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« Le Vieux Jardin » de Hwang Sok-yong 

lundi 3 décembre 2007, par Régis Poulet

Encore une histoire sur la division de la Corée ? La lutte contre un pouvoir dictatorial à la façon de celle qui intervient en Birmanie en ce moment ? Ou est-ce le récit d’un amour épistolaire à cheveux blancs ? La quête d’un lieu de repos ?

En l’an 2000, Jeong Eun-Jin et Patrick Maurus pouvaient avec raison dénoncer l’inexistence de représentations conflictuelles de la Corée dont les productions littéraires devaient passer sous les fourches caudines du nationalisme coréen ou sous la toise de la vision française de l’Orient où, entre les Chinois et les Japonais, les Coréens n’existaient pas [1]. C’est une question de centre et de périphérie, peut-être, c’est surtout une question d’impérialisme. Dans L’autre côté d’un souvenir obscur de Yi Kyunyông, paru il y a quatorze ans en français, récit assez bref par rapport au Vieux Jardin, il s’agit de la séparation entre les deux Corée d’un frère et de sa sœur, mais l’approche du problème n’est pas aussi frontale que dans La Place de Ch’oe Inhun, paru l’année suivante, ou dans ce récit de Hwang Sok-yong qui offre de nombreux parallèles avec le récit plus bref aussi de Ch’oe. Les traductions en français tendent ainsi à rendre plus problématique la perception de la Corée qui n’est plus seulement perçue au prisme de la simple opposition entre Pyongyang et Séoul mais laisse sourdre les tensions internes à la société sud-coréenne. Il en va de même avec le cinéma de Lee Chang-dong (Peppermint Candy), de Kim Ki-duk (Adresse inconnue) ou de Park Chan-wook (Old Boy) qui traitent de la douleur du souvenir.
On dit que quand l’histoire est banale, c’est qu’elle reflète l’époque.

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J’entreprendrai de me donner une nouvelle forme en vue de nos futures retrouvailles. Yunhi peint, mais elle écrit surtout. Elle écrit à celui qu’elle aime, Hyônu, dont elle est séparée par ce ô que forme la bouche pour un baiser, ce ô qui signe l’absence, qui signe l’évanescence et jusqu’à l’enfermement. Elle lui raconte tout ce qui la concerne, ses amours, ses oublis, avec l’impudeur du romancier. Han Yunhi accomplit dans ce récit ce que Kim Uchang [2] jugeait encore insoluble dans la Corée de 1977 : étendre les journées de la vie quotidienne aux dimensions héroïques de l’histoire dans la corrélation entre la littérature et la politique. Les lettres de cette femme sont une réponse à l’idéalisme politique de Ô Hyônu comme à celui de feu son père, emporté par l’alcool comme dans Une société qui pousse à boire (Hyôn Chin’gôn, 1921). Non pas que Yunhi condamne l’engagement politique, mais sa façon de le pratiquer est littéraire, fille du Mouvement du 1er mars 1919 [3] qui a exalté la prise de conscience générale de la vie sociale et produit une littérature plus rigoureuse dans la description de la réalité. Si Hyônu est un personnage engagé, un temps, il est surtout un reclus puis l’ombre de lui-même à sa sortie de prison. Son implication sociale dure peu et en fait de relations sociales, il s’agit de celles qu’il entretient avec ses geôliers. Yunhi, en revanche, est le point nodal que fréquentent un idéaliste emprisonné, Ô, un pragmatique, Song, et un adepte de la douce raison, Yi. C’est elle qui permet aux deux derniers d’écrire leurs pages les plus belles, non sans un certain romanesque (l’exil sibérien de Song) et qui montre à Ô que la littérature est un programme de vie. Grâce à ce personnage, Hwang Sok-yong peut parler de la division sur un autre mode que celui de la victimisation.

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J’avais peut-être envie de me regarder depuis l’extérieur. Accomplissant ce qui est matériellement impossible à Hyônu, Yunhi prend ce recul caractéristique qui permet à l’écrivain, notamment par ses personnages, de se décentrer pour comprendre. Tandis que le prisonnier nous conte l’abrutissement et la folie qui guettent les détenus, leur sortie du monde et l’absence à eux-mêmes, cette femme libre incarne une Corée qui se modernise et s’émancipe de la morale confucéenne. Elle ne le fait cependant pas dans les termes selon lesquels la modernisation correspond à la voie de l’Ouest (Seohak), donc à l’Occident et au Japon, les deux ennemis de l’orthodoxie confucéenne de la voie de l’Est (Tonghak). L’auteur la met en situation de regarder vers autre chose que cette opposition toute masculine. C’est la comparaison qui le lui fait comprendre.

