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L’Invention de l’Asie - L’Orient : généalogie d’une illusion (1) 

lundi 12 juillet 2010, par Régis Poulet

La façon de découper l’espace géographique n’a rien de naturel et l’imaginaire y prend une part plus qu’importante. Représentations de l’univers, cartographies des terres connues et élaborations philosophiques interviennent, leur point de convergence étant l’idée que « la vie est une affaire de forme » : « la vie, la constitution de sphères et la pensée sont des expressions différentes pour désigner une seule et même chose » . Ainsi l’Asie et l’Orient sont-ils apparus dans cet ordre en relation avec une représentation de l’espace que nous héritons des Grecs.

Univers sphérique

Pendant quelques millénaires, à l’époque des civilisations égyptienne et babylonienne, l’imago mundi fut essentiellement d’ordre mythologique. Les unes et les autres, cependant, avaient su développer une astronomie brillante [1]. Le ‘moment grec’, ici comme en d’autres domaines, eut une importance considérable pour ce qui concerne la représentation du monde. Des philosophes ioniens (au VIIe siècle avant notre ère) jusqu’à Ptolémée (au IIe siècle de notre ère) fut élaborée une cosmologie qui décrivait l’univers en termes géométriques et dont les principes demeureront inaltérés jusqu’à Newton. Cette nouvelle cosmologie s’est construite en deux étapes : on a posé que la Terre était isolée du ciel avant d’affirmer qu’elle était sphérique.
Une doxa surannée voudrait parfois encore faire croire que l’imagination est la « folle du logis », alors que l’imaginaire « n’est rien d’autre que ce trajet dans lequel la représentation de l’objet se laisse assimiler et modeler par les impératifs pulsionnels du sujet » [2]. Or, Saint-John Perse le rappelait naguère [3], on ne peut opposer sans ridicule la pensée discursive à la pensée analogique et symbolique. Nous en voulons pour preuve les récents développements des théories de la forme qui subsument, sous le concept de sémiophysique, l’opposition entre une phénoménologie des formes centrée sur le sujet [4] et une physique de la matière centrée sur l’objet. Ainsi, pour ce qui concerne la représentation du monde, nous trouvons-nous entre deux pôles. L’un selon lequel toute carte, tout ‘cosmogramme’ devrait être interprété comme figuration de la perception du rapport entre le sujet et les phénomènes (un peu à la façon d’un mandala) ; l’autre pour qui les formes cartographiées ne seraient que l’exacte et objective réalité [5]. Le cas des Grecs qui nous préoccupe ici nous interdit d’exclure cette dernière approche. Cependant, il n’est pas non plus concevable d’affirmer que leur imago mundi fût coupée de leur imaginaire
Avant eux, ni les Egyptiens, ni les Babyloniens, ni même les Chinois ou les Hindous n’avaient conçu le ciel comme une sphère enveloppant complètement la terre. C’est pourquoi on peut parler de « construction mentale » et de « gestation conceptuelle » [6] à propos de la sphéricité du ciel et de la forme de la terre.
Le premier jalon en est Homère qui reste cependant dans l’orbe du mythe : il décrit, dans le chant XVIII de l’Iliade, le monde comme un bouclier qu’entoure « l’Océan, le vaste et puissant fleuve » [7], monde enveloppé par un espace en forme de sphère.

Reconstitution du monde selon Homère

Après lui, les philosophes de l’Ecole de Milet : Thalès, Anaximandre et Anaximène ( VIe siècle), tentèrent une description de l’univers en termes géométriques. Thalès pensait que la terre est un disque flottant sur l’eau, ce qu’Anaximandre nuancera en affirmant qu’elle est une colonne ronde dont une des extrémités planes est le sol que nous foulons. Quant à Anaximène, on lui doit d’avoir introduit la sphère des étoiles fixes qu’il imagine comme une voûte de cristal où sont plantés des clous lumineux.

