La Revue des Ressources

Lassitude (1890) 

Premier chapitre de La vie errante

mercredi 4 janvier 2012, par Guy de Maupassant

À la fin de sa vie Maupassant au grand dam de sa maladie voyage et fait un compte-rendu en quelques récits qu’il publie en 1890 dans le recueil : La vie errante. Cependant il écrit un roman, L’âme étrangère, qu’il interrompra au milieu d’une phrase laissant en suspens le second chapitre, suivi en 1891 d’un autre, L’Angélus, qui restera inachevé comme le précédent.
« Lassitude » est le récit en frontispice de La vie errante. L’auteur s’en prend au matérialisme moderne à l’ère de la technique industrielle, à propos de la construction d’Eiffel dans la perspective classique du Champ de Mars, dont il évalue l’exploit dialectiquement entre sa singularité technique et une conception harmonieuse de l’architecture dans la ville, qui porte la culture, la connaissance, et le style d’une époque. Ce qui ne traduit pas une régression de sa part, mais le radicalisme esthétique qui confirme une fois pour toutes le naturalisme réaliste non matérialiste instruit par son œuvre, autrement moderne. Il veut une dimension collective symbolique dans les actes de construire ou de créer, pas une représentation économique ni une représentation emblématique du mode de production. Ce refus critique du matérialisme à propos de la société peut expliquer en outre une raison pour laquelle il ne s’est jamais engagé dans un parti politique.
Il visionne ainsi une apothéose de la démocratie libérale dans la perte de sens social, la disparition des classes, dissoutes dans les hordes des visiteurs de l’exposition, égale à la diversité internationale des citations iconographiques indifférenciées par leur assignation décorative, dans un monde binaire de riches et de pauvres, clairvoyance qui anticipe singulièrement celui où nous vivons aujourd’hui. Certains pourraient y voir précisément les prémisses de la critique de la marchandise, de la société du spectacle et/ou de la société du divertissement.
On retrouve cette attitude dans la fondation lettriste révolutionnaire de Isidore Isou, après la seconde guerre mondiale, et notamment chez les jeunes lettristes du mouvement des ratés, activistes des scandales. Tel l’événement critique de Henry de Béarn et Ivan Chtcheglov qui tentèrent de dynamiter la Tour Eiffel, ayant considéré sa présence urbaine incongrue et inopportune — d’après Michèle Bernstein (qui aurait reçu des explications directes ultérieurement) [1] : au prétexte que le phare tournant la nuit au sommet de la Tour les empêchait de dormir, éclairant leur chambre de bonne commune, située à proximité. [2]
Pour mémoire : la Tour Eiffel achevée pour l’exposition universelle de 1889 dont la visite est recensée dans ce texte alors qu’elle vient de fermer [3] le situe précisément à la fin de la même année, par conséquent écrit peu avant sa publication pour informer a posteriori les raisons des voyages, en l’état de leur chronique dans La vie errante alors en cours d’édition. « Lassitude » pourrait être le dernier acte conclu pour ce qu’il devait être et publié par l’auteur. [4]

