les plus animées, à son passage, une large avenue s’ouvrait devant lui.
Il était seul comme à l’accoutumée la veille de son départ, quand il lui avait été permis de pénétrer dans l’enceinte du campus pour vider son bureau de ses effets personnels. Tout ce qu’il laisserait derrière lui serait détruit, lui avait-on dit.
Son bureau était exactement tel qu’il l’avait laissé et deux cartons suffisaient à contenir ses affaires. La plupart de ses livres avaient été confisqués pour servir de preuves lors de son procès qui avait eu lieu l’année précédente. Il en porta un et je me chargeai de l’autre. Sa plaque était encore sur la porte.
De l’autre côté de la rue, le Sunset Bar était bondé et empli de bruit, en ce vendredi après-midi, prémisse de la cuite du weekend. Un quart d’heure plus tard, il était vide.
Njuguna, le propriétaire, vint prendre notre commande, arborant un sourire forcé. Il ne pouvait confier cette tâche à aucun serveur ordinaire. Il dit, « Professeur, ça me fait plaisir de vous voir », avec un manque évident de sincérité. Avoir le Professeur comme client lui avait fait perdre une clientèle bien plus importante. S’il ne se rendait pas compte des dégâts qu’il causait, il lui dirait.
Il y avait une limite à tout.
Anticipant l’inévitable, je commandai deux bières et demandai à Njuguna s’il avait eut vent de la nouvelle. Il n’en avait pas entendu parler.
« Le Professeur nous quitte bientôt », dis-je.
Le sourire qu’il nous adressa était un sourire de soulagement intense. Il n’y aurait finalement aucun désagrément.
« C’est vrai ? , demanda-t-il, Quand ? Pour combien de temps ? Mais ne partez-pas, Professeur ! »
Il nous offrait nos bières. C’était bien peu cher payé pour retrouver la paix et une clientèle régulière.
Et puis, il fut parti. Et il valait mieux que cela se passe ainsi, qu’il ne m’ait pas laissé l’occasion de l’abandonner, car je l’aurais fait. J’aurais eu à la faire. Je ne l’avais ni revu ni reçu de ses nouvelles avant qu’il ne revienne.
L’exil du Professeur Kimani était le dernier recours de l’état. Quand il s’était mis à fouiller dans les dossiers déplaisants du passé et à encourager d’autres à l’imiter, les requêtes polies l’invitant à cesser séance tenante et qu’il avait platement refusé de prendre en compte avaient cédé le pas à une variété de suggestions plus pressantes. Finalement, le bâton de la détention sans procès avait été brandi et manié, mais il s’était malheureusement révélé ne pas être à la hauteur dans ce cas. De sa cellule solitaire continuait à s’échapper le flot régulier du moins hygénique de notre linge sale, hautement embarrassant et hautement séditieux, et pour lequel il aurait sans doute été puni s’il n’était pas déjà puni.
Quand enfin le gouvernement avait épuisé son répertoire non négligeable de tortures et son imagination peu considérable, le Professeur Kimani avait une fois de plus été relâché dans la nature, courbé, pas très frais, mais loin d’être brisé.
Alors, il dût secouer de ses bottes la latérite kenyane et se mettre en route pour l’exil, se résolvant à ne jamais plus poser les yeux sur sa terre natale et ses profondeurs d’inhumanité. Muni de rien d’autre que son incapacité à se plier aux injonctions et à la chemise qu’il portait, il avait disparu dans le Nord frigide et dans les bras chaleureux de l’institution libérale blanche.
Mais voilà qu’il était de retour, à l’endroit où il s’était juré de ne jamais revenir.
Entre l’estrade et la foule grouillante qui enflait, se trouvait une petite étendue de pelouse élimée, à laquelle cinq hommes munis de houes s’étaient attaqué, brisant les mottes de terre. En matière de trous, on disait qu’il s’agissait du trou le plus important de notre histoire, plus important encore que celui dans lequel nous nous étions enfoncés au cours des quarante dernières années, ce qui n’était pas rien.
Nous y étions enfin, prêts à faire face à nous-mêmes. Ce que nous trouverions aujourd’hui nous sauverait peut-être de nous-mêmes. Mais deux heures de fouilles vigoureuses ne produisirent qu’une vieille chaussure de l’armée, quelques clous rouillés et un gri-gri Taita [15] d’une telle malveillance que personne ne voulait s’en approcher. Ces bricoles étaient entièrement insatisfaisantes. Elles ne pourraient maintenir une nation en vie. Elles étaient même insuffisantes à la maintenance d’une principauté mineure. Elles faisaient défaut à tout point de vue. Elles ne feraient pas l’affaire.
