La Revue des Ressources

Poèmes de Chen Li 

traduits du chinois par Marie Laureillard

mercredi 6 janvier 2016, par Chen Li

Chant de l’île (extraits)
— aux enfants de Taiwan


Cette île s’appelle Taiwan
C’est la palette d’un peintre :
Des langues multiformes
émettent des sonorités multicolores
qui se fondent dans la belle île chamarrée.

On y voit des femmes sur la plage
lâcher leurs cheveux comme des vagues,
danser et chanter
le merveilleux valacingi a ganam.

Belles sonorités, belle île,
belles couleurs, belle peinture.
Délions nos langues nouées
Peignons de voyelles colorées

Parlons Minnan, Hakka
les dialectes du Shandong, du Shanxi, du Hebei...
Atayal, Puyuma,
Rukai, Tsou, Thao, Saisiyat, Paiwan...

Belles sonorités, belle île,
Belle Taiwan, beaux parlers.

Sur l’île

Une mouche vole sous le nombril de la déesse vers du papier tue-mouches poisseux.
Comme le jour martèle doucement la nuit
de son outil néolithique encore intact, notre cher ancêtre doucement tambourine [1]

Nous ne mourons pas, nous ne faisons que vieillir
nous ne vieillissons pas, nous changeons seulement de plumage
comme la mer de couverture
dans un berceau de pierre à la fois antique et jeune [2]

Sa canne à pêche, arc-en-ciel à sept couleurs s’incline doucement du ciel
pour pêcher tous les rêves flottants

Ah ! Sa canne à pêche est un arc à sept couleurs
pointée vers tous les poissons noirs et blancs envolés du subconscient [3]

Trop long est le jour, trop brève la nuit
trop lointaine la vallée de la mort
Chères sœurs, laissez aux hommes
les champs de taros, laissez-nous la sueur
coiffez vos têtes de pioches comme de cornes
et devenez chèvres à l’ombre des arbres

Tu es chèvre,
moi aussi
loin des hommes, loin du labeur,
folâtrons à l’ombre des arbres [4] 

Chant d’une somnambule


Je dors sans me savoir endormie
Je vis sans savoir que la vie est un rêve

Je parcours la terre les yeux fermés sans savoir
que je marche sur une coquille d’œuf
de toutes parts les précipices glissants du rêve
me séduisent jusqu’à me réduire en miettes

Je m’approche du chevet de mon amant,
mets du dentifrice sur une brosse à dents pour lustrer ses chaussures
préparant notre voyage d’alliance
il dort sans savoir comme notre longue nuit est pleine de rêves

Je m’approche de la fenêtre de ma rivale
tire le rideau, tranche la gorge de
son coq, tords le ressort de son réveil
en lui souhaitant sommeil éternel et nuit infinie

Je vis sans vouloir vivre en paix
Je dors sans vouloir m’assoupir

Cartes postales pour Messiaen

1
Nous sommes tous suspendus

Larmes
Étoiles
Arcs-en-ciel
Oiseaux

Au-dessus des abysses du temps
chantant
chantant

Un jardin de tristesse dans les airs


2
Nous courons sur le globe terrestre
j’habite l’ancienne Asie
vous habitez la lointaine Europe
quelqu’un retourne la planète
nous perdons pied, chutons ensemble
dans l’océan de mélancolie

3
L’océan tourmenté mais limpide

respire
respire
respire

aime
 

Exercices de haut vol
— d’après César Vallejo


“là-bas, nous avons dormi ensemble tant de nuits dans ce lieu” [5]
 

Là-bas
depuis une telle hauteur nous nous retournons vers la terre
ton souffle surplombe le mien

nous
marchons contre le vent, avec les étoiles
qui font l’école buissonnière

avons dormi ensemble
aux longues et sombres époques préhistorique et antique et nous sommes soudain réveillés
à la lumière de la modernité


tant de
toisons dorées moites et brillantes, et, appelé par les lèvres de toute la Voie Lactée,
ton nom


nuits
médailles, mots
estampés, imprimés

dans ce
(oui, ce) gigantesque entrepôt avec le temps pour pilier, où secrètement s’amoncellent
tonnerre, éclairs, nuages et pluie

lieu

 

Souvenir (chant en taïwanais)


Face aux fleurs du printemps je songe à elle.
Son souvenir est comme une goutte de rosée : au souffle du vent
je le sens si léger.
Prises dans mon rêve sont les ombres denses et noires des arbres.
Ces rêves de jeunesse si insouciants, quand reviendront-ils ?

Je songe à elle. Je la vois en rêve.
Les vieux jours volent vers moi comme des ombres.
(Les vieux jours volent vers moi comme des ombres.)
Ô ma bien-aimée, où es-tu ? Pourquoi ne puis-je te retrouver ?

Face aux fleurs du printemps je songe à elle.
Son souvenir est comme une goutte de rosée : au souffle du vent
je le sens si léger.
Prises dans mon rêve sont les ombres denses et noires des arbres.
Ô ma bien-aimée, quand nous reverrons-nous ?

P.-S.

en logo peinture acrylique de Linda Ruth Dickinson.

Notes

[1Note de l’auteur : selon un mythe de la création Atayal, il y avait jadis un dieu et une déesse ignorants des choses de l’amour jusqu’au jour où une mouche se posa sur les parties secrètes de la déesse.

[2Note de l’auteur : d’après une légende Saisiyat, les personnes âgées pouvaient recouvrer leur jeunesse en se dépouillant de leur peau.

[3Note de l’auteur : un mythe Ami affirme que l’arc-en-ciel était à l’origine l’arc à sept couleurs d’Adgus, le chasseur qui abattit le soleil.

[4Note de l’auteur : selon une légende Puyuma, deux jeunes amies travaillant dans un champ de taros de la montagne, qui s’étaient abritées du soleil sous un arbre, en appliquant joyeusement leur pioches sur leurs têtes furent transformées en chèvres.

[5Note de la traductrice : le premier vers de chaque strophe de ce poème s’inspire du début d’un poème de Trilce du poète péruvien César Vallejo (1892-1938)—“Là, nous avons dormi tant de nuits ensemble dans ce coin.”

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