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L’Ombre du sombre Orient - Généalogie d’une illusion (3) 

mercredi 14 juillet 2010, par Régis Poulet (Date de rédaction antérieure : 29 mai 2006).

L’observateur est partie prenante de l’expérience d’évaluation. Étudier les représentations de l’Asie dans l’imaginaire des Européens, c’est se placer dans la position d’un observateur qui modifierait les conditions mêmes de l’observation. C’est entrer dans une problématique qui ne fait pas de la pure Vérité un but, mais de la représentation sa raison suffisante. Il n’y faut évidemment pas déceler un aveu d’impuissance : bien plutôt la critique de toute prétention métaphysique.
Ainsi, outre les rapports du Même et de l’Autre, les catégories de temps et d’espace interviennent dans la généalogie de l’Orient. La question de l’altérité, vue comme ce qui est extérieur à soi, est en relation d’homologie avec l’espace, en ce que celui-ci est une des deux propriétés de l’extériorité par rapport à la pensée, l’autre étant le temps. L’espace géométrique euclidien (continu, isotrope, homogène et tridimensionnel) fut transposé philosophiquement chez Kant, pour qui l’espace est une forme a priori de la sensibilité et rend l’expérience possible. Cette conception de l’espace n’ayant pas été contestée avant le début du XXe siècle avec la théorie de la Relativité [1], elle peut servir de critère pour évaluer la représentation européenne de l’Asie - ce d’autant plus que celle-ci relève d’une définition géographique (Hérodote). C’est ce sur quoi nous nous sommes appuyé dans les deux premières étapes de la généalogie de l’Orient. La question du temps pose davantage de problèmes.
La physique classique de Galilée et Newton mesurait le temps en fonction de l’espace parcouru par un mobile en mouvement, et cette conception d’un temps homogène a été conservée par Kant. Les Études sur le temps humain de Georges Poulet montrent que la conception du temps et la façon dont il est vécu sont toujours historiques ou culturelles. De fait, deux conceptions du temps s’opposent : l’une cyclique, l’autre linéaire. Le pythagorisme et le stoïcisme adoptent la vision cyclique de la Grande Année, d’origine asiatique et probablement indienne (les yuga). Mais la temporalité proprement occidentale est la conception judéo-chrétienne d’un temps linéaire fixé sur la fin des temps, l’eschaton. Saint Augustin renforça cette vision de toute son autorité et, bien que Mircéa Éliade ait montré que le peuple gardait une conception cyclique et archaïque en relation avec la nature, il fallut attendre le XIXe siècle pour que Nietzsche renoue avec la Grande Année.
Du fait même de la conjonction d’une définition spatiale de l’Asie et d’une définition du temps en fonction de l’espace, l’éloignement spatial s’augmenta d’un éloignement temporel. L’altérité devient triple : spatiale, culturelle, et temporelle. C’est donc depuis ces trois postes d’observation que nous scrutons les représentations occidentales.
La précellence donnée à l’imaginaire de la temporalité permet à la fois de donner toute sa place à l’espace géographique comme lieu de découverte de l’altérité, et de mettre en évidence le rôle du temps dans la survenue de l’altérité. Passer du Même à l’Autre est aussi faire l’épreuve du temps.

