La Revue des Ressources

Infernaliana  

jeudi 31 décembre 2009, par Charles Nodier

Hubert Juin écrivait à propos de Charles Nodier : "Charles Nodier est bien le précurseur d’Aurélia, le précurseur de Maldoror, et lorsqu’il choisit d’être un lunatique volontaire, lorsqu’il va demander aux rêves une « raison » supérieure à celle que conçoivent les positivistes, lorsqu’il va préciser que la folie donne d’étranges leçons, qui ne voit ce que lui doivent les surréalistes, et de quoi lui est tributaire la poésie moderne ? Il est à l’origine d’une sensibilité dont nous ne sommes pas libres."

AVERTISSEMENT.

De toutes les erreurs populaires, la croyance au vampirisme est à coup
sûr la plus absurde ; je ne sais même si elle ne l’est pas plus que les
contes de revenants.

Les vampires ne furent guère connus que vers le dix-huitième siècle.
La Valachie, la Hongrie, la Pologne, la Russie, furent leurs berceaux.
Voltaire, dans son ’Dictionnaire philosophique’, nous dit : « On n’entendit
parler que de vampires depuis 1730 jusqu’en 1735 ; on les guetta, on leur
arracha le coeur, on les brûla : ils ressemblaient aux anciens martyrs ;
plus on en brûlait, plus il s’en trouvait. »

Il est étonnant que des êtres raisonnables aient pu croire si longtemps
que des morts sortaient la nuit des cimetières pour aller sucer le
sang des vivants, et que ces mêmes morts retournaient ensuite dans leurs
cercueils. Nous pouvons certifier cependant que des gens de mérite y
ont cru, et que l’autorité elle-même a servi à propager de semblables
absurdités. Nous engageons nos lecteurs à se défier de ces récits ainsi
que des prétendues histoires de revenants, de sorciers, de diables, etc.
Tout ce qu’on peut dire et écrire sur ce sujet, n’a aucune authenticité
et ne mérite aucune croyance.

Nous avons tiré plusieurs contes de différens auteurs :
Langlet-Dufresnois, _les Mille et un Jour_, dom Calmet, etc., nous
en ont fourni.

Un grand nombre sont de notre imagination, et si nous n’en citons pas
les auteurs en particulier, c’est que cela aurait entraîné à trop
de longueurs. Au surplus, si le vampirisme ne date que d’un siècle
à-peu-près, la croyance aux revenants, aux sorciers, etc., date, je
crois, depuis la création du monde, sans que personne de bon sens,
puisse assurer en avoir vu ou connu.

LA NONNE SANGLANTE.

NOUVELLE.

Un revenant fréquentait le château de Lindemberg, de manière à le
rendre inhabitable. Apaisé ensuite par un saint homme, il se réduisit
à n’occuper qu’une chambre, qui était constamment fermée. Mais tous
les cinq ans, le cinq de mai, à une heure précise du matin, le fantôme
sortait de son asile.

C’était une religieuse couverte d’un voile, et vêtue d’une robe souillée
de sang. Elle tenait d’une main un poignard, et de l’autre une lampe
allumée, descendait ainsi le grand escalier, traversait les cours,
sortait par la grande porte, qu’on avait soin de laisser ouverte, et
disparaissait.

Le retour de cette mystérieuse époque était près d’arriver, lorsque
l’amoureux Raymond reçut l’ordre de renoncer à la main de la jeune
Agnès, qu’il aimait éperduement.

Il lui demanda un rendez-vous, l’obtint, et lui proposa un enlèvement.
Agnès connaissait trop la pureté du coeur de son amant, pour hésiter
à le suivre : « C’est dans cinq jours, lui dit-elle, que _la nonne
sanglante doit_ faire sa promenade. Les portes lui seront ouvertes,
et personne n’osera se trouver sur son passage. Je saurai me procurer
des vêtemens convenables, et sortir sans être reconnue ; soyez prêt à
quelque distance.... » Quelqu’un entra alors et les força de se séparer.

Le cinq de mai, à minuit, Raymond était aux portes du château. Une
voiture et deux chevaux l’attendaient dans une caverne voisine.

Les lumières s’éteignent, le bruit cesse, une heure sonne : le portier
suivant l’antique usage, ouvre la porte principale. Une lumière
se montre dans la tour de l’est, parcourt une partie du château,
descend..... Raymond apperçoit Agnès, reconnaît le vêtement, la lampe,
le sang et le poignard. Il s’approche ; elle se jette dans ses bras. Il
la porte presque évanouie dans la voiture ; il part avec elle, au galop
des chevaux.

Agnès ne proférait aucune parole.

Les chevaux couraient à perte d’haleine ; deux postillons, qui essayèrent
vainement de les retenir, furent renversés.

En ce moment, un orage affreux s’élève ; les vents sifflent déchaînés ;
le tonnerre gronde au milieu de mille éclairs ; la voiture emportée se
brise.... Raymond tombe sans connaissance.

Le lendemain matin, il se voit entouré de paysans qui le rappelent à la
vie. Il leur parle d’Agnès, de la voiture, de l’orage ; ils n’ont rien
vu, ne savent rien, et il est à dix lieues du château de Lindemberg.

On le transporte à Ratisbonne ; un médecin panse ses blessures, et lui
recommande le repos. Le jeune amant ordonne mille recherches inutiles,
et fait cent questions, auxquelles on ne peut répondre. Chacun croit
qu’il a perdu la raison.

Cependant la journée s’écoule, la fatigue et l’épuisement lui procurent
le sommeil. Il dormait assez paisiblement, lorsque l’horloge d’un
couvent voisin le réveille, en sonnant une heure. Une secrète horreur
le saisit, ses cheveux se hérissent, son sang se glace. Sa porte s’ouvre
avec violence ; et, à la lueur d’une lampe posée sur la cheminée, il
voit quelqu’un s’avancer : C’est la _nonne sanglante_. Le spectre
s’approche, le regarde fixement, et s’assied sur son lit, pendant une
heure entière. L’horloge sonne deux heures. Le fantôme alors se
lève, saisit la main de Raymond, de ses doigts glacés, et lui dit :
_Raymond_, _je suis à toi ; tu es à moi pour la vie._ Elle
sortit aussitôt, et la porte se referma sur elle.

Libre alors, il crie, il appelle ; on se persuade de plus en plus qu’il
est insensé ; son mal augmente, et les secours de la médecine sont vains.

La nuit suivante la nonne revint encore, et ses visites se
renouvellèrent ainsi pendant plusieurs semaines. Le spectre, visible
pour lui seul n’était apperçu par aucun de ceux qu’il faisait coucher
dans sa chambre.

Cependant Raymond apprit qu’Agnès, sortie trop tard, l’avait inutilement
cherché dans les environs du château ; d’où il conclut qu’il avait enlevé
la nonne sanglante. Les parens d’Agnès, qui n’approuvaient point son
amour, profitèrent de l’impression que fit cette avanture sur son
esprit, pour la déterminer à prendre le voile.

Enfin Raymond fut délivré de son effrayante compagne. On lui amena un
personnage mystérieux, qui passait par Ratisbonne ; on l’introduisit dans
sa chambre, à l’heure où devait paraître la nonne sanglante. Elle le
vit et trembla ; à son ordre, elle expliqua le motif de ses importunités :
religieuse espagnole, elle avait quitté le couvent, pour vivre dans
le désordre, avec le seigneur du château de Lindemberg : infidèle à son
amant, comme à son Dieu, elle l’avait poignardé : assassinée elle-même
par son complice qu’elle voulait épouser ; son corps était resté sans
sépulture et son âme sans asyle errait depuis un siècle. Elle demandait
un peu de terre pour l’un, des prières pour l’autre. Raymond les lui
promit, et ne la vit plus.

LE VAMPIRE ARNOLD-PAUL.

Un paysan de Médreïga (village de Hongrie), nommé _Arnold-Paul_,
fut écrasé par la chute d’un chariot chargé de foin. Trente jours après
sa mort, quatre personnes moururent subitement, et de la même manière
que meurent ceux qui sont molestés des vampires. On se ressouvînt alors
qu’Arnold-Paul avait souvent raconté, qu’aux environs de Cassova, sur
les frontières de la Turquie, il avait été tourmenté long-tems par
un vampire turc ; mais que sachant que ceux qui étaient victimes d’un
vampire, le devenaient après leur mort, il avait trouvé le moyen de se
guérir en mangeant de la terre du vampire turc, et en se frottant de son
sang. On présuma que si ce remède avait guéri Arnold-Paul, il ne l’avait
pas empêché de devenir vampire à son tour. En conséquence, on le déterra
pour s’en assurer ; et quoiqu’il fût inhumé depuis quarante jours, on lui
trouva le corps vermeil ; on s’apperçut que ses cheveux, ses ongles, sa
barbe s’étaient renouvellés, et que ses veines étaient remplies d’un
sang fluide.

Le bailly du lieu, en présence de qui se fit l’exhumation, et qui était
un homme expert dans le vampirisme, ordonna d’enfoncer dans le coeur de
ce cadavre un pieu fort aigu et de le percer de part en part ; ce qui fut
exécuté sur le champ. Le vampire jeta des cris effroyables et fit les
mêmes mouvemens que s’il eût été vivant. Après quoi on lui coupa la
tête et on le brûla dans un grand bûcher. On fit subir ensuite le même
traitement aux quatre personnes qu’Arnold-Paul avait tuées, de peur
qu’elles ne devînsent vampires à leur tour.

Malgré toutes ces précautions, le vampirisme reparut au bout de quelques
années ; et dans l’espace de trois mois, dix-sept personnes, de tout âge
et de tout sexe, périrent misérablement ; les unes sans être malades, et
les autres après deux ou trois jours de langueur. Une jeune fille nommé
Stanoska, s’étant couchée un soir en parfaite santé, se réveilla au
milieu de la nuit, toute tremblante, jetant des cris affreux, et
disant que le jeune Millo, mort depuis neuf semaines, avait manqué
de l’étrangler pendant son sommeil. Le lendemain Stanoska se sentit
très-malade, et mourut au bout de trois jours de maladie.

Les soupçons se tournèrent sur le jeune homme mort, que l’on pensa
devoir être un vampire ; il fut déterré, reconnu pour tel, et exécuté en
conséquence. Les médecins et les chirurgiens du lieu examinèrent comment
le vampirisme avait pu renaître au bout d’un tems si considérable,
et après avoir bien cherché, on découvrit qu’Arnold-Paul, le premier
vampire, avait tourmenté, non seulement les personnes qui étaient mortes
peu de tems après lui, mais encore plusieurs bestiaux dont les gens
morts depuis peu avaient mangé, et entr’autres le jeune Millo. On
recommença les exécutions, on trouva dix-sept vampires auxquels on perça
le coeur ; on leur coupa la tête, on les brûla, et on jeta leurs cendres
dans la rivière. Ces mesures éteignirent le vampirisme dans Médréïga.

JEUNE FILLE FLAMANDE ÉTRANGLÉE PAR LE DIABLE. CONTE NOIR.

L’aventure qui suit eut lien le 27 mai 1582.—Il y avait à Anvers une
jeune et belle fille, aimable, riche et de bonne maison ; ce qui la
rendait fière, orgueilleuse, et ne cherchant tous les jours, par ses
habits somptueux, que les moyens de plaire à une infinité d’élégans qui
lui faisaient la cour.

Cette fille fut imitée, selon la coutume, à certaines noces d’un ami de
son père qui se mariait. Comme elle n’y voulait point manquer et qu’elle
se réjouissait de paraître à une telle fête, pour l’emporter en beauté
et en bonne grâce sur toutes les autres dames et demoiselles, elle
prépara ses plus riches habits, disposa le vermillon dont elle voulait
se farder, à la manière des Italiennes ; et comme les Flamandes surtout
aiment le beau linge, elle fit faire quatre ou cinq collets, dont l’aune
de toile coûtait neuf écus. Ces collets achevés, elle fit venir une
habile repasseuse, et lui commanda de lui empeser avec soin deux de ces
collets, pour le jour et le lendemain des noces, lui promettant pour sa
peine la valeur de vingt-quatre sous.

L’empeseuse fit de son mieux, mais les collets ne se trouvèrent point au
gré de la demoiselle, qui envoya chercher aussitôt une autre ouvrière, à
qui elle donna ses collets et sa coiffure pour les empeser, moyennant
un écu qu’elle promettait si le tout était à son goût. Cette seconde
empeseuse mit tous ses talens à bien faire ; mais elle ne put encore
contenter la jeune fille qui, dépitée et furieuse, déchira, et jeta par
la chambre, ses collets et coiffures, blasphémant le nom de dieu, et
jurant qu’elle aimerait mieux _que la diable l’emportât_, que
d’aller aux noces ainsi vêtue.

La pauvre demoiselle n’eut pas plutôt achevé ces paroles, que le diable,
qui était aux aguets, ayant pris l’apparence d’un de ses plus chers
amoureux, se présenta à elle, ayant à son cou une fraise admirablement
empesée et accommodée avec la dernière élégance. La jeune fille,
trompée, et pensant qu’elle parlait à un de ses mignons, lui dit
doucement : « Mon ami, qui vous a donc si bien dressé vos fraises ?
voilà comme je les voudrais ». L’esprit malin répondit qu’il les avait
accomodées lui-même, et en même-tems il les ôte de son cou, les met
gaiement à celui de la demoiselle, qui ne put contenir sa joie de se
voir si bien parée ; puis ayant embrassé la pauvrette par le milieu du
corps, comme pour la baiser, le méchant démon poussa un cri horrible,
lui tordit misérablement le cou, et la laissa sans vie sur le plancher.

Ce cri fut si épouvantable que le père de la jeune fille et tous ceux de
la maison l’entendirent et en conçurent le présage de quelque malheur.
Ils se hâtèrent de monter à la chambre, où ils trouvèrent la demoiselle
roide morte, ayant le cou et le visage noir et meurtri ; la bouche
bleuâtre et toute défigurée, tellement qu’on en reculait d’épouvante.
Le père et la mère après avoir poussé long-tems des cris et des sanglots
lamentables, firent ensevelir leur fille qui fut ensuite mise dans un
cercueil, et pour éviter le déshonneur qu’ils redoutaient, ils donnèrent
à entendre que leur enfant était subitement mort d’une apoplexie. Mais
une telle aventure ne devait pas être cachée. Au contraire, il fallait
qu’elle fut manifestée à chacun, afin de servir d’exemple. Comme le père
avait ordonné de tout disposer pour l’enterrement de sa fille, il se
trouva que quatre hommes forts et puissans, ne purent jamais enlever ni
remuer la bière où était ce malheureux corps. On fit venir deux autres
porteurs robustes qui se joignirent aux quatre premiers ; mais ce fut
en vain ; car le cercueil était si pesant qu’il ne bougeait pas plus
que s’il eût été fortement cloué au plancher. Les assistans épouvantés
demandèrent qu’on ouvrit la bière ; ce qui fut fait à l’instant. Alors (ô
prodige épouvantable !) il ne se trouva dans le cercueil qu’un chat noir,
qui s’échappa précipitamment et disparut sans qu’on put savoir ce qu’il
devint. La bière demeura vide ; le malheur de la fille mondaine fut
découvert, et l’église ne lui accorda point les prières des morts.

VAMPIRES DE HONGRIE

Un soldat hongrois étant logé chez un paysan de la frontière, et
mangeant un jour avec lui, vit entrer un inconnu qui se mit à table
à côté d’eux. Le paysan et sa famille parurent fort effrayés de cette
visite, et le soldat, ignorant ce que cela voulait dire, ne savait que
juger de l’effroi de ces bonnes gens. Mais le lendemain, le maître de la
maison ayant été trouvé mort dans son lit, le soldat apprit que c’était
le père de son hôte, mort et enterré depuis dix ans, qui était venu
s’asseoir à table à côté de son fils, et qui lui avait ainsi annoncé et
causé la mort.

Le militaire informa son régiment de cette aventure. Les
officiers-généraux envoyèrent un capitaine, un chirurgien, un auditeur
et quelques officiers pour vérifier le fait. Les gens de la maison et
les habitans du village déposèrent tous, que le père du paysan était
revenu causer la mort de son fils ; et que tout ce que le soldat avait
vu et raconté était exactement vrai. En conséquence, on fit déterrer
le corps du spectre. On le trouva dans l’état d’un homme qui vient
d’expirer, et ayant le sang encore chaud ; on lui fit couper la tête
et on le remit dans son tombeau. Après cette première expédition, on
informa les officiers qu’un autre homme, mort depuis plus de trente ans,
avait l’habitude de revenir ; qu’il s’était déjà montré trois fois dans
sa maison à l’heure des repas. Que la première fois il avait sucé au cou
son propre frère, et lui avait tiré beaucoup de sang ; qu’à la seconde
fois il en avait fait autant à un de ses fils ; qu’un valet avait été
traité de même à la troisième fois ; et que ces trois personnes en
étaient mortes. Ce revenant dénaturé fut déterré à son tour ; on le
trouva aussi plein de sang que le premier vampire. On lui enfonça un
grand clou dans la tête et on le recouvrit de terre.

La commission croyait en être quitte lorsque de tous côtés il s’éleva
des plaintes contre un troisième vampire, qui, mort depuis seize ans,
avait tué et dévoré deux de ses fils ; ce troisième vampire fut brûlé
comme le plus coupable : après ces exécutions, les officiers laissèrent
le village entièrement rassuré contre les revenans qui buvaient le sang
de leurs enfans et de leurs amis.

HISTOIRE D’UN MARI ASSASSINÉ,

_Qui revient après sa mort demander vengeance._

M. de la Courtinière, gentilhomme breton, employait la plus grande
partie de son tems à chasser dans ses bois et à visiter ses amis. Il
reçut un jour dans son château plusieurs seigneurs, ses voisins ou ses
parens, et les traita fort bien pendant trois ou quatre jours. Quand
cette compagnie se fut retirée, il y eut entre M. de la Courtinière et
sa femme, une petite querelle, parce qu’il trouvait qu’elle n’avait pas
fait assez bon visage à ses amis. Toutefois il lui fit ses remontrances
avec des paroles douces et honnêtes, qui n’auraient pas dû l’irriter ;
mais cette dame, étant d’une humeur hautaine, ne répondit rien, et
résolut intérieurement de se venger.

M. de la Courtinière se coucha ce soir là deux heures plutôt qu’à
l’ordinaire, parce qu’il était très-fatigué. Il s’endormit profondément.
L’heure où la dame avait habitude de se coucher étant venue, elle
remarqua que son mari était plongé dans un sommeil très-profond. Elle
pensa que le moment était favorable à la vengeance qu’elle méditait,
tant de la querelle qu’il venait de lui faire, que peut-être de quelque
autre ancienne inimitié. Elle fit tous ses efforts pour séduire un
domestique de la maison et une servante, qu’elle savait être l’un et
l’autre assez faciles à corrompre, moyennant de bonnes récompenses.

Après avoir tiré d’eux par des protestations et des sermens horribles,
l’assurance qu’ils ne déclareraient rien, elle leur annonça ses
coupables intentions ; et pour les y faire plutôt condescendre, elle
donna à chacun la somme de six cents francs qu’ils acceptèrent. Cela
fait, ils entrèrent tous trois, la dame la première, dans la chambre où
le mari était couché ; et comme tout était endormi dans la maison, ils
égorgèrent leur victime, sans être entendus. Ils portèrent le corps dans
l’un des celliers du château, où ils firent une fosse, dans laquelle ils
l’enterrèrent ; et pour éviter qu’on ne put tirer d’indices de la terre
fraîchement remuée, ils placèrent sur la fosse un tonneau plein de chair
de porc salée. Après cela, chacun s’alla coucher.

Le jour venu, les autres domestiques, ne voyant pas leur maître, se
demandaient les uns aux autres s’il était malade ? La dame leur dit qu’un
de ses amis était venu le chercher la nuit précédente, et l’avait emmené
précipitemment, pour aller séparer des gentilshommes du voisinage qui
étaient sur le point de se battre. Ce subterfuge fut bon pour un tems ;
mais au bout de quinze jours, comme M. de la Courtinière ne paraissait
point, on commença à devenir inquiet. Sa veuve fit répandre le bruit
qu’elle avait eu avis que son mari passant par un bois avait fait
rencontre de voleurs qui l’avaient assassiné. En même tems elle se
couvrit de vêtemens de deuil, fit des lamentations dissimulées, et
commanda qu’on fit dans les paroisses dont il avait été seigneur, des
services et des prières pour le repos de l’âme du défunt.

Tous ses parens et ses voisins vinrent la consoler, et elle joua si bien
la douleur, que jamais personne n’eût découvert son crime, si le ciel
n’eût permis qu’il fût dévoilé.

Le défunt avait un frère qui venait quelquefois voir sa belle-soeur,
tant pour la distraire de ses prétendus chagrins, que pour veiller à ses
affaires et aux intérêts des quatre enfans mineurs du défunt. Un jour
qu’il se promenait, sur les quatre à cinq heures de l’après-dinée, dans
le jardin du château, comme il contemplait un parterre orné de belles
tulipes et autres fleurs rares que son frère avait beaucoup aimées, il
lui prit tout-à-coup un saignement de nez, ce qui l’étonna fort, n’ayant
jamais éprouvé cet accident. En ce moment, il songeait fortement à son
frère ; il lui sembla qu’il voyait l’ombre de M. de la Courtinière qui
lui faisait signe de la main et semblait l’appeler. Il ne s’effraya
point ; il suivit le spectre jusqu’au cellier de la maison, et le vit
disparaître justement sur la fosse où il avait été enterré. Ce prodige
lui donna quelques soupçons sur le forfait commis. Pour s’en assurer,
il alla raconter ce qu’il venait de voir à sa belle-soeur. Cette
dame pâlit, changea de visage, et balbutia des mots sans liaison. Les
soupçons du frère se fortifièrent de ce trouble ; il demanda qu’on fit
creuser dans le lieu où il avait vu disparaître le fantôme. La veuve,
que cette subite résolution épouvanta, fit un effort sur elle-même, prit
une contenance ferme, se moqua de l’apparition, et assaya d’appaiser les
inquiétudes de son beau-frère. Elle lui représenta que s’il se vantait
d’avoir eu une pareille vision, chacun se moquerait de lui, et qu’il
serait la risée de tout le monde.

Mais tous ces discours ne purent le détourner de son dessin. Il fit
creuser dans le cellier, en présence de témoins ; on découvrit le cadavre
de son frère, à moitié corrompu. Le corps fut levé et reconnu par le
juge de Quimper-Corentin. La veuve fut arrêtée avec tous les domestiques
et les trois coupables furent condamnés au feu. Tous les biens de la
dame furent confisqués, pour être employés en oeuvres pieuses.

AVENTURE DE LA TANTE MÉLANCHTON.

Philippe Mélanchton raconte que sa tante, ayant perdu son mari,
lorsqu’elle était enceinte, et près de son terme, vit un soir, étant
assise auprès de son feu, deux personnes entrer dans sa maison, l’une
ayant la forme de son mari décédé, l’autre celle d’un franciscain de
grande taille. D’abord elle en fut effrayée ; mais son mari la rassura,
et lui dit qu’il avait quelque chose d’important à lui communiquer ;
ensuite il fit signe au franciscain de passer un moment dans la chambre
voisine, en attendant qu’il eut fait connaître ses volontés à sa femme.
Alors il la pria de lui faire dire des messes, et l’engagea à lui donner
la main sans crainte. Comme elle en faisait difficulté, il l’assura
qu’elle n’en ressentirait aucun mal. Elle mit donc sa main dans celle
de son mari ; et elle la retira, sans douleur à la vérité, mais tellement
brûlée, qu’elle en demeura noire toute sa vie. Après quoi, le mari
rappella le franciscain ; et les deux spectres disparurent......

LE SPECTRE D’OLIVIER.

PETIT ROMAN.

Olivier Prévillars et Baudouin Vertolon, nés tous deux dans la ville de
Caen, se lièrent dès l’enfance de la plus étroite amitié. Ils étaient
à-peu-près du même âge, leurs parens étaient voisins ; tout concourut à
rendre durable l’amitié qu’ils avaient l’un pour l’autre.

Un jour, dans une exaltation de sentiment assez ordinaire à la première
jeunesse, ils se promirent de ne jamais s’oublier, et jurèrent même que
celui qui mourrait le premier, viendrait à l’instant trouver l’autre
pour ne plus le quitter. Ils écrivirent et signèrent ce serment de leur
propre sang.

Mais bientôt _les inséparables_ (car c’était ainsi qu’on les
avaient surnommés) se virent forcés de s’éloigner l’un de l’autre ; ils
avaient alors dix-neuf ans. Olivier, qui était fils unique, resta à Caen
pour seconder son père dans les soins du commerce ; Baudouin fut envoyé à
Paris, pour faire son droit, parce que son père le destinait au barreau.
On se figure aisément la douleur que cette séparation causa aux deux
amis. Ils se firent les plus tendres adieux, se renouvellèrent leur
promesse, et écrivirent encore de leur sang un nouveau serment de se
rejoindre, même après la mort, si le ciel voulait le permettre. Le
lendemain Baudouin partit pour Paris.

Cinq années se passèrent dans une parfaite tranquillité ; Baudouin avait
fait les plus rapides progrès dans l’étude des lois, et déjà on le
comptait au nombre des jeunes avocats les plus distingués. Les deux amis
entretenaient une correspondance suivie, et continuaient à se faire
part de toutes leurs actions et de tous leurs sentimens. Enfin Olivier
écrivit à son ami qu’il allait se marier avec la jeune Apolline de
Lalonde ; que ce mariage le mettait au comble de ses voeux ; qu’il avait
besoin de faire un voyage à Paris, pour y prendre quelques papiers
importans, et qu’il aurait le bonheur d’emmener à Caen son cher
Baudouin, pour le rendre témoin de son hymen. Il annonçait qu’il
arriverait sous peu de jours à Paris, par la voiture publique.

Baudouin, charmé de l’espoir de revoir bientôt Olivier, se rendit au
jour marqué à la voiture, mais il n’y trouva point son ami ; un jour,
deux jours se passèrent de même ; enfin le quatrième jour, Baudouin
alla assez loin sur la route de Caen, au devant de la diligence. Il la
rencontra enfin ; et quand il fut à une distance convenable, il vit bien
distinctement à la portière, Olivier, extrêmement pâle, vêtu d’un habit
de drap vert, orné d’une petite tresse d’or, un chapeau bordé était
rabattu sur ses yeux. La voiture passa fort vite ; mais Baudouin entendit
Olivier lui dire, en le saluant de la main : « Tu me trouveras chez toi. »
Le jeune avocat suivit la voiture et arriva au bureau peu de temps
après. N’y trouvant point Olivier, il demanda aux voyageurs où était le
jeune homme qui l’avait salué sur la route et qui lui avait parlé ; mais
personne ne put rien comprendre à ses questions : en vain il désigna la
figure et l’habillement de celui qu’il cherchait ; on n’avait point vu
dans la voiture d’homme en habit vert. Le conducteur de la diligence
s’informa du nom de celui qu’on demandait ; ayant entendu nommer Olivier
Prévillars, il répondit qu’il n’était pas sur sa liste ; mais qu’il le
connaissait très-bien, que c’était le jeune homme le plus aimable de
Caen ; qu’il l’avait laissé en bonne santé et qu’il arriverait à Paris,
dans trois jours au plus tard.

Après ces éclaircissemens, Baudouin se retira, ne sachant que penser
de son aventure. En rentrant chez lui il demanda à son domestique si
personne n’était venu ; le domestique répondit que non. Alors Baudouin
entra seul dans sa chambre, un flambeau à la main, car il commençait à
faire nuit.

Après qu’il eut fermé la porte, il aperçut auprès de la cheminée,
l’homme habillé de vert ; il était assis et on ne pouvait voir sa figure.
Baudouin approche et dirige son flambeau sur l’inconnu, qui, levant
soudain un oeil fixe, et découvrant sa poitrine percée de vingt coups
de poignards, lui dit d’une voix sombre : « C’est moi, Baudouin, c’est ton
ami Olivier, qui fidèle à son serment... » A ces mots, Baudouin jette un
cri et tombe évanoui. Le domestique accourt au bruit de sa chute, et le
fait revenir à force de soins. En rouvrant les yeux, Baudouin aperçoit
encore Olivier et le montre à son valet ; celui-ci dit qu’il ne voit
personne. Baudouin lui ordonne de s’asseoir sur la chaise où Olivier est
assis ; le domestique obéit comme s’il n’y avait personne sur ce siége,
et l’ombre semble y demeurer encore... Alors Baudouin entièrement revenu
à lui, renvoie son valet, et s’approchant d’Olivier : « Pardonne, ô mon
ami, lui dit-il, si je n’ai pas été maître de mon saisissement, à ton
apparition subite et imprévue. » Olivier, se levant alors, lui répondit :
« As-tu donc oublié le serment de l’amitié, ou l’aurais-tu regardé comme
frivole ? Non, Baudouin, ce serment sacré fut écrit et ratifié dans le
ciel, qui me permet de le remplir. Je ne suis plus, ô mon cher Baudouin ;
un crime abominable a séparé mon âme des liens qui l’attachaient à mon
corps. Que ma présence cesse d’être un motif d’épouvante pour toi. Le
jour, la nuit, à toute heure, en tous lieux, l’âme d’Olivier sera la
compagne fidelle du vertueux Baudouin. Elle sera son guide, son appui et
son intermédiaire entre le créateur et lui. Mais ce dieu qui protège la
vertu, ne veut pas que le crime demeure impuni. Celui dont je suis la
victime crie vengeance. Mon sang qui fume encore est monté avec mon âme
jusqu’au trône de l’éternel. C’est lui qui a ratifié notre serment, et
c’est lui qui t’a choisi pour être mon vengeur. Partons. »

Baudouin resta quelques momens sans répondre ; la pâleur du fantôme, son
immobilité pétrifiante, son oeil fixe et mort, sa poitrine criblée
de coups de poignard, son accent sépulchral ; tout son aspect enfin
inspirait la terreur ; et le jeune avocat ne pouvait s’en défendre. Mais
après s’être assuré, par une courte prière, que ce qu’il voyait n’était
point l’ouvrage du démon, il se résolut à suivre le fantôme, et à faire
tout ce qu’il lui dirait.

En conséquence, selon l’ordre d’Olivier, Baudouin se munit de quelque
argent, courut louer une chaise de poste, et suivi de son domestique, il
partit à l’heure même pour Caen. Le domestique courait à cheval derrière
la chaise, et le fantôme avait pris place dedans, toujours invisible
pour tout autre que Baudouin.

Pendant le voyage, Olivier s’entretenait avec son ami, dont il devinait
les plus secrètes pensées ; il répondait aux objections qu’il se faisait
intérieurement sur cet étonnant prodige, il le rassurait, et l’invitait
à le regarder comme un gardien fidèle et sûr. Enfin il parvint à bannir
l’effroi que sa présence lui avait inspirée d’abord.

En arrivant à Caen, Baudouin fut reçu avec transport par sa famille,
déjà fière de ses talens ; comme il était un peu tard, on remit au
lendemain les éclaircissemens et les questions ; Baudouin se retira
dans sa chambre ; et Olivier l’engagea à se reposer, en lui disant qu’il
allait profiter de son sommeil pour lui expliquer le complot dont il
avait été victime. Baudouin s’endormit, et voici ce que l’âme d’Olivier
lui fit entendre.

 »Tu connus avant ton départ la belle Appolline de Lalonde, qui n’avait
alors que quatorze ans. Le même trait nous blessa tous les deux ; mais
voyant à quel point j’étais épris d’Appolline, tu combattis ton amour,
et gardant le silence sur tes sentimens, tu partis en préférant à tout,
notre amitié. Les années s’écoulèrent, je fus aimé, et j’allais devenir
l’heureux époux d’Appolline, lorsqu’hier, au moment où j’allais partir
pour te ramener à Caen, je fus assassiné par Lalonde, l’indigne frère
d’Appoline, et par l’infâme Piétreville, qui prétendait à sa main. Les
monstres m’invitèrent au moment de mon départ à une petite fête,
qui devait se donner à Colombelle ; ils me proposèrent ensuite de me
reconduire à quelque distance. Nous partîmes, et je ne suis plus au
nombre des vivans. C’est à la même heure où tu m’aperçus sur la route,
que ces malheureux venaient de m’assassiner de la manière la plus
atroce.

 »Voici ce que tu dois faire pour me venger. Demain, rends-toi chez
mes parens, et ensuite chez ceux d’Appoline ; invite-les, ainsi que
Piétreville à une fête, que tu donneras pour célébrer ton retour. Le
lieu sera Colombelle, tu obtiendras leur consentement pour après-demain,
et tu affecteras la plus grande gaîté. Je t’instruirai plus tard de tout
le reste. »

L’ombre se tut. Baudouin dormit du sommeil le plus tranquille ; et le
lendemain il exécuta le plan tracé par Olivier. Tout le monde consentit
à sa demande, et on se rendit à Colombelle. Les convives étaient au
nombre de trente. Le repas fut splendide et gai ; Piétreville et Lalonde
paraissaient s’amuser beaucoup. Baudouin seul était dans l’anxiété, ne
recevant aucun ordre de l’ombre, toujours présente à ses yeux.

Au dessert, Lalonde se leva, et réclama le silence pour lire une lettre
cachetée qu’Olivier lui avait remise, disait-il, devant Piétreville, le
jour de son départ, avec injonction de ne l’ouvrir que trois jours après
et en présence de témoins. Voici ce qu’elle contenait :

« Au moment de partir, peut-être pour ne jamais revenir dans ma patrie,
il faut, mon cher Lalonde, que je m’ouvre à toi sur la vraie cause de
mon départ.

 »Il m’eut été doux de te nommer mon frère, mais j’ai fait il y a peu de
jours, la conquête d’une jeune personne, vers qui je me sens entraîné
par un attrait invincible ; c’est elle que je vais rejoindre à Paris,
pour la suivre où l’amour nous conduira. Présentes mes excuses à ta
soeur dont je me reconnais indigne. Sa vengeance est dans ses mains :
j’ai entrevu que Piétreville l’aimait ; il la mérite mieux que moi.

OLIVIER. »

Tout le monde resta muet et interdit à cette lecture. Baudouin vit
Olivier s’agiter violemment. La lettre passa de main en main ; chacun
reconnut l’écriture et le seing d’Olivier. Baudouin voulut s’en assurer
à son tour ; mais la lettre lui fut arrachée des mains ; elle se soutint
quelques momens en l’air et prit la route du jardin... L’ombre fit signe
à Baudouin de la suivre ; il courut après, guidé par Olivier. Toute
la compagnie les suivit, et l’on retrouva la lettre au pied d’un gros
arbre, assez éloigné de l’endroit de la fête, à l’entrée d’un grand
bois, et sur un tas de pierres amoncelées. Baudouin se saisit de la
lettre en s’écriant : Que signifie ce mystère ? essayons de le pénétrer,
faisons disparaître ces pierres et voyons ce qu’elles peuvent couvrir ?
Lalonde et Piétreville éclatèrent de rire, et dirent à la compagnie
de ne pas se déranger pour une feuille de papier poussée par le vent.
Baudouin insista, et saisissant les deux coupables qui cherchaient à
s’éloigner, il les ramena au pied de l’arbre. Là, suppliant quelques
jeunes gens de le seconder et de l’aider à les retenir, il fit découvrir
le tas de pierres sous lequel on trouva la terre fraîchement remuée.
Tout le monde surpris, partagea l’impatience de Baudouin ; on courut
chercher des instrumens ; on retint fortement Lalonde et Piétreville qui
blasphémaient et accablaient Baudouin d’imprécations. On ouvrit la terre
et l’on vit le cadavre d’Olivier, vêtu d’un habit vert et percé de vingt
coups de couteau. Tous les assistans furent glacés d’horreur ; le père
d’Olivier s’évanouit, et Baudouin s’écria d’une voix forte :»Voilà le
crime et voici les assassins. Secourez ce père infortuné. Qu’on porte
ce cadavre devant les juges ; et que Lalonde, Piétreville et moi, soyons
sur-le-champ conduits dans les prisons. »

On exécuta tout ce que Baudouin avait demandé ; la justice se saisit de
cette affaire, et le procès s’entama dès le lendemain. Les formalités
préliminaires furent bientôt remplies ; le jour de la discussion arriva.
Les magistrats s’assemblèrent ; l’accusateur et les accusés se trouvèrent
en présence, mais il n’y avait point d’autre témoin que le cadavre
du malheureux Olivier, étendu sur une table au milieu de la salle
d’audience, et tel qu’il avait été retiré de terre. L’interrogatoire
commença. Baudouin répéta avec fermeté son accusation : les deux
criminels, certains qu’on ne peut produire ni preuves, ni témoins
contr’eux, nient le forfait avec audace. Ils accusent à leur tour
Baudouin comme calomniateur, et appellent sur lui la rigueur des
lois. La foule immense qui remplit la salle, attend avec impatience,
l’éclaircissement de ces singuliers débats. Enfin Baudouin, pressé par
le président, de présenter au tribunal les témoins et les preuves du
crime, reprend la parole ; il invoque l’ombre d’Olivier, il montre le
cadavre sanglant, et cherche par cette preuve à faire trembler les
assassins ; mais dénué de témoignage, il sent qu’un miracle seul peut
éclairer les juges. Il s’adresse donc avec confiance à l’être suprême,
et lui demande qu’il permette que la mort abandonne un moment ses
droits : « Grand Dieu, ressuscite un instant Olivier, s’écrie-t-il, et
daigne mettre ta parole dans sa bouche. »

Le silence le plus profond succéda à cette étrange évocation, les yeux
se fixèrent sur le cadavre ; et chacun adoptant ou repoussant l’idée d’un
miracle, attendait l’effet de ce moyen extraordinaire. Les accusés pâles
et interdits paraissaient perdre de leur fermeté. Baudouin seul restait
calme et serein. Mais tout-à-coup, ô prodige ! le visage pâle et verdâtre
d’Olivier reprend quelque couleur, ses lèvres se raniment, ses yeux
se rouvrent, son sang se réchauffe, et s’élance par jets sur les deux
assassins, qui poussent des cris affreux, et tout couverts de ce sang
accusateur, entrent dans des convulsions horribles auxquelles succèdent
un froid engourdissement. Cependant le corps d’Olivier est entièrement
ranimé ; il se lève sur son séant, tourne les yeux sur l’assemblée, comme
quelqu’un qui sort d’un profond sommeil, et qui cherche à rappeler ses
idées. Ses yeux rencontrèrent ceux de Baudouin ; et sa bouche sourit d’un
air mélancolique ; puis, tournant ses regards sur les deux criminels,
il s’agite avec fureur, et un long gémissement s’échappe de sa poitrine
déchirée. Il parle enfin, et d’une voix sonore, il annonce que Dieu lui
permet de confondre les coupables ; il dévoile leurs complots, il raconte
comment ils l’ont assassiné, après avoir entrepris vainement de lui
faire signer la fausse lettre. Il fait connaître tous les détails du
crime, de quelle manière Baudouin en a été instruit, et comment, guidé
par lui-même, il est parvenu à mettre au jour le forfait.

 »Il est encore d’autres témoins, dit-il en étendant le bras vers les
juges ; voyez cette main déchirée, et les cheveux qu’elle renferme ; ce
sont ceux du barbare Lalonde. Lorsque ces deux tigres me traînaient
expirant, au pied de l’arbre, où ils se proposaient de cacher mon
cadavre, la nature faisant en moi un dernier effort, se ranima un
moment, je saisis d’une main les cheveux de Lalonde, et de l’autre,
le bras de Piétreville, où mes doigts s’enfoncèrent tellement que
le scélérat en porte encore la marque terrible ; pour Lalonde, voyant
qu’aucune puissance ne pouvait me faire lâcher ses cheveux, il pria son
ami de les lui couper avec des ciseaux qu’il portait sur lui. Baudouin,
approche ; c’est à toi que je remets ces témoins muets. Non contens de ce
meurtre abominable, les lâches se sont encore emparés de l’argent que
je portais et de quatre médailles ; ils en ont chacun deux sur eux en ce
moment. »

 »Voilà, juges et concitoyens, ce que j’avais à dire. La mort redemande
sa proie ; la nature ne peut souffrir plus long-temps que son ordre soit
troublé. Mon corps va se rendre au néant et mon âme à sa destination. »

A mesure qu’Olivier prononçait ces derniers mots d’une voix faible et
languissante, on voyait son corps se flétrir, son visage se décolorer,
son oeil s’éteindre ; il retomba enfin dans l’état de mort, dont une main
puissante venait de le retirer. Un engourdissement profond, une froide
stupeur s’étaient emparés de l’assemblée à la vue de ce prodige ; mais
bientôt des cris d’indignation succédèrent au plus morne silence. Tous
les indices donnés par Olivier, furent vérifiés et trouvés véritables.
Les scélérats furent condamnés au dernier supplice, et traînés sur
l’échafaud, où ils expirèrent chargés de malédictions.

Olivier vengé, apparut à Baudouin, sous la forme aérienne que nous
donnons aux anges de lumière. Il engagea son ami à épouser la charmante
Appolline ; et le vengeur d’Olivier devint aisément son successeur.
Le père d’Appolline mourut de chagrin d’avoir vu son fils monter sur
l’échafaud. Sa mort laissa sa fille libre de contracter un mariage
auquel ses autres parens l’engageaient vivement. Les deux époux vinrent
s’établir à Paris ; leur union fut heureuse, et Olivier, sans cesse
présent aux yeux de Baudouin, lui servit de guide jusqu’à la mort.

SPECTRES QUI EXCITENT LA TEMPÊTE

Le prince de Radziville, dans son _Voyage de Jérusalem_, raconte
une chose fort singulière dont il a été le témoin :

Il avait acheté en Égypte deux _momies_, l’une d’homme, l’autre
de femme, et les avait enfermées secrètement dans des caisses qu’il fit
mettre dans son vaisseau, lorsqu’il s’embarqua à Alexandrie pour revenir
en Europe. Il n’y avait que lui et deux domestiques qui le sussent,
parce que les Turcs ne permettent que difficilement qu’on emporte ces
momies, croyant que les chrétiens s’en servent pour des opérations
magiques. Lorsqu’on fut en mer, il s’éleva une tempête qui revint à
plusieurs reprises avec tant de violence, que le pilote désespérait de
sauver son vaisseau. Tout le monde était dans l’attente d’un naufrage
prochain et inévitable. Un bon prêtre polonais, qui accompagnait le
prince de Radziville, récitait les prières convenables à une telle
circonstance ; le prince et sa suite y répondaient. Mais, le prêtre était
tourmenté, disait-il, par deux spectres (un homme et une femme), noirs
et hideux, qui le harcelaient et le menaçaient de le faire mourir. On
crut d’abord que la frayeur et le danger du naufrage lui avait troublé
l’imagination. Le calme étant revenu, il parut tranquille ; mais la
tempête recommença bientôt. Alors ces fantômes le tourmentèrent plus
fort qu’auparavant, et il n’en fut délivré que quand on eût jeté les
deux momies à la mer, ce qui fit en même temps cesser la tempête.

L’ESPRIT DU CHÂTEAU D’EGMONT.

ANECDOTE.

On lit l’anecdote qui suit dans le _Segraisiana_ : « M. Patris avait
suivi M. Gaston en Flandre ; il logea dans le château d’Egmont. L’heure
du dîner étant venue, et étant sorti de sa chambre pour se rendre au
lieu où il mangeait, il s’arrêta en passant à la porte d’un officier
de ses amis, pour le prendre avec lui. Il heurta assez fort. Voyant que
l’officier ne venait pas, il frappa une seconde fois, en l’appelant par
son nom. L’officier ne répondit point. Patris ne doutant pas qu’il ne
fut dans sa chambre, parce que la clef était à la porte, ouvrit, et vit
en entrant son ami assis devant une table et comme hors de lui-même ».

Il s’approcha de fort près et lui demanda ce qu’il avait ? L’officier
revenant à lui, dit à son ami : « Vous ne seriez pas moins surpris que je
le suis, si vous aviez vu comme moi ce livre changer de place, et les
feuillets se tourner d’eux-mêmes ». C’était le livre de Cardan sur la
subtilité.—« Bon ! dit Patris, vous vous moquez ; vous aviez l’imagination
remplie de ce que vous venez de lire, vous vous êtes levé de votre
place, vous avez mis vous-même le livre à l’endroit où il est, vous êtes
revenu ensuite à votre fauteuil, et ne trouvant plus votre livre auprès
de vous, vous avez cru qu’il était allé là tout seul. Ce que je vous dis
est très-vrai, reprit l’officier, et pour marque que ce n’est pas une
vision, c’est que la porte que voilà s’est ouverte et refermée, et c’est
par-là que l’esprit s’est retiré[1]..... » Patris alla ouvrir cette porte
qui donnait sur une galerie assez longue, au bout de laquelle il y avait
une grande chaise de bois, si pesante que deux hommes pouvaient à peine
la porter. Il remarqua que cette chaise s’agitait, quittait sa place
et venait vers lui comme soutenue en l’air. Patris un peu étonné,
s’écria :—« Monsieur le diable, les intérêts de Dieu à part, je suis bien
votre serviteur, mais je vous prie de ne pas me faire peur davantage ».
Et la chaise retourna à la même place d’où elle était venue.—Cette
aventure fit une forte impression sur Patris, et ne contribua pas peu à
le faire devenir dévôt.

[Note 1 : Cet esprit était donc matériel.]

LE VAMPIRE HARPPE

Un homme, qui s’appelait Harppe, ordonna à sa femme de le faire
enterrer, après sa mort, devant la porte de sa cuisine, afin que delà
il put mieux voir ce qui se passait dans sa maison. La femme exécuta
fidèlement ce qu’il lui avait ordonné ; et après la mort de Harppe on
le vit souvent dans le voisinage, qui tuait les ouvriers, et molestait
tellement les voisins, que personne n’osait plus demeurer dans les
maisons qui entouraient la sienne.

Un nommé Olaüs Pa fut assez hardi pour attaquer ce spectre, il lui porta
un grand coup de lance, et laissa l’arme dans la blessure. Le spectre
disparut, et le lendemain, Olaüs fit ouvrir le tombeau du mort ; il
trouva sa lance dans le corps de Harppe, au même endroit où il avait
frappé le fantôme. Le cadavre n’était pas corrompu : on le tira de
son cercueil, on le brûla, on jeta ses cendres dans la mer, et on fut
délivré de ses apparitions.

HISTOIRE _D’une apparition de Démons et de Spectres, en 1609_.

Un gentilhomme de Silésie avait invité à un grand dîner quelques amis,
qui s’excusèrent au moment du repas. Le gentilhomme, dépité de se
trouver seul à dîner lorsqu’il comptait donner une fête, entra dans une
grande colère et dit :»puisque personne ne veut diner avec moi, que tous
les diables y viennent !..... »

En achevant ces paroles, il sortit de sa maison et entra à l’église, où
le curé prêchait. Pendant qu’il écoutait le sermon, des hommes à cheval,
noirs comme des nègres, et richement habillés, entrèrent dans la cour
de sa maison, et dirent à ses valets d’aller l’avertir que ses hôtes
étaient venus. Un valet tout effrayé courut à l’église et raconta à son
maître ce qui se passait. Le gentilhomme stupéfait demanda avis au curé
qui finissait son sermon. Le curé se transporta sans délibérer dans
la cour de la maison où venaient d’entrer les hommes noirs. Il ordonna
qu’on fit sortir toute la famille hors du logis ; ce qu’on exécuta si
précipitamment qu’on laissa dans la maison un petit enfant qui dormait
dans son berceau. Ces hôtes infernaux commencèrent dès-lors à remuer
les tables, à hurler, à regarder par les fenêtres, en forme d’ours, de
loups, de chats, d’hommes terribles, tenant en leurs mains des verres
pleins de vin, des poissons, de la chaire bouillie et rôtie.

Pendant que les voisins, le curé et un grand nombre d’assistans
contemplaient avec frayeur un tel spectacle, le pauvre gentilhomme
commença à crier : « Hélas ! où est mon pauvre enfant ? » Il avait encore le
dernier mot à la bouche, lorsqu’un de ces hommes noirs apporta l’enfant
à la fenêtre. Le gentilhomme éperdu dit à l’un de ses plus fidèles
serviteurs : « Mon ami, que dois-je faire ? »—« Monsieur, répondit le valet,
je recommanderai ma vie à Dieu, j’entrerai en son nom au logis, d’où
moyennant sa faveur et son secours, je vous rapporterai l’enfant. »—« A
la bonne heure, dit le maître, que Dieu t’accompagne, t’assiste et te
fortifie. »

Le serviteur, ayant reçu la bénédiction de son maître, du curé et des
autres gens de bien qui l’accompagnaient, entra au logis ; et s’étant
recommandé à Dieu, il ouvrit la porte de la salle où étaient ces hôtes
ténébreux. Tous ces monstres, d’horrible forme, les uns debout, les
autres assis, quelques-uns se promenant, d’autres rampant sur le
plancher, accoururent vers lui et lui crièrent :»_Hui !, hui !, que viens
tu faire céans ?_ » Le serviteur plein d’effroi, et néanmoins fortifié
de Dieu, s’adressa au malin qui tenait l’enfant, et lui dit : « Çà,
donne-moi cet enfant. Non pas, répondit l’autre ; il est à moi. Va dire
à ton maître qu’il vienne le recevoir. » Le serviteur insiste et dit : « Je
fais mon devoir. Ainsi au nom et par l’assistance de Jésus-Christ, je
t’arrache cet enfant que je dois rendre à son père. » En disant ces mots,
il saisit l’enfant, puis le serre étroitement entre ses bras. Les hommes
noirs ne répondent que par des cris effroyables et par ces menaces :
« Ah !, méchant, ah !, garnement, laisse cet enfant ; autrement nous
t’allons dépecer. » Mais lui, méprisant leur colère, sortit sain et sauf,
et remit l’enfant aux mains du gentilhomme son père. Quelques jours
après, tous ces hôtes s’évanouirent ; et le gentilhomme, devenu sage et
bon chrétien, retourna en sa maison.

SPECTRES

QUI VONT EN PÉLERINAGE.

Pierre d’Engelbert, (qui fut depuis abbé de Cluni), ayant envoyé un de
ses gens, nommé Sanche, auprès du roi d’Arragon, pour le servir à la
guerre ; cet homme revint au bout de quelques années, en fort bonne
santé, chez son maître, mais peu de tems après son retour, il tomba
malade et mourut.

Quatre mois plus tard, un soir que Pierre d’Engelbert était couché, et
qu’il faisait un beau clair de lune, Sanche entra dans la chambre de son
maître, couvert de haillons ; il s’approcha de la cheminée et se mit à
découvrir le feu, comme pour se chauffer, ou se faire mieux distinguer.
Pierre apercevant quelqu’un, demanda qui était là ? « Je suis
Sanche, votre serviteur, répondit le spectre, d’une voix cassée et
enrouée. »—« Et que viens-tu faire ici ? »—Je vais en Castille, avec
quantité d’autres gens-d’armes, afin d’expier le mal que nous avons
fait pendant la dernière guerre, au même lieu où il a été commis. En mon
particulier, j’ai pillé les ornemens d’une église, et je suis condamné
pour cela à y faire un pélerinage. Vous pouvez beaucoup m’aider par vos
bonnes-oeuvres ; et madame votre épouse, qui me doit encore huit sols, du
reste de mon salaire, m’obligera infiniment de les donner aux pauvres en
mon nom.—Puisque tu reviens de l’autre monde, donnes-moi des nouvelles
de Pierre Defais, mort depuis peu de tems ?—Il est sauvé.—Et Bernier,
notre concitoyen ?—Il est damné, pour s’être mal acquitté de son office
de juge, et pour avoir pillé la veuve et l’innocent.—Et Alphonse, roi
d’Arragon, mort depuis deux années ? » Alors un autre spectre, que Pierre
d’Engelbert n’avait pas vu encore, mais qu’il distingua alors, assis
dans l’embrasure de sa fenêtre, prit la parole et dit :—« Ne lui demandez
pas de nouvelles du roi Alphonse, il ne peut vous en dire, il n’y a pas
assez long-tems qu’il est avec nous pour en savoir ; mais moi, qui suis
mort depuis cinq ans, je peux vous en apprendre quelque chose. Alphonse
a été avec nous pendant quelques tems : mais _les moines de Cluni
l’en ont tiré_, et je ne sais où il est à présent. » En même tems
le spectre se levant, dit à Sanche :—« Allons, il est tems de partir :
suivons nos compagnons. » Là-dessus Sanche renouvella ses instances à son
seigneur, et les deux fantômes sortirent.

Après leur départ, Pierre d’Engelbert réveilla sa femme, qui,
quoiqu’elle fut couchée auprès de lui, n’avait rien vu, ni rien entendu
de tout ce qui s’était passé. Elle avoua qu’elle devait huit sols à
Sanche, ce qui prouva que le spectre avait dit vrai. Les deux époux
suivirent les intentions du défunt. Ils donnèrent beaucoup aux pauvres,
et firent dirent un grand nombre de messes et de prières pour l’âme du
pauvre Sanche qui ne revint plus.

HISTOIRE D’UNE DAMNÉE

QUI REVINT APRÈS SA MORT.

Dans une ville du Pérou, une fille de seize ans, nommée Catherine,
mourut tout à coup, chargée de péchés et coupable de plusieurs
sacriléges. Du moment qu’elle eut expiré, son corps se trouva tellement
infecté, qu’on ne put le garder dans la maison, et qu’il fallut le
mettre en plein air, pour se délivrer un peu de la mauvaise odeur.

Aussitôt on entendit des hurlemens semblables à ceux de plusieurs
chiens. Le cheval de la maison, auparavant fort doux, commença à ruer,
à s’agiter, à frapper des pieds, et à chercher à rompre ses liens, comme
si quelqu’un l’eût tourmenté et battu violemment.

Quelques momens après un jeune homme qui était couché, et qui dormait
tranquillement, fut tiré fortement par le bras et jeté hors de son lit.
Le même jour une servante reçut un coup de pied sur l’épaule, sans voir
qui le lui donnait et elle en garda la marque plusieurs semaines.

On attribua toutes ces choses à la méchanceté de la défunte Catherine,
et on se hâta de l’enterrer, dans l’espérance qu’elle ne reviendrait
plus. Mais au bout de quelques jours, on entendit un grand bruit,
causé par des tuiles et des briques qui se cassaient. L’esprit entra
invisiblement et en plein jour dans une chambre où était la maîtresse et
tous les gens de la maison ; il prit par le pied la même servante qu’il
avait déjà frappée, et la traîna dans la chambre, à la vue de tout le
monde, sans qu’on pût voir celui qui la maltraitait ainsi.

Cette pauvre fille, qui semblait être la victime de la défunte, allant
le lendemain prendre quelques habits dans une chambre haute, apperçut
Catherine, qui s’élevait sur la pointe de ses pieds pour attraper un
vase posé sur une corniche. La fille se sauva aussitôt, mais le spectre
s’étant emparé du vase, la poursuivit et le lui jeta avec force.
La maîtresse ayant entendu le coup, accourut, vit la servante toute
tremblante, le vase cassé en mille pièces, et reçut pour sa part un coup
de brique qui ne lui fit heureusement aucun mal.

Le lendemain la famille étant rassemblée, on vit un crucifix, solidement
attaché contre le mur, se détacher comme si quelqu’un l’eût arraché
avec violence, et se briser en trois morceaux. On prit le parti de faire
exorciser l’esprit, qui continua longtems ses méchancetés, et dont on
eût beaucoup de peine à se débarrasser.

LE TRÉSOR DU DIABLE.

CONTE NOIR.

Deux chevaliers de Malte avaient un esclave, qui se vantait de posséder
le secret d’évoquer les démons et de les obliger de lui découvrir les
choses les plus cachées. Ses maîtres le menèrent dans un vieux château
où l’on croyait qu’il y avait des trésors enfouis.

L’esclave resté seul, fit ses évocations et enfin le démon ouvrit un
rocher et en fit sortir un coffre. L’esclave voulut s’en emparer, mais
le coffre rentra aussitôt dans le rocher. La même chose se renouvella
plus d’une fois ; et l’esclave après de vains efforts, vint dire aux deux
chevaliers ce qui lui était arrivé ; il était tellement affaibli par
les efforts qu’il avait fait, qu’il demanda un peu de liqueur pour se
fortifier ; on lui en donna et il retourna à l’endroit du trésor.

Quelque tems après, on entendit du bruit ; on descendit dans la caverne
avec de la lumière, on trouva l’esclave mort, et ayant tout le corps
percé comme de coups de canif, représentant une croix. Il en était
si chargé qu’il n’y avait pas un endroit où poser le doigt sans en
rencontrer. Les chevaliers portèrent le cadavre au bord de la mer et
l’y précipitèrent avec une grosse pierre au cou, afin qu’on ne pût rien
soupçonner de cette aventure.

HISTOIRE DE L’ESPRIT

QUI APPARUT A DOURDANS.

M. Vidi, receveur des tailles à Dourdans, écrivit à un de ses amis
l’histoire d’une apparition singulière qui eut lieu dans sa maison en
1700. Cette lettre fut conservée par M. Barré, Auditeur des comptes, et
publiée par Lenglet-Dufresnoy, dans son Recueil de Dissertations sur les
apparitions. La voici :

 »L’esprit commença à faire du bruit dans une chambre peu éloignée de
celle où nous mettons nos serviteurs atteints de maladie. Notre servante
entendait quelquefois auprès d’elle pousser des soupirs semblables à
ceux d’une personne qui souffre ; cependant elle ne voyait ni ne sentait
rien.

 »Le malheur voulut qu’elle tomba malade. Nous la gardâmes six mois en
cet état, et lorsqu’elle fut convalescente, nous l’envoyâmes chez son
père pour respirer l’air natal : elle y resta environ un mois ; pendant
ce tems elle ne vit et n’entendit rien d’extraordinaire. Étant revenue
ensuite en bonne santé, nous la fîmes coucher dans une chambre voisine
de la nôtre. Elle se plaignit d’avoir entendu du bruit, et deux ou trois
jours après, étant dans le bûcher où elle allait chercher du bois,
elle se sentit tirer par la juppe. L’après dîner du même jour, ma femme
l’envoya au salut : lorsqu’elle sortit de l’église, elle sentit que
l’esprit la tirait si fort qu’elle ne pouvait avancer. Une heure après,
elle revint au logis, et en entrant dans notre chambre, elle fut
tirée d’une telle force, que ma femme en entendit le bruit ; et nous
remarquâmes, lorsqu’elle fut entrée, que les agraffes de sa juppe
étaient rompues. Ma femme voyant ce prodige en frémit de peur.

 »La nuit du dimanche suivant, aussitôt que cette fille fut couchée, elle
entendit marcher dans sa chambre ; et quelque tems après, l’esprit se
coucha auprès d’elle, lui passa sur le visage une main très-froide,
comme pour lui faire des caresses. Alors la fille prit son chapelet qui
était dans sa poche et le mit en travers de sa gorge. Nous lui avions
dit, les jours précédens, que si elle continuait à entendre quelque
chose, elle conjurât l’esprit de la part de Dieu, de s’expliquer sur ce
qu’il demandait. Elle fit mentalement ce que nous lui avions recommandé,
car l’excès de la peur lui avait ôté la parole. Elle entendit alors
marmotter des sons non articulés. Vers les trois à quatre heures du
matin, l’esprit fit un si grand bruit, qu’il semblait que la maison fût
tombée. Cela nous réveilla tous en même tems. J’appelai une femme de
chambre pour aller voir ce que c’était, croyant que la servante avait
fait ce bruit, à cause de la peur qu’elle avait eue. On la trouva toute
en eau. Elle voulut s’habiller ; mais elle ne put trouver ses bas. Elle
vint dans cet état dans notre chambre. Je vis une sorte de brouillard
ou de grosse fumée qui la suivait, et qui disparut un moment après.
Nous lui conseillâmes de se mettre en bon état, d’aller à confesse et de
communier, aussitôt que la messe de cinq heures sonnerait. Elle alla de
nouveau chercher ses bas, qu’elle apperçut enfin dans la ruelle du lit,
tout au haut de la tapisserie ; elle les fit tomber avec un long bâton.
L’esprit avait aussi porté ses souliers sur la fenêtre.

 »Lorsqu’elle fût remise de ses frayeurs, elle alla à confesse et
communia. Je lui demandai à son retour ce qu’elle avait vu. Elle me dit
que sitôt qu’elle s’était approchée de la sainte table pour communier,
elle avait apperçu tout près d’elle sa mère qui était morte depuis onze
ans. Après la communion, elle s’était retirée dans une chapelle, où elle
ne fut pas plutôt entrée, que sa mère se mit à genoux devant elle, et
lui prit les mains en lui disant : « Ma fille, n’ayez point de peur ; je
suis votre mère. Votre frère fut brûlé par accident, pendant que j’étais
au four à Ban d’Oisonville, proche d’Estampe. J’allai aussitôt trouver
M. le curé de Garancières, qui vivait saintement, pour lui demander
une pénitence, croyant que ce malheur était causé par ma faute. Il
me répondit que je n’étais pas coupable, et me renvoya à Chartres au
pénitencier. Je l’allai trouver ; et comme je m’obstinais à demander
une pénitence, celle qu’il m’imposa fut de porter pendant deux ans une
ceinture de crin ; ce que je n’ai pu exécuter, à cause de mes grossesses
et autres maladies ; étant morte enflée sans l’avoir pu faire, ne
voulez-vous pas bien, ma fille, accomplir pour moi cette pénitence ». La
fille le lui promit. La mère la chargea encore de jeûner au pain et à
l’eau pendant quatre vendredis et samedis, de faire dire une messe à
Gomberville, de payer au nommé Lânier, mercier, vingt-six sous qu’elle
lui devait pour du fil qu’il lui avait vendu, et d’aller dans la cave
de la maison où elle était morte : « vous y trouverez, ajouta-t-elle, la
somme de sept livres, que j’y ai mises sous la troisième marche. Faites
aussi un voyage à Chartres, à la bonne Notre-Dame, que vous prierez pour
moi. Je vous parlerai encore une fois ». Elle fit ensuite beaucoup de
remontrances à sa fille, lui disant surtout de bien prier la Sainte
Vierge ; que dieu ne lui refuserait rien ; que les pénitences de ce monde
étaient aisées à faire ; mais que celles de l’autre étaient bien rudes.

 »Le lendemain la servante fit dire une messe, pendant laquelle l’esprit
lui tirait son chapelet. Il lui passa le même jour la main sur le bras,
comme pour la flatter. Pendant deux jours de suite, elle le vit à côté
d’elle.

 »Je crus qu’il fallait qu’elle s’acquittât au plutôt de ce dont sa mère
l’avait chargée ; c’est pourquoi, je l’envoyai, par la première occasion,
à Gomberville, où elle fit dire une messe, paya les vingt-six sous qui
étaient effectivement dus, et trouva les sept livres sous la troisième
marche de la cave, comme l’esprit l’avait dit. Delà, elle se rendit à
Chartres, où elle fit dire trois messes, se confessa et communia dans la
chapelle basse.

 »Lorsqu’elle sortit, sa mère lui apparut pour la dernière fois et lui
dit :»Ma fille, puisque vous voulez bien faire tout ce que je vous ai
dit, je m’en décharge et vous en charge à ma place. Adieu : je m’en vais
à la gloire éternelle ».

 »Depuis ce tems, la fille n’a plus rien vu ni entendu. Elle porte la
ceinture de crin nuit et jour ; ce qu’elle continuera pendant les deux
ans que sa mère lui a recommandé de le faire.

LES AVENTURES DE THIBAUD DE LA JACQUIÈRE.

PETIT ROMAN.

Un riche marchand de Lyon, nommé Jacques de la Jacquière, devint prévôt
de la ville, à cause de sa probité et des grands biens qu’il avait
acquis sans faire tache à sa réputation. Il était charitable envers les
pauvres et bienfaisant envers tous.

Thibaud de la Jacquière, son fils unique, était d’humeur différente.
C’était un beau garçon, mais un mauvais garnement, qui avait appris
à casser les vitres, à séduire les filles et à jurer avec les
hommes-d’armes du roi, qu’il servait en qualité de guidon. On ne parlait
que des malices de Thibaud, à Paris, à Fontainebleau et dans les autres
villes où séjournait le roi. Un jour, ce roi, qui était François Ier.,
scandalisé lui-même de la mauvaise conduite du jeune Thibaud, le renvoya
à Lyon, afin qu’il se réformât un peu dans la maison de son père. Le bon
prévôt demeurait alors au coin de la place Bellecour. Thibaud fut reçu
dans la maison paternelle avec beaucoup de joie. On donna pour son
arrivée un grand festin aux parens et aux amis de la maison. Tous burent
à sa santé et lui souhaitèrent d’être sage et bon chrétien. Mais ces
voeux charitables lui déplurent. Il prit sur la table une tasse d’or, la
remplit de vin et dit : « Sacré mort du grand diable ! je lui veux bailler,
dans ce vin, mon sang et mon âme, si jamais je deviens plus homme de
bien que je le suis. » Ces paroles firent dresser les cheveux à la tête
de tous les convives. Ils firent le signe de la croix, et quelques-uns
se levèrent de table. Thibaud se leva aussi et alla prendre l’air sur
la place Bellecour, où il trouva deux de ses anciens camarades, mauvais
sujets comme lui. Il les embrassa, les fit entrer chez son père et se
mit à boire avec eux. Il continua de mener une vie qui navra le coeur
du bon prévôt. Il se recommanda à Saint-Jacques, son patron, et porta
devant son image un cierge de dix livres, orné de deux anneaux d’or
chacun du poids de cinq marcs. Mais en voulant placer le cierge sur
l’autel, il le fit tomber, et renversa une lampe d’argent qui brûlait
devant le saint. Il tira de ce double accident un mauvais présage et
s’en retourna tristement chez lui.

Ce jour-là, Thibaud régala encore ses amis ; et lorsque la nuit fut
venue, ils sortirent pour prendre l’air sur la place Bellecour et se
promenèrent par les rues, comptant y trouver quelque fortune. Mais
la nuit était si épaisse, qu’ils ne rencontrèrent ni fille ni femme.
Thibaud, impatienté de cette sollitude, s’écria, en grossissant sa voix :
« Sacrée mort du grand diable ! je lui baille mon sang et mon âme, que si
la grande diablesse, sa fille, venait à passer, je la prierais d’amour,
tant je me sens échauffé par le vin. » Ces propos déplurent aux amis
de Thibaud, qui n’étaient pas d’aussi grands pécheurs que lui ; et l’un
d’eux lui dit : « Notre ami, songez que le diable étant l’ennemi des
hommes, il leur fait assez de mal, sans qu’on l’y invite, en l’appelant
par son nom. » L’incorrigible Thibaud répondit : « Comme je l’ai dit, je le
ferais. »

Un moment après, ils virent sortir d’une rue voisine une jeune dame
voilée, qui annonçait beaucoup de charmes et de jeunesse. Un petit nègre
la suivait. Il fit un faux pas, tomba sur le nez et cassa sa lanterne.
La jeune dame parut fort effrayée, et ne sachant quel parti prendre.
Thibaud se hâta de l’accoster, le plus poliment qu’il put, et lui
offrit son bras, pour la reconduire chez elle. L’inconnue accepta, après
quelques façons, et Thibaud se retournant vers ses amis, leur dit
à demi-voix : « Vous voyez que celui que j’ai invoqué ne m’a pas fait
attendre ; ainsi, bon soir. » Les deux amis comprirent ce qu’il voulait
dire, et se retirèrent en riant.

Thibaud donna le bras à sa belle, et le petit nègre, dont la lanterne
s’était éteinte allait devant eux. La jeune dame paraissait d’abord si
troublée, qu’elle ne se soutenait qu’avec peine, mais elle se rassura
peu-à-peu, et s’appuya plus franchement sur le bras de son cavalier.
Quelquefois même, elle faisait des faux pas et lui serrait le bras pour
ne pas tomber. Alors Thibaud, empressé de la retenir, lui posait la
main sur le coeur, ce qu’il faisait pourtant avec discrétion pour ne pas
l’effaroucher.

Ils marchèrent si long-tems, qu’à la fin il semblait à Thibaud qu’ils
s’étaient égarés dans les rues de Lyon. Mais il en fut bien aise, car il
lui parut qu’il en aurait d’autant meilleur marché de la belle égarée.
Cependant, comme il était curieux de savoir à qui il avait affaire, et
qu’elle paraissait fatiguée, il la pria de vouloir bien s’asseoir sur
un banc de pierre, que l’on entrevoyait auprès d’une porte. Elle y
consentit ; et Thibaud, s’étant assis auprès d’elle, lui prit la main
d’un air galant et la pria avec beaucoup de politesse de lui dire qui
elle était. La jeune dame parut d’abord intimidée ; elle se rassura
pourtant, et parla en ces termes :

« Je me nomme Orlandine ; au moins, c’est ainsi que m’appelaient les
personnes qui habitaient avec moi le château de Sombre, dans les
Pyrénées. Là, je n’ai vu d’autres humains que ma gouvernante qui était
sourde, une servante qui bégayait si fort qu’autant aurait valu qu’elle
fût muette, et un vieux portier qui était aveugle. Ce portier n’avait
pas beaucoup à faire ; car il n’ouvrait la porte qu’une fois par an, et
cela à un monsieur qui ne venait chez nous que pour me prendre par le
menton, et pour parler à ma duègne, en la langue biscayenne que je ne
sais point. Heureusement je savais parler lorsqu’on m’enferma au château
de Sombre, car je ne l’aurais sûrement point appris des deux compagnes
de ma prison. Pour ce qui est du portier, je ne le voyais qu’au moment
où il nous passait notre dîner à travers la grille de la seule fenêtre
que nous eussions. A la vérité, ma sourde gouvernante me criait souvent
aux oreilles je ne sais quelles leçons de morale ; mais je les entendais
aussi peu que si j’eusse été aussi sourde qu’elle, car elle me parlait
des devoirs du mariage, et ne me disait pas ce que c’était que le
mariage. Souvent aussi ma servante bègue s’efforçait de me conter
quelque histoire qu’elle m’assurait être fort drôle, mais ne pouvant
jamais aller jusqu’à la seconde phrase, elle était obligée d’y renoncer,
et s’en allait en me bégayant des excuses, dont elle se tirait aussi mal
que de son histoire.

 »Je vous ai dit qu’il y avait un monsieur qui venait me voir une fois
tous les ans. Quand j’eus quinze ans, ce monsieur me fit monter dans un
carrosse avec ma duègne. Nous n’en sortîmes que le troisième jour, ou
plutôt la troisième nuit ; du moins la soirée était fort avancée.
Un homme ouvrit la portière et nous dit : « Vous voici sur la place
Bellecour ; et voilà la maison du prévôt, Jacques de la Jacquière.
Où voulez-vous qu’on vous conduise ? »— »Entrez sous la première porte
cochère, après celle du prévôt, répondit ma gouvernante. » Ici le jeune
Thibaud devint plus attentif, car il était réellement le voisin d’un
gentilhomme, nommé le seigneur de Sombre, qui passait pour être d’un
naturel très-jaloux. Nous entrâmes donc, continua Orlandine, sous une
porte cochère ; et l’on me fit monter dans de grandes et belles chambres,
ensuite, par un escalier tournant, dans une tourelle fort haute, dont
les fenêtres étaient bouchées avec un drap vert très-épais. Au reste,
la tourelle était bien éclairée. Ma duègne m’ayant fait asseoir sur
un siége, me donna son chapelet pour m’amuser, et sortit en fermant la
porte à double tour.

