Dossier impossible : réf 150 du Livre de raison.
Ne croyez pas tout ce que l’on raconte. Croyez encore moins à tout ce que l’on vous raconte.
François Régulus-Deslunes
Lorsque William Hope Hodgson descendit du train à la gare de Foyers presque au bout des montagnes noires, l’unique voiture qui faisait diligence s’était comme volatilisée. Pourtant « l’étranger » avait pris soin d’envoyer un télégramme, et de demander à Monsieur Wells, le cocher, de l’attendre.
Wells, cocher souffrant d’emphysème, préférait n’affronter ni le brouillard acariâtre, ni le chemin escarpé qui menait à la maison isolée. On racontait tant d’ineptie sur ladite maison. Et comme l’on sait, les cochers ont toujours eu tendance à confondre lieux communs et frayeur. Qu’importe ce que l’on penserait de lui, le bonhomme se complaisait des idées reçues et ne souhaitait guère se perdre dans les chemins improbables.
Hodgson pesta évidemment. Sans maudire pour autant le propriétaire du fiacre, il le traita à haute voix de « mauvais cheval » et de « bouc à la barbe verte » (*), expression qu’il tenait d’un ami, gentilhomme français des plus aventureux. Puis il enfonça son couvre chef sur ses tempes grises, remonta le col de son Mac Farlane élimé et vérifia que la dague qu’il cachait dans sa manche gauche était en place. Elle aurait appartenu à l’Ismaélien Hassan ibn al-Sabbah, le chef sanguinaire de la secte des Hachichins, une société secrète d’assassins qui fit régner la terreur en Perse, au Liban en en Syrie. Tenace et fulminant, Hodgson décida d’allumer un Toscano, un de ces petits cigares italiens qui sentent si mauvais mais réchauffent le marcheur quand il doit affronter le froid, additionner les pas et faire preuve de patience. En quelques mots, Il fallait à Hodgson tenir la distance vers l’inconnu. Il souhaitait aussi se donner un peu de courage avec une gorgée de vieil alcool français, mais sa flasque était vide puisqu’il l’avait abondamment basculée durant le trajet monotone qui l’avait conduit depuis la grande ville jusqu’à l’endroit réputé horrifique. La seule horreur en l’instant, c’était pour lui le fiacre fantôme, le cuistre cocher et le brouillard qui s’accumulait à la manière des moellons servant à édifier les murs d’une haute prison. Hodgson sortit toutefois la flasque de sa poche intérieure et renifla les derniers arômes de fruits confits, d’abricot sec et de caramel, comme un dandy abusant du tabac à priser. Il lui fallait de l’entrain pour, après avoir quitter la grande ville, combattre la fatigue et battre la campagne. Après tout, le cigare de Toscane, la dague de Perse et la canne à pommeau lui suffirait pour hâter le pas afin de récupérer le précieux livre.
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*
William Hope Hodgson et Thomas Carnacki étaient ce que l’on avait coutume d’appeler naguère, « des hussards du surnaturel » ou des « détectives du mystère ». Chevalier de l’insoluble, frères ennemis mais presque siamois, c’étaient selon, ils se faisaient un devoir, telle une brigade légère, de déjouer les pièges des démons ou des stryges, des goules et des ectoplasmes, des assassins ou des bourreaux mal reconvertis. Et la grande ville de louer leurs exploits : les vrais et les inventés, les improbables et les plus terrifiants. Hodgson écrivait toute sorte d’histoire tandis que Carnacki l’indolent se contentait de les raconter dans les cercles huppés et restreints à qui voulait l’entendre.
Pour l’un comme pour l’autre, l’argent, n’était ni un souci, ni une motivation. Ils ne quêtaient ni reconnaissance, ni honneur. Ce qui leur importait, c’était l’exploit et, plus que l’exploit encore, l’exploit de le « bien » raconter. Et aucun des deux « chasseurs de fantômes » ne voulait avoir l’avant-dernier mot. L’affaire aurait pu en rester là, mais il y eut la découverte d’un livre étrange, chez Tom Quincy, un vieux bouquiniste de Raven street, spécialisé dans les publications occultes. Les deux chasseurs fréquentaient avec régularité la librairie aux rayonnages savamment garnis. Ici Hodgson avait fait l’acquisition des plusieurs livres qu’il chérissait : le Canon Alberic’s Scrapbook de Montagu Rhode James, des ghosts stories, un traité sur le mythe d’Esculape et le plus mystérieux, une traduction anglaise du Pathologia Daemoniaca de Gaspar Wesphalus (Lispisiae, 1707). Le livre étrange fascinait autant Hodgson qu’il le dérangeait. Il l’avait lu en tout sens et, à la nuit tombée, le livre semblait gémir et l’appeler. Hodgson le célibataire s’enfermait alors dans son cabinet de travail et il n’était pas rare qu’il se réveillât à l’aube, le visage fripé sur le livre ouvert. Souvent il rêvait horriblement, mais chaque fois, il revenait s’aventurer dans les étranges histoires qui semblaient prendre vie de l’étrange objet.
Revenons pour l’heure à Tom Quincy, notre vieux bouquiniste. Donc, cet après-midi-là, Hodgson et Carnacki flânaient ensemble. Une fois dans la boutique et d’un même geste, les deux pérégrins se jetèrent sur le Bibliotaxinomia considéré comme un assassinat – Cheynewalk Editeur., mais à gentleman, gentleman et demi, aucun des deux complices ne céda, ni ne réussit à convaincre le marchand de se séparer de l’ouvrage. Le bouquiniste filou, ou commerçant avisé, venait de comprendre qu’il trouverait dans tous les cas un troisième larron pour faire les frais du livre rare, empêchant ainsi une dispute inutile en son antre livresque. Il empêcherait de plus une fâcherie entre les deux amis. Il s’empêcherait de surcroît de perdre soit Hodgson, soit Carnacki qu’il comptait parmi ses clients bibliomaniaques. L’affaire aurait dû en rester là mais Carnacki proposa à son rival d’avoir le dernier mot.
– Hodgson, Regardez ce qui est écrit sur la page de faux-titre… Voulez-vous lire ce mot, tentez de comprendre le plan qui y fait référence et me dire s’il s’agit une farce ?
« Visite à quelqu’un qui vit dans une maison isolée – trajet depuis la gare, en pleine nuit – vers les collines hantées. La maison est près de la forêt ou au bord de l’eau – des choses horribles vivent là ». (Howard Phillips L.)
Carnacki poursuivit, mettant ainsi son compagnon à l’épreuve :
– Hodgson, nous aimons tous les deux les livres, mais contrairement à vous je suis beau joueur.
– Accédez à la maison, si elle existe apportez m’en la preuve, un trophée par exemple ou un cliché photographique. Essayez de faire la lumière sur ces « choses horribles » et j’achète le livre. Puis je vous l’offre.
Hodgson crut à la bonne affaire et Carnacki tout autant. Hodgson accepta le pari et promit qu’il prendrait la route dès le lendemain. Quant au bouquiniste réjoui, il leur tint même la porte avec révérence, lorsqu’ils quittèrent la librairie, laquet qu’il était et filou qu’il demeurait.