Le mythe de la décadence

La décadence en tant que mythe se nourrit aussi bien des observations cosmologiques et organiques que des considérations sociologiques, philosophiques ou religieuses. Nous pouvons ainsi considérer que le ‘Mythe de la décadence’ est l’expression hyperonymique [2] d’une altération à valeur métaphysique. Le schème de la Chute y est évidemment inscrit, qui illustre un exil hors du domaine du Même et inaugure une représentation dévastatrice et irréversible du temps. Si l’on veut embrasser plus largement les millénaires et inclure les Grecs dans la question - puisque l’Occident plonge ses racines dans l’hellénisme - il est nécessaire d’adapter le vocabulaire et de situer le mythe de la décadence sur le terrain de l’opposition entre culture et nature.
Le vocable de ‘Barbares’ était employé pour distinguer le Même (les Grecs à l’origine) de l’Autre (les non-Grecs, les Asiatiques notamment) par l’opposition respective de la Culture et de la Nature. Ce pli de l’esprit, qui consistait ainsi à renvoyer les Perses du côté de l’animalité et à survaloriser la Grèce apollinienne, persista jusqu’à Nietzsche [3]. L’idéalisme judéo-chrétien, soucieux de dualisme et de séparation entre ce qui relève de la vie du corps et ce qui relève de la vie de l’esprit considérés de façon absolue, renforça les préjugés hérités des Grecs et des Romains. Les Grandes Invasions des Ve-VIe siècles, considérées comme responsables de la chute de l’Empire romain, avaient fixé le trait des Barbares : ils figuraient le refoulé du corps dont la métaphysique ne souhaitait pas entendre parler : le flot, la flamme et le sang, puissances dissolvantes pour la raison apollinienne. Petit à petit, du Moyen-Âge (Brunetto Latini) au XVIIIe siècle (Edward Gibbon), l’imaginaire tératologique [4] identifie le Barbare à l’Asiatique.
A partir du XIXe siècle le mythe barbare acquiert une dimension socio-historique du fait de la montée du prolétariat, et l’on n’est pas surpris que les penseurs réactionnaires (Gobineau par exemple) identifient prolétaires et Asiates dont le trait d’union pressenti était déjà le peuple russe. Mais c’est le Japon qui fournit dans le dernier quart du siècle l’image étrange pour un Européen de barbarie et de ressemblance. Pour un Pierre Loti, l’occidentalisation du pays - ridicule à ses yeux de visiteur - lui conférait une valeur spéculaire sur la situation de l’Europe ; au contraire, la rémanence des schèmes thériomorphes [5] suscitait un trouble. C’était trop peu cependant pour ressentir l’altérité nippone : il ne fut question que d’une étrangeté relative.
Avec le mythe du Péril jaune, qui est le prolongement direct du mythe des Barbares, nous sommes face à une expression particulièrement vive de la peur de l’Autre oriental. Mais au-delà des interprétations socio-historiques (peurs impérialistes), ou psychanalytiques (figuration de l’inconscient), il nous semble que la métaphore entomologique qui file ce mythe est plus révélatrice. Ses rapports avec la société industrielle de masse d’une part, et avec l’Apocalypse d’autre part peuvent se concilier avec la figuration de l’inconscient sous l’idée de métaphore du mal qui ronge l’Occident (Moura). Pourtant ce ‘mal’ n’est pas que la perte du sens de l’histoire, il met en jeu la peur du nihilisme de la technique. Jünger et Heidegger ont ainsi prouvé que la technique - à l’instar de l’Apocalypse - possède une structure qui dévoile l’Être en même temps qu’elle le masque. C’est bien ce que le mythe du Péril jaune met aussi en jeu, sous des formes acceptables pour les représentations dominantes, c’est-à-dire idéalistes.
Il en est de même avec ces barrières naturelles (le sang) ou culturelles (le voile) dont le passage outre entraîne la mort. L’idéalisme sous-tendant les représentations entre le Même occidental et l’Autre oriental avait organisé à l’insu de l’Occident un dédoublement de la menace (interne - externe), une polarisation des problèmes entre deux mondes (Occident - Orient) ainsi qu’une axiologie manichéenne (l’épopée du Blanc - l’éthopée [6] du Non-Blanc) permettant d’accuser l’Autre d’être un ferment de décadence. Mais comme l’Europe est depuis l’Antiquité mythologiquement dépendante de l’Asie [7], on peut raisonnablement penser que l’idéalisme - et de façon décisive l’idéalisme hégélien - a construit l’Orient comme moteur dialectique de l’histoire. Chez Hegel c’est encore le Christ qui est au cœur de l’histoire et du monde : pour qu’il se manifeste, c’est-à-dire pour que son Verbe soit entièrement le Réel, il faut seulement que la dialectique aille à son terme. L’Autre oriental n’est ainsi qu’un terme de la dialectique, l’antithèse de l’Occident. Et comme pour Hegel l’Occident idéal est le Christ, l’Orient est l’Anti-Christ. Cette perspective permet non seulement d’expliquer les représentations catamorphes et apocalyptiques de l’Orient, mais aussi de mettre en évidence le ‘Mal’ qui accable - selon l’idéalisme - l’Occident : la corruption morale.

Corruption intellectuelle et morale

Le Christ étant pour Hegel la synthèse ultime de toute la dialectique thèse-antithèse, l’Orient n’en serait pas le contraire absolu, mais une étape seulement : puisque l’Orient est le double inversé que s’est construit l’Occident, cela signifie que l’Occident n’est pas pleinement chrétien ou pour le moins qu’il doute de l’être.
Une certaine monstruosité est l’apanage de l’Asie depuis l’Antiquité. C’est surtout l’Inde, connue bien avant l’Asie orientale, qui fut affectée de cette double image euphorique et dysphorique : tantôt Eden, tantôt Géhenne sur Terre. La double polarité qui est caractéristique de la représentation occidentale de l’Orient permet d’expliquer la fascination qu’elle exerce sur nous. L’image que l’Occident eut des mœurs orientales est depuis l’Antiquité liée à leur barbarie. Le paradigme romain de la décadence qui avait pu être abordé selon des critères socio-historiques externes (invasions barbares) et internes (institutions corrompues) fut reconsidéré à la fin du XIXe siècle selon des critères moraux. Les Décadents, écrivains fin-de-siècle, puisèrent avec bonheur dans la littérature latine relative à ‘l’Empire à la fin de la décadence’ (Verlaine). Mais dès les XVIIe et XVIIIe siècles l’influence délétère de Orient avait été rendue responsable de la décadence des mœurs romaines. A partir de Sade on note une très nette érotisation de la représentation de l’Orient, qu’il faut interpréter dans sa fonction spéculaire. Tant que l’Europe ne ressentait pas de façon trop vive sa décadence, c’est à dire jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la répulsion pour la cruauté et le despotisme asiatiques tels que Montesquieu en avait fixé l’image, fut à peu près constante - même si cette réprobation affichée cachait une attirance tue. C’est à partir de Sade notamment que le discours change.
Celui dont l’influence sur les Décadents de la fin de siècle fut si grande, valorisa le premier la cruauté de la sexualité asiatique liée au raffinement des mœurs. Alors que s’étaient développés à la faveur du Romantisme le mythe de la femme fatale d’une part, et celui d’une Inde maternelle d’autre part, les dernières décennies du XIXe siècle manifestèrent avec éclat leur fascination ambiguë pour la décadence dont la société européenne ressentait les effets, et ce à travers le mythe de la fatale Orientale. La sexualisation des rapports entre l’Europe et l’Orient dont Sade avait écrit les ‘prémices’, connut un succès considérable de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe grâce au mythe de Salomé Kâli. Ce mythe de la belle, de la cruelle et lascive Orientale servit ainsi à euphémiser la Chute et la Décadence européennes.
Ce que Flaubert légua aux Décadents est déjà dans Salammbô, est aussi dans Hérodias, et toujours, quoique moins flagrant, dans La Tentation  : c’est la figure de l’Orientale. Salammbô et Salomé, dans Hérodias, sont des femmes fatales, inaccessibles, cruelles et mystérieuses qui provoquent, l’une la mort de Mâtho, l’autre celle du Baptiste. La misogynie sous jacente n’est pas sans faire écho aux propos de Schopenhauer, contribuant à faire de la femme le symbole d’une nature qui broie l’homme. C’est pour cette raison que le décor oriental et barbare dans lequel elles évoluent est parfaitement adapté à l’évocation du danger qu’elles représentent. Dans le chapitre XIV de A rebours, Des Esseintes avoue son admiration pour l’auteur de La Tentation de Saint Antoine et Salammbô : « Loin de notre vie mesquine, il évoquait les éclats asiatiques des vieux âges, leurs éjaculations et leurs abattements mystiques, leurs démences oisives, leurs férocités commandées par ce lourd ennui qui découle, avant même qu’on les ait épuisées, de l’opulence et de la prière. » [8] Et Des Esseintes retrouve dans la Salomé de Gustave Moreau cette femme « surhumaine et étrange » [9] telle que Flaubert la lui avait fait rêver. Voici ce que la Salomé de Moreau représente pour Des Esseintes :

« La déité symbolique de l’indestructible Luxure, la déesse de l’immortelle Hystérie, la Beauté maudite, élue entre toutes par la catalepsie qui lui durcit les muscles ; la Bête monstrueuse, indifférente, irresponsable, insensible, empoisonnant [...] tout ce qui l’approche, tout ce qui la voit, tout ce qu’elle touche.
Ainsi comprise, elle appartenait aux théogonies de l’Extrême Orient. » [10]

De la guerre de 1870 à celle de 1914 le mythe de la femme fatale est incarné par Salomé. Se dresse alors la voluptueuse empuse, l’hystérique Orientale, tantôt « ménagère terrifiante, nourricière déréglée » [11], donc actualisée ; tantôt figure archétypale telle que Mirbeau la décrit : « La femme a en elle une force cosmique d’élément, une force invincible de destruction, comme la nature... Elle est à elle toute seule toute la nature !... Etant la matrice de la vie, elle est, par cela même, la matrice de la mort... » [12] La femme telle que la décrit Octave Mirbeau dans le Frontispice du Jardin des supplices (1899) ne peut pas ne pas nous rappeler la déesse Kâli, aspect destructeur du Temps et dont l’apparence horrible correspond si bien au tableau de Gustav Adolf Mossa Elle (1905) [13]. On y voit en effet une femme immense, nue, assise sur un monceau de cadavres d’hommes, et portant en guise de bagues et de serre tête des crânes humains.
La représentation misogyne de la femme sous les traits de Salomé, voire de Kâli, qui en est l’hyperonyme, confirme sa double implication dans le sentiment de décadence des Européens. Si l’on veut bien se souvenir que la cruauté se rattache au sang que l’on fait couler, que le sang représente la vitalité et l’identité, que la femme est notamment définie par une perte de sang, et que la cruauté est caractéristique du Barbare, on comprendra que l’Orientale soit une figure surdéterminant la Décadence et la Chute. En effet ‘femme fatale’ et ‘féminité sanglante’ sont très liées, comme signe d’un interdit sexuel qui, par une exaspération de l’œdipe, aboutit à l’image de la ‘Mère Terrible‘. C’est ainsi, note Gilbert Durand, que la déesse hindoue « Lakmi était chez Lamartine le prototype romantique de la ‘Vamp’ fatale, qui allie à une apparence charmante une foncière cruauté et une grande dépravation » [14]. L’opéra ainsi que le cinéma se firent ainsi l’écho de ces représentations de l’Orient.
N’oublions pas non plus que kâli représente aux dés la malchance et, dans l’extrapolation cyclique du temps, l’âge de la plus basse matérialité, conséquence d’une chute dans le temps qui se transforme en faute et en souillure. Le sang menstruel de la femme, qui est un des premiers marqueurs temporels, et qui est considéré comme le symbole d’une chute dans le temps, se sexualise. S’il faut en croire Gilbert Durand, c’est assez récemment, sous l’influence d’un courant ascétique pessimiste venu d’Inde, et passé par le Proche Orient avant d’atteindre l’Occident (influence décelable dans l’orphisme, le platonisme, la gnose), que s’est effectué la « modification du schème de la chute originelle en un thème moral et charnel » [15]. Il n’est donc pas étonnant que le mythe de la belle, cruelle et lascive Orientale serve à exprimer ce sentiment de chute qui hante les écrivains de la fin du XIXe siècle, surtout si l’on considère que « la féminisation de la chute serait en même temps son euphémisation » [16].
Comment ne pas être frappé par les similitudes entre les dernières décennies du XIXe siècle et celles du XXe ? L’Europe était fascinée par la terrible et envoûtante Orientale à un moment où elle doutait d’elle même, et voilà que depuis les années 1960 1970 le Japon hérite de cette image, avant que ne se développe à partir des années 1980 le ‘tourisme sexuel’ à destination de l’Asie du Sud Est, précisément lorsque la concurence économique de l’Asie met l’Europe en péril.... La féminisation de la Chute étant son euphémisation, l’érotisation de l’Orient nous fait comprendre que l’angoisse de l’Occident face à l’histoire événementielle se redoublait d’une terreur concernant l’eschatologie.
Comme devait le montrer Nietzsche, l’essor croissant des prétentions de la science à dominer la nature contribuait au déclin de l’idée de ‘Dieu’. Il était pourtant évident que ‘le corps’ ne se voyait pas octroyer son dû. Pour compenser ce déni que la pensée métaphysique pouvait difficilement supporter en l’état, l’imaginaire occidental projeta sur l’Orient ses fantasmes refoulés. L’Orient nous apparaît ainsi comme une catégorie de l’imaginaire qui se superpose plus ou moins bien à l’Asie. Certains cependant sont moins dupes que d’autres de cet Orient fantasmé. Ils voient derrière cette illusion une ruse de la morale anti-nature du christianisme. Chez Sade se manifeste aussi la connivence entre l’érotisme et le nihilisme métaphysique de la technique. L’érotisation de l’Asie en Orient est un anti-destin parce que l’on y voit l’Occident - à qui la Genèse enjoignait de soumettre la nature - redouter que son destin nihiliste ne s’accomplisse [17].
Le pessimisme philosophique qui s’appuya tout au long du XIXe siècle sur la pensée indienne récemment mise à jour provoqua ainsi une véritable guerre idéologique. D’un côté ceux qui développaient une vision pessimiste de l’existence - de Kant, Germaine de Staël et Benjamin Constant jusqu’à Schopenhauer ; de l’autre les thuriféraires du christianisme ou de l’idéalisme hégélien. Le terrain de bataille fraîchement importé : le bouddhisme. Bien des traits semblaient rapprocher le bouddhisme du christianisme - un fondateur charismatique, l’importance de la pitié, la dévalorisation de l’existence. Mais la différence qui fut placée au pinacle était l’appel à rejoindre un nirvâna compris comme néant. La dénonciation de ce qui était tenu pour un véritable ‘culte du néant’ (sans grand rapport avec le bouddhisme véritable) s’organisa. Sa découverte accompagnant la naissance du mouvement ouvrier, l’aspiration à la démocratie et à l’égalitarisme et, dans un certain sens, la genèse du Péril jaune, le bouddhisme fut considéré comme le révélateur de la déchristianisation de l’Europe, de sa démoralisation, et accusé d’être un ferment corrupteur de la société. La surenchère, de Schopenhauer et Hartmann à Wagner et aux Décadents, permit à Nietzsche de prendre tout ce monde à contresens. Il plaça ainsi le bouddhisme et le christianisme parmi les religions nihilistes, mettant en évidence l’asthénie de la volonté qui les caractérisait. C’est bien seul qu’il mina de toutes ses forces les fondations intrinsèquement décadentes de ce qui se croyait une civilisation saine, dénonçant par avance la venue d’un bouddhisme européen dont même Cioran a du mal a s’extraire.
Un autre épisode de la menace orientale qui illustre l’usage interne de l’Orient construit par l’Occident est la querelle concernant l’asiatisme - le mal nommé. Semblable à la dénonciation du bouddhisme en ce que l’objet était moins les idéaux de l’Asie que ceux de l’Orient, la dispute de l’asiatisme scinde l’Occident en deux. Le dualisme métaphysique permet en grande partie d’interpréter les prises de position. D’une part l’Allemagne dont la jeunesse déclare la banqueroute intellectuelle, politique et morale de l’Occident (Curtius) se tourne vers la Russie et l’Orient ; d’autre part la France gardienne de l’identité occidentale par l’héritage romano-chrétien (Massis). La crise - qui survient durant l’entre-deux guerres - est évidemment plus intestine à l’Occident qu’entre ce dernier et l’Asie. C’est contre l’hégémonie culturelle de la France que l’Allemagne se révolte, et la France se défie de ce qu’elle croit être l’Allemagne.
Les affinités des Romantiques allemands avec l’Orient poursuivies par Schopenhauer sont ressenties par Henri Massis comme la continuation d’hérésies purement occidentales. L’idéalisme allemand, le mysticisme slave sont au nombre des accusés, mais le catholique français ne cesse d’accuser la Réforme de tous les maux de l’Occident contemporain. Outre le terrain proprement christiano-chrétien de la querelle, l’inquiétude française qui en est à la source peut aussi être expliquée par la propension française à tout ramener à de la politique intérieure (Emmanuel Berl). Les surréalistes avouent d’ailleurs se servir de l’image de l’Orient à des buts politiques relatifs au bolchevisme. Mais l’asiatisme révèle aussi le malaise métaphysique qui submerge l’Occident. Les interrogations concernant son identité se cristallisent ainsi sur la notion de personnalité dont l’Occident a cru comprendre que l’Orient déniait l’existence, et sur la notion d’unité. À l’instar du Péril jaune dont il est contemporain, l’asiatisme prouve que le dualisme métaphysique provoque des lézardes dans tout l’édifice occidental.
La conséquence d’une définition humaniste et romano-chrétienne de la civilisation est le rejet de l’Allemagne dans l’état de nature et dans la barbarie. La peur du chaos et de l’immanence est la transposition de l’axiologie idéaliste qui frappe la nature. Peut-être les troubles identitaires de l’Occident n’ont-ils jamais été d’une plus vive acuité que lors de ces années 1920 : on y voit Max Weber opposer selon un axe rhénan le monde occidental anglo-saxon et matérialiste au monde oriental germano-slavo-asiatique de la métaphysique et de la transcendance, tandis que Henri Massis considère ce dernier comme celui de l’immanence naturelle alors que l’Occident catholique et romain est illuminé par l’Esprit. Preuve supplémentaire de l’usage auto-référentiel de l’Orient : Massis fait le procès d’un Orient occidentalisé qui renverrait de lui-même - afin de déstabiliser l’Occident - une image illusoire et fabuleuse. Ce qui est en partie juste puisque le Français émet son jugement en étant lui-même victime de l’illusion métaphysique.

Le déclin politique

Lorsque Henri Massis, l’auteur de Défense de l’Occident, définit notre civilisation en termes d’unité, d’autorité et de continuité, c’est en référence à sa mission catholique (donc universelle) dont le plus récent moyen mis en œuvre avait été l’impérialisme colonial conforté par l’essor industriel. Sans parler du nihilisme de la technique qui pousse irrésistiblement les Occidentaux à l’arraisonnement du monde - et dont l’expansionnisme militaire, évangélique et commercial fut le vecteur efficace -, il est apparu clairement que le colonialisme obéissait à une logique idéaliste.
Ainsi l’édifice hagiographique élaboré autour du héros colonisateur (incarnation caricaturale du ‘bon’ Occidental) était-il proposé à l’édification de nations qui doutaient. Face à la désagrégation des sociétés occidentales sous l’effet des idéologies de masse, l’individualité du colonisateur - auxiliaire zélé de la civilisation - attestait l’illusoire rémanence de principes déjà bien affaiblis. L’expansion coloniale européenne qui aurait pu être un immense pas vers l’Autre, ne rencontra que l’Étranger et le Barbare sur son chemin. Le référent idéal qui devait assurer au héros colonisateur son identité - comme ‘Dieu’ pour le cogito cartésien - était l’Empire. Ainsi l’évasion coloniale consistait à se construire un Empire sur Terre à défaut d’avoir un Empire sur Soi.
Cette vaine construction ne devait pas résister, et l’idéalisation du colonialisme rencontra ses propres contradictions : il s’était (et avait) menti. Pas d’autre mission civilisatrice que celle d’une exploitation technique des ressources naturelles et humaines des pays conquis, passant notamment par un colonialisme linguistique négateur d’altérité (Calvet [18]). L’idéal éclata sous la force de la Nature : le Barbare, c’était le Civilisé qui commettait le Sac du Palais d’Été. Les conditions climatiques convainquirent pour leur part qu’il n’est rien qui ne se fasse sans que la nature obtienne son dû (Daguerches, Wild). Alors que la représentation de l’Orient - en tant que fantasme métaphysique occidental - est active de la fin du XVIIIe siècle à la fin du XXe, la chimère exotique auto-référentielle qui soutint l’idéalisme colonial fut ruinée par l’Asie.
Mais comme ce qui avait notamment poussé l’Occident à l’impérialisme colonial était le besoin de se ressaisir et d’oublier le spectre de la décadence qui le hantait, la dissipation du voile exotique renvoya l’Occident à son obsession. Ainsi derrière le masque colonial retrouve-t-on la pulvérulence d’une identité qui perd sa cohérence. La fascination pour les ruines et la poussière, telle qu’elle s’exprime dans la littérature coloniale (Loti, Farrère), montre que la réflexion sur l’organicité des sociétés - à l’image de la nature - devait les condamner à la dissolution. L’unité de l’Empire se voyait réduite à plus ou moins brève échéance à la dispersion du multiple : il se révéla n’être qu’une construction artificielle (Forster, Scott) davantage taillée dans le tuf que dans le marbre. Ce que l’on découvre derrière la volonté d’Unité politique et sous le boisseau de l’exotisme, ce ne sont que vulnérabilité et poussières : signes d’un temps victorieux et sceau de la décadence.
Ainsi l’idée d’Empire avait-elle consisté en un défi à la décadence : ramener le Multiple sous la coupe de l’Unité. Mais c’était se réfugier dans l’illusion de l’Identité, illusion fondée sur le déni d’altérité. L’élaboration d’une représentation de l’Orient comme ferment de décadence est étroitement tributaire de l’imaginaire occidental de la temporalité dont la Chute reste le paradigme ontologique. Le dualisme métaphysique conditionnant les rapports entre Culture et Nature, Civilisation et Barbarie, Identité et Altérité fut en Occident propice à l’instauration d’une axiologie selon laquelle tout ce qui ne correspondait pas aux principes du rationalisme et du christianisme romain était mauvais. En tant que construction idéologique et imaginaire l’Orient en devint la métaphore. Néanmoins le malaise notamment provoqué par l’essor prométhéen de la science ne laissait pas de faire douter certains. L’écart entre la réalité du malaise et le double construit collectivement par les Européens ne fit que renforcer le sentiment de vide, d’absence et donc de mélancolie.

(à suivre L’Orient régénérateur)

Cet article est la suite de L’Invention de l’Asie et de La Naissance de l’Orient

P.-S.

L’Ombre du sombre Orient (1926) est le titre d’un roman de Ferdynand Antoni Ossendovski.

Notes

[1Même si Lobatchewski et Riemann, au XIXe siècle, proposèrent déjà des géométries non euclidiennes.

[2Qui recouvre les notions de déclin, de corruption, de déchéance, de décrépitude, de dégénérescence, de destruction, de ruine et de chute.

[3Voir Eberhard Scheiffele : « Questionning One’s Own from the perspective of the Foreign » in Nietzsche and Asian Thought, Chicago and London, University of Chicago Press, 1991, 253 pages, pp. 36-41.

[4Relatif aux monstres.

[5Sous forme animale.

[6Figure de pensée qui a pour objet la peinture des mœurs et du caractère d’un personnage.

[7En effet Hérodote précise : « on sait bien que cette femme, [la Tyrienne] Europe, était une Asiatique, et qu’elle n’est jamais venue dans le pays que les Grecs appellent aujourd’hui Europe ». L’Enquête in Hérodote & Thucydide : Œuvres complètes (Paris : Pléiade, Gallimard, 1964), IV, 45, p. 303.

[8Joris Karl Huysmans : A rebours (Paris : Folio Classique, Gallimard, 1995). Les italiques de l’auteur.

[9Ibid., p. 144.

[10Ibid., pp. 144 145.

[11Mireille Dottin Orsini : « Misogynies fin de siècle » in Magazine littéraire, n( 288 (mai 1991), pp. 20 23, p. 20.

[12Octave Mirbeau : Le Jardin des supplices (Paris : Folio Classique, Gallimard, 1991), p. 61.

[13Tableau qui sert d’illustration à cet article.

[14Gilbert Durand : Les Structures anthropologiques de l’imaginaire (Paris : Dunod, 11e édition, 1992), p. 114.

[15Martine Van Wœrkens Todorov : « Trois barbares en Asie : une énième histoire de Thugs » in L’Inde et l’imaginaire., Purusartha 11 (1988), p. 127.

[16Idem.

[17Les mythes de Faust et de Prométhée (qui est le fils de Japet et d’Asia) sont la dramatisation de ce destin.

[18Louis-Jean Calvet, Linguistique et colonialisme, petit traité de glottophagie, Paris, Payot, 1974

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