Cartographies

En même temps que l’importance de la sphère comme contenant géo-cosmique fait son chemin, et que les mythes sont concurrencés par des explications scientifiques, on constate dans la représentation cartographique du monde connu une structuration à tendance binaire dont l’origine n’est pas à chercher nécessairement dans le monde matériel.
Massimo Cacciari, s’appuyant sur les travaux de Santo Mazzarino, précise ainsi que sur les cartes des VIIIe et VIIe siècles avant notre ère, « c’est l’indistinct qui prédomine. » [8] Il constate que « dans la Ionie multiforme, Orient et Occident se rencontrent presque immédiatement, sans la peine de se devoir connaître. Se connaître implique, en effet, la scission advenue. Hésiode [...] connaît Europe et Asie uniquement comme les noms de deux Océanides. » [9] Deux parmi trois mille : Europe et Asie restent ‘noyées’ dans l’Indistinct. Ainsi une carte représentant le monde homérique, centrée sur la Grèce, n’obéit-elle pas encore à une structuration binaire :

Carte du monde homérique

En revanche, au sixième siècle, la représentation du monde par Hécatée, centrée sur la Méditerranée, oppose clairement deux grands ensembles : Europe et Asie.

Le monde selon Hécatée

Il est aisé de noter combien, des Colonnes d’Hercule à la Mer caspienne, les éléments marins (mer Méditerranée puis mer Noire) puis montagneux (le Caucase) délimitent l’Europe et l’Asie. La représentation du monde antique obéit dans l’ensemble à cette structure, au point que dans Les Perses d’Eschyle Asie et Europe, qui s’affrontent, sont déclarées « sœurs du même sang » [10], comme si, nées d’un même œuf, elles étaient liées par une ‘guerre intérieure’ (stasis, non polemos). Ce qu’on peut rapprocher de l’aphorisme d’Héraclite selon qui « tout naît au devenir par l’opposition des contraires. » [11] Eschyle montre ainsi « les ‘absolument distincts’ (les Deux qui, chez Hérodote, ne peuvent pas ne pas se faire la guerre) comme radicalement inséparables. » [12]
Ces liens du sang montrent que la question du Nœud gordien (1953) est posée par le destin [13]. Selon Ernst Jünger, ‘Orient’ et ‘Occident’ « sont deux résidences, deux strates de l’humaine nature, que chacun porte en soi », à quoi il ajoute :

« Aussi nous sont-elles plus distinctes, au fond de nous-mêmes, qu’elles ne nous sont connues par leur image géographique. L’Europe et l’Asie, l’Orient et l’Occident, le Levant et le Ponant sont des notions flottantes, dont les contours sont, et débattus, et contestables. Leurs significations géographique, historique, spirituelle et affective ne coïncident pas. » [14]

Dès le Ve siècle, Hérodote, contemporain des guerres médiques, s’étonnait d’ailleurs de la partition de la Terre et de la dénomination de ses parties :

« Mais je ne puis comprendre ce qui a fait donner à la terre, qui est une, trois noms différents, des noms de femmes, et pourquoi l’on a choisi pour délimiter les trois parties du monde le Nil, un fleuve d’Égypte, et le Phase, un fleuve de Colchide [...] ; je n’ai pas pu davantage apprendre à qui l’on doit ces divisions et d’où viennent les noms qui leur ont été appliqués. Pour la Libye, l’opinion générale est qu’elle tire son nom d’une certaine Lybié, une femme du pays ; Asia serait le nom de la femme de Prométhée, mais les Lydiens prétendent qu’il vient de chez eux et que l’Asie a pris le nom d’Asias, fils de Cotys, fils de Manès, et non d’Asia, femme de Prométhée ; cet Asias aurait également donné son nom à la tribu Asiade, à Sardes. Pour l’Europe, on ne sait si elle est entourée par la mer, ni d’où lui vient son nom, ni qui le lui a donné, à moins d’admettre qu’elle ait pris celui de la Tyrienne Europe - ce qui voudrait donc dire qu’auparavant elle n’avait pas de nom, comme les deux autres. Cependant on sait bien que cette femme, Europe, était une Asiatique, et qu’elle n’est jamais venue dans le pays que les Grecs appellent aujourd’hui Europe ; elle passa seulement de Phénicie en Crète et de Crète en Lycie. Mais nous n’en dirons pas plus là-dessus - et nous donnerons à ces pays leurs noms habituels. » [15]

Pourtant ces représentations ont une histoire : celle du Deux et de l’Un. Le nœud gordien est celui de la lutte entre Europe et Asie. La lecture que Massimo Cacciari fait de cette opposition repose notamment sur le fait que dyo (deux), a la même racine que deido : craindre, et deinos : ce qui est terrible, ce qui dépayse [16]. « C’est comme si on voulait dire, remarque-t-il, qu’il n’est possible d’affirmer le caractère unique du génos qu’à propos d’antagonistes par nécessité, que lorsqu’il s’agit d’ennemis mortels. [...] La plus parfaite identification de l’opposition constitue l’accord le plus profond. » [17] Peut-être est-ce aller un peu loin que de parler ‘d’ennemis mortels’ puisque l’intérêt du combat est précisément que l’opposition ne cesse pas à cause de l’agonie d’un des deux. On peut lire chez Héraclite : « Ennemi, à rebours : bienfaisant. Forces contraires : connexion la plus belle. [La lutte fait tout le devenir]. » [18]
Avec Hécatée l’on n’en reste pas moins dans une représentation circulaire et non sphérique de la terre. Mais le cercle et la sphère ont en commun d’être tournés vers l’intérieur et, avec leur centre parfait, ils sont « l’image du refuge naturel, le ventre féminin » [19]. Figure de la plénitude au sens de totalité mais aussi de bien-être, le cercle et la sphère, qui font partie du régime nocturne de l’image [20], ont pour autre caractéristique la répétition. Rien de surprenant donc à ce que ce soient les pythagoriciens ( Ve - IIIe siècles) - dont on a souvent relevé les affinités avec l’Inde - qui aient mis en œuvre le concept d’un monde sphérique :

« On doit aux pythagoriciens le premier modèle du monde, la première théorie scientifique de la structure de l’univers basée sur un principe général très simple : celui de la perfection de la sphère en tant qu’objet géométrique, et de la perfection du mouvement circulaire autour d’un axe. » [21]

Car c’est sous l’influence des pythagoriciens que Platon tenait la sphère en si haute estime. Outre Pythagore, ce furent surtout Philolaos et Timée dont on retint les noms. Le premier parce qu’il associa à la terre une anti-terre invisible depuis l’hémisphère habité par les Grecs, et à propos de laquelle Francesco Bertola convient qu’elle peut « sembler le fruit de la seule imagination » [22]. Le second parce qu’il influença beaucoup Platon auquel on doit un dialogue du même nom. Dès le Phédon en effet Platon se montra héritier de la cosmologie pythagoricienne en évoquant (108e-109a) une terre sphérique en équilibre au sein d’un monde lui-même sphérique.
La question de l’Un et du Deux intervient d’ailleurs chez le disciple de Socrate. Même s’il n’a pas suivi Philolaos dans sa proposition d’un couple terre / anti-terre, Platon s’en est dans une certaine mesure inspiré. Le dualisme se traduit par une polarisation qui, dans la sphère cosmique, est en homologie avec la ‘sphère intime’. La sphère est, selon Peter Sloterdijk, « un globe comportant deux moitiés, d’emblée polarisé et nuancé, assemblé d’une manière pratiquement intime, un globe subjectif. » [23] Il pose la question suivante :

« A la question d’inspiration gnostique  : Où sommes-nous quand nous sommes dans le monde ?, on peut apporter une réponse contemporaine et compétente. Nous sommes dans un extérieur qui porte des mondes intérieurs. [...] La sphère est la rondeur dotée d’un intérieur, exploitée et partagée, que les hommes habitent dans la mesure où ils parviennent à devenir des hommes. Parce qu’habiter signifie toujours constituer des sphères, en petit comme en grand, les hommes sont les créatures qui établissent des mondes circulaires et regardent vers l’extérieur, vers l’horizon. Vivre dans des sphères, cela signifie produire la dimension dans laquelle les hommes peuvent être contenus. » [24]

La sphère ontologique

La sphère devient alors la figure privilégiée de l’habitat tant géographique qu’ontologique. La devise placée au-dessus de l’entrée de l’Académie, rappelle le philosophe allemand, excluait d’une part la « plèbe agéométrique » et d’autre part « ceux qui n’étaient pas disposés à s’impliquer dans des aventures amoureuses avec d’autres visiteurs du jardin des théoriciens. » [25] Nous avons là les deux extrémités : cosmologique et psychologique, de l’arc avec lequel Platon a tiré par-dessus les siècles la flèche de son influence : respectivement le Timée et Le Banquet.
Postérieur au Banquet, le Timée expose par l’intermédiaire du personnage éponyme la théorie des Idées et une cosmologie pythagoricienne qui peuvent sembler en filigrane dans ce dialogue-là. Le monde dont Timée nous expose la constitution est un animal formé par un démiurge qui l’a tourné « en forme de sphère, [...] cette forme circulaire étant la plus parfaite de toutes et la plus semblable à elle-même » [26]. Rien n’existant en dehors de lui, il fut fait lisse, sans yeux, sans oreilles et sans mains. Au centre de cette sphère le dieu plaça une âme, il l’étendit partout et « en enveloppa même le corps à l’extérieur », créant ainsi « un ciel circulaire et qui se meut en cercle, unique et solitaire » [27]. L’âme fut composée du Même (substance indivisible), de l’Autre (substance divisible qui naît dans les corps) et d’une substance intermédiaire « participant à la fois de la nature du Même et de celle de l’Autre » [28]. Puis il réunit ces trois substances en une seule et en divisa le tout obtenu en autant de parties nécessaires, « chacune étant un mélange du Même, de l’Autre et de la troisième substance » [29].
Le dieu « coupa toute cette composition en deux dans le sens de la longueur, et croisant chaque moitié sur le milieu de l’autre en forme de X, il les courba en cercle et unit les deux extrémités de chacune avec elle-même et celles de l’autre au point opposé à leur intersection » [30]. Des deux cercles ainsi formés « il désigna le mouvement du cercle extérieur pour être le mouvement de la nature du Même, et celui du cercle intérieur le mouvement de la nature de l’Autre » [31]. Le premier tourne vers la droite selon l’équateur CD et le second vers la gauche selon l’écliptique EB.

La terre, immobile au centre de ce système céleste, est entourée des astres qui tournent dans l’orbite de l’Autre ; les deux plus proches sont le soleil et, en position intermédiaire, la lune. L’âme, qui est première et à l’image de la perfection de la sphère céleste, tourne sur elle-même : elle est « de la nature du Même, de l’Autre, et de l’essence intermédiaire » [32]. La nature possède une semblable composition puisque Timée y distingue trois genres dont l’agencement est le suivant : « on peut [...] assimiler le réceptacle à une mère, le modèle à un père et la nature intermédiaire entre les deux à un enfant. » [33] Cette relation d’engendrement est due à la nature de l’âme, à la fois unie et divisée. De ce fait :

« Toutes les fois qu’elle entre en contact avec un objet qui a une substance divisible [l’Autre ou l’essence intermédiaire] ou avec un objet dont la substance est indivisible [le Même], elle déclare par le mouvement de tout son être à quoi cet objet est identique et de quoi il diffère [...]. » [34]

Dans Le Banquet, antérieur au Timée d’une vingtaine d’années, Platon ne va pas aussi loin dans l’explicitation de l’origine de l’âme et du corps humains. Pourtant, énoncé sur un ton moins docte, avec davantage de fantaisie, il y présente les mêmes arguments. Ainsi, lorsque Aristophane, sous la plume de Platon, « nous instrui[t] un peu de la nature humaine », pouvons-nous lire :

« D’abord la race humaine se divisait en trois genres, et non point en ces deux seuls, mâle et femelle, que vous connaissez ; ce troisième genre participait des deux premiers [...]. Chaque homme était tout d’une pièce, ayant le dos rond, les flancs en cercle, quatre mains et autant de pieds ; deux visages opposés, bien que tout pareils, au sommet d’un cou soigneusement arrondi, mais n’en formant pas moins une seule tête ; quatre oreilles, deux sexes, et le reste à l’avenant. [...] Or, s’il y avait des différences de constitution entre les trois genres, c’est que le mâle descendait du Soleil, la femelle de la Terre et le genre mixte de la Lune (car la Lune elle aussi participe des deux autres astres) ; et si leur nature et leur démarche rappelaient la sphère, c’est tout simplement qu’ils ressemblaient à leurs parents. » [35]

L’Aristophane de Platon explique que la sphère est une sorte de corps paradisiaque dont non plus deux mais trois sortes existaient, toujours cependant sous l’empire d’une sphère (Terre, Ciel ou Lune). Leur force et leur orgueil étaient tels qu’ils s’en prirent « aux dieux eux-mêmes, tentant d’escalader le ciel pour s’attaquer à eux » [36]. Au lieu d’être précipités dans le Tartare comme les Titans rebelles, la punition de Zeus consista à couper en deux les humains orgueilleux : « Les corps ainsi dédoublés, chacun poursuivait sa moitié pour s’y réunir » (191b), et « c’est ainsi que nous sommes tous la tessère de quelqu’un, ayant été coupés comme de vulgaires soles ; et nous passons notre vie à chercher notre moitié. »(191e). Parvenir à être des hommes demande de prendre conscience de ce que la sphère qui nous abrite est à moitié vide. Pourquoi ce sentiment d’incomplétude qui frappe l’homme ? « La cause en est, explique Aristophane, que notre nature première était une et que nous ne faisions qu’un ; et que ce qu’on nomme l’amour n’est rien d’autre que le désir et la quête de cette unité. » (193a)
Il est frappant de constater combien le récit d’Aristophane qui, a priori, est moins le porte parole de Platon que ne l’est le personnage de Socrate, anticipe la cosmologie développée dans le Timée. La perfection faite sphère est rapportée à trois genres où il est aisé de reconnaître le Même, l’Autre et la substance intermédiaire. La même division intervient ensuite, et cet état duel est précisément le moteur, non plus céleste, mais psychologique qui fait vivre les humains.
Il est ainsi question de l’Un, du Deux qui en provient par division et du Trois qui naît du jeu du Deux. Du point de vue d’une analyse des formes, le mythe de l’androgyne représente un certain aboutissement de la réflexion non seulement ontologique mais aussi cosmologique, les deux étant parfaitement liées chez Platon. La description géométrique et cartographique du monde n’est ni purement imaginaire ni entièrement objective [37]. Ainsi les Grecs ont-ils représenté le monde en suivant les linéaments de pensée que nous avons rappelés, à savoir : le cercle, la sphère, la partition en deux ou en trois. Il n’est alors pas étonnant que le langage lui-même soit intervenu dans la façon de donner forme au monde.
L’identité de l’Europe est chevillée à l’Asie à l’aune d’une absence : l’Europe est une des parties du monde, mais elle reçoit son nom à distance. La division du monde en trois parties - Asie, Libye (l’Afrique) et Europe - semble correspondre à la nécessité de la triade qui, écrit Gilbert Durand, se présente « comme une somme dramatique de différentes phases, comme l’esquisse d’un mythe théophanique de la totalité » [38]. L’Europe interviendrait donc comme élément indispensable à une théophanie de la totalité à base lunaire, cela du fait que « la trinité est toujours d’essence lunaire » [39] et du fait que le nom d’Europe, qui signifie probablement « ‘au large visage’ (eurus ou eureia ôps) », est « une personnification de la pleine lune » où il n’est pas interdit de voir « une aufhebung des vieux cultes de la déesse Lune par la religion grecque » [40]. Souvenons-nous que, dans le mythe d’Aristophane, le genre mixte est précisément celui qui est sous le signe lunaire.
On peut ainsi penser que les Grecs, dont les cités étaient précisément réparties sur les trois continents, souhaitèrent par là conférer à leur communauté une valeur de totalité traduisant leur sentiment de supériorité sur les autres peuples. Selon Aristote (Politique, VII, 6, 1327b sqq.), les Grecs participent par leur position médiane aux qualités européennes de courage, et asiatiques d’intelligence. Sans expliquer la réduction de la structure ternaire à une structure oppositionnelle binaire par l’idéalisme de Platon, dont Aristote fut le disciple, notons cependant que « les triades lunaires peuvent encore se condenser en de simples dyades qui mettent plus ou moins en évidence la structure antagoniste, dialectique, dont le drame lunaire constitue la synthèse » [41]. Le mythe de l’androgyne, en tant que mythe de la polarité régi par le désir d’une coincidentia oppositorum, offre une parfaite illustration du passage d’une structure ternaire (les trois genres humains) à une structure binaire (chacun est « la tessère » d’un Autre).
Comme Prométhée - fils de Japet et d’Asia [42] - l’androgyne primitif se révolte contre les dieux et subit en retour un châtiment. Il est coupé en deux moitiés moins arrogantes dont les dieux retournent le visage pour qu’elles aient toujours sous les yeux le spectacle de leur incomplétude : « chaque morceau, désireux de la totalité abolie, demande et veut la partie pour réaliser le tout », si bien qu’à la suite du mythe platonicien de l’androgyne « les sujets se perdent dans le désir d’un objet introuvable parce qu’inexistant, fantasmagorique, mythique. » [43]
Ainsi l’opposition binaire entre Europe et Asie rejoint-elle le mythe platonicien de l’androgyne pour préparer l’opposition cardinale entre Orient et Occident qui intervient avec les Romains...

