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Du temps des autres (premier chapitre de Mon corps et moi) 

vendredi 22 octobre 2010, par René Crevel

Né en 1900, René Crevel se donnera la mort en 1935. Dadaïste, surréaliste, dandy, mondain, homosexuel, toxicomane, tuberculeux, militant révolutionnaire, de tous les écrivains de l’entre-deux guerres, il a sûrement eu la trajectoire la plus rayonnante, la plus exigeante, la plus brûlante qui soit. Conjointement à ses essais polémiques (L’Esprit contre la raison, 1927 ; Le Clavecin de Diderot, 1932), son œuvre romanesque (Détours, 1924 ; Mon corps et moi, 1925 ; La Mort difficile, 1926 ; Babylone, 1927 ; Etes-vous fous ?, 1929 ; Les Pieds dans le plat, 1933), mêle l’obsession autobiographique au désespoir et à la révolte, accordant la création artistique et l’action révolutionnaire par la subversion de l’écriture. Le 17 juin 1935, il connut une séance épuisante avec Malraux*, Aragon* et d’autres membres du comité d’organisation du congrès international des écrivains. Il se débattait vainement afin que le droit de parole y soit accordé à André Breton. Durant la nuit qui suivit, après avoir rencontré quelques amis, il s’enferma chez lui. Sur un meuble, il laissa une lettre pour son amie Tota Cuevas de la Serna et griffonna quelques mots sur un papier qu’il épingla au revers de sa veste : « Prière de m’incinérer. Dégoût. » Il prit une forte dose de phanadorm et accomplit les gestes qu’il a décrits, non sans humour, dans son premier livre : « Une tisane sur le fourneau à gaz, la fenêtre bien close, j’ouvre le robinet d’arrivée, j’oublie de mettre l’allumette… » (M. Carassou, René Crevel, Paris, Fayard, 1988, p. 266). Il avait à peine trente-cinq ans.

Voici le premier chapitre de mon corps et moi, chef d’oeuvre à redécouvrir.

I. DU TEMPS DES AUTRES

On dîne tôt et vite dans les petits hôtels de montagne.

J’étais seul à table.

Me voici seul dans ma chambre.

Seul.

Cette aventure, je l’ai si fort et si longtemps désirée que j’ai souvent douté qu’elle pût être jamais. Or ce soir, mon souhait enfin réalisé, je me trouve disponible à moi-même. Aucun pont ne me conduit aux autres. Des plus et des mieux aimés je n’ai pour tout souvenir qu’une fleur, une photo.

La fleur, une rose, achève de se faner dans le verre à dents.

Hier, à la même heure, elle s’épanouissait à mon manteau. La boutonnière était assez haute pour qu’elle surprît mon visage dès qu’à peine il se penchait. Mais chaque fois, ma peau de fin d’après-midi, avant de s’étonner d’une douceur végétale, avait des réminiscences d’œillet. Tout un hiver, tout un printemps, n’avais-je pas voulu confondre avec le bonheur ces pétales aux bords déchiquetés, sur la sagesse nocturne d’une soie figée en revers ?
Tout un hiver, tout un printemps. Hier.

Dans une gare, les yeux fermés, une fleur condamne à croire encore aux tapis, aux épaules nues, aux perles.

Alors je n’ose plus espérer que soit possible la solitude.

C’est elle, pourtant, qui fut tout mon désir dans les théâtres où le rouge du velours, sur les fauteuils, depuis des mois, me semblait la couleur même de l’ennui. Elle seule, dont j’allais en quête par les rues, lorsque les maisons, à la fin du jour, illuminaient, pour de nouvelles tentations, leurs chemises de pierre d’une tunique compliquée jusqu’à l’irréel.

J’entrais encore dans les endroits où l’on danse, où l’on boit, goulu d’alcool, de jazz, de tout ce qui soûle, et me soûlais indifférent à ce que j’entendais, dansais, buvais, mais heureux d’entendre, de danser, de boire, pour oublier les autres qui m’avaient limité mais ne m’avaient pas secouru.

Oui, je me rappelle. Deux heures, le matin. Le bar est minuscule. Il y fait bien chaud. La porte s’ouvre. Vive la fraîcheur. On me dit bonjour. Une main flatte mon épaule. Je suis heureux, non de la voix, non de la main, mais l’air est si doux qui vient me surprendre.