 »Lorsque je me vis seule, je jettai mon chapelet, je pris des ciseaux
que j’avais à ma ceinture, et je fis une ouverture dans le drap vert
qui bouchait la fenêtre. Alors je vis, à travers une autre fenêtre d’une
maison voisine, une chambre bien éclairée où soupaient trois jeunes
cavaliers et trois jeunes filles. Ils chantaient, buvaient, riaient et
s’embrassaient.... » Orlandine donna encore d’autres détails auxquels
Thibaud faillit d’étouffer de rire ; car il s’agissait d’un soupe qu’il
avait fait la veille avec ses deux amis et trois demoiselles de
la ville. « J’étais fort attentive à tout ce qui se passait, reprit
Orlandine, lorsque j’entendis ouvrir ma porte ; je me remis aussitôt à
mon chapelet, et ma duègne entra. Elle me prit encore par la main, sans
me rien dire, et me fit remonter en carrosse. Nous arrivâmes, après
une longue course, à la dernière maison du faubourg. Ce n’était qu’une
cabane, en apparence, mais l’intérieur en est magnifique ; comme vous le
verrez, si le petit nègre en fait le chemin, car je vois qu’il a trouvé
de la lumière et rallumé sa lanterne. »

 »Belle égarée, interrompit Thibaud, en baisant la main de la jeune dame,
faites-moi le plaisir de me dire si vous habitez seule cette petite
maison. »—« Oui, seule, reprit la dame, avec ce petit nègre et ma
gouvernante. Mais je ne pense pas qu’elle puisse y revenir ce soir. Le
monsieur qui m’a fait conduire la nuit dernière dans cette chaumière,
m’envoya dire, il y a deux heures, de le venir trouver chez une de ses
soeurs ; mais comme il ne pouvait envoyer son carrosse qui était allé
chercher un prêtre, nous y allions à pied. Quelqu’un nous a arrêtés pour
me dire qu’il me trouvait jolie ; ma duègne, qui est sourde, crut qu’il
m’insultait, et lui répondit des injures. D’autres gens sont survenus
et se sont mêlés de la querelle. J’ai eu peur, et j’ai pris la fuite : le
petit nègre a couru après moi ; il est tombé, sa lanterne s’est brisée ;
et c’est alors, monsieur, que j’ai eu le bonheur de vous rencontrer. »

Thibaud allait répondre quelque galanterie, lorsque le petit nègre vint
avec sa lanterne allumée. Ils se remirent en marche et arrivèrent, au
bout du faubourg, à une chaumière isolée, dont le petit nègre ouvrit
la porte avec une clé qu’il avait à sa ceinture. L’intérieur était fort
orné, et parmi les meubles précieux, on remarquait surtout des fauteuils
en velours de Gènes, à franges d’or, et un lit en moire de Venise.
Mais tout cela n’occupait guère Thibaud ; il ne voyait que la charmante
Orlandine.

Le petit nègre couvrit la table et prépara le souper. Thibaud s’aperçut
alors que ce n’était pas un enfant, comme il l’avait cru d’abord, mais
une espèce de vieux nain tout noir et de la plus laide figure. Ce petit
nain apporta, dans un bassin de vermeil, quatre perdrix appétissantes et
un flacon d’excellent vin. Aussitôt on se mit à table. Thibaud n’eut pas
plutôt bu et mangé, qu’il lui sembla qu’un feu surnaturel circulait dans
ses veines. Pour Orlandine, elle mangeait peu et regardait beaucoup son
convive, tantôt d’un regard tendre et naïf, et tantôt avec des yeux si
plein de malice, que le jeune homme en était presque embarrassé. Enfin
le petit nègre vint ôter la table. Alors Orlandine prit Thibaud par la
main et lui dit : « Beau cavalier, à quoi voulez-vous que nous passions
notre soirée ?... Il me vient une idée : voici un grand miroir, allons y
faire des mines, comme j’en faisais au château de Sombre. Je m’y amusais
à voir que ma gouvernante était faite autrement que moi ; à présent, je
veux savoir si je ne suis pas autrement faite que vous. » Orlandine plaça
deux chaises devant le miroir ; après quoi, elle détacha la fraise de
Thibaud et lui dit :—« Vous avez le cou fait à-peu-près comme le mien,
les épaules aussi ; mais pour la poitrine, quelle différence ! La mienne
était comme cela l’année dernière ; mais j’ai tant engraissé, que je ne
me reconnais plus. Ôtez donc votre ceinture...., votre pourpoint....,
pourquoi toutes ces aiguillettes ?.... »

Thibaud, ne se possédant plus, porta Orlandine sur le lit de moire de
Venise, et se crut le plus heureux des hommes..... Mais ce bonheur ne
fut pas de longue durée...... Le malheureux Thibaud sentit des griffes
aiguës qui s’enfonçaient dans ses reins..... Il appela Orlandine !
Orlandine n’était plus dans ses bras..... Il ne vit à sa place qu’un
horrible assemblage de formes hideuses et inconnues..... « Je ne
suis point Orlandine, dit le monstre, d’une voix formidable, je suis
_Belzébut_ !..... » Thibaud voulut prononcer le nom de _Jésus_.
Mais le diable, qui le devina, lui saisit la gorge avec les dents, et
l’empêcha de prononcer ce nom sacré.....

Le lendemain matin des paysans qui allaient vendre leurs légumes au
marché de Lyon, entendirent des gémissemens, dans une masure abandonnée,
qui était près du chemin et servait de voirie. Ils y entrèrent et
trouvèrent Thibaud couché sur une charogne à demi-pourrie..... Ils le
placèrent sur leurs paniers et le portèrent ainsi chez le prévôt de
Lyon. Le malheureux de la Jacquière reconnut son fils.... Thibaud fut
mis dans un lit, où bientôt il parut reprendre quelque connaissance.
Alors il dit d’une voix faible : « Ouvrez à ce saint ermite. » D’abord on
ne le comprit pas ; mais enfin on ouvrit la porte et on vit entrer un
vénérable religieux qui demanda qu’on le laissa seul avec Thibaud.
On entendit long-tems les exhortations de l’ermite, et les soupirs du
malheureux jeune homme. Lorsqu’on n’entendit plus rien, on entra dans
la chambre. L’ermite avait disparu, et l’on trouva Thibaud mort sur son
lit, avec un crucifix entre les mains....

SPECTRE QUI DEMANDE VENGEANCE.

CONTE NOIR.

Dans le treizième siècle, le comte de Belmonte (dans le Montferrat),
conçut un amour violent pour la fille d’un de ses serfs. Elle se nommait
Abélina. Il devait jouir sur elle du droit de seigneur ; mais on ne se
pressait pas de la marier, et sa flamme impatiente s’offensait de ces
lenteurs.

Un jour, il rencontra à la chasse la jeune Abélina qui gardait les
troupeaux de son père ; il lui demanda pourquoi on ne lui donnait pas
un époux ?—« Vous en êtes la cause, Monseigneur, répondit-elle. Les
jeunes-gens ne peuvent plus souffrir le déshonneur et la honte du droit
que vous avez de passer avec leurs femmes la première nuit des noces ; et
nos parens ne veulent pas non plus nous marier, jusqu’à ce que le droit
de cuissage soit aboli ».

Le seigneur de Belmonte cacha son dépit, et fit dire au père de la jeune
fille qu’il demandait à le voir.

Le vieux Cecco (c’est le nom du père d’Abélina), se hâta de se rendre au
château. La nuit arrive, et contre son usage, Cecco ne rentre pas à la
maison. Minuit sonne ; Cecco n’est pas revenu ; serait-il mort ?.... » Au
moment où sa femme et sa fille commençaient à perdre toute espérance,
une ombre d’une grandeur démesurée apparaît sans bruit au milieu de la
chambre : les deux femmes épouvantées osent à peine lever les yeux. Le
fantôme s’approche et leur dit : « Je suis l’âme de votre Cecco ».

 »—O mon père ! s’écrie Abélina, quel barbare vous a ôté la vie ? »

 »—Le tyran de Belmonte vient de m’assassiner, répondit le fantôme, et
tu es la cause innocente de ma mort. J’allai, comme tu m’en apportais
l’ordre, au château du monstre. Plût au ciel que je n’en eusse jamais
trouvé l’entrée ! Mais je ne pouvais échapper à ses mains cruelles.
Aussitôt qu’on m’eût introduit dans une chambre un peu sombre, je mis
le pied sur une bascule qui s’enfonça ; je tombai dans un puits profond,
garni de fers tranchans : j’y laissai bientôt la vie, et j’ai franchi les
portes de la redoutable éternité. J’attends ma sentence ; je vais être
jugé sur mes oeuvres ; mais je compte sur la clémence ineffable de mon
Dieu, et ma conscience est pure. Si tu chéris ton père, si tu pleures
sa mort, ô ma fille ! songes à me venger, et à délivrer ton pays. Et toi,
femme bien aimée, sèche tes larmes, demeure en paix. Les jours sereins
s’avancent, la tyrannie va tomber...... »

 »Alors l’ombre devint éclatante de lumière et disparut au milieu d’un
nuage, ne laissant de traces de son apparition que l’empreinte de la
main qu’elle avait posé sur le dos d’une chaise. »

La prophétie du spectre s’accomplit ; car peu de tems après, les paysans
de Belmonte s’étant révoltés, tuèrent leur seigneur, détruisirent le
village et fondèrent librement la petite ville de Nice de la Paille.

CAROLINE.

NOUVELLE.

Une jeune personne de dix-huit ans, nommée Caroline, inspira la plus
violente passion à un homme d’un âge mur ; et comme à cinquante ans on
est, dit-on, plus amoureux qu’à vingt, quoiqu’avec beaucoup moins de
moyens de plaire, l’amant suranné obsédait sans cesse la jeune Caroline,
qui était loin de répondre à ses sentimens. Elle eut le tort plus
impardonnable de tourner en ridicule et de tourmenter cruellement
l’homme qu’elle aurait dû se contenter d’éloigner avec froideur et
décence. Au bout de trois ans de persévérance d’une part, et de mauvais
traitemens de l’autre, le malheureux amant succomba à une maladie, dont
son funeste amour fut en grande partie le principe.

Se sentant près de sa fin, il sollicita, pour grâce dernière, que
Caroline daignât au moins venir recevoir son éternel adieu. La jeune
personne refusa séchement de se rendre à cette demande. Une de ses amies
qui était présente, lui dit avec douceur, qu’elle ferait bien d’accorder
cette triste consolation à un infortuné qui mourait pour elle et par
elle. Ses instances furent inutiles. On vint une seconde fois faire la
même prière, en ajoutant que le malade demandait à voir Caroline, plus
par intérêt pour elle que pour lui. Mais ce second message ne fut pas
plus heureux que le premier.

L’amie de Caroline, outrée de cette dureté envers un mourant, la pressa
avec plus de vivacité, et lui reprocha sa coquetterie et ses mauvais
procédés envers un homme à qui elle pouvait au moins offrir en
expiation, un instant de pitié. Caroline, fatiguée de ses importunités,
consentit enfin d’assez mauvaise grâce, et dit : « Allons, conduisez-moi
donc chez votre protégé ; mais nous n’y resterons qu’un moment, je vous
en avertis ; je n’aime ni les mourans ni les morts. »

Les deux amies partirent enfin. Le mourant, voyant entrer Caroline, fit
un dernier effort, et prenant la parole, d’une voix éteinte. « Il n’est
plus tems, Mademoiselle, dit-il, vous m’avez refusé avec barbarie le
bonheur de vous voir, quand je vous en ai fait prier ; et je ne désirais
que vous pardonner ma mort. Vous me verrez dorénavant plus fréquemment
que par le passé. Souvenez-vous seulement que vous avez mis trois ans
à me conduire douloureusement au tombeau.... Adieu, mademoiselle.... A
cette nuit. »

En achevant ces paroles, qu’il eut une peine infinie à prononcer, il
expira.

Caroline, saisie de frayeur, s’enfuit précipitamment ; et son amie
employa tous les moyens possibles pour calmer son extrême agitation.
Caroline la supplia de passer la nuit avec elle ; on lui dressa un lit
dans la même chambre. On laissa les flambeaux allumés, et les
deux amies, ne pouvant dormir, s’entretinrent long-tems ensemble.
Tout-à-coup, vers minuit, les lumières s’éteignent d’elles-mêmes.
Caroline s’écrie avec terreur : « le voilà ! le voilà ! » Son amie
n’entendant plus que des soupirs étouffés, suivis d’un profond silence,
ranime ses forces, et sonne avec vivacité ; on accourt, on essaie de
rallumer les flambeaux, mais inutilement. Au bout d’un quart d’heure,
passé dans les plus mortelles angoisses, on entend l’heure ; Caroline
pousse un profond soupir, comme une personne qui sort d’un long
assoupissement. Les bougies se rallument d’elles-mêmes ; les gens de la
maison se retirent, et Caroline dit d’une voix mourante : « Ah ! il est
parti enfin !—Tu l’as donc vu ?—Oui, et je ne suis que trop sûre qu’il
exécutera ses menaces.—Et quoi ! t’aurait-il parlé ?—Voici ce que je
viens d’entendre : Pendant trois ans, je viendrai toutes les nuits,
passer un quart-d’heure avec vous. Du reste, soyez tranquille, je ne
vous ferai aucun mal ; je borne ma vengeance à vous forcer de voir
chaque nuit, celui que vous avez conduit au tombeau par votre imprudente
conduite. » L’amie, peu curieuse de voir la même scène se renouveler,
refusa de passer les nuits suivantes avec Caroline, qui lui reprocha de
l’abandonner à un vampire. Les visites nocturnes continuèrent.

Caroline, belle, riche et maîtresse de ses actions, à vingt-un ans,
voulut se marier, dans l’espoir d’éloigner le fantôme ; mais le bruit
de ces apparitions retint les prétendans. Un seul, un gascon, nommé
Monsieur de Forbignac, se présenta pour époux. La nécessité le fit
agréer ; mais dès le lendemain des noces, (sans qu’on put savoir comment
s’était passée la nuit), il disparut avec la dot, et quantité de bijoux
qui n’en faisaient pas partie.

L’amie de Caroline, sensible à tant de malheurs, accourut auprès d’elle,
la consola de son mieux, et l’emmena dans une terre où elle acheva
tristement sa pénitence. Les trois ans écoulés, son vampire lui annonça
enfin qu’elle ne le verrait plus ; il tint parole. Une leçon aussi sévère
adoucit son caractère. La mort de M. de Forbignac, qui eut l’honnêteté
de ne pas revenir, laissa Caroline libre de se remarier, et cette fois
elle trouva un époux qui la rendit parfaitement heureuse.

FLAXBINDER CORRIGÉ PAR UN SPECTRE.