La deuxième étape de la constitution de l’illusion orientale s’intitule : "La Naissance de l’Orient

P.-S.

Figure 1 - "Reconstitution du monde selon Homère", Henry Davis

Figure 4 - d’après M.P. Lerner, Le Monde des Sphères, Les Belles Lettres, 1996, p. 22

Notes

[1Voir à ce propos Francesco Bertola, Imago Mundi, Bruxelles, La Renaissance du livre, 1996, p. 61-62.

[2Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, 11e édition, 1992, p.38.

[3Saint-John Perse, « Allocution au Banquet Nobel du 10 décembre 1960 », Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1982, p. 443-447.

[4L’on songe bien sûr à Husserl pour qui les formes naturelles nous apparaissent de telle façon que « la conscience phénoménologique est le corrélat du monde projeté » (Jean Petitot, article « Forme » de l’Encyclopaedia Universalis, 1996, tome 9, p. 715, b). Ce qui déréalise le phénomène et ne l’envisage qu’au prisme du sujet.

[5Si la physique « ne décrit pas les phénomènes eux-mêmes » (René Thom, cité par J. Petitot, art. cit., p. 726, c), on peut se demander si la cartographie décrit réellement le monde des formes de la terre. À se pencher sur la question, on comprend que la réponse réside dans l’italique.