*
Les rares réverbères qui éclairaient encore Foyers Station donnaient à la gare triste l’allure d’un cirque famélique et de guingois. À défaut de monstre ou de freaks, Hodgson s’aventura auprès d’un un gentleman rubicond et frissonnant qui semblait attendre un véhicule. Hodgson lui demanda qu’elle était la route qui menait à la maison que l’on surnommait Borellus ou Borgellus - il ne savait plus très bien – et si c’était la route qu’emprunterait le gentleman…. Celui-ci hésita, ne sachant s’il devait dévisager l’étranger ou lui tourner le dos. Avait-il affaire à un provocateur, un journaliste plaisantin ou un fou qui ne tenait désormais plus à la vie. L’horloge de la gare allait sonner les onze heures, le gentleman vérifia sur sa propre montre que les aiguilles ne flanchaient pas et, que dans quelques heures, elle trahirait l’inconscient. D’ailleurs ce n’était pas une question d’aiguille. Et puis sa voiture arrivait. Avant de claquer la portière l’homme indiqua la direction à Hodgson, marmonna quelques phrases de mise en garde et donna ordre au cocher de presser le pas.
*
Le gentleman avait raison, Il s’agissait bien du chemin « qui égare ». Bien sûr que c’était par là, presque tout droit, puisqu’il n’y avait qu’une route, mais seulement, la route ne s’arrêtait jamais.
Le gentleman avait dit aussi « personne ne s’aventure de ce côté du Lac. Là-bas, la nuit est encore plus sombre, les vents et le chemin plus mauvais. Les oiseaux grimacent et grincent comme s’ils possédaient des dents. Il y a aussi des chiens sauvages, d’ailleurs est-ce vraiment des chiens ? ».
– Ah oui, comme les histoires de ce Sherlock Holmes, ce détective du Strand magazine, qui se cache dans les marais sans jamais s’y noyer, dit à voix haute Hodgson pour se donner un peu de réconfort. Ah ce Sherlock Holmes !, pour peu il leur volerait bientôt la vedette…
En effet, « la nuit ressemblait à un cri de « bête féroce ». Hodgson hâta le pas et remonta une nouvelle fois son col. Il voulait arrivait à la maison isolée avant le lever du jour, pouvoir observer à sa guise, mesurer les dangers s’ils existaient ou, pourquoi pas, prendre le thé avec le propriétaire, si tout cela n’était qu’une farce, en admirant le lac que l’on prétendait habité. Puis il eut une idée qu’il l’amusa et lui fit un peu oublier les effrois du long chemin. De retour à la grande ville, il trouverait un vieux crâne à la faculté de médecine de Crowley et l’offrirait à son ami :
– Voilà votre preuve et votre trophée mon cher. Il s’agit du crâne du dernier propriétaire que j’ai trouvé assoupi à sa manière dans un vieux fauteuil Chesterfield. Je crois qu’il a dû faire une longue sieste. Quant à la maison maudite, elle ne manquerait pas de charme si elle n’était pas envahie par les herbes sauvages, la ciguë et les chardons… Les livres sentent la poussière, mais certaines reliures auraient fait de vous un envieux…
Hodgson finissait son monologue lorsqu’il entendit les roues d’un véhicule qui semblait gravir le chemin escarpé. Puis il entendit avec netteté les jambes des chevaux qui semblaient grimper sans peine. Un fiacre s’arrêta.
– Monsieur Hodgson, il me semble ? Montez, je vous en prie. Je vous cherchais. Le cocher Wells m’a prévenue de votre arrivé, je vous ai manqué à la gare… Avez-vous fait bon voyage ?
Hodgson monta dans le fiacre sans hésiter. Il serra une poignée de main chaleureuse à son hôte, un homme de grande taille au visage creux et aux yeux sombres.
– Pardonnez mon retard, j’étais avec quelques amis. Nous nous réunissons régulièrement pour une partie de vieux whist ou pour nous raconter des histoires extravagantes ou comment dire… fantastiques. Et souvent, nous oublions de regarder notre monde. Satané temps ! Si seulement on pouvait se jouer de lui comme on le fait des rennes d’un cheval ou d’un automate jouant aux échecs… Mais trêve d’utopie, nous sommes bientôt arrivés et mon majordome a fait préparer une collation à votre intention.