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A Berlin lors de la chute du mur, elle se rend compte que le Nord et le Sud sont deux directions opposées comme ma face et mon dos, mais l’Est et l’Ouest sont les deux côtés d’une même réalité  ; et aussi que le Nord est beaucoup plus près de nous que l’Europe ou les Etats-Unis. De cet apparent paradoxe ressort d’une part la notion d’unité qui fait celle de culture et sous laquelle rampe le nationalisme, et d’autre part que ce sont les idées qui séparent faussement ce que l’impulsion naturelle du cœur tendrait à réunir. En effet, la revendication implicite d’une certaine coréanité se fait ici sans opposition frontale. A contrario, les essais de Kim Uchang sur le Roman coréen me rappellent par certains traits, sur l’unité de la culture notamment, le Défense de l’Occident (1927) de Henri Massis. Dans le contexte coréen, la prévalence du confucianisme et du christianisme, l’un et l’autre très phallocentrés et logocentrés, semble contrebalancée, dans Le Vieux jardin, par les références au bouddhisme qui fait moins de cas de la notion d’identité. En outre, son séjour européen fait comprendre à Yunhi que, du point de vue de la division, l’Ouest et l’Est ne sont pas différents, qu’ils ne s’opposent pas mais sont complémentaires. Hwang Sok-yong ne fait pas porter à l’étranger la responsabilité de tous les maux coréens. Le voyage vers la mort de son héroïne - qui la déplace justement à l’étranger et lui octroie cette lucidité - n’est pas le Voyage de Monsieur Lee (Kim Won Il, 1993 en français) lors duquel la Corée ‘traditionnelle’ semble mourir avec un héros jamais remis des tortures japonaises.

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... vaincre le désespoir et l’humiliation. C’est le récit des luttes de personnages plus ou moins idéalistes qui nous touche avant de s’effacer devant l’évocation d’un amour. Une sorte de malédiction semble peser sur la Corée bien avant le massacre de Kwangju [4], un mécano de l’échec où prend place l’occupation japonaise et qui remonte au XIXe siècle : c’est une lutte qui dure depuis cent ans, depuis l’ouverture de nos ports. A sa façon non dogmatique mais encline à honorer ces individus d’exception que sont pour elle son père et Hyônu, Yunhi n’incrimine ni l’Occident ni le Japon, mais l’on sent que l’auteur est moins apolitique qu’elle. Ou que sa vision politique est davantage marquée par la dénonciation de l’impérialisme. L’on n’oublie pas, à la lecture du Vieux jardin, qu’il est aussi l’auteur des Terres étrangères, récit qui dénonce le sacrifice du prolétariat au profit de patrons invisibles, de même que le Daguerches du Kilomètre 83 avait mis en scène les efforts inouïs des ouvriers sous le joug colonial français pour ouvrir un tronçon de la ligne Siam-Cambodge.

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Ecoute, quand tu fais des manifs, on te donne du riz ? En dépit de l’admirable combat des Ô Hyônu, Song Yôngt’ae et consorts, force est de constater que Hwang Sok-yong n’en fait pas des personnages à la Malraux : ni Espoir, ni Condition humaine pour la simple raison que le monde contemporain du capitalisme mondialisé qui écrase les Corée n’est plus duel, car le bloc communiste s’y est effondré. La profonde mélancolie qui s’empare du roman tient justement à cela à quoi succombe Song : que l’Eurasie enfin une est désespérante. C’en est fait des rêves tant occidentaux d’une union de l’Orient et de l’Occident que des rêves asiatiques, maoïstes du Deux qui se fond en Un, ou coréens du Tongdoseopika (« la Voie de l’Est, les Machines de l’Ouest »). Après l’Allemagne, la désillusion relative à la réunification des Corée point comme un tabou.

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Les parties du corps qui sont le siège de l’amour sont celles qui pourrissent le plus rapidement. Contre la séparation et l’oubli, Yunhi peut suivre deux voies : être une mère, être une artiste. Elle enfante Un’gyôl mais refuse de se laisser enfermer dans le carcan de la parturition. La mère et la fille s’aimeront en dépit d’un ‘timing qui n’était pas bon’ ; cependant, le temps du récit est celui des lettres qui font que l’amour entre Yunhi et Hyônu subsiste. Compte tenu de l’histoire littéraire coréenne, Hwang Sok-yong se place ici dans la lignée progressiste de ceux pour qui le hangul [5] est avec profit une écriture pour les femmes dont les hommes - qui lisent, qui chantent mais n’écrivent pas dans ce récit - pourraient s’inspirer afin de sortir du mécano de l’échec mis en accusation dans Le Vieux Jardin. L’auteur refuse l’optique fonctionnaliste assignée par les confucéens aux Lettres (mun), qui doivent trouver une utilité morale ; c’est à la littérature (munhak) qu’il voue son héroïne, sans qu’elle le revendique pour autant. Quant à Hyônu, la présence charnelle d’Un’gyôl lui semble moins réelle que l’espace littéraire où il évolue au côté de Yunhi.

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Tout compte fait, le parallèle avec le Voyage de Monsieur Lee est plus pertinent qu’il n’y paraît. Que fait Yunhi sinon construire le tombeau de son amour, tout comme Lee cherche le meilleur emplacement pour le sien ? D’autre part, la veine fantastique en moins, elle est une sorte de Morte amoureuse qui écrirait, à la façon de nos poètes du XIXe siècle, un tombeau de Yunhi / Hyônu puisque son amant est emmuré vivant et qu’elle cherche la réclusion en un non-lieu qui est en partie le souvenir de Kalmoe.
J’étais heureuse, assise sur le maru, en te voyant t’occuper du potager.

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Cultiver son jardin ? Même si Voltaire s’inclinait tous les matins devant le portrait de Confucius, son invite à se détourner des questions métaphysiques pour changer ce qui peut l’être ne correspond pas à ce que pense Yunhi. Au contraire, la coréanité de sa réaction est bien différente et peut tenir à deux éléments : l’opposition entre le monde rural (où elle se sent heureuse) et le monde urbain (qui aspire Hyônu) se résout au détriment de ce dernier comme si le il n’était pas nécessaire d’introduire le monde dans notre existence aux relents bouddhiques était donné à lire autrement, sur fond d’une recherche géomantique pas très éloignée de celle de Monsieur Lee et qui serait celle d’un Vieux jardin. La sensibilité particulière de l’héroïne associe l’utopie à la géomancie, ce que l’auteur inscrit dans son texte même puisque Yunhi parle, dans ses lettres, depuis le non-lieu de la mort, et qu’elle renvoie sans cesse à ce lieu réel d’un bonheur éphémère qu’est Kalmoe.
Qu’as-tu trouvé dans cette obscurité et cette solitude encerclée de murs ? N’as-tu pas aperçu par hasard, en te glissant entre deux rochers, un monde plein de fleurs aux multiples couleurs dans la splendeur du soleil ? As-tu trouvé notre vieux jardin ?

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La fin de cette dernière lettre de Yunhi à Hyônu est d’autant plus émouvante et mélancolique qu’elle est comme l’arc-en-ciel entre vie et mort sous lequel elle lui donne rendez-vous. Elle sait qu’il ne pourra le voir que de loin, car le réel de Kalmoe ne suffit pas, alors que ses lettres lui procurent la vision lumineuse de l’arc qui enjambe le Vieux Jardin.
... ce qui reste inachevé dans ce monde est beau, n’est-ce pas ?




Texte primé en novembre 2007 au concours « A la découverte des grandes oeuvres de la littérature coréenne » organisé par le Centre Culturel Coréen et l’Institut Coréen de la Traduction Littéraire.

P.-S.

Le Vieux Jardin (Oraedoen chôngwôn) de Hwang Sok-yong, traduit du coréen par Jeong Eun-jin et Jacques Batilliot, Zulma, 2005.

Notes

[1Patrick Maurus et Jeong Eun-jin, « La découverte de l’Autre comme dissimulation de Soi : stratégies de diffusion de la littérature coréenne en France », pp. 93-100 in Muriel Détrie, éd., France-Asie, un siècle d’échanges littéraires. Paris : You Feng, 2001 ; 406 pp.

[2Le roman coréen : essais de littérature et de philosophie, trad. du coréen et annoté par John et Geneviève T. Park, Paris, Maisonneuve & Larose, 1998.

[3Date du plus grand des rassemblements contre les colons japonais.

[4Il s’agit de la féroce répression d’un soulèvement syndicaliste et étudiant intervenu en mai 1980 en Corée du Sud après qu’un état de siège eut été proclamé.

[5Le hangul (prononcer hangeul) est l’alphabet inventé par Sejong le Grand, quatrième roi de la dynastie Chosŏn, au XVe siècle, afin de transcrire la langue coréenne. Les femmes, qui étaient alors tenues à l’écart des études chinoises, s’en servirent pour écrire.

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