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Le Cœur de pierre (1817) 

mardi 3 mars 2009, par Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (1776-1822)

I

Tout voyageur qui, à une heure favorable de la journée, passe à la distance d’une demi-heure de chemin de la petite ville de G.... du côté du midi, est frappé de l’aspect imposant d’un château qui s’élève à droite de la grand’route, avec ses murs peints et crénelés d’une manière bizarre, pareil à un géant qui vous regarde à travers le sombre feuillage des halliers. Ces halliers environnent un vaste parc qui s’étend au loin dans la vallée. — Si le hasard te conduit jamais là, bien-aimé lecteur, ne crains pas le léger retard apporté à ton voyage, ni le modeste pour-boire qu’il te faudra peut-être donner au jardinier ; mais descends bravement de voiture, et fais-toi introduire dans le parc et dans la maison, sous prétexte d’avoir intimement connu le défunt propriétaire du château, le conseiller à la cour de G.... Reutlinger.

Tu peux d’ailleurs en agir ainsi sans scrupule, pourvu qu’il te plaise de lire jusqu’à la fin tout ce que je suis disposé à te raconter ; car j’espère qu’après cela le conseiller Reutlinger sera tellement présent à tes yeux avec toutes ses bizarres façons d’agir, que tu croiras l’avoir connu familièrement toi-même.

Dès le premier abord, tu trouves le château décoré, dans un style lourd et antique, d’ornements grotesques et bigarrés. Tu critiques avec raison le mauvais goût de ces peintures sur pierre, la crudité et le contraste choquant des couleurs ; mais après un examen plus attentif, il te semble qu’un esprit mystérieux et fantastique anime ces murailles peintes ; et c’est avec la sensation d’un frisson étrange que tu pénètres sous le porche spacieux. Les champs distincts des parois revêtues d’un enduit imitant le marbre blanc, sont couverts d’arabesques coloriées, aux couleurs tranchantes, où l’on voit des fleurs, des fruits, des pierres, des figures d’hommes et d’animaux accouplés et entrelacés de la manière la plus fantasque, et dont on croit soupçonner vaguement la signification mystérieuse.

Dans le grand salon qui occupe tout le rez-de-chaussée dans sa largeur, et dont le plafond en coupole s’élève plus haut que le deuxième étage, la plastique a reproduit en sculptures dorées tout ce que tu viens de voir indiqué dans les peintures du vestibule. Tu ne manqueras pas, à la première vue, de te récrier sur le goût corrompu du siècle de Louis XIV, de déclamer hautement contre un style aussi faux, aussi maniéré, aussi confus, aussi baroque ! Mais pour peu que tu partages ma manière de voir, et si, comme je me plais toujours à le supposer, lecteur bénévole ! tu es doué d’une active imagination, tu oublieras bientôt toute idée de blâme, quelque bien fondé qu’il soit d’ailleurs. Cet arbitraire sans frein, cette exagération ne te paraitront plus que de hardis caprices du génie de l’artiste, se jouant avec ces milliers de figures soumises à son libre arbitre, mais formulant pourtant dans leur ensemble, dans leur enchaînement complet, ce sentiment d’amère ironie qu’inspirent les déceptions de la vie terrestre aux âmes profondes qui souffrent de quelque blessure mortelle.

Je t’engage, bien-aimé lecteur, à parcourir les petites chambres du deuxième étage, dont les fenêtres donnent sur le grand salon, qu’elles entourent comme d’une galerie. Leur décoration est très-simple, mais de loin en loin l’on rencontre des inscriptions allemandes, turques et arabes qu’on s’étonne de voir ainsi réunies. Tu visiteras ensuite le jardin : il est planté à l’ancienne mode française, avec de longues et larges avenues bordées de hautes murailles de charmille, qui entourent de spacieux bosquets, et orné d’ifs, de statues et de fontaines. Je ne sais, bien-aimé lecteur, si tu ne ressens pas comme moi une impression sérieuse et solennelle à la vue d’un de ces vieux jardins à la française ; mais ne préfères-tu pas un pareil chef-d’œuvre de l’art au ridicule encombrement de mesquineries qui constituent nos soi-disant jardins anglais, avec des petits ponts et des petits fleuves, des petits temples et des petites grottes ? Au bout du jardin, tu entres dans un bois obscur de saules-pleureurs, de bouleaux aux branches pendantes, et de pins de Weymouth. Le jardinier te fait remarquer que ce petit bois, comme il est aisé de le voir du haut de la maison, a la forme régulière d’un cœur. Au milieu, est un pavillon en marbre de Silésie de couleur foncée, bâti en forme de cœur. Tu entres, tu vois le sol revêtu de dalles de marbre blanc, et au milieu un cœur de grandeur naturelle C’est une pierre d’un rouge foncé encastrée dans le marbre. Tu te penches, et tu découvres ces mots gravés dans la pierre : Il repose.

Dans ce pavillon, devant ce cœur de pierre d’un rouge foncé, qui alors ne portait pas encore cette inscription, se trouvaient, le jour de la Nativité de la Vierge, c’est-à-dire le huit septembre de l’année 180—, un grand et vieux monsieur de belle prestance et une vieille dame, tous deux fort richement et élégamment vêtus à la mode du dernier siècle.

« Mais, dit la vieille dame, comment, cher conseiller, vous est venue une idée aussi bizarre, ou, pour mieux dire, aussi lugubre, de faire bâtir ce pavillon pour servir de tombeau à votre cœur, qui doit reposer, dites-vous, sous cette pierre rouge ?

 » Taisons-nous sur ce sujet, chère conseillère intime ! répliqua le vieux monsieur. — Appelez-le la fantaisie maladive d’une âme ulcérée, appelez-le comme vous voudrez ; mais sachez que lorsqu’au milieu de cette riche propriété, dont un caprice dérisoire du destin m’a gratifié comme d’un jouet qu’on jette à l’enfant naïf pour lui faire oublier son plus cuisant chagrin, lorsqu’au milieu de cette riche propriété la mélancolie la plus noire s’empare de moi, lorsque tous les maux que j’ai soufferts reviennent de nouveau m’assaillir, sachez que je trouve alors dans cet asile la consolation et le repos. Les gouttes de mon sang ont ainsi rougi cette pierre, mais elle est restée froide comme glace, et, quand elle sera en contact avec mon cœur, elle rafraichira l’ardeur funeste qui le consume. »

La vieille dame contempla du regard le plus triste le cœur de pierre ; et comme elle se penchait un peu en avant, deux grosses larmes brillantes comme des perles tombèrent sur la pierre rouge. Le vieux monsieur tendit alors la main avec vivacité et saisit celle de la dame. Ses yeux étincelaient d’un feu juvénil. Telle qu’apparait aux lueurs magiques du crépuscule l’admirable perspective d’un riche paysage embelli de fleurs et de verdure, on vit se peindre dans ses regards brûlants toute une époque, depuis long-temps passée, pleine d’amour et de bonheur. « Julie ! — Julie ! et vous aussi vous avez pu blesser d’un coup mortel ce pauvre cœur !… » Ainsi s’écria le vieux monsieur d’une voix à moitié étouffée par la tristesse la plus douloureuse.

« Ce n’est pas moi, répliqua la vieille dame avec beaucoup de douceur et de tendresse, ce n’est pas moi qu’il faut accuser, Maximilien ! — N’est-ce pas votre caractère intraitable et vindicatif, n’est-ce pas votre foi déraisonnable à des pressentiments chimériques et aux singulières visions d’une sombre fatalité, qui vous a chassé d’auprès de moi, et qui, à la fin, a dû me contraindre à donner la préférence à cet homme plus doux et plus flexible qui recherchait ma main en même temps que vous ? Ah ! Maximilien, vous deviez bien le sentir combien vous étiez aimé ! mais votre incurable manie de vous tourmenter vous-même ne m’a-t-elle pas fait souffrir aussi jusqu’au dernier excès de l’angoisse et de l’épuisement ? »

Le vieux monsieur interrompit la dame en quittant sa main : « Oh, vous avez raison, madame la conseillére, il faut que je reste seul, aucun cœur humain ne doit s’attacher à moi ; tout ce que peuvent l’amitié la plus pure, l’amour le plus dévoué, vient se briser en effet contre ce cœur de pierre.

 » Combien vous êtes amer ! répartit la dame, combien vous êtes injuste envers vous-même et envers les autres, Maximilien ! Qui ne vous connaît pas comme le plus généreux bienfaiteur des malheureux, comme le plus stable, le plus ardent défenseur du bon droit et de l’équité ? — Mais quel mauvais génie a donc jeté dans votre âme cette horrible défiance qui vous fait soupçonner ruine et malheur dans une parole, dans un regard, même dans la plus futile circonstance indépendante de toute volonté humaine !

 » Ne porté-je pas à tout ce qui m’approche l’affection la plus sincère ? dit le vieux monsieur d’une voix adoucie et la larme à l’œil. Mais ce sentiment d’amour déchire mon cœur au lieu de le satisfaire ! — Ah ! poursuivit-il en élevant la voix, il a plu à l’impénétrable Providence de me douer d’une faculté qui, en me préservant de dangers mortels, me fait souffrir mille morts. Semblable au juif-errant, je vois sur le front du rebelle Caïn, du méchant hypocrite, le signe de la réprobation éternelle ! Je sais lire les secrets présages que le mystérieux esprit de l’univers, le hasard selon nous, sème en se jouant sur notre route comme autant de problémes à résoudre. Une céleste et charmante vierge nous surveille constamment de ses clairs yeux d’Isis, mais c’est pour saisir violemment de ses griffes de sphinx et précipiter dans l’abîme l’infortuné qui ne devine pas ses énigmes !

 » Toujours ces funestes rêveries ! dit la vieille dame. — Qu’est devenu cet aimable et charmant enfant, le fils de votre frère cadet, que vous avez recueilli, il y a quelques années, avec tant de bienveillance, et qui semblait ressentir pour vous tant d’amour et de reconnaissance ?

 » Je l’ai chassé ! répliqua le vieux monsieur d’une voix rude, c’était un scélérat, un serpent que je réchauffais dans mon sein pour ma propre ruine.

 » Un scélérat ! un enfant de six ans ? demanda la dame toute consternée.

 » Vous connaissez l’histoire de mon frère puîné, poursuivit le vieux monsieur ; vous savez qu’il abusa plusieurs fois de ma confiance d’une manière infâme, et qu’étouffant dans son cœur tout sentiment fraternel, il se faisait une arme contre moi de chaque bienfait que je lui rendais. Ce n’est pas faute de ses constants efforts si je n’ai pas à déplorer la perte de mon honneur, de mon existence civile ! Vous savez comment, réduit à la plus profonde misère, il vint à moi il y a plusieurs années, comment il feignit hypocritement un retour à des sentiments affectueux pour moi et une réforme dans sa manière de vivre désordonnée, quels soins et quels secours je lui prodiguai, et comment ensuite il profita de son séjour dans ma maison pour s’emparer frauduleusement de certains documents… mais assez là-dessus. — Son jeune fils me plut ; et quand l’infâme fut forcé de fuir, après avoir vu déjouer les intrigues qui devaient m’envelopper dans un désastreux procès criminel, je gardai l’enfant chez moi. Un avertissement du destin m’a délivré dernièrement de ce petit monstre.

 » Et cet avertissement du destin, c’était sans doute un de vos mauvais rêves, » dit la vieille dame. Mais le vieux monsieur poursuivit : « Écoutez, Julie ! et jugez vous-même.

 » Vous savez que l’infernale méchanceté de mon frère me porta le plus rude coup que j’aie jamais souffert. — À moins pourtant… Mais silence là-dessus. Ce fut peut-être en effet l’irritation maladive dont mon âme fut alors affectée, qui m’inspira l’idée de faire construire dans ce petit bois une sépulture pour mon cœur. Bref, cela s’exécuta. — Le petit bois était dessiné dans la forme d’un cœur, le pavillon était bâti, les ouvriers s’occupaient de ce dallage en marbre. Un jour, en venant visiter leur ouvrage, j’aperçois à quelque distance l’enfant, nommé Max, ainsi que moi, qui faisait rouler par terre quelque chose avec mille bonds joyeux et de grands éclats de rire. Un sombre pressentiment traversa mon âme ! — Je m’avance vers l’enfant, et je demeure consterné en voyant que c’était cette pierre rouge taillée en forme de cœur, qui était dans le pavillon prête à être mise en place, qu’il avait portée dehors, et avec laquelle il jouait ainsi. — « Misérable ! m’écriai-je, tu joues avec mon cœur comme a fait ton pére ! » Et comme il s’approchait de moi en pleurant, je le repoussai avec horreur. Mon intendant reçut les ordres nécessaires pour le conduire ailleurs. Et depuis, je ne l’ai jamais revu.

 » Homme affreux ! » s’écria la vieille dame. Mais le vieux monsieur s’inclinant poliment, lui dit : « Les suprêmes arrêts du destin ne s’accordent pas avec les molles délicatesses féminines ! » Et, lui offrant son bras, il la conduisit hors du pavillon, et à travers le petit bois, dans le jardin. — Le vieux monsieur était le conseiller aulique Reutlinger, et la vieille dame, la conseillère intime Foerd.

II

Le jardin offrait ce jour-là le spectacle le plus singulièrement remarquable que l’on pût voir. Une nombreuse société de vieux messieurs, venus des petites villes voisines, conseillers intimes, conseillers auliques et autres, avec leurs familles, s’y trouvait rassemblée. Tous, jusqu’aux jeunes gens et aux demoiselles, étaient rigoureusement costumés à la mode île l’an née 1760, avec de grandes perruques, des habits galonnés, des frisures pyramidales, des jupes à paniers, et ainsi de suite ; ce qui présentait un aspect d’autant plus extraordinaire, que tous ces anciens costumes s’alliaient merveilleusement avec le caractère gothique du jardin. Chacun se croyait reporté, comme par l’effet d’un enchantement, à une époque passée depuis long-temps.

Cette mascarade était le résultat d’une idée extravagante de Reutlinger. Il avait l’habitude de célébrer tous les trois ans dans sa propriété, le jour de la Nativité de la Vierge, la fête du vieux temps  ; et il y invitait tous ceux qui voulaient y assister, mais sous la condition expresse que chaque convive adopterait pour ce jour-là le costume exact de l’année 1760. Les jeunes gens pour qui il eût été embarrassant de se procurer de semblables habits, pouvaient librement disposer de la garde-robe bien fournie du conseiller. Il était évident que celui-ci n’avait d’autre but que de mener joyeuse vie durant les trois jours consacrés à cette fête, en réminiscence de l’heureux temps de sa jeunesse.

Ernest et Willibald se rencontrèrent dans une allée écartée. Tous deux s’examinèrent quelques moments en silence, et partirent ensuite d’un fol éclat de rire. « Tu m’as l’air, s’écria Willibald, du chevalier désespéré, cherchant à retrouver sa route dans le labyrinthe d’amour. »

Et Ernest répliqua : « Il me semble voir en toi un des héros de l’astrée.