Bien que retirée et lugubre, la maison avait fière allure. Pourtant, elle ne ressemblait en rien à l’architecture du pays. On aurait dit plutôt une maison de la nouvelle Angleterre, austère et majestueuse à la fois. Au cœur de la forêt, la bâtisse dominait les hautes terres et le regard portait jusqu’au lac aux eaux ténébreuses que la lune presque pleine éclairait par intermittence. Au bout de nulle part, elle semblait surgir de terre et s’être trompé de continent. Sur le seuil de la demeure un majordome attendait. Hodgson entra et le majordome le débarrassa.
Hodgson repensa à l’étrange missive de Carnacki. La gare, la nuit, la maison isolée, la forêt et le bord de l’eau.. L’invitation était surprenante certes, mais l’hôte était des plus courtois. Hodgson en était sûr, il possédait désormais, ou presque, le livre convoité.
– Entrez et prenez place. Vous prendrez bien un porto ou un vieux Xeres, puis nous passerons à table pour faire plus ample connaissance… Est-ce que la chaleur de ma demeure vous convient ?
– J’avoue en effet que je ne m’attendais pas à trouver un tel réconfort après une si longue route monsieur, Monsieur…
– Pardonnez mon oubli et mes vilaines manières, je n’ai même pas pris le temps de me présenter, je m’appelle Lovecraft.
– Lovecraft, comme l’écrivain américain ?!
– Oui, comme l’écrivain, un usurpateur. Pour ma part, je suis un collectionneur comme vous pourrez le constater !
*
À l’invitation du majordome, Hodgson se dirigea vers la salle à manger.
La table était dressée avec goût, le vin déjà servi, et Lovecraft avait repris l’allure et les manières d’un parfait gentilhomme.
– Êtes-vous gastronome mon cher Hodgson ?
Hodgson ne sut que répondre. Il mangeait avant tout pour se nourrir même s’il ne détestait pas une table bien garnie, quelques gibiers ou une grouse de temps en temps.
Un serviteur presque muet apporta le premier plat et Lovecraft en fit l’énoncé :
– Nous commencerons par un potage à l’anguille que nous accompagnerons d’un whisky malté pour bouleverser un peu les traditions. Les anguilles ont été pêchées ce matin.
L’un et l’autre mangèrent de bonne grâce et presque en silence. Un feu crépitait dans la salle à manger. Hodgson observait avec attention la pièce aux tentures pourpres et sombres, cherchant à retenir les moindres détails qu’il pourrait utiliser sans peine dans une histoire à venir Lovecraft n’était pas un personnage comme les autres et sa dimension romanesque pouvait donner de la matière à un écrivain, même débutant.
– Tourte à la cervelle, « champignons jolis » et, ce petit vin vermeil, que les cardinaux de Rome ont appelé « le vin du diable ». Vous comprenez pourquoi… Goûtez, le, il est si difficile de ne pas y « succomber »… Vous le comprendrez, j’ai le sens d’une certaine mise en scène…
Hodgson n’était aucunement amateur de cervelle et ignorait la façon dont il fallait attaquer un tel met. Il aurait préféré un sandwich au roast-beef froid et quelques explications sur cette mystérieuse invitation et la soirée à venir. Il hésitait, tournait autour du plat et alimentait avec fadeur la conversation pour reculer le temps qui le rapprocherait de la première bouchée.
– Hodgson je vous sens incommodé, allez-y, n’hésitez pas, découpez la tourte comme on le ferait d’une boîte crânienne. Les fumets vont jaillir et la cervelle tiède apparaîtra. Goûtez avec quelques champignons, c’est fameux. Vous êtes gastronome n’est-ce pas ?
Cette fois Hodgson avait l’appétit coupé. Il repensa au crâne qu’il songeait à offrir à Carnacki. Les effluves de la cervelle tiède faisaient monter en lui une nausée et le personnage de Lovecraft commençait à l’effrayer. Après tout, il ne savait rien de lui et tout ça à cause d’un livre. Et ne pas goûter, c’était à la fois offenser son hôte et nourrir un climat qu’il savait de plus malsain. Il porta la fourchette à sa bouche en fermant les yeux, et accompagna la première bouchée d’un demi-verre de vin du diable qu’il but d’un trait.
– On reconnaît un homme autant à sa fourchette qu’à sa bibliothèque et je crois deviner que vous appréciez ma table. Vous fermez les yeux pour mieux imaginer...
Hodgson commençait à sentir que sa tête tournait. Il y avait eu la marche dans la nuit aux brumes froides, mélangé à la haute cheminée rassurante et aux whiskys tassés ; un chaud froid aux effluves d’alcool… Tandis que Lovecraft évoquait le lac, les spectres supposés, la littérature irlandaise et son amour des grands vins, Le majordome resservit plusieurs fois Hodgson : une belle assiette de champignons et plusieurs grands verres du vin capiteux. Malgré ses efforts, le nouvel arrivant peinait à suivre la conversation digressive et ne pu terminer la cervelle.
– Allez, mangez, faîtes vous plaisir, puis nous passerons à la bibliothèque puisque je sais aussi que vous chérissez les livres……
*
Hodgson était ivre. Il essayait avec peine de lire les quelques titres des vieux ouvrages tirés avec maladresse de la bibliothèque, mais les mots se mettaient à danser et les pans de livres ressemblaient aux vagues qu’il avait connues les soirs de pires tempêtes. A table, Lovecraft avait fait ouvrir plusieurs « vins du diable » et, pour faire passer la cervelle, Hodgson en avait abusé. Il décida de s’avachir dans un profond fauteuil.
Lovecraft se prépara un cigare Londres et en coupa l’extrémité à l’aide d’une guillotine miniature ressemblant à celle qui avait tant fonctionné en France sous le régime de la terreur.
– Cognac, Armagnac, Hodgson ?
– Et vous Lovecraft, Vous ne m’avez rien dit de vos affaires, parlez-moi un peu de ce que vous faites ?
– Un peu comme vous cher, Je voyage, je mens un peu. Je malmène la réalité et joue les redresseurs de tort à ma façon. Et j’ai aussi mes « petits jardins secrets ». Je vais vous le confesser car vous me semblez homme capable de garder une confidence
Lovecraft se leva et agita une petite sonnette. Le majordome entra dans la bibliothèque après quelques instants avec un vieux livre relié sur lequel reposait un crâne protégé par un globe de verre.
– Si cela vous fait plaisir de le consulter… Le livre, il s’entend…
Lovecraft tendit le livre à Hodgson que celui-ci prit avec peine. Il reconnut le livre qu’il avait vu chez le vieux bouquiniste, Le Bibliotaxinomia considéré comme un assassinat – Cheynewalk Editeur.
Lovecraft poursuivit :
– Quant à notre crâne, il est vrai, ce n’est pas facile de le reconnaître sans ses favoris et sans les lorgnons qui servaient à notre libraire commun de compter la recette du soir. Un Dragon rouge par ici par ci, un almanach satanique par là… Et puis rassurez-vous, le bonhomme n’aimait pas les livres, ce n’était pour lui qu’un vil commerce. À moi aussi il a refusé le livre. Il pensait encore faire grimper le prix et nous étions des appâts. Une fois vous… Une fois votre ami Carnacki… Et une fois votre serviteur, mais les refus m’indisposent et j’ai manqué de patience, alors je vous ai débarrassé d’un libraire cupide. J’ai sauvé le livre, voilà tout…
Lovecraft poussa le mauvais goût jusqu’à lui remettre ses lorgnons et se mit à rire en faisant bouger le crâne comme une vilaine marionnette.
– Il est encore frais, préparé à mon intention par un prosecteur qui n’exerce plus officiellement, dirons-nous. C’est un homme d’une grande rigueur dont j’apprécie le travail et le « coup de patte ». Regardez de près cette orfèvrerie, ce vernis jaunâtre, impeccable, qui rend à l’objet tout sa vie. Avec un peu d’imagination, on pourrait voir danser son âme. Notre homme aurait sans doute fait un excellent relieur.
|Lovecraft tira sur son cigare, prit la pause d’Hamlet avant de faire basculer un pan de la bibliothèque d’un geste précis. Derrière les faux in-quarto, plusieurs étagères accueillaient une collection des plus macabres : une quinzaine de crânes étaient soigneusement alignés et répertoriés. Des petites fiches jaunies semblaient répertorier leur destination et leur propriétaire. Le libraire prit bientôt place à côté de ses nouveaux congénères.
– Que dites-vous de ma petite collection ? Je possède quelques savants, des femmes de mauvaises vies, des récalcitrants, un homme dit « lycanthrope » et même un poète français du Moyen Age un peu voyou…
Cette Fois Hodgson comprit que Lovecraft – mais qui était-il ?– était avant tout un insensé doublé d’un assassin. Hodgson s’apprêta à bondir sur son adversaire pour lui planter sa dague dans la gorge, mais aucun de ses membres ne répondit aux informations transmises par son cerveau brumeux.
– Restez assis mon ami, vous avez peut-être trop bu ou trop mangé. Prenez le temps de digérer avant que nous nous quittions. Nous n’allons pas nous fâcher comme ça. Parlons encore de littérature si vous le voulez vous, ou gastronomie, il n’y a que ça qui compte… Rappelez –vous de ces petits « champignons jolis », Cortinarius orellanus, appelés plus communément cortinaire des montagnes, dont vous avez pris deux belles assiettes. J’aurai dû vous prévenir, ils sont toxiques et mortels parfois, je le crains. Mais je n’ai pas fait attention lors du service, trop occupé que j’étais à notre passionnante conversation, dit Lovecraft en souriant et ne cherchant nullement à dissimuler sa mauvaise foi. Mon cuisinier est d’une distraction inadmissible. Faîtes moi penser à en changer, dit-il aussi en montrant le crâne. Oui à haute dose, ces petits champignons empoisonnent les reins, paralysent un homme vigoureux, et avec tout ce vin que vous avez bu, ce n’est pas raisonnable. J’ai très peur que le mélange ne soit pas un onguent de guérison. Impossible d’aller chercher un médecin, il ne viendrait pas jusqu’ici. Le mieux serait de rester assis et de m’écouter. Je vais vous resservir un peu d’alcool…
Lovecraft servit un nouveau verre de whisky à Hodgson et le fit boire sans que celui-ci puisse émettre la moindre résistance. Il se servit à son tour, servit de nouveau Hodgson et reprit la parole :
– D’abord, j’ai trouvé irrévérencieux que vous promettiez à votre ami, et presque à haute voix, le crâne du dernier propriétaire de la maison, puisque s’il s’agit du mien et que j’y suis attaché. Vous pensez trop fort cher. J’ai lu vos exploits, j’avais de l’admiration pour vous et il m’amusait de vous défier, mais vous m’avez un peu déçu. Songez à vos lectures répétées et nocturnes du Pathologia Daemoniaca qui ne vous valent rien. « Quand on fait des rêves horribles, on écrit des histoires horribles et quand on écrit des histoires horribles, on se met à faire de nouveaux rêves horribles, et puis on meurt . Et ça recommence. »
Vous avez commis plusieurs erreurs, Monsieur le héros. La première en descendant à la gare de Foyers qui n’existe pas. Les voyageurs vous le diront, il n’y a là-bas que des chutes d’eau, ou des « chutes » tout court, si vous voulez.
Hodgson songea à son ami Carnacki, se disant que malgré leurs différents de bon aloi, il ne le reverrait sans doute jamais.
Et comme Lovecraft semblait lire dans ses pensées, il lui dit simplement :
– Ne vous préoccupez pas de votre ami, il n’existe que pour vous. C’est là votre seconde erreur, avoir cru à ce Carnacki, Thomas je crois, votre double… Il n’existe pas, je vous le répète, c’est vous qui l’avez inventé. Vous et votre imagination satanée ou forcenée. Une fois encore, voilà une créature qui prend le pas sur son créateur et un créateur qui se prend les pieds dans sa créature… Je vous le demande Hodgson, même si vous n’êtes pas obligé de répondre, est-ce que l’écrivain est un créateur ou est-ce que l’écrivain est son prisonnier ? Qui a raison Lovecraft ou moi ? Lovecraft, l’autre sans doute ?
Même s’il il avait souhaité répondre, ou même hurler, Hodgson en aurait été incapable. La paralysie était cette fois complète. Seuls ses yeux pouvaient encore faire le tour de la pièce, scruter à tour de rôle le livre, le crâne et l’orateur démoniaque. Lovecraft tira une nouvelle fois sur la sonnette. Un homme entra, vêtu comme un cocher.
– Je vous Présente Monsieur Wells, Herbert Georges Wells, le cocher qui devait vous attendre à la gare. Il s’est enfin décidé à venir. Sans vous obliger Monsieur Wells, pouvez-vous faire diligence et ramener Monsieur Hodgson en Belgique, sur le front, où il doit mourir demain, dès l’aube.
Hodgson fixa Lofecraft, semblant le supplier…
– Je sais ce que vous voulez me dire Hodgson, c’est un peu tôt pour mourir, vous devez encore écrire des histoires qui ressemblent à la maison. Je le sais, vous évoquerez aussi les eaux maudites. Songez aux lecteurs crédules et aux insomniaques. Et entre nous, ce seront des chefs d’œuvre. Oui je sais…
La dernière image que retint Hogdson fut celle des crânes souriant à demi. Un corbeau empaillé se mit à prendre vie et but, devant ses yeux, dans son verre de Whisky.
Lovecraft griffonna une lettre qu’il cacheta et remit au cocher afin qu’il la fit partir le plus vite possible.
– Allez Wells, utilisez tous les moyens qui vous semblent injustes, la route est longue mais je connais vos tours de passe-passe et votre savant maniement du temps. Reculez votre montre s’il le faut mais soyez à l’heure. Notre homme ne peut faillir à sa destinée. Attendez son trépas et rapportez- moi la tête afin que je sache ce qu’il s’y cache, soupira Lovecraft en envoyant une volute de fumée sur le crâne du libraire. Et n’oubliez pas de poster la lettre. Quant aux chefs d’œuvre à venir de notre invité, je m’en charge, mais silence, c’est un secret. Ah j’oubliais, si vous dénichez quelques vieux livres sur votre route, n’oubliez pas de me les rapporter…
*
Le lendemain, William Hope Hodgson fut fauché par un obus shrapnel sur le mont Kemmel près d’Yprès en Belgique. Il repose en haut d’un tertre où une simple croix de bois mentionne sa presque anonyme existence.
Après quelques semaines, un courrier de la grande ville parvint à Providence, 10 Barnes Street, Providence, Rhode Islande :
« Cher monsieur Lovecraft,
Vous ne me connaissez pas, mais je possède quelques informations qui pourraient vous intéresser. Je sais que cherchez des histoires peu ordinaires pour nourrir votre œuvre d’écrivain. J’ai été le témoin des faits suivants et vous en laisse juge :
« Visite à quelqu’un qui vit dans une maison isolée – trajet depuis la gare, en pleine nuit – vers les collines hantées. La maison est près de la forêt ou au bord de l’eau – des choses horribles vivent là ».
Faites en ce que bon vous semble. Ne possédant ni votre plume ni votre verbe, je vous abandonne ces tristes sujets. »
Votre dévoué Howard Phillips X