Les jeunes hommes aux cheveux emmêlés et aux regards nerveux se firent comme prévu plus nerveux. Le petit archiviste malheureux sur les frêles épaules duquel reposait la responsabilité de cette farce jeta autour de lui un regard de bête traquée et prit sa tête entre ses mains.
Au troisième trou, un rugissement d’espoir s’éleva lorsqu’une paire d’ossements fût exhumée. Le Professeur Kimani avait l’air d’un homme qui va rencontrer son idée fixe.
Au lieu de cela, on nous présenta deux squelettes, plus ou moins intacts, les mains encore attachées dans le dos, un unique trou de balle à la base de leur crâne, et pas la moindre bouffée d’odeur de sainteté. Bien sûr, il fallait admettre qu’on avait disposé des corps des patriotes, des guerilleros, des intellectuels et des libres-penseurs avec une certaine négligence et qu’il était donc impossible de deviner à qui ces os avaient appartenu et l’endroit où se trouvaient ceux que l’on cherchait. L’archiviste risqua une hypothèse, et les fouilles reprirent sur un autre site.
Quand nous quittâmes les lieux, le Professeur Kimani et moi, il faisait déjà nuit, mais les fouilles continuaient. Le champ était jonché de fosses béantes. Nous marchâmes lentement jusqu’à un petit bar sale qui se trouvait sur le chemin de la route principale. La moitié des clients étaient des gens qui venaient de quitter la farce. Le propriétaire nous servit nos bières et nous demanda ce qu’il se passait.
« Je veux dire, qui se soucie de tous ces hommes morts ?, finit-il par demander. Quel rapport ont-ils avec quoi que ce soit ? Si j’ai assez à manger et si mes enfants vont à l’école ? »
Même le Professeur Kimani était trop fatigué pour lui expliquer. Il but sa bière en silence et sortit prendre le bus pour la ville.
De retour chez lui, il avait dit : « La seule chose à faire, c’est s’insinuer dans la logique inéxorable des événements et des hommes, et trouver un peu de place pour manoeuvrer. C’est vraiment aussi simple que ça, infiltrer la litanie qui tient le tout ensemble. Le Kenya, c’est le BEA et l’IBEA [16]. Le Kenya, c’est la pays de l’homme blanc et du double mandat.
« Le Kenya, ce sont des couchers de soleil éblouissants et l’espace infini. le Kenya, c’est Eliot, Delamere, Grogan, Blixen [17]. Le Kenya, ce sont les Lewa Downs, les Hautes Terres Blanches. Le Kenya, c’est Karen, le polo et le thé de quatre heures. Le Kenya, c’est l’Australie ou le Canada : l’Angleterre, avec de l’eau et du ciel.
« Le Kenya c’est Mary Wanjiru, James Gichuru, Koinange, Kenyatta. Le Kenya, c’est l’YKA, la KCA, la KAU [18], les Mau Mau.
« Etre kenyan, c’est rire de ses voisins, s’abaisser à l’Ujamaa, se moquer d’Amin. Etre kenyan, c’est être un partisan du socialisme africain, quoi que ça veuille dire. Etre kenyan, c’est s’accrocher à ces frontières, comme si notre situation aurait été pire si nous avions été ougandais, tanzanien, ou les trois à la fois.
« Etre kenyan, c’est condamner les Indiens et lâcher les jurés sur les Blancs. Etre kenyan, c’est refuser la culpabilité, plaider son innocence, et faire l’aumône. Le Kenya, c’est apprendre à faire avec. Les vêtements des autres, les idées des autres. Etre kenyan, c’est rêver sans cesse d’une vie meilleure.
« Le Kenya est ce lieu à mi-chemin entre la prospérité et l’indigence, pas un lieu idéal, c’est sûr, mais un lieu d’où l’on peut apprécier à quel point la situation aurait pu être bien pire. »
Il s’arrêta pour reprendre son souffle et rit, d’un rire sec et bref.
« Alors, tu vois, c’est tout ce qu’il te reste à faire. Ce n’est pas la vérité qui compte. C’est qu’ils y croient. Tu peux leur raconter n’importe quoi, raconte-leur ce qu’ils ont envie d’entendre. Raconte-leur une histoire vraisemblable. »
Lui n’en avait plus la force. A peine un mois plus tard, il remit tous ses livres dans des cartons et il les fit réexpédier à leur point de départ. Il n’avait pas été capable de se confronter à ce qu’il considérait comme un échec, et il était parti. Voilà un an qu’il est mort et c’est la première fois que je parviens à écrire, à penser à lui sans être envahi par un sentiment de désespoir absolu. Peut-être que je peux lui être de quelque utilité.
Peut-être que je peux raconter l’histoire.