[6Michel-Pierre Lerner, Le Monde des sphères, Les Belles Lettres, 1996, 2 tomes, tome I « Genèse et triomphe d’une représentation cosmique », p. 9.

[7Homère, Iliade, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, traduction de Robert Flacelière, 1955, chant XVIII, p. 428.

[8Massimo Cacciari, Déclinaisons de l’Europe, Combas, Éditions de l’Éclat, 1996, p. 18.

[9Idem. Le philosophe italien emploie indifféremment Orient / Asie et Occident / Europe.

[10Eschyle, Les Perses,Tragédies complètes, Gallimard, 1982, Folio Classique, 1982, vers 166-192, p. 114.

[11Héraclite d’Éphèse in Yves Battistini, Trois présocratiques, Gallimard, ‘collection Tel’, fragment 153, p. 45.

[12Massimo Cacciari, op. cit., p. 23.

[13Ernst Jünger, Le Nœud gordien, Bourgois, 1995, p. 147.

[14Ibid., p. 26.

[15Hérodote, L’Enquête in Hérodote, Thucydide Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, 1873 pages, IV, 45, pp. 302-3.

[16Massimo Cacciari, op. cit., p. 16.

[17Ibid., p. 23.

[18Héraclite d’Éphèse, op.cit., fragment 9, p. 32.

[19Gilbert Durand, op. cit., p. 283.

[20Le ‘Régime Diurne’ concerne « la dominante posturale, la technologie des armes, la sociologie du souverain mage et guerrier, les rituels de l’élévation et de la purification » ; le ‘Régime Nocturne’ se subdivise « en dominantes digestive et cyclique, la première subsumant les techniques du contenant et de l’habitat, les valeurs alimentaires et digestives, la sociologie matriarcale et nourricière, la seconde groupant le techniques du cycle, du calendrier agricole comme de l’industrie textile, les symboles naturels ou artificiels du retour, les mythes et les drames astro-biologiques » (Gilbert Durand, ibid., p. 59).

[21Francesco Bertola, op. cit., p. 63.

[22Ibid., p. 65.

[23Peter Sloterdijk, Bulles, Sphères I, Pauvert, 2002, p. 51.

[24Ibid., p. 30-1. Plutôt que totalité fermée sur elle-même, la sphère offre à ceux qui l’habitent de regarder vers l’horizon : et cette tension, qui n’est pas loin d’être dialectique, est notamment celle du destin.

[25Ibid., p. 11 & 13.

[26Platon, Timée, Garnier Flammarion, traduction d’Emile Chambry, 1969, § 33a-34c, p. 414.

[27Idem.

[28Ibid., § 34c-36c, p. 415.

[29Idem.

[30Idem.

[31Ibid., § 36c-37c, p. 416.

[32Idem.

[33Ibid., § 50c-51c, p. 429.

[34Ibid., § 36c-37c, p. 416.

[35Platon, Le Banquet, traduction de Philippe Jaccottet, L.G.F., 1991, § 189e-190b, p. 21.

[36Ibid., § 190c, p.21.

[37La sémiophysique (René Thom) insiste sur le fait que les sciences sont tributaires du langage dans lequel elles sont formulées.

[38Gilbert Durand, Structures anthropologiques de l’imaginaire (1969), Dunod, onzième édition, 1992, p. 329.

[39Ibid., p. 330. Nous l’avons encore constaté chez Platon.

[40Robert Davreu, article « Mythologie de l’Europe » in Encyclopædia Universalis, cédérom, version 5.0, 2001.

[41Gilbert Durand, op. cit., p. 331.

[42Note de A. Barguet à propos de ce qu’écrit Hérodote : « Asia, fille d’Océan et de Théthys, est par Japet mère (et non femme) de Prométhée, Épiméthée et Atlas. » (Ibid., note 2 de la page 303, p. 1424)

[43Michel Onfray : Théorie du corps amoureux - Pour une érotique solaire (Paris : Grasset, 2000), pp. 59 & 62.

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