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Sur Hermann Hesse et la jeunesse 

dimanche 6 septembre 2009, par Joël Cornuault

Quand j’y repense, Le Loup des steppes joua pour moi et plusieurs de mes camarades, avec L’Âge d’homme et L’Apprentissage de la ville, le rôle de roman de formation à la vie en marge. C’était avant la mode psychédélique. La seule fumette qui avait alors cours à la Goutte d’Or, dix-huitième arrondissement, était celle du kif, le samedi soir dans les bistrots des travailleurs algériens. Ils étaient trop fatigués pour lire Hesse ou quelque livre que ce soit. En Amérique, Hesse allait devenir un auteur-culte, avec les tubes des Beach Boys et dans le sillage du dessinateur Crumb importé ici par le magazine « Actuel » - quelle ne fut pas ma surprise de retrouver Le Loup des steppes entre toutes les mains des jeunes passagers d’un « Grey Rabbit », le bus des pauvres, une année où je traversai les États-Unis.

Aujourd’hui encore, cet écrivain dont les livres constituent sous des formes différentes un unique encouragement à la maturité, attire en premier lieu la jeunesse. Hesse n’avait pas la gouaillerie propre à la tradition culturelle française, toujours mordante pour le voisin, malicieuse et prompte à dénoncer ses erreurs avec esprit - « on " ne la fait pas " au Français, mais il croit aux miracles de Lourdes », comme l’écrivait drôlement Élie Faure -, mais ses œuvres n’excluent pas le moins du monde l’indignation, la colère, ni la subjectivité, marques des tempéraments indociles, réfractaires. Dans son vade-mecum intitulé Lecture minute, il sut montrer les dents, ou décocher ses flèches. De quoi transpercer plus d’un adversaire ou ravigoter les endormis.

La célébrité littéraire ? « Lorsqu’un écrivain se produit en public et acquiert de la notoriété, la relation entre lui et le monde n’est presque plus faite que de malentendus. »

La modernité ? « Dans la vie culturelle, n’ont de valeur que les nouvelles créations qui se détournent de la veille, réhabilitent des valeurs plus anciennes et oubliées. »

La violence des intellectuels révolutionnaires ? « Trotski qui ne pouvait supporter de voir rosser un paysan fait abattre sans scrupule des millions d’hommes au nom de ses idées. »

L’intelligence sans bonté ni sagesse ? « Qu’y a-t-il de plus bête et qui rende plus malheureux que d’être malin ? » - C’est peut-être la phrase qu’entre toutes je préfère. Dans sa brièveté - l’une des exigences de la bonne littérature -, et sous son apparente naïveté, elle cache un trésor d’expérience. Et d’intelligence de cette expérience : une philosophie.

Contrairement à ce que laisse entendre le titre de Lecture minute, choisi par Hesse lui-même, ce livre est de ceux qui peuvent être relus à intervalles réguliers. Parce que, plongés dans nos habitudes, déportés de droite et de gauche par les événements, distraits par des questions inutiles ou qui ne sont pas nôtres, ou bouleversés par le tragique de la vie, nous semblons oublier au fur et à mesure les fondamentaux. Et la pratique s’écarte toujours plus de la théorie.

Hesse savait très bien que, pour l’homme, il n’y a probablement rien qui aille sur terre et probablement rien qui n’aille pas non plus. Que le progrès oral ne nous attend pas forcément au bout de l’Histoire et que le monde présentera peut- être « éternellement le même équilibre de bien et de mal ». Il était de ceux qui ne prétendent pas connaître dans tous ses détails la bonne façon de conduire la vie ; la croient même variable en fonction des situations en temps de guerre, de famine, de révolution, de régime totalitaire, et ainsi de suite. Mais qui savent que, pour que le monde soit habitable, il vaut mieux ne pas mentir, ne pas trahir et ne pas tuer. Que l’entraide est préférable à l’extermination, et la générosité supérieure à la rapacité. Que ces commandements ne désignent pas le credo d’une secte illuminée, mais sont aujourd’hui un bien commun. Il savait qu’il y a des choses qu’il ne faut pas pousser à toutes leurs conséquences et d’autres qu’il vaut mieux ne pas chercher à savoir.

Hesse nous aide à aller notre train, ce qui ne consiste pas à suivre le cours arbitraire de nos caprices, mais à respecter ce qui, au fil des ans, se révèle à nous comme notre essence profonde et notre seule action possible parmi les autres.

Les philosophies orientales exercèrent sur lui une influence prépondérante. Possédant une vaste culture humaniste, il comprit très tôt le profit qu’il y aurait à introduire les Chinois et les penseurs de l’Inde dans le fonds commun de la pensée universelle, quelque chose de très différent de la lecture superficielle du zen qui a cours maintenant. Hesse était religieux - issu d’un milieu religieux -, sans dieu ni catéchisme.