M. Hanor, illustre professeur et bibliothécaire de Dantzic, a combattu
avec tout l’avantage que peut donner la vérité, les superstitions et
les préjugés de la plupart des peuples anciens et modernes, au sujet du
retour des âmes et des apparitions ; et cependant il raconte avec la
plus grande gravité la fabuleuse aventure arrivée, selon lui, à un jeune
homme, nommé Flaxbinder.

Ce jeune homme, dont l’intempérance et la débauche étaient les seules
occupations, se trouvait un soir absent de la maison : sa mère, entrant
dans sa chambre, aperçut un spectre, qui ressemblait si fort à son fils,
par la figure et par la contenance, qu’elle le prit pour lui-même. Ce
spectre était assis près d’un bureau couvert de livres, et paraissait
profondément occupé à méditer et à lire tour à tour.

La bonne mère, persuadée qu’elle voyait son fils, et agréablement
surprise, se livrait à la joie que lui donnait ce changement inattendu,
lorsque tout-à-coup elle entendit dans la rue la voix de ce même
Flaxbinder, qu’elle voyait dans la chambre...

Elle fut d’abord horriblement effrayée, ensuite, ayant observé que
celui qui jouait le rôle de son fils, ne parlait pas, qu’il avait l’air
sombre, taciturne, et les yeux hagards, elle en conclut que ce devait
être un spectre ; et cette conséquence redoublant sa terreur, elle se
hâta de faire ouvrir la porte au véritable Flaxbinder.

Le jeune homme qui revenait d’une partie de débauche, entre avec bruit
dans la chambre. Il voit le fantôme..., il approche..., et l’esprit ne
se dérange pas.... Flaxbinder, pétrifié de ce spectacle, forme aussitôt,
en tremblant, la résolution de s’éloigner du vice, de renoncer à
ses désordres et de se livrer à l’étude, enfin il promet d’imiter le
fantôme.

A peine a-t-il conçu ce louable dessein, que le spectre sourit d’une
horrible manière, jette les livres et s’envole. Pour Flaxbinder, il tint
parole et se convertit.

L’APPARITION SINGULIÈRE.

ANECDOTE.

Un seigneur espagnol sortit un jour pour aller à la chasse sur une de
ses terres où il y avait plusieurs montagnes couvertes de bois. Il fut
très-étonné lorsque, se croyant seul, il s’entendit appeler par son nom :
la voix ne lui était pas inconnue. Mais comme il ne paraissait pas fort
empressé de répondre, on l’appela une seconde fois. Il crut reconnaître
la voix de son père, mort depuis peu. Malgré sa frayeur il ne laissa pas
d’avancer quelques pas. Mais quel fut son étonnement de voir une grande
caverne, ou une espèce d’abîme, dans laquelle était une fort longue
échelle, qui allait depuis le haut jusqu’en bas. Le spectre de son père
se présenta sur les premiers échelons, et lui dit que Dieu avait permis
qu’il lui apparut, pour l’instruire de ce qu’il devait faire pour son
propre salut ; et pour la délivrance de celui qui lui parlait, aussi bien
que pour celle de son grand-père, qui était quelques échelons plus bas.
Il ajouta que la justice divine les punissait et les retiendrait là
jusqu’à ce qu’on eût restitué _à tel monastère_, un héritage usurpé
par ses ayeux.... Il recommanda en conséquence à son fils de faire au
plutôt cette restitution, pour éviter la vengeance divine, car autrement
sa place était marquée dans ce lieu de souffrance.

Après cette menace, l’échelle et le spectre commencèrent à disparaître
insensiblement, et l’ouverture de la caverne se referma. Le seigneur,
dont l’effroi était au comble, retourna aussitôt chez lui ; l’agitation
de son esprit ne lui permit pas de chercher à approfondir ce mystère. Il
rendit aux moines le bien qu’on lui avait désigné, laissa à son fils le
reste de son héritage et entra dans un monastère où il passa saintement
le reste de sa vie....

LE DIABLE COMME IL S’EN TROUVE.

ANECDOTE.

Un habitant d’un petit village, à quelques lieues d’Aubusson,
département de la Creuze, avait acheté la maison presbytérale. Il tomba
malade : aussitôt le curé du lieu se présente pour le confesser, et lui
offre l’absolution, à la condition, par lui mourant, de léguer sa
maison à la cure. Il refuse, le curé insiste, sous peine de damnation
éternelle ; mais, hélas ! le malheureux persiste dans son refus ; il meurt
sans confession, et son âme devient sans doute la proie des flammes,
auxquelles on l’avait dévolue. Le bruit s’en répand : toutes les femmes
en sont alarmées, et la crainte de voir Satan en personne venir s’en
emparer, ne permet pas à une seule de veiller auprès du cadavre.

Cependant un gendarme, neveu du défunt, bravant les propos de femmes, et
les menaces du curé, se décide à passer la nuit auprès de son oncle.
Sur le minuit (car c’est toujours à cette heure que le diable fait ses
tours), sur le minuit donc, trois anges cornus, aussi laids que nous les
peint Milton, et aussi noirs qu’ils étaient diables, se présentent pour
enlever le corps avec des chaînes, et tout l’attribut de la diablerie.
Le gendarme s’y oppose ; il fait le moulinet avec son sabre, et écarte
les assaillans. Ce ne sont point des corps fantastiques qui s’offrent à
ses coups, mais bien des composés de chairs et d’os. Un des assaillans
voit d’abord tomber son poignet. Il n’en est point ému, et de l’autre
main saisit le mort ; alors même il voit ou il sent un tête rejoindre sa
main. Ce terrible coup ne laisse plus aux deux autres diables d’espoir
que dans la fuite ; et le gendarme, resté seul possesseur de son oncle et
du presbytère, reçoit les félicitations de toutes les bonnes femmes qui
s’attendaient à ne plus le trouver en vie.

Mais admirez jusqu’où le diable poussa la ruse et la méchanceté ! quand
le jour vint éclairer la scène, on reconnut que l’infâme avait, pour
cette expédition, pris les traits et la figure du curé ; et ce qu’il y
a de plus fâcheux dans tout cela, c’est que, pour rendre l’illusion
durable, il a si bien caché ce pauvre curé, que, depuis lors, on ne l’a
plus revu[2].

[Note 2 : Extrait des journaux de l’an X.]

FÊTE NOCTURNE, OU ASSEMBLÉE DE SORCIERS.

Propriétaire d’une terre sur les confins de la Dordogne et de la
Garonne, j’avais vingt-cinq ans que je ne la connaissais pas encore,
et ce ne fut qu’à force d’importunités que je me décidai à quitter les
salons de la capitale, pour y aller.

Je n’appris point sans surprise que je possédais une vigne où l’on
voyait de tems à autres, et toujours à minuit, une foule d’esprits, qui
prenaient diverses formes, telles que hommes, femmes, chevaux, boucs,
etc. Un soir, assis tranquillement à faire de la musique, on frappe avec
violence à la porte. Je donne ordre qu’on ouvre, un malheureux paysan
se précipite dans la maison, et tombe presque sans vie. Ses cheveux
hérissés, son oeil hagard, tout son être annonce l’effroi ; je lui
prodigue des secours, mais il bat la campagne, il ne répond à mes
questions que par ces mots : ils sont là...., voyez-les...., ils
approchent....., cette chèvre....., ce chat..... Je me décidai à
le laisser tranquille et à attendre que sa raison fut revenue pour
l’interroger. Dès que je le crus en état de me répondre, je le
questionnai sur la cause de sa frayeur. Ah ! monsieur, me dit-il,
le récit que j’ai à vous faire est épouvantable, je tremble encore
seulement d’y penser.

J’avais été voir un de mes parens, nous nous sommes amusés à boire,
et tellement à boire, qu’il était onze heures lorsque nous nous sommes
quittés. Il m’est venu dans l’idée de faire le grand tour pour ne pas
passer devant la vigne du diable, mais ayant une pointe de vin, je me
suis dit : quand tout l’enfer serait là je n’aurais pas peur, et aussitôt
me voilà passant hardiment mon chemin. Mais arrivé en face la grande
haie de la maudite vigne, j’ai entendu de grands éclats de rire, et j’ai
aperçu une assemblée si nombreuse que j’ai été effrayé, cela a été bien
pire lorsque j’ai vu que la haie disparaissait, qu’il n’y avait plus
qu’une vaste plaine illuminée de cent mille cierges au moins, et qui
éclairaient un bal complet : plus loin une multitude de monde était à
table et mangeait avec un appétit dévorant. Cependant je ne connaissais
plus mon chemin, et je ne savais de quel côté tourner, lorsque
plusieurs personnes ont quitté la table et la danse, et sont venues
m’accoster.—Que veux-tu, l’ami ? veux-tu être des nôtres ? viens-tu
signer ton pacte ? nous allons faire venir notre seigneur le diable. A
ces mots, je me suis troublé ; néanmoins j’ai répondu : non, messieurs,
je suis bon chrétien et je ne veux point me donner à Satan.—Tu as tort,
nous sommes tous de bons enfans, tu ne te repentiras point d’être avec
nous, oublie les sottises de ton curé, et renie ta religion. Oh ! mon
Dieu, me suis-je écrié, en faisant le signe de la crois, venez à mon
secours ; à ces mots les bougies se sont éteintes, le tonnerre a grondé,
tout a disparu, et je n’ai plus vu, au travers des éclairs, qu’une foule
de chauve-souris et de chats-huans qui voltigeoient autour de moi, en
poussant des cris épouvantables ; à peine avais-je la force de respirer,
lorsque j’ai entendu une voix qui me criait : Ne crains rien, chrétien,
tout l’enfer ne peut prévaloir contre toi. Ces paroles m’ont rendu la
force, et je me suis mis à courir jusqu’ici.

Ton aventure est extraordinaire, lui dis-je, et je verrai par moi-même.

En effet quelque tems après, je partis un vendredi par un beau clair de
lune, bien résolu de me rendre au sabat ; mes voeux furent accomplis :
et en arrivant à la vigne du diable, je trouvai une fête complète, des
femmes magnifiques, des élégans, des feux d’artifices, des joutes, des
danses, tout était réuni pour embellir ce spectacle.

Je restais stupéfait, lorsqu’une dame d’une beauté ravissante, parée
comme Vénus, s’avança vers moi ; soyez le bien venu, me dit-elle, nous
vous attendions et vous manquiez à la fête ; notre maître et seigneur
vous prouve le cas particulier qu’il fait de votre personne, puisque,
contre son ordinaire, il vient au devant vous.

Un très bel homme alors m’adressa la parole : vous êtes, dit-il, après
m’avoir salué très-poliment, au milieu d’une assemblée de sorciers,
mais, comme vous voyez, ils ne sont pas effrayans, entrez hardiment,
aucun mal ne vous sera fait ; et aussitôt je fus introduit dans une vaste
enceinte où tout respirait la joie et la gaîté.

Des rafraichissemens circulaient à la ronde, et j’étais surpris de voir
qu’on ne m’en offrait point. Je devine votre pensée, me dit le seigneur
et maître ; mais avant de vous faire partager nos repas, il faut que nous
ayons une petite explication.

Comme je vous l’ai déjà dit, toutes les personnes assemblées ici sont
des sorciers ou des sorcières, et par conséquent ont l’honneur de
m’appartenir ; si vous eussiez mangé ou bu la moindre des choses,
vous auriez été à moi de plein droit ; mais nous ne voulons surprendre
personne ; la bonne foi règle toutes nos actions ; maintenant que vous
êtes instruit, si vous voulez signer votre pacte, il ne tient qu’à vous ;
établissez vos conditions, je pense que nous serons bientôt d’accord.
Vraiment monsieur le diable, lui dis-je, vous n’êtes pas aussi diable
comme on le croit parmi nous ; mais je ne puis accepter vos offres,
content de mon sort ici bas, je ne désire point changer de condition ;
faites vos réflexions, répondit-il d’une voix sévère, et vous nous
trouverez ici tous les premiers vendredis de chaque mois.

Comme il achevait ces mots, une cloche fit entendre les sons de
l’angelus ; aussitôt toute la troupe poussa des hurlemens affreux, le
diable prit une forme horrible qui me glaça d’effroi, cette femme qui
m’avait paru si belle, devint une vilaine chatte noire, tous les autres
personnages furent changés en chauve-souris, chat-huant et autres
animaux nocturnes. Ils m’effrayèrent véritablement, lorsque, transformés
ainsi, ils m’entourèrent en menaçant de me dévorer ; j’étais dans
des ténèbres épaisses ; je voyais autour de moi des abîmes prêts à
m’engloutir, ce qui m’empêchait de faire un seul pas pour m’éloigner ; la
terre vomissait une quantité de souffre, de bitume et exhalait une
odeur fétide et insupportable. J’étais oppressé, j’étouffais, la sueur
découlait de tout mon corps et ma faiblesse était si grande que je me
voyais près de succomber.

Cependant les sons argentins de la cloche annonçaient les premiers
rayons de l’aurore ; selon ma coutume, je récitai mon angelus. Aussitôt,
les cris, les hurlemens redoublèrent, le diable s’agita de mille façons,
la foudre éclata de tous côtés et je me trouvai au milieu de torrens de
flammes, entouré de reptiles malfaisans.

Ma prière finie, je fais le signe de la croix ; aussitôt, la terre
s’entrouvre et engloutit tous les monstres qui m’avaient épouvanté.

Le jour me rendit les forces et le courage. Je me retirai et ne fus plus
tenté d’aller voir les fêtes nocturnes.

HISTOIRE D’UN BROUCOLAQUE.

L’anecdote que nous allons raconter se trouve dans le voyage de
Tournefort au Levant, et peut éclaircir les prétendues histoires des
vampires.

Nous fûmes témoins, (dit l’auteur), dans l’île de Mycone, d’une scène
bien singulière, à l’occasion d’un de ces morts, que l’on croit
voir revenir après leur enterrement. Les peuples du nord les
nomment _vampires_ ; les Grecs les désignent sous le nom de
_broucolaques_. Celui dont on va donner l’histoire était un paysan
de Mycone, naturellement chagrin et querelleur. C’est une circonstance
à remarquer par rapport à de pareilles sujets : il fut tué à la campagne ;
on ne sait par qui ni comment.

