La Revue des Ressources
Accueil > Dossiers > Autres espaces > « La terrible opiniâtreté des hommes de lettres »

« La terrible opiniâtreté des hommes de lettres » 

lundi 5 mai 2008, par Laurent Margantin

Johann Peter Hebel, Jean-Jacques Rousseau, Eduard Mörike, Gottfried Keller, Robert Walser, Jan Peter Tripp : cinq écrivains et un peintre que l’écrivain allemand Sebald, disparu en 2001, réunit au-delà de la diversité des époques et des univers personnels pour s’interroger sur ce qui, malgré le fracas de l’Histoire (ou à cause de lui ?), les pousse à aller jusqu’au bout dans l’aventure de la pensée et de l’art.

Peut-on qualifier l’opération qui consiste à « transformer en mots tout ce qu’on éprouve » de « trouble du comportement », comme le fait Sebald dans les premières lignes de son ouvrage ? De nombreux symptômes semblent l’y autoriser, comme cette tendance des artistes qu’il évoque à se replier dans la solitude (ou à en rêver, tel Rousseau) jusqu’à développer les pires maladies psychiques (ce dernier sombrant dans le délire de persécution). Qu’il s’agisse de l’auteur des Confessions, de Mörike ou de Robert Walser, on ne peut que lui donner raison lorsqu’il fait dépendre leur longue dégénérescence de leur incapacité à se détourner d’une activité qui s’avère souvent extrêmement pénible pour le corps et pour l’esprit.

C’est que les séjours à la campagne dont il est ici question n’ont rien de reposant. L’ambiance de sérénité qui peut régner à l’île de Saint-Pierre, sur le lac de Bienne, où Rousseau se réfugia quelques temps en 1765, est trompeuse. Chassé d’un peu partout, l’écrivain, « au bord de l’épuisement physique et moral », y retrouve toutefois un peu de la paix qu’il recherchait désespérément, et que ses écrits, partout condamnés, l’empêchaient d’atteindre. Il éprouve même du dégoût pour l’activité littéraire, et se consacre à la botanique. « A une époque où la bourgeoisie revendiquait son émancipation à grand renfort de philosophie et de littérature, écrit Sebald, personne n’a décelé aussi bien que Rousseau l’aspect pathologique de la pensée, lui qui pour sa part ne désirait rien tant que de pouvoir arrêter le mouvement des rouages dans sa tête ». Or Rousseau ne cessa jamais d’écrire, et c’est à l’île de Saint-Pierre qu’il rédigea son Projet de constitution pour la Corse, refusant l’invitation d’aller vivre en paix, loin de ses ennemis, à Vescovato. Sebald évoque avec beaucoup de sensibilité ses propres voyages qui, à des années de distance, le firent aller de l’île de Saint-Pierre (où il séjourne, un automne, dans le même établissement que Rousseau) au village corse où le penseur aux abois aurait pu finir sa vie paisiblement. Beauté de ses lignes qui présentent l’horizon impossible d’une vie, horizon qui, toutefois, est l’objet constant de la rêverie rousseauiste que reprend Sebald : « Des fenêtres de l’étage, la vue plonge sur une ravine où même à la fin de l’été bruissent les eaux d’un torrent. Plus loin scintille un bleu dont on ne sait s’il s’agit de la mer ou du ciel au-dessus d’elle. Tout autour s’étendent des jardins en terrasses aujourd’hui à l’abandon, mais où poussaient alors en toute saison des arbres fruitiers, orangers, abricotiers, et diverses plantes des champs. Les environs sont constitués de collines couvertes de bouquets de châtaigniers, où Rousseau aurait pu déambuler avec son chien. Qui sait, s’il avait passé le reste de sa vie à distance de l’effervescence littéraire et de la bigoterie, qui sait si ne lui aurait été préservé ce bon sens qui plus tard, par périodes pour le moins, vint complètement à lui manquer ? »