Je n’aime pas son ton un peu préchi précha par endroits. Mais pouvait-il, peut-on, rayer du vocabulaire les mots « compassion » ou « piété », aussi suspects et difficiles à utiliser que l’Histoire, et récemment un humanitarisme visqueux, les aient rendus ? Et que trouver à redire à la définition suivante : « la piété à laquelle je songe est le respect de l’individu à l’égard de tout l’univers, de la nature, des autres hommes, le sentiment d’être concerné et co-responsable ? » Ce langage parle effectivement à la jeunesse.

C’est un bourgeois, disaient les bolcheviks, qui ignoraient que son histoire personnelle n’était pas un lit de roses et que le mode de vie équilibré auquel il aspira restait un objectif à atteindre plutôt n’une réalité stable. C’est un anarchiste, disaient les bourgeois. À mieux regarder, il semble que les valeurs défendues par Hermann Hesse dans ses essais et ses romans transcendaient de beaucoup celles de toutes les classes possédantes, incultes, agressives, matérialistes. Ses idées ne servaient pas qu’une vérité extérieure, sociale et politique, et seul peut-être un bourgeois avait les moyens (j’entends la sécurité et la confiance en soi), de les énoncer.

Une de ses remarques grappillée dans son petit bréviaire et dans laquelle de nombreux tiraillements intérieurs certainement transparaissent, illustre la tournure de sa pensée : « De même que je dois alterner la nourriture et le jeûne, le sommeil et la veille, écrit-il, il me faut aussi osciller constamment entre le naturel et le spirituel, l’expérience et le platonisme, l’ordre et la révolution, le catholicisme et l’esprit de la Réforme. Qu’un homme vénère l’esprit à longueur de vie et méprise la nature, soit toujours révolutionnaire et jamais conservateur ou vice-versa, cela me semble marquer bien de la vertu, du caractère et de la constance, mais je trouve cela aussi funeste, répugnant et stupide que si quelqu’un ne voulait rien que toujours manger ou dormir toujours. » Hesse précise son idée en conclusion : « Et cependant tous les partis, qu’ils soient politiques ou spirituels, religieux ou scientifiques, reposent sur la même prémisse qu’un tel comportement est possible, naturel. » La pensée de Hesse possède toujours cette tonalité. Syncrétique par de nombreux côtés, mais sans exiger qu’on se convertisse ni convertisse les autres, comme celle de Buber, de Schweitzer, elle exerce une action rassurante, sans laquelle la vie ne saurait s’épanouir.

Hesse eut une existence longue et en fin de compte douloureuse. Il connut deux conflits mondiaux, alors que la violence et la bêtise politique étaient de ses principales bêtes noires. « À quoi se rattacher pour rendre de nouveau possible sur terre quelque chose qui ressemble à de l’esprit, de la dignité, du sens, de la beauté ? » se demandait-il en période de guerre. La question est restée la même en ce temps d’étrange paix. Hermann Hesse qui, à la différence de George Orwell resta pacifiste et non-violent, reçut le prix Nobel en 1946, mais notre époque ivre de succès passagers et qui s’en laisse imposer par les philosophies théoriques au langage entortillé, l’a écarté de la culture officielle. Il est de ces rares penseurs du XX° siècle qui dont pas soustrait leurs livres à l’appréciation humaine en les abritant derrière une prétendue valeur esthétique, stratégique, scientifique ou divertissante.

*

Les oeuvres de Hesse doivent peut-être de poursuivre leur chemin dans l’esprit des jeunes, et par-delà les premières générations de ses lecteurs, à ces questions de drogue auxquelles je faisais allusion en commençant, beaucoup plus familières à l’adolescent moyen d’aujourd’hui qu’elles ne l’étaient du temps de Hesse ou de mes copains de la Chapelle : rares étaient alors les surprises-parties où les enfants des classes moyennes s’intoxiquaient avec d’autres produits que l’alcool - bientôt, l’acide, les amphétamines allaient infiltrer la jeunesse ouvrière et les quartiers pauvres ; sous des noms divers, les excitants des centres nerveux n’ont fait que proliférer depuis.

Mais la jeunesse de maintenant lit sans doute, comme je l’espère, Siddharta ou Le Jeu des perles de verre pour des motifs plus exaltants : ces livres cherchent à englober la colère et la révolte dans une philosophie dynamique de l’existence, où l’errance, l’égarement, ont leur part sans occuper désespérément tout le tableau. Hesse ne sépare pas la révolte de la louange, le mouvement de la quiétude.

J’accolais plus haut les noms de Michel Leiris et de Luc Dietrich à celui de Hermann Hesse. Mon souvenir associe des tempéraments disparates. Il n’y a pas chez Hesse, fils de pasteur aisé, la même profonde détresse que chez Dietrich, qui mourut tellement jeune. Pas de trace d’aveuglement politique, comme chez Leiris, à qui les exégètes font gentiment grâce de son éloge légèrement étourdi du maoïsme. je vois en Hesse l’un des rares penseurs antiautoritaires crédibles du XX° siècle. Un de ceux que l’ont peut donner à lire en confiance à la jeunesse - il n’a pas été un père au-dessus des reproches, ce n’est pas ce que je veux dire. Sans lui mentir ni la bercer d’illusions. En souhaitant qu’elle ressente, comme il nous fut donné de ressentir, joie et illumination devant certains aspects du monde créé et qu’elle va avoir charge d’augmenter.

Ce poème, cette architecture, s’interroge Hesse, pourquoi nous ont-ils comblé, imprégné dans notre personnalité profonde ? Parce que, répond-il, nous sentons en leur présence « que le travail et l’abnégation d’un homme n’est pas sans valeur ; et qu’il existe au-delà de l’oppressante solitude dans laquelle tout un chacun traîne sa vie, quelque chose de commun à tous les hommes, quelque chose de désirable et de délicieux ; et que, de tout temps, des centaines et des centaines d’êtres humains ont souffert, travaillé dans la solitude, pour faire que ce bien commun qui rassure soit visible. » Hesse ramena ces réflexions d’un voyage en Italie. Nous conseillerons donc à la jeunesse de se rendre dans ce pays.

Quelle injustice, en effet, et quel bas renoncement, il y aurait à ne transmettre aux enfants, les nôtres et ceux d’autrui, que morosité, fatigue, angoisse de vivre. Il faut que le regard sans pitié que l’on porte sur le monde - il le mérite bien - n’ait pas pour effet de nous couper des autres. Les adultes sont tous, peu ou prou, victimes de ce que Mounier appela naguère « la baisse massive de la valeur du monde », une « peur de vivre évolutive » qui pousse le vieillard à ressasser ses regrets. « Paris a bien changé, il n’y a plus une seule jolie femme à Paris » ! Hesse ne fut jamais ce cadavre vivant. On n’écrit pas pour aggraver le mal et la misère. La culture est tombée entre les mains de gens de gauche qui ne savent pas, ou feignent d’ignorer parce que pour l’instant cela fait chic ou s’avère rentable, que flétrir incessamment la condition humaine st par tradition plutôt de droite et réactionnaire.

Ce qui nous est cher, c’est cet attachement de Hesse à ses années d’enfance ont témoignent nombre de ses récits ou romans. Le souvenir qu’il a gardé des silhouettes conjointes de son père et de sa mère dans un chemin ensoleillé. La magie des jouets. Le contact sensible avec le monde autour. La grande prairie, derrière la maison familiale, où il allait vagabonder ou se consoler de ses chagrins et de ses tourments. Les lances que l’on taille à cet âge ; les polissonneries dont les vitres des voisins ont à pâtir.

À la fin de l’enfance, nous chutons dans le temps, nous basculons dans un univers où une chose telle que le temps existe ; avant, il n’y avait qu’une durée sans limite. « Les mois et les saisons perdent leur profondeur insondable, dit Hesse, la vie n’existe plus dans sa plénitude. Les fêtes, les dimanches, les anniversaires ne se présentent plus à nous comme des surprises, leur date et leur retour ont la même fixité que les chiffres des heures sur le cadran d’une montre et nous savons combien de temps il faudra à l’aiguille pour les atteindre. »

L’adulte s’accommodera comme il pourra de ces fixités, mais quand il aura beaucoup vécu, ce qui lui était d’abord donné devra de plus en plus souvent être gagné, ou ne lui sera plus octroyé qu’à intervalles espacés, à certains moments de gloire. À moins qu’il ne développe en lui l’inclination au rêve par laquelle un pan de sa vie se rattache encore à l’univers de l’enfance. Toute l’œuvre de Hesse parle d’une formation harmonieuse de la personne, car la vie est brève à connaître pour la sensibilité et longue en ce qu’elle éprouve notre courage, notre cohérence : on n’y doit pas faire le bien qu’une fois. Mais sa nature rêveuse colore pour moi toute la personnalité littéraire de Hermann Hesse et c’est elle qui, probablement, empêche que cet homme et ses idées nous paraissent agressives, méchantes.

Comme ce sage pyrénéen dont les surréalistes voulurent un temps faire le Douanier Rousseau de la poésie, Hesse parlait le langage des fleurs, c’est-à-dire un langage que les gens tout en cervelle n’écoutent guère, ou je me trompe fort.

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