Lassitude

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 {} {} {} J’ai quitté Paris et même la France, parce que la tour Eiffel finissait par m’ennuyer trop.
 {} {} {} Non seulement on la voyait de partout, mais on la trouvait partout,
faite de toutes les matières connues, exposée à toutes les vitres,
cauchemar inévitable et torturant.
 {} {} {} Ce n’est pas elle uniquement d’ailleurs qui m’a donné une irrésistible
envie de vivre seul pendant quelque temps, mais tout ce qu’on a fait
autour d’elle, dedans, dessus, aux environs.
 {} {} {} Comment tous les journaux vraiment ont-ils osé nous parler
d’architecture nouvelle à propos de cette carcasse métallique, car
l’architecture, le plus incompris et le plus oublié des arts
aujourd’hui, en est peut-être aussi le plus esthétique, le plus
mystérieux et le plus nourri d’idées ?
 {} {} {} Il a eu ce privilège à travers les siècles de symboliser pour ainsi dire
chaque époque, de résumer, par un très petit nombre de monuments
typiques, la manière de penser, de sentir et de rêver d’une race et
d’une civilisation.
 {} {} {} Quelques temples et quelques églises, quelques palais et quelques
châteaux contiennent à peu près toute l’histoire de l’art à travers le
monde, expriment à nos yeux mieux que des livres, par l’harmonie des
lignes et le charme de l’ornementation, toute la grâce et la grandeur
d’une époque.
 {} {} {} Mais je me demande ce qu’on conclura de notre génération si quelque
prochaine émeute ne déboulonne pas cette haute et maigre pyramide
d’échelles de fer, squelette disgracieux et géant, dont la base semble
faite pour porter un formidable monument de Cyclopes et qui avorte en un
ridicule et mince profil de cheminée d’usine.
 {} {} {} C’est un problème résolu, dit-on. Soit, — mais il ne servait à rien ! — et
je préfère alors à cette conception démodée de recommencer la naïve
tentative de la tour de Babel, celle qu’eurent, dès le douzième siècle,
les architectes du campanile de Pise.
 {} {} {} L’idée de construire cette gentille tour à huit étages de colonnes de
marbre, penchée comme si elle allait toujours tomber, de prouver à la
postérité stupéfaite que le centre de gravité n’est qu’un préjugé
inutile d’ingénieur et que les monuments peuvent s’en passer, être
charmants tout de même, et faire venir après sept siècles plus de
visiteurs surpris que la tour Eiffel n’en attirera dans sept mois,
constitue, certes, un problème, — puisque problème il y a, — plus original
que celui de cette géante chaudronnerie, badigeonnée pour des yeux
d’Indiens.
 {} {} {} Je sais qu’une autre version veut que le campanile se soit penché tout
seul. Qui le sait ? Le joli monument garde son secret toujours discuté et
impénétrable.
 {} {} {} Peu m’importe, d’ailleurs, la tour Eiffel. Elle ne fut que le phare
d’une kermesse internationale, selon l’expression consacrée, dont le
souvenir me hantera comme le cauchemar, comme la vision réalisée de
l’horrible spectacle que peut donner à un homme dégoûté la foule
humaine qui s’amuse.
 {} {} {} Je me garderai bien de critiquer cette colossale entreprise politique,
l’Exposition universelle, qui a montré au monde, juste au moment ou il
fallait le faire, la force, la vitalité, l’activité et la richesse
inépuisable de ce pays surprenant : la France.
 {} {} {} On a donné un grand plaisir, un grand divertissement et un grand exemple
aux peuples et aux bourgeoisies. Ils se sont amusés de tout leur cœur.
On a bien fait et ils ont bien fait.
 {} {} {} J’ai seulement constaté, dès le premier jour, que je ne suis pas créé
pour ces plaisirs-là.
 {} {} {} Après avoir visité avec une admiration profonde la galerie des machines
et les fantastiques découvertes de la science, de la mécanique, de la
physique et de la chimie modernes ; après avoir constaté que la danse du
ventre n’est amusante que dans les pays où on agite des ventres nus, et
que les autres danses arabes n’ont de charme et de couleur que dans les
ksours blancs d’Algérie, je me suis dit qu’en définitive aller là de
temps en temps serait une chose fatigante mais distrayante, dont on se
reposerait ailleurs, chez soi ou chez ses amis.
 {} {} {} Mais je n’avais point songé à ce qu’allait devenir Paris envahi par
l’univers.
 {} {} {} Dès le jour, les rues sont pleines, les trottoirs roulent des foules
comme des torrents grossis. Tout cela descend vers l’Exposition, ou en
revient, ou y retourne. Sur les chaussées, les voitures se tiennent
comme les wagons d’un train sans fin. Pas une n’est libre, pas un cocher
ne consent à vous conduire ailleurs qu’à l’Exposition, ou à sa remise
quand il va relayer. Pas de coupés aux cercles. Ils travaillent
maintenant pour le rastaquouère étranger ; pas une tableaux restaurants,
et pas un ami qui dîne chez lui ou qui consente à dîner chez vous.
 {} {} {} Quand on l’invite, il accepte à la condition qu’on banquettera sur la
tour Eiffel. C’est plus gai. Et tous, comme par suite d’un mot d’ordre,
ils vous y convient ainsi tous les jours de la semaine, soit pour
déjeuner, soit pour dîner.
 {} {} {} Dans cette chaleur, dans cette poussière, dans cette puanteur, dans
cette foule de populaire en goguette et en transpiration, dans ces
papiers gras traînant et voltigeant partout, dans cette odeur de
charcuterie et de vin répandu sur les bancs, dans ces haleines de trois
cent mille bouches soufflant le relent de leurs nourritures, dans le
coudoiement, dans le frôlement, dans l’emmêlement de toute cette chair
échauffée, dans cette sueur confondue de tous les peuples semant leurs
puces sur les sièges et par les chemins, je trouvais bien légitime qu’on
allât manger une fois ou deux, avec dégoût et curiosité, la cuisine de
cantine des gargotiers aériens, mais je jugeais stupéfiant qu’on pût
dîner, tous les soirs, dans cette crasse et dans cette cohue, comme le
faisait la bonne société, la société délicate, la société d’élite, la
société fine et maniérée qui, d’ordinaire, a des nausées devant le
peuple qui peine et sent la fatigue humaine.
 {} {} {} Cela prouve d’ailleurs, d’une façon définitive, le triomphe complet de
la démocratie.
 {} {} {} Il n’y a plus de castes, de races, d’épidermes aristocrates. Il n’y a
plus chez nous que des gens riches et des gens pauvres. Aucun autre
classement ne peut différencier les degrés de la société contemporaine.
 {} {} {} Une aristocratie d’un autre ordre s’établit qui vient de triompher à
l’unanimité à cette Exposition universelle, l’aristocratie de la
science, ou plutôt de l’industrie scientifique.
 {} {} {} Quant aux arts, ils disparaissent ; le sens même s’en efface dans
l’élite de la nation, qui a regardé sans protester l’horripilante
décoration du dôme central et de quelques bâtiments voisins.
 {} {} {} Le goût italien moderne nous gagne, et la contagion est telle que les
coins réservés aux artistes, dans ce grand bazar populaire et bourgeois
qu’on vient de fermer, y prenaient aussi des aspects de réclame et
d’étalage forain.
 {} {} {} Je ne protesterais nullement d’ailleurs contre l’avènement et le règne
des savants scientifiques, si la nature de leur oeuvre et de leurs
découvertes ne me contraignait de constater que ce sont, avant tout, des
savants de commerce.
 {} {} {} Ce n’est pas leur faute, peut-être. Mais on dirait que le cours de
l’esprit humain s’endigue entre deux murailles qu’on ne franchira plus :
l’industrie et la vente.
 {} {} {} Au commencement des civilisations, l’âme de l’homme s’est précipitée
vers l’art. On croirait qu’alors une divinité jalouse lui a dit : « Je te
défends de penser davantage à ces choses-là. Mais songe uniquement à ta
vie d’animal, et je te laisserai faire des masses de découvertes. »
 {} {} {} Voilà, en effet, qu’aujourd’hui l’émotion séductrice et puissante des
siècles artistes semble éteinte, tandis que des esprits d’un tout autre
ordre s’éveillent qui inventent des machines de toute sorte, des
appareils surprenants, des mécaniques aussi compliquées que les corps
vivants, ou qui, combinant des substances, obtiennent des résultats
stupéfiants et admirables. Tout cela pour servir aux besoins physiques
de l’homme, ou pour le tuer.
 {} {} {} Les conceptions idéales, ainsi que la science pure et désintéressée,
celle de Galilée, de Newton, de Pascal, nous semblent interdites, tandis
que notre imagination paraît de plus en plus excitable par l’envie de
spéculer sur les découvertes utiles à l’existence.
 {} {} {} Or, le génie de celui qui, d’un bond de sa pensée, est allé de la chute
d’une pomme à la grande loi qui régit les mondes, ne semble-t-il, pas né
d’un germe plus divin que l’esprit pénétrant de l’inventeur américain,
du miraculeux fabricant de sonnettes, de porte-voix et d’appareils
lumineux.
 {} {} {} N’est-ce point là le vice secret de l’âme moderne, la marque de son
infériorité dans un triomphe ?
 {} {} {} J’ai peut-être tort absolument. En tout cas, ces choses, qui nous
intéressent, ne nous passionnent pas comme les anciennes formes de la
pensée, nous autre, esclaves irritables d’un rêve de beauté délicate,
qui hante et gâte notre vie.
 {} {} {} J’ai senti qu’il me serait agréable de revoir Florence, et je suis
parti.

G. de M.


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P.-S.

Autres sources numériques de Lassitude :

maupassant.free.fr.
fr.wikisource.org/.

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http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Vie_errante

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Les logos : Fragment d’un plan ancien de Florence (source paradoxplace.com) ; en survol : une broche souvenir de l’exposition universelle à l’effigie de la tour Eiffel en 1889 (source de l’image dans le site des ventes de collections.delcampe.net).

Notes

[1Propos rapportés par Greil Marcus dans son livre incontournable sur le lettrisme et la fondation situationniste : Lipstick Traces : Une histoire secrète du XXe siècle (éd. Allia, Paris, 1998).
Sur les scandales des jeunes lettristes voir aussi les annexes de l’article Le scandale de Notre-Dame dans La RdR.

[2Les faits se produisent au début de 1950, Béarn dénoncé est arrêté avant qu’avec Chtcheglov ils ne passent à l’acte ; heureusement la charge transportée n’est pas suffisante sinon pour rater leur objectif et sans faire de dommage ; au moment de la protection légale de la jeunesse particulièrement des mineurs par l’ordonnance sur la délinquance en vigueur depuis 1945, cela leur permet d’être considérés comme les protagonistes d’une farce et de ne pas être poursuivis.

[3L’exposition universelle de 1889 à Paris dans le cadre commémoratif du centenaire de la révolution française fut inaugurée le 6 mai et clôturée le 31 octobre. (fr.wikipedia).

[4Cet article Lassitude (1890), publié dans La RdR le 13 février 2006, a été remis à jour le 4 janvier 2012.

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