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À l’écart avec son bonheur : A propos de Pan de Knut Hamsun 

dimanche 7 février 2010, par Serge Meitinger

Il peut pleuvoir et tempêter, ce n’est pas cela qui importe, souvent une petite joie peut s’emparer de vous un jour de pluie et vous inciter à vous retirer à l’écart avec votre bonheur.

Cela fait des années maintenant que je suis littéralement tombé en arrêt sur la première phrase du second chapitre de Pan, mise ici en épigraphe. Au point d’en faire le premier fleuron d’un répertoire de citations que j’entreprenais alors. Ces citations je les choisissais avec soin et quelque parti pris comme présentant au mieux le rapport éminent du littéraire au sensible, voulant lire d’abord dans un texte - dans ce texte - la possible immersion de notre être dans l’entièreté du monde sensible naturel et trouvant ici la preuve d’une telle irradiation, heureuse. Il me semblait que cette orientation dût même primer sur la temporalité, sur l’intrigue, sur la psychologie, sur tout le reste : autant dire que je découvrais avec ravissement ce roman panthéiste et panique comme le texte d’un homme des bois, comme la confession parfois exaltée de celui qui termine son récit personnel par "j’appartiens aux forêts et à la solitude". Relisant aujourd’hui, je suis plus directement interpellé par la mise en œuvre de l’ouvrage, par le cadrage temporel qui cerne si précisément le moment de l’action et par le déport narratif qui confie à un autre protagoniste que le héros principal le récit de sa fin. Il m’apparaît désormais que ce livre a un double ou triple fond et que l’événement qu’il représente, et qu’il continue à sa façon de présenter, est bien plus complexe, bien moins univoque qu’une première lecture, qu’une première impression ne me le laissait croire.

Le titre de Pan se justifie et s’illustre, longuement. Arrivé à la fin d’un hiver (en 1855) dans le Nordland norvégien, le lieutenant Glahn (âgé d’environ vingt-huit ans) y vit l’arrivée du printemps, un été où le soleil ne se couche jamais et le tout début d’un nouvel hiver. Les conditions de son établissement restent précaires, presque sauvages : il s’est installé dans une hutte de chasseur située en des hauts qui surplombent la mer à la lisière de la forêt. C’est le gîte d’un homme endurant qui répugne aux mollesses du confort bourgeois et qui se sent en osmose avec le milieu naturel. La chasse est le seul moyen de subsistance qu’il se soit accordé et son emploi du temps est entièrement rythmé par l’élément naturel qui l’entoure. Sa pratique est écologique - voire écologiste - avant la lettre puisqu’il ne tue que pour se nourrir. Une familiarité, une vraie intimité se développent entre le monde de la forêt et lui, entre le vaste pays environnant et l’homme, qui va jusqu’à l’effusion voire la fusion. Il entretient une manière de connivence avec la pierre dressée devant sa hutte : "Elle avait une expression de bienveillance à mon égard, comme si elle me voyait, quand j’arrivais, et me reconnaissait". Il éprouve une véritable compassion pour une branche "presque pourrie" qu’il pose à terre délicatement comme un corps et une âme blessés… Il peuple aussi ses bois de figures mythiques comme Pan lui-même ("Si Pan était perché dans un arbre et me regardait, quelle conduite tiendrais-je ?") ou légendaires comme Diderik et Iseline. Ce mouvement de communion et d’effusion culmine dans les "nuits de fer" (entre le 22 et le 25 août, nuits où, sous ces latitudes, surviennent les premières gelées). Épousant physiquement et spirituellement le rythme cosmique, le personnage "résonne à l’unisson dans le grand silence" et se sent appelé, "enlevé, arraché de [sa] cohésion, attiré sur une poitrine invisible". Un tel unisson devient ouvertement panthéiste : "Dieu est quelque part dans le voisinage et me regarde".

Mais, on s’en aperçoit très vite, pour le jeune lieutenant Glahn, il n’y a, à chaque fois, de bonheur ou de joie possibles que dans l’écart, dans une solitude aussitôt reconquise. La phrase mise en exergue le dit déjà, d’autres passages également. Une rencontre avec son aimée, Edvarda, et un mouvement tendre de celle-ci soulèvent en lui un élan de bonheur qui ne s’exprime que dans le retrait : "Quand elle fut partie, je fis un crochet et pénétrai dans la forêt pour me cacher et être seul avec ma joie". La forêt est la seule vraie confidente et, elle seule, permet l’éclosion voire l’explosion émotive : dans le contact humain, même intime, même amoureux, le jeune homme ne se départit jamais d’une distance, d’une froideur envers autrui, parfois fantasque, ironique ou même méprisante, qui cache mal un désir monolithique, prédateur, brutal, ce qui fait dire à Edvarda qu’il a "un regard de bête sauvage" qui donne à celle sur qui il se pose l’impression d’être physiquement touchée. À un moment où l’idylle est sur son déclin, en pleine société, Edvarda se laisse aller, une fois encore, à une invite spontanée tout à fait imprévue et le narrateur rapporte sa réaction la plus immédiate : "Je fus si ému de cette amabilité inattendue que je me retirai un moment à l’écart, pour savourer ma joie". La joie ne se partage pas, pas plus que le désir, et de plus, les artifices quels qu’ils soient interdisent au jeune homme de s’engager vraiment avec les autres. Il fréquente la petite société qui, dans le village de Sirilund, entoure M. Mack, le père d’Edvarda et principal commerçant de la bourgade dont l’essentiel des communications se fait par voie maritime. Mais sa participation aux soirées et aux sorties de ce petit groupe le laisse toujours gêné et insatisfait et, bien que son attachement à Edvarda ne cesse de grandir, il multiplie envers elle les signes de désinvolture voire de dérision : il jette son soulier dans la mer au retour d’une excursion, il se moque de son inculture, il la pousse dans les bras du docteur puis du baron… Une incompatibilité fondamentale le sépare de celle qu’il aime et qui, à sa façon, l’aime aussi, c’est le caractère à la fois puéril et apprêté, spontané et borné, exubérant mais inquiet de la petite-bourgeoise, qui confond amour romantique et mariage, qui croit pouvoir ménager à la fois sentiments et convenances. Toutefois l’homme sauvage, l’homme de désir ne s’entend pas beaucoup mieux avec Éva, qu’il prend d’abord pour la fille du forgeron et qui est, de fait, sa jeune épouse : leurs rapports sont naturels et frustes, placés sous le signe du désir génésique qui traverse et porte toute la nature environnante et leurs étreintes s’insèrent dans le grand rythme, hors sentiment, hors langage, comme une communion ou une effusion muette, sans passé déterminé (on ne sait rien du passé du lieutenant ni d’Éva qui n’évoque même pas elle-même sa propre situation) ni avenir autre que l’instant physique du rapport. Quels que soient les protagonistes du jeune homme et quel que soit le plan sur lequel se déroulent leurs relations, ce dernier ne connaît de joie et d’expansion vraies, de sincère liberté qu’à l’écart, que dans et par la distance qui lui permet de se recueillir.

Une telle distance se paie et ne peut pas ne pas influer sur le destin entier de Glahn tout comme sur celui de son entourage. Socialement : nous avons déjà commencé à le voir du côté de l’intéressé, mais M. Mack, qui veut à tout prix empêcher le mariage de sa fille avec le lieutenant, ira jusqu’à mettre le feu à sa hutte, tentant ainsi de le faire partir pour laisser toutes ses chances au baron. Psychologiquement : le jeune homme ne trouve d’exutoire à sa passion dévorante que dans une effusion accrue envers la nature ; il s’investit également dans une rêverie légendaire qui lui permet de représenter sa propre histoire et celles de ses deux égéries, Edvarda et Éva, à travers les personnages d’Iseline et de Diderik dont il rapporte le conte ou grâce à la trame d’une chanson populaire ancienne (celle de la jeune fille enfermée dans une tour par son amoureux qui ne veut plus d’elle) qu’il applique allégoriquement aux péripéties de leur vie commune ; il surenchérit, par pure provocation, de sauvagerie et de désinvolture envers les quelques bourgeois qu’il fréquente encore. Sa rage rentrée et la force en lui inemployée le pousseront jusqu’à trois actes de destruction plus ou moins lourds de conséquences : il se tire une balle dans le pied gauche, blessure dont il guérit fort bien mais qui, comme un souvenir lancinant, laissera ses séquelles ; puis, au moment du départ par mer du baron, il célèbre cet événement par l’explosion d’une mine qui provoque un éboulement jusque sur le port de Sirilund et Éva est tuée par les blocs ainsi libérés en un pur caprice préparé de longue main ; enfin, juste avant de partir à son tour, il tue son chien Ésope et fait porter son cadavre à Edvarda qui lui avait demandé de lui laisser l’animal en souvenir… De plus nul regret nul remords nul sentiment de culpabilité ne succèdent à l’élan de frénésie : il célèbre en son cœur Éva morte comme "l’enfant enivrée de la Vie même" et la voit avec une sorte de joie émue rendue au cycle vital. L’expansion panthéiste, vivement célébrée, vire à la fureur panique et même mortifère ; se révèlent la face noire et inquiétante d’un tempérament tout en excès, l’aspect négatif et brutal, sans compassion, d’un acquiescement hors mesure au grand rythme cosmique que l’homme ne saurait retrouver à volonté sans renier une large part de son humanité.

Et c’est le jeu temporel résultant de la mise en scène énonciative propre à l’ensemble de l’ouvrage qui met en abyme le double ou triple sens possible de toute l’aventure. En effet, le corps principal du récit est extrait des "papiers personnels du lieutenant Thomas Glahn" qui s’exprime à la première personne et "la mort de Glahn" est rapportée par un document comme mis en annexe, récit confié à un narrateur extérieur et plutôt malveillant. De plus les deux narrateurs tiennent à la précision temporelle d’une façon quasi maniaque : Glahn situe le temps du récit en 1857 (il a trente ans) et son séjour au Nordland remonte à 1855 ; le second narrateur date son texte de 1861. Le lieutenant encadre sa narration de deux chapitres exposant les circonstances de son entreprise de remémoration : la réception d’une lettre contenant en tout et pour tout, entre les plis d’"une feuille de papier à lettres blasonné", "deux plumes d’oiseau vertes", "si diaboliquement vertes", est l’élément déclencheur. Mais, bien que Glahn prétende n’écrire que pour "abréger le temps et pour [son] amusement" (et il réitérera cette formule tout au long de son récit), il souligne en même temps que, depuis ces mois si particuliers de 1855, pour lui le temps s’est comme arrêté et que, devenu un être totalement vide et improductif, il considère n’avoir plus de destin personnel, plus d’avenir… Une équivoque singulière marque cet effacement de la linéarité temporelle et induit une circularité affolante : alors que le premier paragraphe du premier chapitre donne bien pour origine de l’écriture l’arrivée inopinée de la lettre aux deux plumes, le dernier chapitre du récit de Glahn propose au présent et comme venant après le bilan récapitulatif qu’il vient de tracer la venue du facteur apportant la fameuse lettre… Il montre à ce moment l’effet glacial que produit sur lui ce signe de rupture définitif de la part d’Edvarda qui a épousé le baron et rend à son premier amour le gage qu’il lui avait laissé. Celui qui raconte la mort du lieutenant et qui, au fin fond de l’Inde, en fut le seul agent, la montre comme un suicide indirect, obtenu par un surcroît de provocation humiliant, infligé par Glahn à son compagnon de chasse. La chasse unit ainsi le Nordland et l’Inde et scelle le destin désormais immobile d’un prédateur nomade au "regard de bête sauvage" et qui "appartien[t] aux forêts". Il y a en effet quelque risque à éveiller la bête, à suivre son penchant, à se faire homme de proie, et celle-ci ne laisse pas en paix qui l’appelle et exaspère… Pourtant ce chasseur panique fut aussi l’un des derniers romantiques capables de mourir d’amour : en 1855, au tournant du dix-neuvième siècle, il en fit reluire au grand Nord dans le jour sans fin d’un été sans nuits les derniers feux. Entre ces deux extrêmes, tumultueux et déchirants, mortifères, s’ouvre le monde presque enchanté ou légendaire d’une effusion panthéiste et fusionnelle, d’une communion sans arrière-pensée ni reste avec le grand rythme du monde, "à l’unisson dans le grand silence"… Mais l’auteur qui tient la main des deux narrateurs nous en prévient, tout cela s’est passé et continue à se passer pour nous in illo tempore, dans une courte saison de l’an 1855 qui n’en fut pas la mesure mais la limite.

P.-S.

L’édition de Pan ici citée est la traduction de Georges Sautreau, parue chez Calmann-Lévy, Paris, en 1985, puis aux Presses Pocket en 1987.

Article publié le 16 JUIN 2003 dans la revue des ressources.

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