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Sur La Puissance des Mouches de Lydie Salvayre 

vendredi 27 mai 2005, par Jean-Patrice Dupin

La Puissance des mouches est le quatrième roman publié par Lydie Salvayre. Dans ce texte, le personnage principal est un meurtrier qui raconte sa vie par bribes, son dégoût des autres et sa passion pour Blaise Pascal.

Au moment où débute le livre, le criminel est en prison, où il répond aux questions d’un juge ; supposées questions, car celles-ci ne sont pas formulées pour le lecteur, qui les devinera néanmoins sans difficultés. D’un chapitre à l’autre, l’interlocuteur change : ce pourra être un avocat, un psychiatre, l’infirmier de la prison : peu importe au fond à qui s’adresse l’homme qui parle, peu importe même la réalité de ceux à qui il semble s’adresser, la présence d’autrui pourrait aussi bien n’être qu’imaginaire, et servir seulement d’appui au long monologue intérieur à quoi ressemble, plus qu’à toute autre chose, le roman de Lydie Salvayre.

Pourquoi cet homme a-t-il tué ? On n’en sait rien. Il semble qu’il ne le sache pas vraiment lui-même, ou du moins que cette question ne soit pas pour lui d’une grande importance, en regard des souvenirs qu’il rapporte, des conceptions sur la vie qu’il expose. Il parle de ses parents, immigrés espagnols pauvres, de son père notamment, à qui il voue une haine tenace, de son métier de guide à Port-Royal-des-Champs, dressant au passage de féroces et hilarants portraits des diverses catégories de visiteurs auxquelles il s’est trouvé confronté, et qu’il méprise autant les unes que les autres. Il se montre sans pitié également pour ses collègues de travail, et, surtout, pour sa femme, envers qui il se comporte avec une sorte de cruauté indifférente, et néanmoins implacable : "nous avons atteint ma femme et moi, dit-il, à un degré de haute spécialisation dans le registre de la dispute, grâce à un entraînement régulier et des qualités personnelles indéniables." Et puis il y a Blaise Pascal, pour les Pensées duquel notre homme nourrit une fascination sans limites. "Une sorte de logique implacable, précise-t-il, s’est emparée de mon esprit dès lors que je me suis mis à lire Blaise Pascal, c’est-à-dire à penser", et cette "logique implacable" voudrait que les propos de Pascal soient directement applicables à toutes les situations de la vie quotidienne, ce qui souvent n’ira pas sans mal.

Une autre question reste en suspens : qui donc a été tué ? Il relève du lecteur, là, d’élaborer des hypothèses, en fonction des personnages rencontrés dans le livre. La femme du narrateur ? Son père ? Son supérieur hiérarchique ? La réponse ne sera révélée qu’au dernier chapitre, ménageant un suspense qui ajoute au roman une dimension supplémentaire.

Le personnage que met en scène Lydie Salvayre, se voulant revenu de tout, enfermé dans sa rhétorique, incapable de concilier concrètement son monde intérieur et celui des êtres qui l’entourent, obsédé par l’idée de "prendre appui sur le néant", apparaît au fond assez flou, et par certains côtés peu crédible. On imagine mal notamment ce pauvre fils d’immigrés envoyé, comme il le raconte, chez un psychiatre dès sa plus tendre enfance par des parents tels que ceux qu’il nous décrit. Cependant, de tels détails ne sont que de peu d’importance face à ce qui fait tout l’intérêt de ce livre de Lydie Salvayre, comme il l’avait fait de ses trois précédents : son ton. Même s’il paraîtra plus plausible d’attribuer l’humour présent dans ces pages à l’auteur lui-même plutôt qu’au personnage censé s’en faire l’écho, il n’en reste pas moins que bon nombre de scènes sont chargées d’un comique aussi féroce qu’irrésistible, en particulier les disputes entre le personnage principal et sa femme, dont voici un exemple parmi d’autres : "Je traîne les pieds dans l’intention bien arrêtée d’exprimer mon désaccord. Je donne, au passage, un coup de pied sur l’un des sept nains en plâtre que ma femme a disposés dans le jardin pour le rendre plus gai. Joyeux ! s’écrie ma femme en mettant ses mains sur sa tête."

Enfin, au-delà d’un humour noir et d’une écriture parfaitement maîtrisée, La Puissance des mouches apporte une interrogation sur les rapports entre le savoir et l’action, entre les aspirations et leur traduction dans le monde quotidien. "J’use, dit le narrateur, pour ma propre gouverne, de mots tels que néant, éternité et âme, dont mon vocabulaire s’est enrichi depuis que je suis guide. Et j’ai le sentiment que ces mots me grandissent, qu’ils m’approfondissent, en quelque sorte, mais qu’ils m’entraînent en même temps vers quelque chose de triste et d’accablé que je ne sais nommer." Chez cet homme en effet, la pensée et la vie ne font pas bon ménage, et le contraste entre la hauteur de ses préoccupations métaphysiques, la compassion qu’il suscite en racontant son enfance, et la bassesse de ses comportements quotidiens, place le lecteur dans une position instable, où l’approbation et le rejet sans cesse se succèdent, ou même se superposent. Ce n’est pas l’un des moindres mérites de ce livre que d’arriver à engendrer chez son lecteur un tel trouble.

P.-S.

Lydie Salvayre : La puissance des mouches, Seuil, 1995.

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