© Traduction Aurélie Journo, 2009.

Notes

[1NdT : Criminal Investigation Department, section de la police kenyane.

[2NdT : Quartier de classes moyennes à l’ouest de Nairobi.

[3NdT : J.G. Carothers est un psychologue britannique qui publia, La Psychologie des Mau Mau, en 1954, texte qui reprenait tous les préjugés racistes de l’époque. Ngugi wa Thiong’o est l’un des auteurs kenyans les plus connus.

[4NdT : Suffering without Bitterness est le titre d’un recueil de discours de Jomo Kenyatta publié en 1968.

[5NdT : Moi succéda à Kenyatta à sa mort en 1978, et mit en place la politique appelée Nyayo (les pas en swahili), signifiant sa volonté de marcher dans les pas de son prédécesseur.

[6NdT : Tom Mboya (1930-1969) et Pio Gama Pinto (1927-1965) sont deux hommes politiques kenyans, tous deux morts assassinés.

[7NdT : Palais présidentiel de Nairobi.

[8NdT : fête nationale au Kenya, Kenyatta Day célèbre tous les 20 octobre, les héros morts pour la patrie.

[9NdT : L’Orkoiyot est le chef suprême des Nandi au Kenya. En 1905, le militaire britannique Meinertzhagen assassina Koitalel Arap Samoei, l’Orkoiyot de l’époque afin de mettre fin à une révolte dirigée par celui-ci.

[10NdT : Johnstone est le nom chrétien de Jomo Kenyatta.

[11NdT : Kenyatta fut emprisonné en 1953 pour ses liens présumés avec le mouvement Mau Mau. Il faisait partie de 6 hommes jugés par un tribunal britannique à Kapenguria, ville du nord du Kenya.

[12NdT : Noms des deux quartiers parmi les plus chics de Nairobi. Karen, dont le nom vient de Karen Blixen se trouve à l’extérieur de la ville, tandis que Muthaiga est le quartier où se trouvent la plupart des résidences d’ambassadeurs.

[13NdT : Ian Henderson est l’officier colonial britannique qui traqua et arrêta Dedan Kimathi.

[14NdT : Prison kenyane, dans la région de Kiambu, où Dedan Kimathi fut pendu le 18 février 1957.

[15NdT : originaire des montagnes Taita, dans le sud-est du pays.

[16NdT : Initiales du British East Africa et de l’Imperial British East Africa.

[17NdT : Noms de colons et gouverneurs britanniques célèbres

[18NdT : noms d’organisations politiques fondées avant l’indépendance : Young Kikuyu Association (créée en 1921), Kikuyu Central Association(créée en 1924), Kenya African Union (créée en 1944).

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter