Je vais peut-être surprendre M. Bienvenu, mais je ne trouve pas intempestive son intervention. Certes, quand j’ai commencé à lire son argumentaire, je me suis dit : voilà un monsieur qui a déjà nié l’authenticité de la photographie de Rimbaud à Scheik-Otman, aujourd’hui conservée au Musée Rimbaud de Charleville, il nie à présent celle de Rimbaud à l’Hôtel de l’Univers, la prochaine fois il niera sans doute l’authenticité des deux photographies prises par Carjat ou celle du Coin de table de Fantin-Latour. Mais son propos est courtois et, y ayant été invité, je ne vois pas pourquoi je ne donnerais pas mon point de vue, sur le même ton courtois.
M. Bienvenu rappelle des faits et des citations déjà connus des spécialistes de Rimbaud et qu’il a repris d’un forum, très actif, sur le poète. Considérons donc ces faits et ces citations.
C’est bien l’explorateur Lucereau qui figure sur la photographie d’Aden. Il est le personnage debout, à gauche, comme me l’a révélé son arrière-petite-nièce, après la publication du document. Grâce à elle, une documentation, biographique et iconographique, sur Lucereau est désormais disponible et fera l’objet d’une publication. L’indication donnée par la parente de l’explorateur est précieuse à double titre : outre le fait qu’elle permet de dater la photographie de l’année 1880 (Lucereau étant mort au cours du dernier trimestre), elle montre que ce « coin de table » n’est pas constitué de simples touristes de passage, comme le soutenait récemment, non sans imprudence, un commentateur qui aurait mieux fait de se taire.
Lucereau avait fait la connaissance d’Alfred Bardey, le futur patron de Rimbaud, dans ce même Hôtel de l’Univers, qui était d’ailleurs le principal lieu de rencontre, et peut-être le seul, des Français résidant dans l’Aden de cette époque. M. Bienvenu cite à bon droit le passage des souvenirs de Bardey sur sa rencontre avec Lucereau dans cet Hôtel, dès le mois de mai 1880, et la remise en question de cette rencontre de mai n’a pas lieu d’être. On ne voit pas pourquoi Bardey, pourtant si prompt à taire un événement ou à modifier une date quand cela l’arrange — l’éditeur de ses souvenirs, le regretté Joseph Tubiana, le souligna le premier —, aurait inventé cette rencontre de mai.
- Arthur Rimbaud, deuxième à droite, à l’hôtel Univers, à Aden au Yémen, dans les années 1880.
- © LIBRAIRES ASSOCIES / ADOC-PHOTOS
Venons-en au barbu qui figure à gauche sur cette photographie de groupe (tous ces personnages ne se sont jamais doutés de la curiosité qu’ils susciteraient treize décennies plus tard en posant devant le photographe !). M. Bienvenu risque de ne plus rien comprendre si je lui dis que je ne suis pas loin de partager son point de vue, avec quelques nuances toutefois : je trouve en effet quelque similitude entre ce barbu et Alfred Bardey, du moins d’après le seul portrait de ce dernier connu jusqu’ici : tous deux portent la barbe, la moustache et les cheveux courts. Ce qui me gêne le plus est que Bardey, comme Rimbaud, avait 26 ans en 1880 : ce barbu déjà dégarni, même sur les tempes, donne l’impression d’être plus âgé, de faire en tout cas nettement plus âgé que Rimbaud au même moment. Mais admettons un air de famille du barbu inconnu avec Alfred Bardey. Un air de famille comme peuvent en avoir bien des barbus, et comme pourrait en avoir un frère… Un frère tel que Pierre Bardey, qui faisait lui aussi partie de la factorerie d’Aden, mais dont on ignore malheureusement encore les traits (mais c’est presque encore plus improbable, car Pierre était le cadet, et le barbu de la photographie paraît avoir largement plus d’une vingtaine d’années). Pour toutes ces raisons, tant dans l’article d’Histoires littéraires où fut publiée pour la première fois la photographie que dans l’article du Monde du 8 mai dernier, le conditionnel a été chaque fois employé à propos de l’identification du barbu mystérieux à Alfred Bardey.
Les descendants Bardey actuels venant tout juste de déposer une importante documentation au Musée Rimbaud — documentation qui sera accessible dans quelques semaines —, nous disposerons des portraits d’Alfred et de Pierre Bardey, que cette documentation familiale, on l’espère, contiendra. Dans tous les cas de figure, cela ne constituera pas une preuve ne varietur qu’il s’agit ou non de Rimbaud : si ce n’est pas Alfred Bardey sur la photographie, ce n’est pas pour autant que l’on pourra affirmer qu’il s’agit donc de Rimbaud, autrement que par cette ressemblance avec la photographie de Carjat « numéro un », ressemblance qui a toujours emporté ma conviction — une conviction assise sur le long travail effectué sur les portraits de Rimbaud ayant abouti à l’album Face à Rimbaud, où mon objectif était précisément de distinguer les portraits authentiques de ceux qui ne l’étaient pas.
Par ailleurs, si c’est Alfred Bardey sur la photographie, sa présence simultanée à Aden avec Lucereau et Rimbaud ne peut être totalement exclue sur cette seule triple simultanéité. Mais ceci demanderait un développement trop long et surtout inutile tant que nous n’avons pas levé le mystère de l’identité de notre barbu à l’expression hautaine et distante. Enfin, il nous faut aussi attendre de connaître les traits de Dubar, l’homme qui engagea Rimbaud à son arrivée à Aden, ou ceux de son beau-frère Suel, le propriétaire de l’Hôtel de l’Univers, qui avait conservé cette photographie, peut-être parce qu’il y figurait, ou qu’y figurait son beau-frère. Je serais aussi curieux de voir une photographie de Delagenière, le digne agent consulaire français en poste à Aden, qui intervint pour faciliter le voyage de Lucereau vers Aden.
Comme on le voit, mon opposition à l’argumentaire de M. Bienvenu n’est pas du tout frontale. Le point de son texte que je discuterais le plus est la date de l’arrivée de Rimbaud à Aden. Traditionnellement, les biographes (et je m’inclus dans le lot) l’ont situé en août, parce que, dans sa première lettre à sa famille, datée du 17 de ce mois, il écrit qu’il a quitté Chypre « depuis près de deux mois » et qu’il a cherché depuis « du travail dans tous les ports de la Mer Rouge, à Djeddah, Souakim, Massaouah, Hodeidah, etc. ». Il ajoute qu’il a été « malade en arrivant ». Or, le contexte indique que ce déplacement et cet ennui de santé ne datent pas des tout derniers jours. A vrai dire, rien n’exclut que, quittant Chypre début juin, Rimbaud ait bourlingué quelques semaines d’un port de la Mer Rouge à l’autre, et soit arrivé à Aden en juillet, s’installant à son arrivée à l’Hôtel de l’Univers. Plutôt vers la fin du mois, est-on tenté de penser, mais nous n’avons, il faut l’avouer, aucune certitude sur ce point.
Il demeure ainsi important de poursuivre les recherches, de tenter d’identifier les autres personnages de ce « coin de table à Aden ». Personnellement, je mise beaucoup sur les photographies des deux frères Bardey qui devraient être prochainement accessibles, mais aussi sur des recherches dans d’autres fonds photographiques familiaux. Comme je l’écrivais aux membres du forum Rimbaud, la vigueur de leurs discussions est sympathique, confirmant, l’intérêt que soulève encore le poète de nos jours. Peut-être l’ardeur des « opposants » reflète-t-elle, à leur insu, une certaine déception face à ce visage d’adulte. L’employé de la factorerie Bardey, arrivé depuis peu à Aden après des moments difficiles — et même une maladie — n’a pas posé devant le photographie comme un poète, ni même comme un ancien poète. Mais la postérité est-elle en droit aujourd’hui de lui en faire grief ?