 » Mais vraiment, reprit Willibald, l’idée du vieux conseiller n’est pas si mauvaise. Il veut absolument se mystifier lui-même, et ressusciter comme par magie une époque où il vivait réellement, bien qu’encore à présent, vieillard alerte et vigoureux, il jouisse de la santé la plus robuste et d’une étonnante vivacité d’esprit, au point qu’il surpasse en énergie et par sa fraîcheur d’imagination plus d’un jeune homme énervé avant l’âge. Du reste, il n’a pas à craindre que quelqu’un de ses convives démente ici son costume par ses gestes ou son langage ; car de pareils vêtements rendent assurément la chose tout-à-fait impossible. Vois un peu comme nos jeunes dames se dandinent avec grâce et coquetterie dans leurs jupes à cors et à paniers, et comme elles jouent à ravir de l’éventail. En vérité, moi-même, sous la perruque qui recouvre ma tête, je me sens inspiré par un esprit tout particulier de courtoisie antique ; et surtout à l’aspect de cette délicieuse enfant, la plus jeune fille du conseiller intime Foerd, la charmante Julie, je ne sais ce qui me retient de m’approcher d’elle, de mettre humblement un genou en terre, et de lui dire catégoriquement : “Charmante Julie ! quand donc, en payant de retour l’amour qui me consume depuis si long-temps, vous résoudrez-vous à rendre à mon âme le repos dont elle est altérée ? Il est impossible que cette merveilleuse beauté corporelle ne serve de temple qu’à une froide idole de pierre. La pluie creuse le marbre à la longue ; un sang impur amollit le diamant ; mais ton cœur ne peut se comparer qu’à l’enclume qui s’endurcit de plus en plus sous les coups répétés des marteaux. Plus mon cœur bat, plus tu deviens insensible. Laisse-donc ton regard si touchant se reposer sur moi : vois déjà comme mon cœur fond au feu de ses rayons, vois mon âme qui se consume dans l’attente de la rosée rafraîchissante qu’épanchera ta faveur. — Ah ! veux-tu me désespérer par ton silence, âme insensible ! Mais les rochers inanimés répondent par la voix de leurs échos à la voix qui les interroge ; et tu refuses de m’honorer d’une réponse, moi qu’une douleur inconsolable…”

 » Je t’en prie, dit Ernest en interrompant son ami, qui avait débité tout cela avec les simagrées les plus bouffonnes ; trêve de comédie. Te voilà encore dans tes accès d’extravagance, et tu ne t’aperçois pas que Julie, qui s’approchait de nous d’abord amicalement, vient de s’enfuir tout-à-coup tout effarouchée. Sur l’apparence, elle croit sans doute, comme ferait toute autre à sa place, que tu te railles d’elle sans pitié ; et c’est ainsi que tu ajoutes à ta réputation d’esprit satirique endiablé ; c’est ainsi que tu me compromets dans cette société où je suis nouveau venu ; car déjà tout le monde chuchotte en me lançant un coup d’œil équivoque et avec un sourire aigre-doux : C’est l’ami de Willibald.

 » Laisse-les dire, répondit Willibald, je n’ignore pas que bien des gens, et surtout de jeunes filles de seize à dix-sept ans, riches de grandes espérances, m’évitent soigneusement ; mais je connais le but où tous les chemins aboutissent, et je sais aussi que lorsqu’ils m’y rencontreront ou plutôt qu’ils m’y trouveront établi comme dans mon propre domaine, ils seront les premiers à me tendre la main aussi cordialement que possible.

 » Tu veux parler, dit Ernest, de la réconciliation finale promise dans la vie éternelle, quand nous aurons secoué le joug des idées et des besoins terrestres.

 » Oh ! je t’en prie, l’interrompit Willibald, parlons raison, et n’allons pas encore soulever ces vieilles questions rebattues précisément dans le moment le moins convenable. En effet, que pouvons-nous faire de mieux à cette heure, que de nous abandonner à la joyeuse impression des scènes merveilleuses dues à la bizarre imagination de Reutlinger, et dans lesquelles nous voici comme encadrés. Vois-tu là-bas cet arbre dont le vent balance çâ et là les énormes fleurs blanches ? Ce ne peut pas être le Cactus grandiflorus, car il ne fleurit qu’à minuit, et je ne sens pas non plus l’arôme pénétrant qu’il devrait exhaler. — Dieu sait quel arbre miraculeux le conseiller a encore transplanté dans son Tusculum. » Les amis se dirigèrent de ce côté, et ils ne furent pas médiocrement surpris à la vue d’un massif de sureaux dont les fleurs n’étaient autre chose que des perruques poudrées à blanc suspendues à ses branches, et qui se balançaient de haut en bas avec leurs bourses ou leurs petites queues pendantes, jouet capricieux du vent du sud. De bruyants éclats de rire derrière les arbres trahirent la présence de leurs propriétaires. Plusieurs vieux messieurs, tous dispos et alertes, s’étaient réunis sur une verte pelouse entourée de buissons fleuris. Après avoir ôté leurs habits et accroché aux branches les incommodes perruques, ils jouaient ensemble au ballon. Mais personne ne surpassait en adresse le conseiller Reutlinger, qui lançait à chaque coup le ballon à une hauteur prodigieuse, et d’une façon si habile, qu’il retombait juste aux pieds de son partner.

En ce moment, on entendit une musique discordante de fifres aigus accompagnés de tambours. Les joueurs s’interrompirent aussitôt, et reprirent à la hâte leurs habits et leurs perruques. « Qu’est-ce donc encore que cela ? dit Ernest. — Je parie, repartit Willibald, que c’est l’ambassadeur turc qui fait son entrée.

 » L’ambassadeur turc ? demanda Ernest tout stupéfait. — Oui, reprit Willibald ; c’est ainsi que j’appelle le baron d’Exter, qui réside à G...., mais que tu ne connais encore que trop imparfaitement pour apprécier en lui l’un des originaux les plus surprenants qu’il y ait au monde. Il a été autrefois ambassadeur de notre cour à Constantinople, et il aime encore à se mirer pour ainsi dire au reflet de cette époque fortunée qui signala le printemps de sa vie. Ses descriptions du palais qu’il occupait à Péra rappellent les magiques palais de diamant des Mille et une nuits  ; et il se vante de posséder, comme le sage roi Salomon, un secret empire sur les puissances occultes de la nature. En effet, ce baron d’Exter, malgré ses fanfaronades et son charlatanisme, a je ne sais quoi de mystique et de surnaturel qui souvent me maîtrise malgré moi, surtout en raison du plaisant contraste que présente son extérieur passablement grotesque. De là, c’est-à-dire de sa manie caractéristique pour les sciences mystérieuses, provient sa liaison intime avec Reutlinger, qui est lui-même adonné de corps et d’âme à ce genre de superstitions. Tous deux sont partisans décidés de Mesmer, et ce sont du reste d’étranges visionnaires chacun dans leur genre. »

Pendant cette conversation, les deux amis étaient arrivés jusqu’à la grande grille du parc par laquelle l’ambassadeur turc entrait effectivement. C’était un petit homme rondelet, avec un joli kaftan turc, et coiffé d’un épais turban formé de châles de diverses couleurs. Mais il n’avait pu déroger à ses habitudes jusqu’à se séparer de sa perruque à marteaux et à bourse plate, et il avait aussi gardé par nécessité, à cause de sa goutte, ses bottes de castor fourrées, ce qui altérait assez griévement la couleur orientale de son costume. Les gens de sa suite, ceux-là même qui faisaient cet abominable charivari, et en qui Willibald reconnut, malgré leur travestissement, les laquais et le cuisinier d’Ester, étaient noircis de suie pour figurer des esclaves africains, et ils portaient des bonnets pointus de papier peint, ressemblant assez à des san-benitos, ce qui produisait l’effet le plus plaisant.

L’ambassadeur turc donnait le bras à un vieil officier que, d’après son costume, on pouvait croire nouvellement ressuscité sur quelque champ de bataille de la guerre de sept ans. C’était le général de Rixendorf, commandant dela ville de G...., qui, pour complaire au conseiller, avait endossé ce jour-là, ainsi que ses officiers, cet ancien uniforme.

« Salama milek ! » dit Reutlinger en donnant l’accolade au baron Exter, qui ôta son turban et le remit ensuile sur sa perruque, après avoir essuyé la sueur de son front avec un foulard des Indes orientales. En ce moment, on vit s’agiter entre les branches d’un grand cerisier quelque chose d’étincelant qu’Ernest contemplait depuis long-temps sans pouvoir en discerner clairement la nature. C’était tout bonnement le conseiller intime de commerce Harscher, vêtu d’un habit de cérémonie en brocard d’or, avec des culottes semblables et une veste de drap d’argent semée de fleurs bleues. Il écarta les branches du cerisier, et, avec assez de prestesse pour son âge, descendit par une échelle appuyée contre l’arbre en chantant ou plutôt en sifflant d’une voix glapissante : Ah ! che vedo, o Dio che sento ! Et il courut se jeter dans les bras de l’ambassadeur turc.

Le conseiller de commerce avait passé sa jeunesse en Italie, il était amateur passionné de musique, et il avait encore la prétention, grâce à un fausset aigu usé depuis long-temps, de chanter à l’égal de Farinelli.

« J’ai vu, dit Willibald à Ernest, monsieur Harscher se bourrer les poches de cerises dont il compte faire hommage aux dames, avec l’accompagnement de quelque nouveau madrigal sentimentalement récité. Mais comme il porte, à l’instar du grand Frédéric, à même sa poche son tabac d’Espagne sans tabatière, il ne recueillera de sa galanterie que des regards courroucés et des refus dédaigneux. »

Partout, l’ambassadeur turc, ainsi que le héros de la guerre de sept ans, avait été accueilli avec des transports de satisfaction. Juliette Foerd s’approcha du dernier, et après s’être inclinée devant lui avec une humilité filiale, elle voulut lui baiser la main : mais l’ambassadeur s’élança vivement entre eux en s’écriant : « Folies ! extravagances ! » Puis il embrassa la jeune fille avec effusion, et, à cette occasion, marcha très-rudement par mégarde sur les pieds du conseiller Harscher, qui ne fit cependant entendre qu’un léger miaulement de douleur. Cependant Exter entraîna avec lui Julie à l’écart. On le vit alors s’escrimer et gesticuler avec feu, ôter son turban, le remettre, l’ôter encore et ainsi de suite.

« Que se passe-t-il donc entre le vieux baron et la jeune demoiselle ? demanda Ernest. — En effet, répliqua Willibald, il parait que c’est une affaire importante ; car, bien qu’Exter soit le parrain de la jeune fille, et qu’il l’aime à la folie, il n’a pourtant pas l’habitude de se sauver si vite avec elle loin de la société. »

En ce moment, l’ambassadeur turc parut s’arrêter tout court ; il étendit son bras droit en avant, et cria d’une voix qui retentit dans tout le jardin : « Apporte ! »

Willibald partit d’un bruyant éclat de rire. « Vraiment, dit-il ensuite, ce n’est rien moins que la merveilleuse histoire du chien de mer qu’Exter raconte à Julie au moins pour la millième fois. »

Ernest voulut absolument connaître cette histoire miraculeuse. « Apprends donc, dit Willibald, que le palais du ci-devant ambassadeur était situé sur le rivage du Bosphore, et qu’on descendait jusqu’à la mer par un superbe escalier en marbre de Carrare. Un jour Exter était sur la galerie, plongé dans une profonde méditation ; tout-à-coup un cri perçant et prolongé le fait tressaillir. Il regarde au-dessous de lui : un chien de mer monstrueux vient d’arracher un jeune enfant des bras de sa mère, une pauvre femme turque assise sur les marches de marbre, et il replonge avec sa proie dans les flots. Exter descend précipitamment, la femme tombe à ses pieds en jetant des clameurs de désespoir : Exter se détermine sur-le-champ, il avance sur la dernière marche baignée par la vague, il étend le bras, et crie d’une voix sonore : Apporte ! — Soudain le chien de mer se montre à la surface de l’eau, tenant dans sa large gueule l’enfant, qu’il dépose sain et sauf et avec soumission aux pieds du magicien ; et puis, se dérobant à tout remercîment, il s’enfonce de nouveau sous les eaux.

 » Oh ! ceci est un peu fort, s’écria Ernest ; ceci est un peu fortl — Vois-tu bien, poursuivit Willibald, le baron tirer à présent une petite bague de son doigt, et la montrer à Julie ? Toute belle action a sa récompense ! Exter, non content d’avoir sauvé l’enfant de la femme turque, la gratifia encore, en apprenant que son mari, pauvre portefaix, parvenait à peine à gagner leur pain de chaque jour, de quelques joyaux et de quelques pièces d’or ; à la vérité, ce n’était qu’une bagatelle, tout au plus la valeur de vingt à trente mille thalers. Là-dessus, la femme tira de son doigt un petit saphir, et força le baron à l’accepter, assurant que c’était un bijou de famille auquel elle tenait beaucoup, et dont l’action d’Exter pouvait seule lui commander l’abandon. Exler prit l’anneau qui lui semblait d’une mince valeur, et il ne fut pas médiocrement étonné lorsqu’il reconnut plus tard, à l’aide de caractères arabes presque imperceptibles gravés à l’entour, qu’il portait au doigt le sceau du grand Ali, qui lui sert maintenant quelquefois à attirer à lui les colombes sacrées de Mahomet, avec lesquelles il s’entretient.

 » Voilà des histoires tout-à-fait merveilleuses, s’écria Ernest en riant, mais voyons un peu ce qui se passe là-bas dans ce cercle, an milieu duquel je vois se trémousser en tout sens et en piaillant une petite créature qui sautille comme un atome Cartésien. »

Les deux amis arrivèrent près d’une pelouse, tout autour de laquelle étaient assis de vieux et de jeunes messieurs, des dames âgées et des demoiselles ; et au milieu du cercle une petite femme, en costume bariolé, haute de quatre pieds tout au plus, et avec une petite tête en boule, d’une grosseur disproportionnée, sautait et gambadait en faisant claquer ses petits doigts, et en chantant d’une voix grêle et criarde : Amenez vos troupeaux, bergères !

« Croirais-tu bien, dit Willibald, que cette petite nabote rabougrie, qui s’exténue à faire ainsi le joli cœur, est la sœur ainée de Julie ? Tu vois qu’elle appartient malheureusement à ces femmes disgraciées qu’une nature marâtre semble avoir pris plaisir à mystifier avec la plus cruelle ironie. Condamnées en effet, en dépit de tous leurs efforts, à une éternelle enfance, coquetant encore sous les rides avec cette affectation ridicule de naïveté enfantine attachée à leur figure et à toute leur personne, comment ne deviendraient-elles pas lourdement à charge aux autres et à elles-mêmes ? et comment ne se verraient-elles pas en butte presque toujours à une juste dérision ? »

La petite dame, avec ses entrechats et son radotage français, importuna bientôt à l’excès les deux amis ; ils s’esquivèrent donc comme ils étaient venus, et se rapprochèrent de l’ambassadeur turc. Celui-ci les conduisit dans le salon, où l’on faisait les préparatifs du concert qu’on devait exécuter dans la soirée, et le soleil était déjà près de se coucher.

Le piano d’Oesterlein fut ouvert, et l’on mit en place les pupitres destinés à chaque musicien. La société se rassembla peu à peu, on servit des rafraîchissements et du thé dans de la vieille porcelaine de Saxe. Puis, Reutlinger saisit un violon et exécuta avec une rare habileté une sonate de Corelli, que le général Rixendorf accompagna sur le piano, et le conseiller Harscher sur le théorbe avec un talent digne de sa réputation. Ensuite, la conseillère intime Foerd chanta une grande scène italienne d’Anfossi, avec une expression touchante et une supériorité de méthode qui triompha de sa voix chevrotante et inégale. Dans le regard inspiré de Reutlinger éclataient la joie et l’enthousiasme d’une jeunesse, hélas ! bien loin de lui.

L’adagio était fini, Rixendorf donnait le signal de l’allégro, lorsque la porte du salon s’ouvrit tout-à-coup brusquement, et un jeune homme bien vêtu et de jolie tournure s’y précipita tout troublé, hors d’haleine, et se jeta aux pieds de Rixendorf en s’écriant d’une voix entrecoupée : « Ô monsieur le général ! — vous m’avez sauvé — vous seul — tout va bien — tout va bien ! Ô mon Dieu, comment pourrai-je donc vous remercier !… » Le général paraissait embarrassé ; il releva doucement le jeune homme, et il le conduisit dans le jardin en cherchant à calmer ses transports.

Cette scène avait causé une surprise générale. Chacun avait reconnu dans le jeune homme le secrétaire du conseiller intime Foerd, sur qui tous les regards s’étaient reportés avec curiosité. Mais celui-ci prenait prise sur prise et s’entretenait en français avec sa femme. Cependant l’ambassadeur turc s’étant enfin adressé directement à lui, il déclara nettement qu’il ne pouvait réellement pas s’expliquer quel génie diabolique avait si subitement lancé son jeune Max au milieu de l’honorable compagnie, ni le motif de ses remerciments exaltés. « Mais, ajouta-t-il, j’aurai bientôt l’honneur… » À ces mots il se glissa hors du salon, et Willibald s’empressa de le suivre.

Le trio féminin de la famille Foerd, c’est-à-dire les trois sœurs Nanette, Clémentine et Julie, étaient loin de montrer la même contenance. Nanette agitait son éventail, parlait de l’étourderie du jeune homme, et reprit le refrain de sa chanson : Amenez vos troupeaux, bergères  ; mais personne n’eut l’air d’y faire attention. Quant à Julie, elle s’était retirée dans un coin du salon, le dos tourné à la société, dans le but évident de cacher non-seulement sa vive rougeur, mais même quelques larmes qu’on avait pu surprendre dans ses yeux.

« La joie et la douleur blessent avec la même gravité le sein de l’infortuné ; mais la goutte de sang que fait jaillir l’atteinte de l’épine ne colore-t-elle pas d’un rouge plus vif la rose pâlissante ? » Ainsi s’exprimait avec une emphase affectée la jeune Clémentine, toute imbue du style de Jean-Paul ; et elle pressait en même temps à la dérobée la main d’un gentil jeune homme blond, qui n’avait que trop légèrement secoué déjà les chaînes de roses dans lesquelles Clémentine l’avait entacé avec une jalousie menaçante, et qu’il avait trouvées mêlées d’épines trop aiguës. Il répondit par un sourire assez fade, et dit seulement : « Oh oui, charmante ! » En même temps, il lorgnait un verre de vin qu’un domestique venait de lui présenter, et qu’il aurait volontiers vidé sur la sentence sentimentale de Clémentine. Mais il en était bien empêché, attendu que Clémentine tenait fortement sa main gauche, tandis qu’avec la droite il venait justement de prendre possession d’un morceau de gâteau.

En ce moment, Willibald reparut dans le salon, et tout le monde de l’entourer et de l’accabler d’un déluge de questions : Pourquoi ? d’où ? quoi et comment ? Willibald prétendait obstinément ne rien savoir, mais c’était d’un air de finesse qui laissait croire tout le contraire. On ne cessa pas de le solliciter, car on avait très-bien remarqué qu’il avait rejoint avec le conseiller intime Foerd le général Rixendorf et le jeune Max, et pris part à leur entretien avec beaucoup de chaleur.

« Si l’on exige absolument, dit-il enfin, que je divulgue prématurément l’affaire importante dont il s’agit, on voudra bien me permettre d’adresser certaines questions préalables à la très-honorable compagnie. » On y consentit sans peine. Alors Willibald commença d’un ton pathétique : « Le secrétaire de monsieur le conseiller intime Foerd, appelé Max, ne vous est-il pas à tous connu comme un jeune homme bien élevé et richement doté par la nature ? — Oui, oui, oui ! crièrent les dames tout d’une voix.

 » Son aptitude aux affaires, poursuivit Willibald, son zèle et l’étendue de ses connaissances ne sont-ils pas notoires ? — Oui, oui ! » crièrent les messieurs d’un commun accord. Et quand Willibald demanda encore si Max ne passait pas partout pour le garçon le plus subtil, pour l’esprit le plus fécond en drôleries, en joyeusetés, et s’il ne possédait pas enfin comme dessinateur un talent si remarquable, que Rixendorf n’avait pas dédaigné de lui donner des leçons, lui, Rixendorf, dont la réputation d’amateur avait pour garant des œuvres vraiment extraordinaires. Ce fut un chœur général des dames et des messieurs qui répondit : « Et oui ! oui ! oui ! » Willibald alors commença le récit attendu si impatiemment.

« Il y a quelque temps, dit-il, qu’un jeune maître de l’honorable corporation des tailleurs célébrait sa noce. La chose se fit avec pompe. La rue retentissait des accords des trompettes dominant le sourd ronflement des contrebasses. C’était avec un véritable désespoir que Jean, le domestique de monsieur le conseiller intime, regardait les croisées resplendissantes de la salle du bal ; le cœur lui saignait en croyant entendre parmi les danseurs les pas de la jeune Henriette, qu’il savait être à la noce. Mais lorsqu’il vit Henriette se montrer elle-même à la fenêtre, il ne put pas y tenir plus long-temps, il courut à la maison, se mit dans sa plus belle tenue, et monta résolument dans la salle de noce.

On consentit bien à son admission, mais à la condition douloureuse qu’à la danse le premier tailleur venu aurait la préférence sur lui, ce qui le réduisait à ne pouvoir s’adresser qu’aux jeunes filles que personne ne se souciait d’inviter, à cause de leur laideur ou d’autres désagréments. Henriette était engagée pour toutes les valses et contredanses, mais dès qu’elle vit son bien-aimé, elle oublia toutes ses précédentes promesses pour le prendre pour cavalier, et l’intrépide Jean renversa par terre, en lui faisant faire plusieurs culbutes, un petit avorton de tailleur qui voulait lui disputer la main d’Henriette. Ce fut le signal d’un soulèvement général. Jean se défendit comme un lion, en distribuant de tous côtés des soufflets et de solides coups de poing ; mais il dut succomber enfin au nombre de ses ennemis, et il fut ignominieusement jeté en bas de l’escalier par les compagnons tailleurs.

Plein de fureur et de désespoir, il voulait briser les carreaux, il jurait et tempêtait ; Max, en rentrant chez lui, passa par là en ce moment, et il délivra le malheureux Jean des mains des soldats du guet, qui se disposaient à le mener en prison. Jean ne cessait de se plaindre de sa mésaventure, et persistait à vouloir en tirer une vengeance éclatante. Max, pourtant, mieux conseillé, parvint à calmer son exaspération ; mais ce ne fut qu’en s’engageant formellement lui-même à prendre parti pour lui et à lui donner satisfaction de l’injure qu’il avait reçue. »

Ici Willibald s’arrêta tout court. — « Eh bien ? — eh bien ? et aprés ? — une noce de tailleurs — un couple amoureux — des coups de bâton — où tout cela doit-il aboutir ? » Ainsi criait-on de toutes parts.

« Permettez-moi, reprit Willibald, de faire observer à l’honorable assemblée, ainsi que l’expose le célèbre Weber Zettel, que dans cette comédie de Jean et d’Henriette, il se rencontre des choses qui flatteront peu le goût du public, et qu’il pourrait même bien arriver que certaines convenances s’y trouvassent blessées.

 » Bon, vous saurez bien arranger cela, cher monsieur Willibald, dit la vieille conseillère du chapitre de Krain en lui frappant sur l’épaule. Quant à moi, je puis entendre bien des choses !

 » Le secrétaire Max, poursuivit donc Willibald, s’assit l’autre jour à son bureau, prit une belle et grande feuille de papier vélin, un crayon et de l’encre de Chine, et dessina, avec la vérité d’imitation la plus parfaite, un grand et superbe bouc. Il n’est point de physionomiste qui n’eût trouvé, dans les traits expressifs de ce merveilleux animal, un riche et curieux sujet d’étude. Il y avait dans le regard de ses yeux spirituels je ne sais quelle vivacité énergique, bien que les contours de son museau barbu parussent plissés par une espèce de contraction musculaire, qui témoignait d’une souffrance intérieure très-aiguë. En effet, le bon bouc était occupé à mettre au monde, par une voie fort naturelle, mais avec de douloureux efforts, une foule de tout petits tailleurs mignons et charmants, armés de ciseaux et de carreaux, et dont l’activité vitale se déployait dans leurs postures grotesques et variées. Au bas du dessin étaient écrits des vers que j’ai malheureusement oubliés ; cependant, si je ne me trompe, le premier disait : Eh ! qu’est-ce donc que le bouc a… mangé ? — Je puis certifier, du reste, que cet étrange bouc…

 » Assez ! assez ! s’écrièrent les dames, laissez là cette vilaine bête ! parlez de Max, c’est de Max que nous voulons savoir…

 » Le susdit Max, reprit Willibald, donna le dessin complètement terminé et d’un effet saisissant au vindicatif Jean, qui alla aussitôt adroitement le placarder sur la porte de l’auberge des tailleurs, où, pendant tout un jour, il fut l’objet de la curiosité des passants et servit de texte à mille plaisanteries. Les polissons des rues attroupés lançaient leurs bonnets en l’air avec des transports de joie, et se mettaient à danser autour de chaque tailleur qui passait, en chantant et en criant de tous leurs poumons : « Eh ! qu’a donc mangé le bouc ! — Ce ne peut être que Max, le secrétaire du conseiller intime, qui a fait ce dessin, disaient les peintres, — ce ne peut être que Max, le secrétaire du conseiller intime, qui a écrit ces vers, s’écriaient les maîtres d’écriture. Bref, lorsque l’honorable corporation des tailleurs eut recueilli toutes les informations nécessaires, Max fut dénoncé aux magistrats comme l’auteur de la caricature ; et comme il ne pouvait guère compter sur le succès d’une dénégation, il se voyait menacé d’une incarcération peu agréable.

 » Il courut alors tout désespéré chez son protecteur, le général Rixendorf ; il avait déjà consulté vainement vingt avocats. Tous avaient froncé le sourcil, hoché la tête et parlé d’un système de dénégation opiniâtre, expédient qui répugnait beaucoup à l’honnête Max. Le général lui dit au contraire : « Tu as fait une sottise, mon cher enfant ! Ce ne sera point les avocats qui te sauveront, ce sera moi, et seulement parce que j’ai reconnu dans ton tableau un dessin correct et un véritable esprit de composition. Le bouc, comme figure principale, a de l’expression et du caractère. J’ai remarqué aussi les tailleurs déjà couchés par terre, qui présentent à l’œil un groupe de forme pyramidale très-heureux et riche sans confusion. Tu as aussi fort bien traité la figure principale du groupe inférieur, le tailleur qui travaille à se dégager avec tous les signes d’une douleur insupportable. Il y a du Laocoon dans l’expression de souffrance peinte sur ses traits. Je te félicite encore de la manière naturelle dont sont représentés ceux qui tombent, non du ciel, il est vrai. Maints raccourcis trop hardis sont très-adroitement dissimulés au moyen des carreaux. Ton imagination enfin t’a bien servi pour peindre la pénible attente de nouveaux enfantements… »

Mais les dames commencèrent à murmurer avec impatience, et le conseiller à l’habit de brocard murmura : « Mais le procès de Max, le procès, mon cher ami ?

 » Cependant, ne le prends pas en mauvaise part, dit le général (ainsi continua Willibald), l’idée de ce tableau ne t’appartient pas, elle est très-ancienne ; mais c’est précisément ce qui doit te sauver. » À ces mots, le général fouilla dans un vieux bureau,et en tira une blague à tabac sur laquelle la caricature de Max se trouvait très-nettement reproduite, et même presque sans aucune variation. Il remit la blague à son protégé comme pièce de conviction, et tout fut dit.

« Comment cela ? comment cela ? s’écrièrent confusément tous les auditeurs ; mais les juristes qui se trouvaient dans la société se mirent à rire tout haut, et le conseiller intime Foerd, qui sur ces entrefaites était rentré dans le salon, dit en souriant : « Oui sans doute, il nia l’animum injuriandi, l’intention d’offenser, et il fut acquitté.

 » C’est-à-dire, ajouta Willibald, que Max dit pour sa défense : « Je ne puis nier que le dessin ne soit de ma main, mais je n’ai point eu l’intention de blesser en aucune manière la corporation des tailleurs que j’honore infiniment ; j’ai copié simplement, comme vous pouvez le reconnaître, le dessin original existant sur cette ancienne blague à tabac, qui appartient au général Rixendorf, mon maître dans l’art de peindre. Mon imagination m’a seulement suggéré quelques légers changements. Cet ouvrage a passé dans des mains étrangères, mais moi je ne l’ai montré à personne, et encore moins affiché. Quant à cette circonstance qui fait tout le corps du délit, j’attends qu’on produise des renseignements contre moi. » — La production desdits renseignements est restée à la charge de l’estimable corporation des tailleurs, et Max a été acquitté aujourd’hui même. De là ses transports de joie et ses remerciments à son protecteur. » —

Toutefois, l’opinion générale fut que la manière chaleureuse dont Max avait exprimé sa reconnaissance était empreinte d’une folle exagération relativement aux circonstances qui l’avaient motivée. Il n’y eut que la conseillère intime Foerd qui dit d’une voix émue : « Ce jeune homme a un sentiment d’honneur plus délicat que personne et une susceptibilité des plus vives. C’eût été pour lui un coup affreux que d’encourir une punition corporelle, et il aurait pour jamais déserté cette résidence.

 » Peut-être, ajouta Willibald, y a-t-il encore au fond de cela quelque raison secrète… — Précisément, cher Willibald, dit Rixendorf qui venait d’entrer, et qui avait entendu les paroles de la conseillère intime, et si Dieu le permet, tout cela ne tardera pas à s’éclaircir et à tourner à bien ! » —

Clémentine trouva toute l’histoire fort triviale, et Nanette n’en pensa rien du tout ; mais Julie avait recouvré tout son enjouement. Reutlinger convia alors ses convives à la danse. Aussitôt quatre joueurs de théorbe, assistés d’une couple de cornets à bouquin, de basses et de violons, jouèrent une sarabande expressive. Les vieux dansèrent et les jeunes gens faisaient tapisserie. Le conseiller de brocard se distingua surtout par ses hardis entrechats, et la soirée se passa fort gaiment.

III

Il en fut de même de la matinée du lendemain. Comme la veille, un concert et un bal devaient clore les plaisirs de la journée. Le général Rixendorf était déjà au piano, le conseiller de brocard avait le théorbe sous le bras, et la conseillère intime Foerd sa partie de chant à la main. On n’attendait plus que la présence du conseiller Reutlinger, lorsqu’on entendit retentir des cris d’angoisse, et qu’on vit les domestiques courir au fond du jardin.

Bientôt ils rapportèrent le conseiller aulique avec les traits bouleversés et pâle comme la mort. Le jardinier l’avait trouvé couché par terre profondément évanoui, non loin du pavillon du petit bois. — Rixendorf se leva précipitamment de devant le piano avec un cri d’effroi. On fit usage aussitôt de spiritueux, et l’on commença par frotter avec de l’eau de Cologne le front du conseiller qu’on avait étendu sur le canapé. Mais l’ambassadeur turc s’empressa d’écarter tout le monde en s’écriant coup sur coup : « Finissez ! finissez ! ô gens ignorants et maladroits ! vous ne faites là qu’affaiblir et irriter en pure perte notre robuste et vaillant conseiller ! » À ces mots, il lança son turban dans le jardin par-dessus toutes les tètes, et le kaftan aprés. Puis il commença à décrire avec la main autour du conseiller aulique des cercles étranges qu’il rétrécissait graduellement, de telle sorte qu’à la fin il lui touchait presque les tempes et le creux de l’estomac. Puis il souffla son haleine sur le conseiller, qui ouvrit aussitôt les yeux et dit d’une voix faible : « Exter ! tu as eu tort de m’éveiller ! — Une puissance ténébreuse m’a annoncé ma fin prochaine, et peut-être m’était-il accordé de passer à mon insu de cette léthargie au sommeil de la mort.

 » Sottises, rêveries ! s’écria Exter, ton heure n’est pas encore venue. Regarde seulement autour de toi, mon bon frère, vois où tu es, et redeviens joyeux comme il convient d’être. »

Le conseiller aulique s’aperçut alors qu’il se trouvait dans le salon en pleine compagnie. Il se leva vivement du canapé, fit quelques pas en avant, et dit avec un gracieux sourire : « Je vous ai donné là un méchant spectacle, mes honorables hôtes ! Mais il n’a pas dépendu de moi que ces maladroits me portassent autre part qu’ici. Hâtons-nous d’oublier ce fâcheux intermède : dansons ! » — La musique commença aussitôt ; mais au moment où tout le monde était occupé à se saluer révérencieusement dans le premier menuet, le conseiller aulique se glissa hors du salon avec Exter et Rixendorf.

Lorsqu’ils furent arrivés dans une chambre éloignée, Reutlinger se laissa tomber épuisé dans un fauteuil, et, cachant son visage dans ses mains, il dit d’une voix suffoquée par la douleur : « Ô mes amis ! mes amis ! » —

Exter et Rixendorf supposaient avec raison que quelque accident fatal avait amené cette crise, et que le conseiller allait leur faire connaître la vérité. — « Conviens-en, mon vieil ami, dit Rixendorf, il t’est arrivé dans le jardin quelque chose de funeste ! Dieu sait de quelle manière !

 » Mais, interrompit Exter, je ne conçois pas du tout comment quelque chose de fâcheux pourrait arriver au conseiller, surtout à cette époque où son principe sidéral brille d’un éclat plus pur et plus beau que jamais.

 » Pourtant ! pourtant, Exter ! reprit le conseiller d’une voix sourde, ce sera bientôt fait de moi ! l’audacieux provocateur d’esprits n’aura pas frappé impunément aux portes de leur sombre empire. Je te le répète, une puissance mystérieuse m’a permis de jeter un regard derrière la toile. — Une mort prochaine, une mort affreuse peut-être m’est annoncée !

 » Mais dis-moi donc ce qui t’est arrivé, répéta Rixendorf avec impatience, je parie que tout se réduit à un rêve de ton imagination ; toi et Exter vous gâtez votre vie à plaisir avec vos chimères extravagantes.

 » Apprenez donc, dit le conseiller en se levant de son fauteuil et se plaçant entre ses deux amis, quelle émotion d’horreur et d’effroi m’a plongé dans ce profond évanouissement. Vous étiez déjà tous rassemblés dans le salon, lorsque, je ne sais moi-même à quel propos, il me prit la fantaisie de faire encore un tour seul dans le jardin. Mes pas se dirigèrent involontairement vers le petit bois. Là il me sembla tout-à-coup entendre un léger frôlement et le sourd murmure d’une voix plaintive. — Les sons semblaient venir du pavillon : je m’approche ; la porte du pavillon est ouverte, et j’aperçois — moi-même ! — moi en personne, mais tel que j’étais il y a trente ans, avec le même habit que je portais dans ce jour de funeste mémoire où je songeais à me soustraire au plus amer désespoir en mettant fin à une vie misérable, lorsque Julie m’apparut comme une ange de lumière dans sa parure nuptiale… C’était le jour de son mariage. — Eh bien, mon image, moi, mon propre individu, était agenouillé dans le pavillon devant le cœur rouge, et murmurait en frappant dessus de manière à lui faire rendre un son creux : « Jamais, jamais tu ne pourras donc t’attendrir, cœur de pierre ! » — Je demeurai stupéfait et immobile, un frisson mortel vint glacer mes veines. Soudain j’aperçois Julie dans tout l’éclat de sa parure nuptiale, rayonnante de fraicheur et de beauté, qui s’avance sous les arbres et qui tend les bras vers mon image, cet autre moi plus jeune de trente ans, avec l’expression de la plus vive tendresse. Je tombai sans connaissance ! »

Le conseiller, à ces mots, retomba encore à demi-évanoui dans le fauteuil ; mais Rixendorf saisit ses deux mains, les secoua et lui cria d’une voix forte : « Quoi ! c’est là tout ce que tu as vu, mon ami, tu n’as vu que cela, rien que cela ? — Nous ferons une décharge de tes canons japonais en signe de victoire ! Quant à ta mort prochaine, quant à l’apparition de ton Sosie, ce n’est rien, rien du tout ! Tu vivras encore long-temps sur cette terre, et j’espère te guérir de tes mauvais rêves, en te montrant leur peu de réalité. »

En même temps, Rixendorf se précipita hors de la chambre plus vite que son âge ne semblait devoir le permettre. Il était douteux que le conseiller eût entendu les paroles de Rixendorf ; car il était encore abattu et les yeux fermés. Exter se promenait à grands pas de long en large, il fronçait le sourcil et disait avec humeur : « Je parie que cet homme songe encore à expliquer tout cela d’une manière naturelle ; mais il n’y parviendra pas aisément, n’est-il pas vrai, cher conseiller ? Nous nous connaissons aux apparitions ! — Je voudrais bien seulement avoir mon kaftan et mon turban. » En parlant ainsi, il tira de son gousset un petit sifflet d’argent, qu’il portait constamment sur lui, et en donna un coup prolongé. Presque immédiatement un de ses Maures parut, et lui remit en effet le turban et le kaftan.

Bientôt après entra la conseillère intime Foerd, suivie de son mari et de sa fille Julie. Le conseiller aulique se leva promptement, et, tout en assurant qu’il était parfaitement guéri, il se sentit effectivement beaucoup mieux. Il demanda qu’il ne fût plus question de cet incident, et ils allaient retourner tous dans le salon, à l’exception d’Exter, qui s’était étendu sur le sofa dans son costume turc, et qui buvait du café en fumant dans une pipe démesurément longue, dont le fourneau, posé sur des roulettes, glissait en tous sens sur le parquet. Mais tout-à-coup la porte s’ouvrit, et Rixendorf s’élança dans la chambre. Il tenait par la main un jeune homme vêtu de l’ancien costume militaire. C’était Max, dont l’aspect fit frissonner le conseiller aulique.

« Tu vois ici ton double, mon ami, l’objet de ton illusion chimérique, s’écria Rixendorf. C’est moi qui ai retenu ici mon excellent Max, et qui lui ai fait donner par ton valet de chambre un habit de ta garderobe, pour qu’il pût figurer convenablement avec nous. C’était lui qui était agenouillé près du cœur dans le pavillon. Oui, devant ton cœur de pierre, oncle dur et insensible ! tu as vu prosterné ton neveu, lui que tu as impitoyablement repoussé loin de toi sous l’influence d’une vision chimérique ! Si le frère a manqué griévement au frère, il a expié depuis long-temps ses torts en mourant accablé de la plus profonde misère. — Voilà l’orphelin sans soutien, voilà ton neveu, appelé Max comme toi, ton fidèle portrait au physique comme au moral ; on le prendrait pour ton propre fils. L’enfant et le jeune homme ont courageusement lutté contre les vagues mugissantes du torrent de la vie. — Allons ! — Fais-lui bon accueil, que ce cœur inflexible s’attendrisse ! tends-lui une main bienfaisante, pour qu’il ait au moins un appui, si le malheur déchaînait sur lui de trop violentes tempêtes. » —

Le jeune homme, avec une contenance humble et respectueuse, des larmes brûlantes dans les yeux, s’était approché du conseiller. Celui-ci était là pâle comme un spectre, les yeux étincelants, la tête rejetée orgueilleusement en arriére, muet et glacé ; mais quand le jeune homme voulut prendre sa main, il recula de deux pas avec un geste de répulsion, et il s’écria d’une voix terrible : « Traître ! — Viens-tu ici pour m’assassiner ? — Va-t-en ! fuis loin de moi ! oui, tu te fais un jouet de mon cœur, de moi-même ! — Et toi aussi, Rixendorf, tu prêtes les mains à la puérile comédie dont ou cherche à me rendre la dupe ! — Va-t-en ! te dis-je ; fuis loin d’ici, loin de mes yeux, toi qui es né pour ma perte, toi le fils du plus infâme scé…

 » Arrête ! s’écria soudain Max, dont les yeux lançaient des éclairs de colère et de désespoir, arrête, oncle dénaturé ! frère barbare et impitoyable ! toi qui as accumulé de prétendus griefs contre mon pauvre malheureux père, qui eut à se reprocher peut-être un excès de légèreté, mais qui ne conçut jamais la pensée d’un crime, toi qui as provoqué sur sa tète l’opprobre et le déshonneur ! — Ô malheureux fou que j’étais d’avoir pu croire un seul moment que je parviendrais jamais à émouvoir ce cœur de pierre, et à réparer à tes yeux les torts de mon père en t’entourant d’affection et de dévouement ! — C’est abandonné de tout le monde, sur le grabat de la misère, mais pressé dans les bras d’un fils désolé, que mon père a terminé sa triste existence. — Eh bien ! — « Max ! me dit-il, fais un acte de vertu : réconcilie à ma mémoire un frère implacable… Deviens son fils ! » Telles furent les dernières paroles qu’il prononça. Mais tu me repousses, comme tu repousses tout ce qui s’approche de toi avec amour et dévouement, tandis que tu te laisses mystifier par des hallucinations absurdes et diaboliques ! — Eh bien, meurs donc seul et délaissé ! que de cupides valets guettent incessamment ton heure dernière et se partagent tes dépouilles avant même que tes yeux, fatigués de la vie, ne soient entièrement clos. Au lieu des soupirs plaintifs, des regrets sincères de ceux qui voulaient adoucir par leur amour le reste de ta vie, que tu entendes en mourant les rires moqueurs, les insolentes plaisanteries des mercenaires, dont tu auras vainement acheté les soins à prix d’or ! — Jamais, jamais tu ne me reverras plus. »

Le jeune homme allait se précipiter dehors, quand il vit Julie prête à tomber par terre et poussant de douloureux sanglots. Il s’élança promptement vers elle, la reçut dans ses bras, et la pressant tendrement sur son sein, il s’écria avec l’accent déchirant d’un désespoir inconsolable : « Ô Julie, Julie ! tout espoir est perdu ! » —

Reutlinger était resté immobile, tremblant de tous ses membres, et sans proférer une parole ; ses lèvres, convulsivement serrées, ne pouvaient articuler une syllabe. Mais lorsqu’il aperçut Julie dans les bras de Max, il poussa des cris violents comme un insensé. Il s’avança vers eux d’un pas hardi et vigoureux, il saisit la jeune fille dans ses bras, et, la soulevant en l’air, il lui demanda d’une voix étouffée : « Aimes-tu ce Max, Julie ? — Comme ma vie ! répliqua Julie avec l’expression de la plus amère douleur. Le poignard que vous enfoncez dans son cœur a traversé ma poitrine ! »

Alors le conseiller la reposa lentement par terre, et la fit asseoir avec précaution dans un fauteuil. Puis il resta là, les deux mains croisées sur son front. Le silence de la tombe régnait autour de lui. Pas un mot, pas un mouvement de la part des témoins de cette scène. — Enfin le conseiller tomba sur ses deux genoux, une vive rougeur vint enflammer ses traits, et ses yeux se remplirent de larmes. Il leva la tête, étendit les deux bras vers le ciel, et dit d’une voix basse et solennelle : « Puissance impénétrable et éternelle ! c’était ta suprême volonté. — Ma vie agitée n’a été que le germe enfoui dans le sein de la terre, et d’où surgit l’arbre vigoureux qui porte des fleurs et des fruits magnifiques. — Ô Julie, Julie ! — ô pauvre fou aveuglé que je suis !… »

Le conseiller aulique se voila le visage, on l’entendit sangloter. Cela dura quelques minutes, puis Reutlinger se leva tout-à-coup avec impétuosité, il s’élança vers Max, qui restait là interdit, et le pressant sur sa poitrine, il s’écria comme hors de lui-même : « Tu aimes Julie : tu es mon fils ! — non, mieux que cela, tu es moi, — moi-même. — Tout t’appartient, tu es riche, très-riche, tu as une campagne, des maisons, de l’argent comptant. — Laisse-moi rester auprès de toi, tu me donneras le pain de la charité dans mes vieux jours, — n’est-ce pas, tu le veux bien ? — car tu m’aimes, toi ! n’est-ce pas ? Il faut bien que tu m’aimes, n’es-tu pas moi-même ! — ne crains plus mon cœur de pierre, presse-moi bien fort contre ta poitrine, les battements du tien l’attendriront ! — Max ! Max, mon fils ! — mon ami,— mon bienfaiteur ! »

Il poursuivit ainsi, sur ce ton, au point que tout le monde s’inquiétait da ces transports frénétiques d’une sensibilité exaltée. Rixendorf, en ami prudent, parvint enfin à le calmer, et le conseiller, plus maître de lui-même, comprit seulement alors tout ce qu’il avait réellement gagné en cet excellent jeune homme, et s’aperçut avec une profonde émotion que la conseillère intime Foerd voyait aussi dans l’union de sa Julie avec le neveu de Reutlinger, renaître pour ainsi dire une époque de félicité perdue pour elle depuis bien long-temps.

Le conseiller Foerd manifestait une grande satisfaction ; il prenait beaucoup de tabac, et exprimait son assentiment dans un français bien correct et prononcé suivant toutes les règles. Il s’agissait avant tout de faire part de cet événement aux deux sœurs de Julie ; mais on ne pouvait les trouver nulle part. On avait déjà cherché la petite Nanette dans les grands vases du Japon qui garnissaient le vestibule, et où elle aurait bien pu se laisser tomber, en se penchant trop par-dessus les bords, mais en vain ; enfin on la découvrit endormie sous un rosier touffu, où elle se distinguait à peine. On joignit aussi Clémentine dans une allée écartée du parc, où elle déclamait en ce moment à haute voix après le jeune homme blond qu’elle avait en vain poursuivi : « Oh ! souvent l’homme s’aperçoit bien tard combien il fut aimé, combien il fut ingrat et oublieux, et combien était grand le cœur qu’il méconnut ! » — Les deux sœurs témoignèrent d’abord un peu d’humeur du mariage de leur sœur, plus jeune qu’elles, niais aussi de beaucoup plus belle et plus attrayante. La médisante Nanette surtout fit la grimace avec son petit nez retroussé ; mais Rixendorf la prit à part et lui fit entendre qu’elle pourrait bien avoir un jour un mari beaucoup plus distingué, avec une propriété encore plus belle. Alors elle redevint contente, et chanta de nouveau son refrain : Amenez vos troupeaux, bergères ! Pour Clémentine, elle dit

P.-S.

Traduit par Henry Egmont. Extrait des Contes nocturnes

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