La Revue des Ressources

Mater ! 

vendredi 12 mars 2010, par Georges de Peyrebrune

La baronne Hermine de Walphange avait été mariée, jadis, quand elle avait seize ans. Maintenant, se croyant très vieille parce qu’elle en comptait vingt-cinq et qu’elle était veuve, elle s’enfermait en son castel à tourelles pointues, que les constructions modernes de la petite ville de X... avaient encastré avec ses murailles et son parc au fond d’une ruelle cailloutée, en pente, ancienne voie romaine.

Les troubadours du lieu qui l’avaient aperçue parfois, la nuit, en blanc costume, accoudée à la plus haute galerie de son donjon, l’avaient surnommée : la dame blanche.

Et blanche elle était, en effet, la baronne Hermine, blanche d’âme et d’atours, ayant conservé pour l’idéale blancheur toute la passion de sa virginale jeunesse. Ainsi, elle adorait les neiges qui engloutissaient l’hiver la ville et ses rues, et ses toits, et la couronne de collines au fond desquelles toute la grouillante cité paraissait chastement ensevelie.

Le temps assez court qu’avait duré son hymen avec un vieillard n’avait pas altéré sa pureté exquise. Naïve même, elle était restée avec une horreur du péché qui tache de pourpre la blanche robe des amoureuses. Et cependant une douleur cachée la poignait ; cette veuve n’avait point d’enfant, cette femme n’était point mère. Alors à quoi bon le mystère douloureux des nuits conjugales ? – Si j’avais su ! disait-elle avec des sanglots de remords et se trouvant déchue, sa virginité perdue n’ayant point obtenu le rachat de la maternité.

Elle se consolait, néanmoins, dans le voeu austère d’une éternelle vertu. Et, le temps de son deuil passé, elle avait dépouillé ses voiles sombres et s’était revêtue pour jamais d’une sorte de tunique claustrale, toute blanche, aux manches longues, aux plis lourds, qui voilait ses pieds fins et tout son corps délicat, ne laissant jaillir, comme une fleur d’une gaine d’albatre, que sa tête ensoleillée, blonde, aux yeux célestes, et le bouton de rose de ses lèvres inviolées.

En dépit du respect universel qui entourait la baronne Hermine, un audacieux se trouva qui osa tenter sa conquête. Il était fils de preux et pensait qu’une semblable victoire, qui lui permettrait d’écarteler d’un lys d’argent le champ de gueule de son blason, était digne de sa vaillance. Il se nommait Angel de la Tour des Aigles.

Pendant des mois et des mois encore, la pente cailloutée de la rue Vésonienne étincela sous le sabot de son coursier, à toutes les heures du jour et de la nuit, pendant lesquelles la blanche silhouette d’Hermine se profilait dans le bleu du ciel entre les créneaux du donjon. Certainement elle l’apercevait, sans daigner le voir, ni prendre souci de se dérober à sa contemplation. Même elle recevait les missives enflammées qui, chaque jour, tombaient dans le guichet de la poterne. Pour lui montrer parfois qu’elle les avait reçues, il lui arrivait de les déchiqueter menues comme des ailes de papillon et de les lancer tout à coup à travers l’espace où tourbillonnaient comme une neige ces fragments de vélin que le vent emportait.

Mais toujours, sans colère et sans lassitude, revenait errer, aux alentours des murailles hautes, le paladin épris se souvenant des assauts homériques et ne désespérant pas de vaincre, puisque sur son cimier s’embranchaient des colombes et que le dieu Amour portait devant lui son pennon.

Lorsque les édiles de la vieille cité avaient décrété le démolissement des masures, anciennes tanières des serfs et tenanciers du féodal donjon aujourd’hui enclavé dans une ville moderne, une bicoque avait échappé, par son étroitesse et son effacement modeste, à l’alignement prescrit et se cachait dans un recoin du manoir d’Hermine avec les façons humbles de ces réduits accolés aux murailles du théâtre de Marcellus dans le Ghetto, à Rome.

Ce toit ouvrait sur une petite cour tapissée d’herbe, juste au-dessous des fenêtres à meneaux, à balcons ajourés d’une tourelle en laquelle la baronne Hermine avait, suivant les étages, son oratoire, son cabinet de toilette et son boudoir. C’est donc sur cette cour que se portait le plus souvent ses regards, alors que les tentures écartées, que les vitraux ouverts laissaient entrer en ces discrets asiles l’air qui arrivait des collines, tout parfumé de la senteur des pins, et le soleil levant, le plus doux des soleils.

Or, à ces heures, si la dame blanche approchait, traînant sa robe de nonne, dans le découvert de la sedia, toujours elle apercevait, depuis quelques mois, surtout depuis le printemps revenu, le même et irritant spectacle dont s’offensait sa farouche vertu, à l’égal d’un outrage. C’était une fille, une vraie fille, elle le savait, une prostituée, vénale, vulgaire, misérable, qui avait pris son gîte d’amour au pied de ces murs, dans l’ombre haute et mystérieuse de ce donjon vénéré. Et cette fille, tout le jour oisive, vivait là dans une sérénité de matrone, cousant et chantant, et berçait sur ses genoux un enfant tout petit. Si le jour était beau, le soleil tiède et doux, la fille écartait les langes de l’enfant qui apparaissait alors rose et nu, gigotant, avec ses petits pieds aux doigts recroquevillés comme des pétales de fleurs, et ses petites mains mouvantes qui se dressaient comme pour jouer avec les rayons, avec les mouches d’or tournoyantes dans le ciel bleu.

Hermine éprouvait la sensation d’horreur d’un sacrilège accompli sous ses yeux en contemplant, malgré elle, tordue par une indicible angoisse, cet accouplement monstrueux de la fille et de l’ange, cette parodie de la maternité sainte et sacrée qui se jouait sur les genoux infâmes, entre les bras impudiques, sur le sein vendu de la prostituée. Quoi ! ce mystère divin sur cet autel profané, quand il n’avait pas pu s’accomplir en elle, dans les chastes flancs de l’épouse impeccable ! Quelle était donc la pensée de Dieu ? Peu s’en fallut qu’elle n’en fît remontrance au Ciel et procès à la Providence divine.

Toujours elle s’en plaignit aux hommes, c’est-à-dire à ceux qui avaient pris, en la cité, la garde de la moralité publique ; et elle demanda férocement que l’on jetât à la rue cette fille, la Mariote, et sa progéniture de rencontre, dont le voisinage l’outrageait. Les hommes la saluèrent très bas, et lui promirent justice ; mais comme le gîte de cette fille était discret et commode, elle ne fut point inquiétée et continua, comme par le passé, à ouvrir, le soir, sa porte basse dans la ruelle sombre, et à lancer, tout le jour, dans la clarté du soleil, l’enfantelet tout nu, aux chairs tendres, et qui maintenant commençait à gazouiller tout bas.

Mme Hermine, bien persuadée néanmoins qu’il serait fait droit à sa demande, cessa de s’occuper de la Mariote, lui accordant à peine un dédaigneux regard, quand, par hasard, ses yeux célestes, quittant le chemin bleu des nues, s’abaissaient languissants, demi-clos, jusqu’à la terre.

Cependant, une obsession lui était restée de cette vision trop souvent revenue, trop longuement gardée ; un ennui vague, comme une peine sans objet, qui met un sanglot sur la lèvre sans que le coeur sache pourquoi. Elle s’étonnait et se fâchait à se sentir si tourmentée pour une image indécise qui flottait à travers tous ses rêves ; image presque mystique, enfin, car elle avait la forme idéale d’un ange tout petit, avec des pieds roses et de mignonnes mains remuantes levées vers le ciel. Mais cet ange la blessait par tout son être. Il lui étreignait la poitrine, les flancs, lui laissant partout la douloureuse sensation d’un besoin immense, d’un vide, d’un appétit étrange et cruel. Chaque fois que ces pensées lui revenaient, et elles lui revenaient sans cesse, la baronne Hermine se sentait rougir comme si quelque coupable désir l’eût torturée.

Et pourtant son âme restait toute blanche, sans un frisson, sans un émoi. Elle n’avait jamais songé à quoi que ce soit d’impur ; jamais le vague soupçon d’une pensée d’amour n’avait effleuré comme un papillon bleu la fleur divine de son coeur immaculé ; jamais elle n’avait imaginé, même dans les plus capricieuses de ses rêveries, le roman court et exquis d’un baiser. Elle ignorait jusqu’à l’existence de ces voluptés idéales et subtiles qui naissent d’un regard, d’un parfum, d’un frôlement. Et voilà, tout à coup, que le marbre de sa chair tressaillait comme s’il prenait vie. Elle n’y comprenait rien et s’épouvantait de sa souffrance. Pour s’en guérir, elle fit clore toutes les fenêtres qui ouvraient sur la cour où la Mariote berçait son fils, se croyant délivrée dès qu’elle ne les verrait plus.

Mais alors, il lui vint de cette privation une si affolante douleur, qu’après avoir beaucoup lutté, toute pâle de ce martyre, elle céda et courut, un jour, haletante, avide, se pencher tout entière hors du balcon afin de se rassasier de la vue de cet enfant qui lui donnait faim, qui lui gonflait la gorge, qui lui mouillait les lèvres, qui lui secouait tout le corps d’un impérieux désir de voluptés maternelles.

Elle demeura longtemps perdue dans son extase sans pensée, les mains crispées sur sa poitrine chaste qu’aucun baiser n’avait jamais mordue. Et la Mariote qui l’avait comprise, devinée, jouissait de son triomphe de fille-mère : elle étalait glorieusement sur ses genoux le petit être qui avait poussé comme une fleur de pardon sur le fumier de sa chair prostituée ; elle s’en parait, l’élevait dans ses bras, le montrait au ciel et à la femme impeccable, mais stérile, comme une revanche et comme une conquête. Il était à elle, ce petit ; c’était le sien, il lui appartenait, elle lui avait donné la vie, elle avait crié, elle, la misérable, elle était mère, mater, mater !...

Et la baronne Hermine dut se retirer humiliée et vaincue par le rire insolent de la courtisane dans le triomphe joyeux de sa maternité.

Et puis, après la défaite de son orgueil, une douceur lui vint : son âme hautaine et fière s’abaissa jusqu’à souffrir le mépris railleur de la Mariote, pourvu qu’elle pût jouir tous les jours, tout à son aise, de la vue de l’enfant dont la grâce croissait, dont la beauté s’épanouissait, et qui, maintenant, s’essayait, dans un gazouillement tendre, à balbutier des mots. Elle devint si attentive à tous les mouvements de ce petit être qui la charmait, son visage pâli, tiré par la souffrance, se penchait vers lui avec une attirance si poignante, que la fille, à son tour, fût prise de pitié, et, pour ne point la gêner, ni la blesser, elle ne la regarda plus. Mais, dès qu’elle voyait apparaître la blanche dame aux cheveux d’or, elle s’en allait prendre l’enfant dans son berceau et l’apportait là, sous le balcon, bien près. Et elle le dévêtait, le lavait, le roulait tout ruisselant et emperlé sur le gazon tiède, lui mettait des fleurs dans les doigts et le faisait jaser. Même un jour, comme s’il l’eût appris, l’enfant, d’un geste hésitant, chercha sa petite bouche humide, la couvrit de sa menotte bien ouverte et puis, et puis, ayant cueilli son baiser, il le jeta tout à coup à Hermine, qui fit un cri comme si son coeur venait de se fendre, et se mit à pleurer.

Et toute sa vie, désormais, s’écoulait dans cette contemplation, dans cette incessante vision dont la douceur la tuait. Car elle demeurait dans ses yeux, même lorsqu’ils étaient clos dans l’ombre de l’alcôve ; elle passait à travers son sommeil, elle se berçait sur le fil aérien de ses songes. C’était comme un délire qui, parfois, l’éveillait avec les sursauts terribles d’une sensation physique. Brusquement redressée, frissonnante, et les yeux dilatés dans son visage éclatant d’une rougeur soudaine, Hermine écartait ses bras qui s’étaient repliés sur son sein, comme pour y retenir, dans une maternelle étreinte, un corps flexible et doux, tout petit, dont elle croyait sentir le poids léger sur son coeur oppressé, la tiédeur sur ses flancs. Ses mains crispées cherchaient vaguement autour d’elle avec un geste de folie, d’angoisse. Puis elle s’éveillait tout à fait, et se sentait mourir dans la tristesse désespérée de sa solitude éternelle.

Un soir, comme le soleil se couchait emplissant d’une lueur pourprée la petite cour fleurie de la Mariote, celle-ci allait et venait, sérieuse, impatiente, semblait-il, de voir apparaître Hermine qui, de tout le jour, ne s’était pas montrée. La fenêtre était close et les rideaux tirés. Alors, la fille se mit à chanter en secouant le linge blanc étendu devant sa porte, se faisant bruyante, comme si elle appelait. D’ordinaire, ce chant qui berçait le petit, attirait aussitôt la baronne. Ce soir, elle se faisait attendre. Pourtant elle parut, mais si blanche, si dolente et alanguie, qu’on la devinait brisée, avec une grande fatigue de sa vie étrange, clôturée comme celle d’une nonne dans la chasteté de ses voeux. Une fièvre brillait au fond de ses yeux dont l’azur s’était assombri. Elle s’accouda, non plus raide et digne, mais amollie, le corps ployé dans un abandon d’une grâce voluptueuse. Ses vêtements blancs, légers, se collaient aux lignes souples de son corps comme un voile sur une statue. Lorsqu’elle aperçut l’enfant, un sourire ouvrit sa bouche lentement, amoureusement, comme une rouge fleur qui s’épanouirait pour boire le soleil.

Cependant, la Mariote avait soulevé le petit et le tenait debout devant elle, lui faisant des raisons qu’il paraissait comprendre. C’est qu’il était grand déjà, encore qu’il ne marchât pas tout seul, mais seulement soutenu sous les bras, comme un oiseau qu’on eût tenu par les ailes. Et il était sérieux en ce moment, regardant attentivement sa mère. Tout à coup, celle-ci le recula d’elle, un peu loin, et puis, l’ayant affermi sur ses jambes, elle le lâcha. Hermine jeta un cri en étendant les bras. Mais la Mariote aussi tendait ses bras tout près au-devant de son fils, et, doucement, elle l’appelait.

D’abord, il vacilla et se remit vite d’aplomb, très grave, cherchant à voir ses pieds. Enfin, il fit un pas, puis un autre, tout chancelant sur ses petites jambes molles, mais le visage soudain rayonnant, fier, heureux : il marchait ! La Mariote s’était reculée et il marchait, le petit, bravement, plus vite, plus vite encore... Et puis il courut, trébucha, avec un grand cri d’appel et de triomphe.

— Mam... maman !... avait-il dit en culbutant ravi dans les bras de la fille-mère, toute pâle, elle, de grosses larmes dans les yeux.

— Maman !... maman !... répétait Hermine suffoquée, étreignant à deux mains sa gorge soulevée, palpitante, où battait une folle envolée de chauds et puissants désirs enfin éclos... Oh ! maman !... disait-elle plus bas, se pâmant à la caressante douceur de sa voix dans le murmure de ce mot magique...

Tout à coup, bondissante, éperdue, elle courut à sa table où traînait, parmi les fleurs, son papier armorié, et ayant écrit sur une large enveloppe le nom d’Angel de la Tour des Aigles, elle y glissa ce seul mot rapide :

— Venez !

P.-S.

PEYREBRUNE, Mathilde-Marie Georgina Elisabeth, pseud. Georges de (1841-1917) : Mater ! (1886). Saisie du texte et relecture : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (04.IX.2009)

Texte relu par : A. Guézou.

http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)

Texte établi sur un exemplaire (Coll. part.) du Nouveau Décaméron. Sixième journée : la rue et la route, publié à Paris par E. Dentu en 1886.

Image : Logonna-Daoulas, mater dolorosa, Gilbert LE MOIGNE

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