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Le fléau intérieur 

mardi 10 mars 2009, par William Wilson

« L’homme est Dieu par la pensée. »
LAMARTINE

Voici l’histoire d’un individu apparemment ordinaire qui ne se sentait pas bien et qui se demandait pourquoi. Le fait d’y songer ne l’aidait pas à aller mieux, au contraire cela ne faisait qu’accentuer son malaise. Ce mal-être associait des mouvements d’humeur irrépressibles à un état de fatigue permanent. Des crises d’angoisse le gagnaient sans qu’il puisse s’y dérober, sa sensibilité lui jouait des tours. Son métier étant bien éprouvant, et son patron aussi, il ne fut jamais autorisé à s’épanouir dans son travail, il devait à la longue éprouver une appréhension à devoir s’y rendre. Son médecin traitant diagnostiqua d’abord un état de fatigue dû à un surmenage coutumier, en prescrivant à l’hypocondriaque des complexes vitaminés afin de stimuler son état général. À cet effet, il l’incita vivement, dans le cadre d’une remise en forme, à pratiquer la gymnastique et suggéra aussi qu’il s’alimente plus sainement. En vain. Le mal dont il souffrait le guettait, sournoisement d’abord, avant de le submerger de la tête aux pieds.

Concédant ensuite à l’éventualité d’une banale dépression, le médecin ordonna cette fois-ci, plus sérieusement, des neuroleptiques ou psychotropes pour le tranquilliser. Et l’homme, effectivement, durant un temps se sentit mieux, ou disons moins mal. Son humeur demeura à peu près stable et il était le premier surpris de se sentir vaguement serein, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Désormais, en se rendant sur son lieu de travail, en rejoignant le flot de la circulation avec son véhicule, il attendait bien sagement dans les embouteillages en écoutant de la musique ; en allant faire ses courses, dans les files d’attente, son attitude était la même, ataraxique selon l’effet des calmants. En effectuant ses obligations quotidiennes, il ne stressait plus vraiment. Cette sérénité retrouvée artificiellement le rendit hélas moins performant pour tout ce qui réclamait un tant soit peu de concentration et d’effort. Lui, d’ordinaire si actif, paraissait avoir perdu son zèle d’antan. Et tandis que la direction de son entreprise s’apprêtait à le lui faire savoir, la femme qui partageait sa vie devait elle aussi déplorer le manque d’entrain de son partenaire. L’homme, hélas, avait pris goût à cette forme de détachement que lui apportaient les précieux cachets dont il devint quelque peu dépendant. La journée, les dossiers commençaient à s’empiler sur son bureau, il avait du retard en tout, et lui, plutôt que de s’en inquiéter, plutôt que de s’affairer un minimum pour donner le change, manifestait inversement une indolence patente, allant jusqu’à pitoyablement somnoler lors des réunions de travail forcément importantes. Son ralentissement général contrastait singulièrement avec l’image d’Épinal de l’homme moderne, toujours débordé même lorsqu’il ne fait rien. Ses collègues ne parvenaient-il pas à déceler dans son regard vide que véritablement son esprit était ailleurs ? Que s’il était distrait c’était que son cerveau l’était aussi chimiquement et qu’il ne le supportait pas ?

À chacune de ses visites chez le docteur, ce dernier déclarait qu’avec un peu de patience il finirait bien par aller mieux, en proposant d’autres remèdes pour pallier à l’inefficacité des précédents. Des pastilles, il y en avait des rouges, des bleues, des vertes pour ne pas les confondre et ne pas ingérer trop de ceci et pas assez de cela. Bien vite on eut dit qu’un empire pharmaceutique était venu au chevet du malade pour le guérir de tout. Mais au bout de quelque temps, au lieu de s’améliorer, l’état du patient empira. Le généraliste, abdiquant, proposa de le faire voir à un spécialiste des maladies mentales afin d’entreprendre des séances de psychothérapie.

« Ah, mon bon monsieur, les névroses et la dépression sont les grands maux de notre siècle ! » décréta d’entrée de jeu le psychiatre qui, pour s’assurer un résultat immédiat avant même d’entreprendre les séances durant lesquelles le patient est invité à raconter sa vie afin d’y dénombrer les anomalies expliquant tout déséquilibre, lui ordonna un traitement autrement approprié, de ceux qui agissent plus radicalement sur le système nerveux central. Le patient, hélas, devait en subir les effets secondaires aussi nombreux fussent-ils : nausées, palpitations, pertes d’appétit, hallucinations, troubles du sommeil, diminution de la libido… Effets secondaires mais aussi pervers pour lesquels le médecin généraliste devait sans cesse produire de nouvelles ordonnances. Le spécialiste de la chose cérébrale voulut tout savoir du ressenti de son patient au sujet de sa prime enfance, tout connaître de ce père absent et de cette mère autoritaire… Le patient en évoquant son vécu dans ses moindres détails et ses rêves aussi, en exhumant des faits que sa conscience avait naturellement refoulés sans doute pour elle-même se prémunir de souffrances inutiles, devait essuyer une crise existentielle majeure. À force de ressasser les bons et surtout les mauvais souvenirs, des événements pénibles qui n’étaient pas toujours bien dramatiques, le simple fait d’exister étant en soi compliqué, à force de se remémorer son vécu d’une façon quasi obsessionnelle, en quête de signes ou symboles significatifs de son effondrement psychologique, le malade comprenait davantage ce qui lui arrivait mais sans jamais aller mieux. Il s’immergea tellement dans son passé qu’il se mit à négliger ses projets d’avenir en même temps qu’il perdit sa compagne, pas assez déterminée à jouer le rôle de psychothérapeute ou d’infirmière à domicile. Cette femme s’était lassée de ce genre de personne qui, au lieu de bâtir un foyer, passait leur temps à vouloir se reconstruire.

L’homme de science, qui était devenu une sorte de phare pour ce malade en perdition, avait enfin répertorié chez lui un certain nombre de névroses conséquentes, dont quelques-unes décisives pour lesquelles il délivra strictement un arrêt-maladie de longue durée avant de réclamer pour l’incurable une rente d’invalidité à vie. Fébrile, à cause des remèdes qu’il ingérait quotidiennement, ce dernier n’eut plus alors d’autre activité que de croupir devant sa télévision, se mettant à divaguer avec des raisonnements souvent inattendus sur l’état du monde qu’il jugeait épouvantable. On aurait voulu lui faire peur qu’on ne s’y serait pas pris autrement, l’actualité du jour se résumait invariablement à un funeste état des lieux planétaire. L’on débattait beaucoup mais sans grand résultat de la pollution généralisée, la déforestation massive, la désertification en marche, la disparition d’espèces animales et végétales, les bouleversements climatiques et les catastrophes naturelles consécutives. L’humanité essuyait l’un des pires moments de son histoire, avec presque un milliard d’individus sous-alimentés et un état de guerre perpétuel, source de détresses incommensurables, de déchirements sans fin. Il parvenait à se détendre et se réconforter à grand renfort d’abrutissement médicamenteux, de relâchements neuronaux, en se répétant que s’il allait mal, c’est que le monde lui aussi allait mal. Il lui suffisait de se confronter aux nouvelles du jour avec son lot de spectacles sinistres et de catastrophes nationales pour que cela explique parfaitement ses affres. Cette douloureuse prise de conscience eut chez lui des effets inattendus, une pitié maladive pour tous les êtres l’étreignit au plus profond de lui en plus de son apitoiement personnel. Sentant ses maigres épaules ployer progressivement sous le poids de tout, il s’en inquiéta d’urgence auprès de son analyste. Ce dernier, en secouant la tête dubitativement décréta sans ambages : « Ce n’est pas parce que tout va mal qu’il faut soi-même aller mal ! » L’homme de science ajouta qu’il ne faut pas se tenir soi-même pour responsable de toute la misère du monde. Là-dessus il vanta les bienfaits du sentiment égoïste.

Il y eut alors une période de rémission durant laquelle le patient se sentit moins mal en relativisant grâce à l’autosuggestion préconisée. Il estima finalement ne pas être si mal loti. Contrairement au trois-quarts de l’humanité qui vivait dans un pays pauvre, lui avait encore l’espoir de trouver du travail ou de jouir d’une aide financière, il possédait une petite maison pour laquelle il était, certes, dangereusement endetté, vivait seul, soit, mais ne s’en plaignait pas contrairement à ceux qui se lamentent en couple. Comment dès lors expliquer ces tourments qui gâchaient sa vie ? Il se tourna désespérément un temps vers la méditation orientale et les techniques de relaxation diverses de l’hypnose sans en retirer un état d’apaisement durable. Or, il s’avéra que les effets secondaires des drogues qu’il absorbait quotidiennement généraient d’autres troubles, dont certains alarmants, tel un état d’agitation devenu permanent, durant lequel le pauvre homme ne tenait plus vraiment en place et parlait tout seul. Il lui arrivait d’incommoder des tiers, le plus souvent des inconnus qu’il abordait dans la rue avec des propos que la morale réprouve. Lui-même se reconnaissait de moins en moins dans l’être qu’il était devenu en si peu d’années. Le fait qu’il ait exagérément perdu ses cheveux et que des troubles de la psychomotricité commençaient à le gagner n’arrangeait rien à l’affaire. La pilule dite « du bonheur » lui procurait des sensations bizarres aux antipodes de l’image de félicité dont il eût pu rêver, là où il fait bon vivre. Il ressentait des douleurs anormales à la tête que le produit miracle était censé soigner.

L’hypocondriaque, en posant son front sur un mur des lamentations imaginaire, se sentit alors en phase avec ces temps qu’il jugeait apocalyptiques. Cet homme qui, à la suite d’un abus médicamenteux, avait porté la souffrance de ses semblables ne devait pas s’en tenir à ce seul syndrome christique, une autre étape encore se profilait dans son cerveau gravement atteint. Les symptômes, avec le temps, devaient malheureusement évoluer jusqu’à leur point de non-retour. Par un jeu assez subtil de l’esprit, il avait primitivement établi une relation de cause à effet entre son état de santé et l’état du monde : « S’il allait mal c’est que le monde lui aussi allait mal », diversement, il allait croire que sa santé défaillante pouvait peser à son tour sur le malaise global. Un malaise global dont il tenait l’humanité pour responsable, à défaut d’incriminer quelqu’un d’autre ? Une humanité lâche et corrompue pour laquelle il éprouvait à la fin le plus vif mépris. Il devait d’ailleurs succomber à un accès de misanthropie galopante. C’est alors qu’à la suite d’un rêve poignant où il vit sombrer le monde dans la pestilence et le chaos, il entendit des voix… Celles-ci lui ordonnèrent fermement, du tréfonds de lui-même, de se muer ni plus ni moins en ange vengeur. C’est comme s’il lui avait été accordé selon un divin décret de provoquer lui-même des catastrophes. Selon les fluctuations de sa pensée et surtout son état d’esprit du moment, il était convaincu de pouvoir influer sur le cours des événements. Il s’en aperçut par hasard avec son voisin de palier, un être odieux, qui fut soudainement emporté par une crise cardiaque. Donc, lorsqu’il songeait à une personne et que celle-ci tombait malade, il croyait désormais en être la cause. Plus globalement, il en arrivait à justifier l’explosion du taux de chômage où des gens se voyaient, comme lui, réduit à l’inactivité, pourrissant comme lui dans leurs appartements sans espoirs d’avenir et avec le malheur pour toute perspective. Sur le plan international, il lui suffisait d’apprendre qu’une nation était au bord de l’insurrection pour qu’il ait le sentiment de communier avec la révolte en cours ; il suffisait qu’un homme politique ou un dirigeant se voit contraint de quitter ses fonctions, ou qu’un grand financier soit ruiné, ou encore qu’un roi abdique au bout du monde, pour qu’il se sente dans l’air du temps. Dorénavant, nul cataclysme, nulle déprédation, nulle folie meurtrière, n’échappaient à son contrôle. Il était semblable à un œil qui voit tout. Un œil glauque. Du fait divers au soulèvement ethnique, de la guérilla urbaine à l’insurrection généralisée, aucun événement dont il ne fut le grand vaticinateur pour ne pas dire l’instigateur. Il s’asseyait sur les droits de l’homme et violait bien d’autres chartes pour parvenir à ses fins et disséminer l’espèce nuisible. Ce sont sans conteste les dérèglements climatiques, eux-mêmes le fait de son désamour terrestre, qui étaient le plus spectaculaires : Catarina, El Nino, Klaus, Quentin, autant de déclinaison le désignant, Lui, le grand dévastateur, le suprême fléau. En apprenant l’existence d’une région lointaine ou non, dévastée par les eaux ou ravagée par les flammes, il en déduisait que c’étaient assurément ses bouleversements intérieurs qui étaient responsables. Dans ses moments de fébrilité extrême, il était tout à fait naturel pour lui que ses symptômes s’accompagnent d’un tremblement de terre quelque part. Lui qui était à tout moment sur le point d’exploser, pourquoi se serait-il inquiété à la moindre déflagration ici ou ailleurs ?

En découvrant de manière fortuite l’article d’une revue qui expliquait que chaque année des milliers de gens meurent dans le pays des suites d’une erreur médicale, notamment à la suite de mauvais diagnostiques ou de prescriptions hasardeuses, il fut en proie à un gros malaise. En lisant attentivement les notices d’emballages des médicaments qu’on lui prescrivait en vrac, il se mit à suspecter à tort ou à raison les nombreuses substances qui composent ses produits, ainsi que la fiabilité de leur principe actif. De terribles rumeurs couraient au sujet de médicaments jugés dangereux, notamment les antidépresseurs. Selon des mécanismes propres au délire de persécution, qui en emporte plus d’un, lui en particulier, il se mit derechef à soupçonner sans trop de discernement l’industrie pharmaceutique, la médecine et le système de santé d’agir de concert afin de générer de gros profits au détriment du bien-être de la masse laborieuse. Mais aussi à l’avantage de la maladie, selon l’idée péremptoire que la vitalité rapporte moins qu’elle ne coûte. À décharge, il fallait bien convenir que le malheureux n’avait jamais été aussi atteint que depuis qu’il se soignait. En songeant que depuis qu’il avait des idées suicidaires qui l’effaraient, la polémique des suicides assistés pratiqué un peu partout et bientôt en vente libre le tracassait au plus haut point. Y voyant la plus parfaite absence d’éthique de la part des chrétiens et des autres, il y constatait avec exagération une volonté commune aux gouvernements de pratiquer l’eugénisme, en traitant les individus comme du bétail humain que l’on peut à loisir sélectionner, trier, surexploiter, suralimenter ou sous-alimenter, mais aussi éradiquer, faute de rendement. En proie à des bouffées délirantes jamais observées jusqu’ici, notre grand malade, qui voyait le mal décidément partout, évoluait en pleine fiction, en plein cauchemar. Cela donnait à penser qu’il était irrémédiablement perdu, et en vérité il l’était pour la science.

Sous l’effet de visions désastreuses et aussi parce qu’il avait le sentiment d’avoir tout compris, en ne se souciant plus de la posologie des pilules qu’il avalait désormais comme on avale des cacahuètes, il se fit prophète de la fin des temps dans la rue ou en équilibre au bord de sa fenêtre. Il assenait des mises en garde aux passants qui le tenaient pour fou, mais que lui considérait comme des êtres aveugles et ignorants, traitant sans modération ses voisins de dégénérés, de « babyloniens », selon une eschatologie toute personnelle ou se mêlait les dieux et les diables de bien des religions venus pour se répartir le cœur des hommes. Il lui arriva de prédire un nouvel âge, mais avant cela il annonçait l’effondrement de l’économie mondiale, l’irrémédiable déclin de l’environnement, les guerres de civilisation à venir accompagnées de grosses frictions intercommunautaires… Désignant les puissants comme des êtres maléfiques, des oligarques satanistes qui auraient pour mission d’asservir le genre humain ; conspirant pour l’avènement d’un prétendu nouvel ordre mondial qu’il désignait obstinément comme la pire des menaces. Bien que les prédictions désastreuses qu’il eût pu être amené à faire devaient s’avérer souvent erronées, du moins dans l’immédiat, et que son influence soit nettement moins ciblée qu’il l’eût espéré, cela l’affecta un peu, bien sûr, mais toujours d’imprévisibles calamités venaient compenser la déception qu’il eût pu ressentir si rien ne s’était produit. Après avoir beaucoup souffert moralement et physiquement, après avoir traversé tant de crises, déclenché tant de guerres, incendié et inondé la terre entière, rendu l’air irrespirable, répandu la dégénérescence et la déliquescence, le malade ne devait pas vivre jusqu’à un âge avancé. C’était inévitable. Jusqu’au bout, à l’hôpital, sur son lit de mort, avant que son cœur meurtri ne cède, il s’agrippait comme un forcené aux infirmières, en vociférant jusqu’à l’étouffement que sa disparition serait fatale au monde. « De cette entité infernale, il ne restera rien ! » furent les derniers mots qu’il prononça en ricanant follement. Ce mystique, au terme d’une ultime révélation, eut l’intime conviction que le monde ne lui survivrait pas. Et le bougre avait bien raison, et pas seulement pour lui ! De façon autrement universelle, un monde ne s’éteint-il pas avec la disparition de chacun ?

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