Je dis bonjour à la fraîcheur, sans avoir nul besoin des mots dont les créatures humaines se servent pour leurs salutations. Hélas ! il n’y a pas que la fraîcheur qui ait profité de la porte. J’avais oublié mes semblables. Une créature humaine s’efforce de me les rappeler. On insiste, on m’embrasse. Il faut rendre politesse par politesse : voici que recommencent les simulacres ; « Bonjour, esprit habillé d’un corps », j’aime cette formule, la répète. L’esprit c’est bien cela, je voudrais me recomposer une pureté de joueur d’échecs, ne pas renoncer au bonheur mais vivre, agir, jouir avec des pensées. Il n’y a pas de contact humain qui m’ait jamais empêché de me sentir seul. Alors à quoi bon me salir ? Finies les joies ( ?) de la chair.

Une troisième fois je répète : « Bonjour, esprit habillé d’un corps », et donne ainsi la mesure d’une nouvelle confiance à qui vient d’entrer.
Hélas ! le malheur veut que je sois tout juste en présence d’un corps qui se croit habillé avec esprit.

On rit, je me fâche, marque quelle opposition existe entre l’autre et moi : « Mon esprit s’habille avec un corps, et toi ton corps prétend s’habiller avec esprit. » Je prévois la gifle, la pare, la reçois tout de même. Bonjour. Bonsoir. Je vais regarder comment se lève le soleil au bois de Boulogne.
J’ai marché. L’aube accrochait aux arbres des lambeaux d’innocence. Un petit bateau achevait de se rouiller, abandonné des hommes. Heureux de l’être. Seul comme moi. Seul. Illusion encore. Il paraît que l’autre m’avait suivi. J’entends sa voix : « Tu vois, ce yacht, c’est celui de l’actrice qui se noya dans le Rhin. » Oui, je me rappelle. Se rappeler. Encore, toujours. Mon professeur de philosophie avait donc raison qui prétendait que le présent n’existe pas. Mais là n’est pas la question. Un yacht est abandonné sur la Seine. Qui oserait l’habiter depuis qu’une actrice s’en précipita pour se noyer dans le Rhin, une nuit d’orgie ?

C’était, je crois, durant l’été 1911.

1911. L’année de ma première communion. « Une nuit d’orgie », répétait la cuisinière commentant le suicide qui d’ailleurs était peut-être un assassinat. Dans mes rêves, orgie rimait avec hostie. Pourquoi offrait-on à mon amour des créatures coupables ou malheureuses ? Je voulais que fussent maudits les fleuves, les canaux par lesquels on avait ramené jusqu’au pont de Suresnes cette péniche, la dernière maison humaine d’une femme que mon enfance, sur la foi des programmes, et de L’Illustration, croyait heureuse. « C’est une reine de notre Paris », se plaisait à répéter une amie de ma mère qui aimait la pompe.

Se sentit-elle donc, elle aussi, abominablement libre dans sa solitude au milieu des autres puisque sans souci des invités, un soir d’ivresse, c’est-à-dire de courage, elle se précipita dans l’eau du fleuve ?

Fée aux plumes amazones, qui régnâtes sur l’âge des robes-culottes, je nie la présence de l’autre pour vous dédier ma solitude, sur ce pont, à l’orée du bois de Boulogne, à l’aube d’un jour de juin.

Je vous ai bien aimée. Vous et la dame au cou nu.

Je vous aime encore, mais il faut l’avouer, j’ai mieux aimé la dame au cou nu.
Durant mon enfance les femmes ne montraient leur gorge que pour aller au bal. Dans la première moitié de l’année 1914, une citoyenne de Genève m’annonça les cataclysmes qui devaient assourdir mon adolescence à cause de l’échancrure des corsages sur la Côte d’Azur. Comme elle portait toujours une guimpe hermétique de soie noire, son pays demeura en marge de toute catastrophe.

La dame au cou nu devança de plusieurs années les élégantes de 1914. Aussi eut-elle mauvaise réputation. Elle était la femme la plus célèbre du monde ; on l’accusait d’avoir tué son mari, sa mère, et, pour elle, nous achetions les journaux en cachette.

à vrai dire, de toute cette affaire aux yeux de mes camarades qui commençaient à négliger les collections de timbre pour la géographie des corps, le plus intéressant était le nom du jeune valet de chambre qui ne surprenait pas moins qu’un gros mot lancé en public, et vengeait, par son triomphe étalé, les écoliers de leurs recherches clandestines et souvent infructueuses dans le Larousse en sept volumes, les hebdomadaires grivois et les chansons d’un sou avec leurs femmes nues, aux visages, poitrines et mollets baveux d’une encre d’imprimerie jamais sèche.

Pour moi, ce Rémy, en dépit de son patronyme, ne m’intéressait guère. Il valait ni plus ni moins que n’importe lequel des Couillard, dont au reste il continuait fièrement la lignée, petit gars avantageux, à la première page des journaux.

J’aimais la dame au cou nu et je l’aimais parce qu’elle était la dame au cou nu. Je m’accordais fort bien de cette passion, la croyais absolue et circonscrite par le seul argument que je m’en donnais, ignorant des principes de la relativité, cette gloire des sciences, joie des réunions mondaines, supplice des cœurs.

« La dame au cou nu est la dame au cou nu » : sur le papier de ma chambre d’enfant, j’écrivis cette phrase en lettres lisibles de moi seul. Ainsi je ne m’ennuyais plus.

J’avais huit ans et demeurais l’unique à la défendre sans exhibitionnisme, sans espoir d’un petit profit lorsque s’ouvriraient les portes de la prison. Je la vois encore telle que la révélaient les magazines.
Elle était dans le box des accusés une petite chose toute frêle sous un paquet de crêpe. On la représentait la tête directe, ou bien tournée à droite, à gauche, évanouie, le voile plus fort que les muscles. D’autres fois la douleur de son front entraînait jusqu’à ses mains les insignes de son double deuil.
Mais quels que fussent ses mouvements, leur mystère tout entier n’avait qu’un pivot.

Devant ma glace je reconstituais les frissons qui aboutissent à la tête immobile des clavicules. Les juges ne pouvaient condamner une femme qui avait de si jolis gestes entre le menton et les épaules.

Acquittée, la dame au cou nu publia ses mémoires. Respectueusement je m’abstins de les lire.

Elle épousa un étranger de grande naissance. J’eus envie d’écrire au mari : « Embrassez longuement tout son cou, son joli cou nu. »

Maintenant sans doute, l’âge doit l’obliger au mensonge des cols hermétiques, le jour ; à la ruse des tulles trop adroitement vaporeux, le soir. Ainsi, elle que j’ai crue l’unique, elle dont j’espérais qu’elle demeurerait la toujours identique à soi-même, dans mon souvenir, déjà, n’est plus comme l’œuf dans sa coquille.

Perrette de la fable ne s’est pas mieux trompée.

Je suis devenu un homme, et la dame au cou nu n’est plus la dame au cou nu.

Et maintenant c’est un petit matin au bois de Boulogne.

Des tramways, pour m’obliger à croire que le jour recommence, exagèrent leurs cris, leur maquillage jaune. Affirmation d’une banlieue qui cligne de l’œil, et n’offre rien qui me touche, je me rappelle qu’un philosophe a constaté : « Mourir, c’est se désintéresser. »

A peine tangent au monde, pourquoi ne m’est-il pas permis de tomber tout de suite en poussière, ici, à deux kilomètres de la porte Maillot ?

Mais puisque Dieu le Père ne veut pas de moi dans son Paradis, tout comme hier, il va falloir user encore des objets, des créatures terrestres. Aujourd’hui, je ne suis pourtant pas disposé à faire des avances.

Heureusement qu’il y a l’autre pour me sauver.

L’autre trouve que la contemplation a trop longtemps duré.

J’entends : il faut rentrer.

C’est vrai, l’aube porte à l’amour.

Allons-y.

Chez moi, je touche à ce corps, comme j’ai déjà eu l’honneur de toucher à quelques autres, avec la seule volonté de me débarrasser des plus précis de mes désirs, sans l’espoir d’en satisfaire aucun, ni le goût de les prolonger.
Ainsi, bien qu’un temps je me sois condamné aux détours, j’ai, à dire le vrai, toujours eu honte de ces zigzags qui ne conduisent point l’homme à quelque exaltation (comme il me semble aujourd’hui que la solitude y peut, y doit mener) mais le laissent en plein brouillard, au milieu des autres dont il ne sait prendre aucune joie.

Ainsi le cri, par hasard échappé à la bouche qui va sur toute ma peau nue, le cri « tue-moi » lorsqu’il répond à ma prière non avouée par pudeur, est pour mon triste secret à la fois réconfort et exaltation, car la volonté d’agir exercée contre un simple sexe, le côté pile ou face d’un individu, tout entier vêtu ou dévêtu, visible ou figuré, une masse, un peuple, ne m’a jamais paru naître que du besoin d’évasion.

Et certes si la science offrait un moyen de se tuer sinon agréablement, du moins proprement et sûrement, sans doute n’aurais-je point essayé de l’amour non plus que de ces départs dont le dernier me vaut cette méditation, ce soir sur la montagne.

Or aujourd’hui ce n’est plus de moi que je prétends m’échapper, mais des autres au travers desquels j’avais commencé par vouloir me perdre. Mes amis, mes ennemis, je leur dois la plus cruelle des hantises : leurs yeux, les miens, liquides aux densités différentes qui se superposent et jamais ne se peuvent pénétrer vraiment, se mélanger. Leurs yeux, j’ai accepté de les aimer, orgueilleux et naïf à la fois, car je voulais m’y découvrir en transparence, et puis, si longtemps je les avais désirés, avec la certitude qu’ils me vengeraient du mystère insuffisant des glaces de mon enfance. Il s’agissait de me noyer, Narcisse. Au long des murs, une rivière figée n’avait pas voulu de moi. Boulangerie, annonçaient des lettres d’or et, sur le miroir, une gerbe s’éparpillait. Le fleuve vertical des boutiques n’avait emporté ni les brins de paille ni les brins de rêve.

Aussi, dès lors, avais-je résolu de mettre ma joie et ma peine ailleurs qu’en moi-même, mais telle fut ma folie que, sur la route morne, à chaque créature rencontrée, j’ai demandé non le divertissement, non quelque exaltation dont l’amour essayé eût pu me faire tangent, mais l’absolu.
L’absolu ? Je me perdais. Fallait-il m’accuser d’orgueil ou dire au contraire pour ma défense que je cherchais dans les êtres la révélation d’une âme universelle ? Hélas ! à peine de temps en temps, pouvais-je à nouveau découvrir ce petit tas d’os, de papilles à jouir, d’idées confuses et de sentiments clairs qui portaient mon nom.

Lacs de déceptions que j’avais crus miroirs, comment aimer encore les yeux étrangers ?

Or un jour, ce que je vis en transparence, et dans mes yeux cette fois, ce fut leurs yeux, les yeux des autres. Les autres dont je ne pouvais croire qu’ils existassent et qui pourtant triomphaient de moi.

Dès lors, comment ne pas souhaiter la minute où, libre de toute pensée, il me serait possible de me débarrasser du souvenir même ?

D’où les besognes du jour et les jeux de la nuit.

Hélas ! mosaïque de simulacres qui ne saurait tenir, les actes de la vie courante, si habile et si sûre en pût au premier regard sembler la combinaison, se disloquaient pour laisser voir le mal originel.

Et ce furent de douloureuses surprises dans les travaux et les fêtes.

Une chanteuse, alors que les drinks savants, un bon gramophone et quelques désirs disséminés dans deux salons commencent à mettre un peu de féerie au sein de la plus banale assemblée, comme elle me demande ce que je pense de son répertoire, et que moi-même, exalté par l’alcool et deux yeux assez beaux pour que je veuille séduire le corps auquel ils appartiennent, lui réponds que son art ne la vaut pas, impatiente de justifier en l’expliquant sa carrière, et, pour ce, cherchant des raisons sans arriver à défendre ses couplets, à bout d’arguments essayés, déclare : « Oui, je sais le peu que valent mes chansons, le peu que valent tous ceux qui sont ici, tous ceux qu’il nous faut voir, mais... »

Elle n’achève pas sa phrase. Elle vient d’éprouver, de me faire éprouver que l’activité qui ne donne point à l’homme un oubli durable, ne le console non plus jamais par quelque sensation péremptoire et suffisante telle que, par exemple, la sensation de grandeur ou de vérité.

Et pourtant cette chanteuse et moi n’acceptons point de nous mésestimer, même et surtout lorsque nous avouons.

Alors, elle, des sillons de peur par tout le visage, un visage où la débâcle transparente du fard laisse voir les plus secrètes décompositions, en dépit de la volonté des yeux, elle, les mains comme des fleurs malades sur cette poitrine de velours qu’une lassitude déjà creuse, le corps rebelle au sursaut que l’esprit commande, elle, très lente, avec la gravité de qui présente au juge le dernier argument, affirme : « Je vais à tout par des chemins modestes. »
Et moi touché par ces simples mots je voudrais m’agenouiller, baiser la trace de ses pas.

Je répète : « à tout par des chemins modestes. » Il me faudra cette lumière grise du matin qui se réjouit d’accuser la pauvreté du teint et celle des pensées pour me demander : mais ne prend-elle point, pour des chemins modestes, les chemins détournés ? Une vie de chanteuse est-elle une vie modeste pour une femme que seul tout attire ? Et ce sont les autres qu’elle apprend à mépriser et non elle à estimer. Elle accepte la fausse mesure des mots. Et comment se mettrait-elle en ordre avec soi-même, alors qu’elle essaie non de se limiter, de se définir, mais de se perdre.
Elle vit avec les autres, va aux autres, à tous les autres, à tous. Or aller à tous n’est pas aller à tout, mais au contraire n’aller à rien.
Un tel exemple est un avertissement.

Aussi avais-je, dès ces mots, résolu d’être seul bientôt, vraiment seul.

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