Ces essais ne se laissent toutefois pas résumer à une approche de l’activité littéraire comme pathologie, ou plutôt, ils situent l’acte d’écrire dans un contexte historique et existentiel plus large qui donne tout son sens à ces symptômes du mal-être artistique devenu vite symbole du romantisme en littérature, romantisme dont nous ne sommes certainement pas sortis (d’où la perspective largement ouverte de ce livre, qui court sur deux cents ans). Ainsi, lorsque Sebald fait le portrait de Mörike en donnant la longue liste de ses maux (« son hypocondrie, les lubies qui le hantaient en permanence, l’abattement et la détresse dont il parle si souvent, la dépression diffuse, les crises de paralysie, les épuisements soudains, les vertiges et et maux de tête, l’horreur de l’inconnu si souvent ressentie »), il explique ceux-ci en écrivant qu’ils ne sont pas seulement dus à son tempérament mélancolique, mais qu’ « ils sont aussi les effets psychiques induits par une société de plus en plus régie par l’éthique du travail et de la concurrence », éthique qui commence à sévir dans l’Allemagne en voie d’industrialisation du début du dix-neuvième siècle. Se dégage alors une vision plus large du phénomène littéraire, fortement conditionné par le devenir historique qui, après la Révolution française, entraîne l’Europe dans une ère de catastrophes s’étendant jusqu’à nos jours. Sebald n’hésite pas à laisser la parole à un royaliste comme Jean Dutourd, lequel voit dans la prise de la Bastille l’avènement d’une histoire marquée par les guerres menées au nom d’idées abstraites autorisant tous les meurtres et massacres. « Le sang versé entre 1789 et 1815, écrit l’académicien, n’a pas seulement transformé la nature des Français eux-mêmes et le visage de leur pays, mais de ses fumées est aussi sortie l’Allemagne nouvelle et inquiétante ». De Napoléon à Hitler, l’histoire s’enchaîne, comme prise dans un tourbillon au sein duquel la littérature et les écrivains eux-mêmes sont aussi emportés. Même un auteur comme Mörike, en pleine époque Biedermeier, qui n’a jamais quitté sa Souabe natale, pressentait le futur catastrophique de son pays, « que tout cela finirait mal ».

Séjours à la campagne se lit avec d’autant plus de bonheur - bonheur empreint de gravité - quand on connaît soi-même le Bade-Wurtemberg, où l’on retrouve dans l’histoire comme dans la géographie ce mélange de paysages paisibles et de scènes révolutionnaires. De l’époque de Hölderlin à celle de Heidegger en passant par Hebel et Mörike, le livre de Sebald couvre deux siècles selon une perspective à la fois panoramique et très plongeante, comme si le moindre détail pouvait avoir son importance. C’est cette capacité qu’il admire chez Hebel à saisir le fragment le plus petit comme à embrasser l’univers entier qui fait de l’écrivain véritable un être d’exception, payant parfois sa vision englobante par la maladie. Comme si la conscience, d’avoir été développée hors du champ étroit de l’époque tel qu’il est défini par le pouvoir en place - assemblage de demi-vérités, de trompe l’œils et de beaucoup de mensonges, telle est toujours une époque pour ses contemporains, et l’on s’en rend particulièrement compte aujourd’hui en France -, comme si la conscience devait souffrir de l’intensité de ce qu’elle voit et comprend après avoir brisé ses chaînes. Sebald, dans sa chambre de l’île de Saint-Pierre, s’étonne de l’incapacité des rares visiteurs à voir les infimes détails de celle de Rousseau : « Aucun (...) ne s’est penché sur la vitrine pour déchiffrer l’écriture de Rousseau, aucun n’a remarqué que le plancher d’épicéa aux lames claires larges de deux pieds était si usé en son milieu qu’il formait des ornières et que les noeuds saillaient du bois de presque un pouce. Aucun n’a caressé de la main la pierre d’évier polie de la souillarde, ni perçu l’odeur de la suie flottant encore à l’endroit de l’âtre, et aucun n’a jeté un œil par la fenêtre, d’où la vue plonge sur un verger et une prairie s’étendant jusqu’à la rive sud du lac ».

P.-S.

W.G. Sebald, Séjours à la campagne, traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau, Actes Sud.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter