La Revue des Ressources

Voyage en Bosnie 

mardi 22 juillet 2003, par Robin Hunzinger

La frontière

Split : Il y a les touristes et ceux qui rentrent avec des cartons pour la première fois dans leur pays. Peter l’allemand a rencontré à Stuttgart un musicien de la ville, lors d’un concert, qui l’a invité pour la fin de la guerre. Tina vient de Californie, bosniaque, encore étudiante elle s’est envolée de New-York à Paris, puis de Paris à Split où elle attend un bus pour Sarajevo. Elle parle l’anglais avec un accent américain, porte un short large et une casquette de base-ball. Sur le fronton du car, une inscription, "Split-Sarajevo".

Les signes, les territoires, les kuna, les kiosques, les journaux, "National" avec aigle aux griffes relevées en en-tête... Markaska, les jeunes, crânes rasés, qui paradent en Mercedes, lunettes de soleil réfléchissantes, téléphones portables..., les paralysés à 5 heures du matin raccompagnés par leurs copains, l’un d’eux avec un bandeau Nindja, tee-shirt au manches courtes relevés, bras musclés à tatouage... Cette route qui tourne contre les falaises, le vide d’un côté, sans barre de sécurité, et les bagnoles des mafiosi de Mostar Ouest qui foncent et qui vous matent d’un oeil mauvais, alors que sur les murs on trouve des croix celtiques bombées et que les enfants à votre passage vont font le salut fasciste..., oui cette odeur de pourriture et de Mercedes... La première frontière enfin et juste le drapeau croate, puis les premiers villages avec l’eau des arroseurs automatiques qui rend les pelouses vertes, les portraits du président croate partout, puis les premiers villages entièrement plastiqués... Cette odeur de mort qui fait penser que la vie ne vaut pas grand-chose, oui la vie, juste un petit fil...

Les cafés

Le soir, le centre de Sarajevo n’est qu’une grande terrasse de café. Les soldats étrangers, aux multiples écussons marchent fièrement, l’allure droite, le pas cadencé, généralement en groupe et uniquement dans les rues fréquentées. Personne ne travaille à part les garçons de café, les policiers et les étrangers. Les autres jardinent, ou colmatent les brèches. Dans les rues, ou de balcons en balcons on discute en écoutant toujours les mêmes chansons. A Sarajevo on trouve un café à chaque coin de rue. Les rues sont bondées comme lors d’un quatorze juillet. J’ai rencontré Lise, une connaissance de Paris : jupe en jean’s fendue jusqu’au sexe, lourd maquillage. Tiens Lise n’était plus la même.

" Tout était plus facile quand je suis venue il y a huit ans dit-elle.

- Comment ?

- Oui, il y avait les salauds là-haut sur les collines, maintenant tout est fini.

Lise m’explique qu’elle repart pour Paris. Le rêve de Sarajevo s’est disloqué devant la réalité. Dans des sous-sols, je croise des jeunes gens habillés en noir qui écoutent du rap en se regardant.

- Viens maintenant je vais t’emmener dans le café le plus connu de la ville, le café Flora.

Le café se trouve dans une vieille cour du quartier autrichien. Il y avait plusieurs terrasses, seule celle du café Flora est remplie. Je demande pourquoi.

- Cela tient au propriétaire, qui est très sympathique, puis tout le monde aime se retrouver ici, vient pour parler.

- Pour se montrer aussi..."

Verica rit et hoche de la tête. Des jeunes filles passent, jupes coupées au-dessus du genoux, le plus souvent de couleur noir avec un body fluorescent, ou d’une couleur primaire. Chaque fois qu’une arrive, les regards se retournent et une ou deux personnes font un signe. Mais les intruses prennent leur temps, vont de groupe en groupe saluer une connaissance. Des jeunes garçons en salopettes sont assis en face du café, sur de vieilles voitures qui n’ont pas résisté aux années de siège. Ils commentent les venues, lancent des petits cris lorsqu’une des filles du café Flora en vaut vraiment la peine. Les garçons s’échangent des regards, pouffent tout en relevant leurs mèches comme de jeunes coqs arrivant pour la première fois dans une basse-cour.
Je bois plusieurs bières alors que Verica me présente à chaque fois à une autre jeune fille, qui rigole lorsqu’elle apprend que je suis français et que de surcroît, je ne parle pas un mot de la langue. Lorsque je lève les yeux vers le haut de l’immeuble je me rappelle que je suis à Sarajevo.

La ville fantôme

Marcher le long d’une route bordée d’arbres touffus et démesurés par rapport aux immeubles que l’on devinait à peine, cachés par la végétation. Des sentiers bordés de bandeaux "Mine" conduisent à d’immenses blocs de bétons brûlés, aux vitres fracassées, aux murs éventrés. Un char vide, adossé à un tas d’ordure fumant guette un carrefour. Pourtant le long des trottoirs des gens discutent, et à la terrasse d’un café flambant neuf, de la musique réveille la torpeur du passant.

J’ai pénétré dans une seconde ville, presque fantôme, reprise quelques mois plus tôt à l’occupant. Sur le macadam poussent des herbes qui ressemblent à du cannabis. Quelques centaines de mètres plus loin, juste de l’autre côté de la rivière et de l’un de ses ponts où des jeunes gens se bécotent, on retrouve la foule, les cafés, les gazons en plastique qui cachent derrière eux la lèpre qui avait envahi les immeubles. C’est en regardant ces hommes et en comprenant leur terrible faculté à remettre des vitres en place et à agir sans y croire dans un dédale de ferraille que je comprend que je viens d’entrer dans un endroit mystérieux, unique et fragile. Je rentre chez mes hôtes en traversant un étrange paysage, où des tramways éventrés, entourés de ronces et de vieux wagons, faisaient une petite place à un sentier qui montait jusqu’au quartier excentré. Alors que je traverse avec une amie un pont, deux jeunes garçons voyant qu’on parlait une langue étrangère lancèrent un rien agressif : "Bientôt on va faire payer 2 euros le passage."

La vitesse

On prend une petite route, étroite et abîmée, qui traverse tout d’abord Ildiza, avant de longer le mont Igman vers Tarcin. La route est belle, la campagne verdoyante et de légères couches de brouillard se couchent au creux des vallées. Armet accéléra et doubla trois camions citernes de l’IFOR. Il conduit, vite, très vite. Armet mit la radio, et accéléra à nouveau, conduisant au milieu de la route comme s’il s’agissait d’un circuit de course. Un chien traversa la route et le conducteur l’évita de justesse. La voiture alors descendit la vallée de la Neretva, où l’on avait construit d’immense barrages. La vieille ligne de chemin de fer, des pylônes, et la route donnaient au paysage quelque chose de surnaturel. Mais comme la route descendait Armet poussa encore sur l’accélérateur et je pus voir qu’il dépassait les 160 kilomètres heures. La voiture franchit un premier tunnel noir et dut freiner précipitamment à un tournant où avançait péniblement une de ces vieilles voitures yougoslaves. Armet la doubla mais au même moment, en sens inverse, un camion klaxonna. Armet continua à accélérer alors que le camion essayait de ralentir, avant de réussir à se rabattre à moins de 15 mètres du camion.

Tout à coup le paysage change, les montagnes deviennent plus pelées, presque sans végétation et le ciel lentement se dégage.

"C’est toujours ainsi dit Armet, lorsqu’on arrive en Herzégovine, on retrouve le soleil et on a l’impression que la mer est juste derrière ses montagnes."

La route est maintenant droite et Armet va encore plus vite, 180 kilomètres heures. J’éprouve tout à coup un sentiment de joie, la vitesse me grise et j’imagine revenir un jour par cette route avec Hannah, conduisant rapidement comme un "yougo", doublant, freinant, maîtrisant parfaitement ma conduite. Au bord de la route une vieille tsigane tient dans ses bras un gros poisson qu’elle veut sans doute vendre, accompagnée d’enfants qui agitent leur bras chargés de pots de confitures.

Enfin, Mostar, des petites ruelles entourées de vieilles maisons détruites contre lesquels des hommes vendaient, comme si rien ne s’était jamais passé, des guides touristiques et des cartes postales vieilles de 10 ans avec toujours le vieux pont.

Sur la rive ouest, les affiches du Parti d’action démocratique musulman sont vertes avec un croissant de lune dans lequel est imprimé le sigle du parti.
On remonte de nuit à Sarajevo en écoutant sur radio Hayat les voix frêles de jeunes filles chantant des chants religieux. Le long de la route des groupes de jeunes font de l’auto-stop et dans chaque village traversé, on peut voir une foule nombreuse dans les rues, qui par petits groupes avance tout en discutant.

Les papaks

On ne les aime pas, qu’ils viennent du Sandjak, de Foca, et des autres villages qui ont été conquis par les Serbes. "Imagine me dit un homme, un vrai sarajévien, j’ai vu une vieille monter dans le tramway avec sa chèvre", "et moi rajouta un autre, j’ai aperçu hier devant la présidence, un cheval, oui un cheval qui broutait dans le parc, c’était le premier ministre Granic." La ville était verte, et les plus pauvres, les plus démunis vivaient avec leurs poules, leurs chèvres, leur jardin, et des histoires incroyables circulaient à leurs sujets. Les papaks, c’est ainsi qu’on les nommait ces paysans, ceux qui marchaient à travers les rues avec leurs fringues sales, leurs yeux tristes, cherchant dans la ville un endroit où ils pourraient couper de l’herbe. Les autres, ceux de souche, les cultivés, ceux qui vivaient dans le centre de la ville, ceux qui avaient l’argent et qui avaient envoyé leurs enfants à l’étranger, ceux qui n’avaient pas quitté la ville, ceux qui se rendaient sur la terrasse du café Lora regardaient ces papaks des montagnes avec ironie et riaient à leur passage. Ces papaks cherchaient à manger, certains se suicidaient, car sans argent dans cette ville qui découvrait tout à coup le capitalisme, ils n’osaient pas faire la manche, ils ne savaient pas comment faire la manche et ils préféraient sauter d’un dixième étage d’une tour à moitié brûlée plutôt que d’aller sur les terrasses des sarajéviens leur demander de l’argent. La ville était fière, et pensait réellement être le centre de la culture en Europe, mais la ville méprisait ses papaks et envoyait comme au temps de l’Empire austro-hongrois ses enfants étudier en Allemagne, en France et aux USA. Les papaks pourtant avaient été les premiers à défendre ce pays. Quel que soit leur âge, ils avaient été au front, sur les premières lignes de feu. Mais cela n’importait pas. La guerre, on voulait l’oublier. La ville pensait aux terrasses, aux fringues, aux grosses voitures allemandes et se rendait presque chaque soir au théâtre découvrir les nouveaux auteurs de la ville qui ne pouvaient qu’être fantastiques comparés à ceux qui étaient parti à l’étranger et qu’on regardait comme des papaks, lorsqu’ils rentraient au pays. Ce n’était bien sûr pas toujours ainsi, mais cela pouvait devenir ainsi.

"C’est une ville où pour le moindre petit accident on sortira bientôt un pistolet" me dit un ami qui descendait rarement en ville préférant rester sur sa colline et regarder son jardin. Il avait été à T., une montagne, un des fronts les plus terribles où les serpents sauteurs vous sautaient au visage alors que vous montiez des sentiers obstrués par des pierres brûlantes. Mais mon ami ne parlait jamais du front. C’est sa femme qui racontait ces choses-là lorsqu’il allait dans sa chambre au milieu de l’après-midi, prétextant un mal de tête. Elle s’asseyait et tout en préparant le café elle disait d’une voix douce : "C’est ainsi depuis T., il a mal à la tête l’après-midi."

Le jeune homme

J’ai rencontré un jeune homme aux yeux terrifiés. Il avait 18 ans en 92 et venait juste de commencer son service militaire en Slovénie. Il avait participé avec l’armée yougoslave aux massacres de Vukovar. C’est sa femme qui me l’a raconté, avant qu’il rentre à la maison d’une journée sans travail et sans espoir, comment on lui avait dit qui irait en Serbie et comment il s’est retrouvé dans une forêt en Croatie avec un fusil. Ils étaient 350 à venir de Bosnie. Après la bataille, ils n’étaient plus que 100. Le jeune homme s’était alors enfui et était parti à Gorazde. Il avait parcouru le pays pour retrouver sa famille. Et alors que la guerre éclatait en Bosnie, il était parti avec sa fiancée dans les montagnes autour de Gorazde, avait traversé les lignes ennemies pour récolter les pommes de terre dans un champ. Et heureusement qu’ils les avaient cherchés ces pommes de terre, car ils les avait mangés tout l’hiver, oui, ils avaient trouvé de multiples recettes lorsque leur gorge refusait d’en avaler encore. Ils avaient créé des plats surprenants pour les manger, les pommes de terre, car ils n’avaient rien d’autre dans les caves. Lorsque ce jeune homme qui n’était plus un jeune homme est rentré dans la maison, la jeune fille s’est arrêté de raconter toutes ses histoires. Je n’ai rien dit moi non plus. A peine ai-je regardé le jeune homme. J’ai compris pourquoi cet homme ne pourrait jamais raconter à la diaspora ce dont il parlait avec ses copains qui avaient été au front. Oui, ceux qui y avaient été avaient tous le même terrible secret dont ils ne pouvaient parler qu’entre eux, car il n’y avait qu’eux qui comprenaient ces choses terribles, ces moments terribles où tu te retrouves dans une forêt et où tu as les chocottes parce que ça tire partout et où tu n’a pas d’autres solution que de prendre ton fusil et de tirer à ton tour pour sauver ta peau.

Le recul

La passion se densifie, les pupilles deviennent plus pâles, plus intérieures... Chaque tonalité disparaît devant le sol qui fume, se renouvelle... On progresse. La peau est rouge et brûle. Aujourd’hui : pas de repas le matin, marché dès l’aube pour éviter de trop rougir. Midi, arrêt sous un olivier, ragoût froid de pommes de terres et de mouton, pain noir, vin de Mostar. Arrivé au point le plus haut du Mont Igman, alors que des soldats étrangers assis dans des chars nous regardent avec suspicion, je peux voir pour la première fois la ville comme l’on vue, chaque jour, pendant quatre ans, ceux qui l’assiégeaient. Je remarque que la distance donne au meurtre une réalité infime, que les hommes qui avaient tué tant de gens qui marchaient dans les rues ne devaient avoir aucune sensation de ce que leur acte impliquait. Cela ne me soulage pas mais me rend triste. Avec la distance on peut tout se permettre.

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