Deux jours après qu’on l’eût inhumé dans une chapelle de la ville, le
bruit courut qu’on le voyait la nuit se promener à grands pas ; qu’il
venait dans les maisons renverser les meubles, éteindre les lampes,
embrasser les gens par derrière et faire mille petits tours d’espiègle.
On ne fit qu’en rire d’abord ; mais l’affaire devint sérieuse, lorsque
les plus honnêtes-gens commencèrent à se plaindre. Les _papas_
(prêtres grecs) eux-mêmes convenaient du fait, et sans doute qu’ils
avaient raison. On ne manqua pas de faire dire des messes. Cependant
le paysan continuait la même vie sans se corriger. Après plusieurs
assemblées des principaux de la ville, des prêtres et des religieux, on
conclut qu’il fallait, je ne sais par quel ancien cérémonial, attendre
neuf jours après l’enterrement. Le dixième jour, on dit une messe
dans la chapelle où était le corps, afin de chasser le démon, que l’on
croyait s’y être renfermé. Après la messe, on déterra le corps et on en
ôta le coeur ; le cadavre sentait si mauvais qu’on fut obligé de brûler
de l’encens ; mais la fumée, confondue avec la mauvaise odeur, ne fit que
l’augmenter et commença d’échauffer la cervelle de ces pauvres gens. On
s’avisa de dire qu’il sortait une fumée épaisse de ce corps. Nous
qui étions témoins de tout, nous n’osions dire que c’était celle de
l’encens.

Plusieurs des assistans assuraient que le sang de ce malheureux était
bien vermeil ; d’autres juraient que le corps était encore tout chaud ;
d’où l’on concluait que le mort avait grand tort de n’être pas bien
mort, ou pour mieux dire, de s’être laissé ranimer par le diable ; c’est
là précisément l’idée qu’ils ont d’un broucolaque ; on faisait alors
retentir ce mot d’une manière étonnante.

Une foule de gens qui survinrent, protestèrent tout haut qu’ils
s’étaient bien aperçus que ce corps n’était pas devenu roide, lorsqu’on
le porta de la campagne à l’église pour l’enterrer ; et que, par
conséquent, c’était un vrai broucolaque : c’était là le refrain.

Quand on nous demanda ce que nous croyions de ce mort, nous répondîmes
que nous le croyions très-bien mort ; et que, pour le prétendu sang
vermeil, on pouvait voir aisément que ce n’était qu’une bourbe fort
puante ; enfin, nous fîmes de notre mieux pour guérir, ou du moins
pour ne pas aigrir leur imagination frappée, en leur expliquant
les prétendues vapeurs et la chaleur du cadavre. Malgré tous nos
raisonnemens, on fut d’avis de brûler le coeur du mort, qui, après cette
exécution, ne fut pas plus docile qu’auparavant, et fit encore plus de
bruit. On l’accusa de battre les gens, la nuit, d’enfoncer les portes,
de briser les fenêtres, de déchirer les habits, et de vider les cruches
et les bouteilles. C’était un mort bien altéré. Je crois qu’il n’épargna
que la maison du consul chez qui nous logions. Tout le monde avait
l’imagination renversée. Les gens du meilleur esprit paraissaient
frappés comme les autres. C’était une véritable maladie du cerveau,
aussi dangereuse que la manie et la rage. On voyait des familles
entières abandonner leurs maisons, et venir des extrémités de la ville
porter leurs grabats à la place, pour y passer la nuit. Chacun se
plaignait de quelque nouvelle insulte, et les plus sensés se retiraient
à la campagne.

Les citoyens les plus zélés pour le bien public, croyaient qu’on avait
manqué au point le plus essentiel de la cérémonie ; il ne fallait, selon
eux, célébrer la messe qu’après avoir ôté le coeur à ce malheureux.
Ils prétendaient qu’avec cette précaution, on n’aurait pas manqué de
surprendre le diable ; et sans doute, il n’aurait eu garde d’y revenir ;
au lieu qu’ayant commencé par la messe, il avait eu tout le tems de
s’enfuir et de revenir à son aise. Après tous ces raisonnemens, on se
trouva dans le même embarras que le premier jour. On s’assembla soir
et matin ; on fit des processions pendant trois jours et trois nuits ;
on obligea les _papas_ de jeûner. On les voyait courir dans les
maisons, le goupillon à la main, jeter de l’eau bénite et en laver les
portes ; ils en remplissaient même la bouche de ce pauvre broucolaque.
Dans une prévention si générale, nous prîmes le parti de ne rien dire,
non-seulement on nous aurait traités de ridicules, mais d’infidèles.
Comment faire revenir tout un peuple ? Tous les matins, on nous donnait
la comédie, par le récit des nouvelles folies de cet oiseau de nuit ;
on l’accusait même d’avoir commis les péchés les plus abominables.
Cependant nous répétâmes si souvent aux administrateurs de la ville, que
dans un pareil cas, on ne manquerait pas, dans notre pays, de faire
le guet la nuit, pour observer ce qui se passerait, qu’enfin on arrêta
quelques vagabons qui, assurément, avaient part à tous ces désordres :
mais on les relâcha trop tôt ; car, deux jours après, pour se dédommager
du jeûne qu’ils avaient fait en prison, ils recommencèrent à vider les
cruches de vin, chez ceux qui étaient assez sots pour abandonner leurs
maisons. On fut donc obligé d’en revenir aux prières.

Un jour, comme on récitait certaines oraisons, après avoir planté je ne
sais combien d’épées nues sur la fosse de ce cadavre, que l’on déterrait
trois ou quatre fois par jour, suivant le caprice du premier venu ; un
Albanais, qui se trouvait là, s’avisa de dire d’un ton de docteur,
qu’il était fort ridicule, en pareil cas, de se servir des épées des
chrétiens.—« Ne voyez-vous pas, pauvres gens, disait-il, que la garde de
ces épées faisant une croix avec la poignée, empêche le diable de sortir
de ce corps ? que ne vous servez-vous plutôt des sabres des Turcs ? »

L’avis de cet habile homme ne servit de rien ; le broucolaque ne parut
pas plus traitable, et on ne savait plus à quel saint se vouer, lorsque
tout d’une voix, comme si l’on s’était donné le mot, on se mit à crier,
par toute la ville, qu’il fallait brûler le broucolaque tout entier ;
qu’après cela ils défiaient le diable de revenir s’y nicher ; qu’il
valait mieux recourir à cette extrémité, que de laisser déserter l’île.
En effet, il y avait déjà des familles qui pliaient bagage pour
s’aller établir ailleurs. On porta donc le broucolaque, par ordre des
administrateurs, à la pointe de l’île de Saint-Georges, où l’on avait
préparé un grand bûcher, avec du goudron, de peur que le bois quelque
sec qu’il fût, ne brûlât pas assez vite. Les restes de ce malheureux
cadavre y furent jetés et consumés en peu de tems. C’était le premier
jour de janvier 1701. Dès-lors, on n’entendit plus de plaintes contre le
broucolaque ; on se contenta de dire que le diable avait été bien
attrapé cette fois-là, et l’on fit quelques chansons pour le tourner en
ridicule.

LA PETITE CHIENNE BLANCHE.

CONTE NOIR.

On raconte que vers le commencement du dix-septième siècle, on
remarquait dans la forêt de Bondy, sur le bord du grand chemin qui
traverse le bois dans la direction de l’Est à l’Ouest, deux grands
chênes : dans le creux de l’un on voyait toujours une jolie petite
chienne d’une blancheur éblouissante qui portait au cou un collier en
maroquin rouge, enrichi d’une boucle, et de clous en or.

Cette petite bête paraissait endormie et ne semblait s’éveiller que
lorsque quelque passant, surpris de voir un si joli animal, perdu au
milieu du bois, s’approchait pour la caresser ; mais quelque adresse
qu’on employât pour tacher de la surprendre, elle se levait au moment
qu’on croyait mettre la main dessus, alors elle s’éloignait de quelques
pas en s’enfonçant dans le bois, et si, au lieu de la poursuivre l’on
passait outre, elle revenait à sa place en regardant les personnes et
remuant la queue : si l’on faisait semblant de revenir, elle se laissait
approcher ayant l’air d’attendre, mais bientôt elle s’échappait comme
la première fois et se rendait ensuite à la même place avec opiniâtreté ;
quelques personnes fatiguées de revenir inutilement, lui jetaient des
pierres qui l’atteignaient, mais elle n’y paraissait pas plus sensible
que si elle eût été de marbre, les coups de fusil même des gardes chasse
ne la faisaient pas déloger, quoiqu’ils vissent leurs balles la frapper
directement sans l’avoir blessée ; enfin il était reconnu dans les
environs que cette petite chienne était tout au moins un suppôt du
diable, si ce n’était le diable lui-même. L’anecdote suivante jetta plus
que jamais la terreur dans le voisinage, le bruit s’en répandit même
dans toute la contrée.

Un jeune garçon âgé de dix ans fut envoyé par ses parens, faire des
fagots dans le bois. Il ne revint pas à l’heure où sa famille se
rassemblait pour déjeûner, mais comme on lui avait bien recommandé de
ne pas aller du côté du grand chemin de l’est à l’ouest, et que ce jeune
garçon était très-soumis aux ordres de ses parens, on ne s’en inquiéta
que légèrement, et chacun retourna à son travail. A l’heure du dîner il
ne parut point encore, on commença alors à soupçonner quelque malheur ;
enfin, l’heure du souper étant arrivée sans qu’il fut de retour, son
père, nommé Jean Fortin, dit à son épouse :» Femme allume ma lanterne ;.
Enfans, donnez-moi mon fusil à deux coups, cherchez mes balles et ma
poire à poudre. Je vais aller chercher votre frère, et si je ne rentre
pas ce soir, couchez-vous ; car je suis résolu de battre toute la forêt
et de ne revenir qu’avec Célestin, c’est ainsi que l’on appelait le
jeune garçon absent.—Mon père, dit l’aîné, grand gaillard de vingt
ans, je viens avec vous.—Viens si tu te sens assez de courage, réponds
Fortin ; mais je te préviens que je vais droit aux deux chênes.—Vous n’y
pensez pas, mon père, réplique Thomas ; allons viens ou reste, reprends
Fortin, quant à moi je suis décidé à périr ou à éclaircir cette
diablerie. Il faut que je retrouve mon Célestin ; il aura sans doute
courru après cette maudite chienne ; eh bien ! je la suivrai aussi, et
fut-ce le diable, j’aurai ses cornes ou il m’emportera, Thomas dit :
partons.—Toute la famille tremblait et personne n’eut la force, ni
peut-être la pensée, tant ils étaient effrayés, de s’opposer à ce
téméraire dessein.

Ils partent donc : la nuit était des plus sombres ; en vain Thomas
avançait sa lanterne ; ils se heurtoient à chaque instant contre les
arbres, s’embarrassaient dans les ronces, revenaient sur leurs pas
croyant trouver une issue et s’égaraient toujours davantage. Enfin ils
atteignirent le grand chemin de l’Ouest, et alors ils marchèrent assez
librement.

Il y avait déjà une heure qu’ils cheminoient en silence prêtant
l’oreille, espérant entendre la voix de Célestin, sans qu’aucun bruit
pût éclairer leur marche, les chênes fatals même ne paraissaient pas,
Thomas dit à son père, je crois que nous les avons passés.—Non, dit
Fortin, j’ai trop bien regardé à droite et à gauche et nous n’y
sommes pas encore.—Cependant je croyais que nous avions fait plus de
chemin.—Ne nous décourageons pas, reprit le père.—Ils marchent encore
une demi-heure et les deux arbres ne paraissent point encore.

Pour le coup, dit Fortin, voilà qui me parait bien singulier ; nous
devrions être à l’autre bout du bois, il ne faut que cinq quarts d’heure
pour le traverser tout entier, et voilà déjà une grande heure et demie
que nous marchons, il faut nécessairement que nous ayons dépassé les
deux chênes.—Retournons, dit Thomas : retournons, dit Fortin ; mais
dans ce moment il vint un si fort coup de vent qu’ils furent obligés de
porter la main à leurs chapeaux. Le bruit extraordinaire qu’il faisait
en sifflant dans les branches leur fit lever les yeux.—Voici les
chênes, dit Thomas en tremblant de tous ses membres, et en effet Fortin
reconnut les deux grands arbres qui se dessinaient dans l’ombre, et
qui leur paraissaient être au plus à la distance de vingt pas.—Allons,
Thomas, dit Fortin d’une voix assez forte, malgré qu’il ne fut pas
très-rassuré lui-même, allons, dit-il, c’est à mon tour à marcher
devant : en disant cela, il arme son fusil ; marche droit aux arbres,
Thomas le suit. Ils font environ trois cents pas, et les chênes qu’ils
croyaient tout près, se trouvent à la même distance qu’auparavant ;
ils cheminent encore, mais à mesure qu’ils avancent, il semble que les
arbres s’éloignent ; la forêt paraît ne plus finir, Fortin entend de tous
côtés des sifflemens comme si le bois était rempli de serpens. De tems
en tems il roule sous ses pieds des corps inconnus ; des griffes semblent
vouloir entourer ses jambes, cependant il n’en est qu’effleuré : une
odeur infecte l’environne ; plusieurs êtres semblent se glisser autour
de lui, mais il ne sent rien.—Exténué de fatigue, il se retourne pour
proposer à Thomas de s’asseoir un instant. Thomas n’y est plus, il croit
appercevoir à travers des buissons, l’oeil de boeuf de la lanterne, il
reconnaît même le bas du pantalon blanc de son fils, il l’appelle, une
voix inconnue lui répond : viens, je t’attends ! il hésite, cependant il
va en avant, la lumière disparaît bientôt ; il la revoit plus loin,
on lui crie encore » : me voilà, viens, je t’attends. Fortin ne peut
reconnaître cette voix, ce n’est ni celle de Thomas ni celle de
Célestin ; la lanterne disparaît tout à fait, il ne sait plus où il est ;
il veut retourner sur ses pas, il ne peut retrouver le grand chemin
qu’il vient de quitter : une sueur froide découle de tout son corps, des
substances aériennes passent à tout moment devant son visage, et autour
de lui ; il ne les voit pas, mais il sent une haleine puante et brûlante,
et un air froid comme si quelque oiseau de grandeur extraordinaire
agitaient ses ailes au dessus de lui ; il commence à se repentir d’être
entré dans le bois, son courage l’abandonne, son fusil tombe de ses
mains : soit fatigue, soit saisissement, il est forcé de s’appuyer
contre un arbre qui se trouve près de lui. Dans ce moment terrible, il
recommande son âme à Dieu et tire de sa poche un crucifix que cet homme
pieux avait toujours avec lui ; mais ses forces l’ont abandonné, il tombe
à genoux au pied de l’arbre, et bientôt il perd l’usage de ses sens !....

Il était grand jour lorsqu’il revint de son évanouissement : le soleil en
réchauffant ses membres, était peut-être cause du retour de ses forces.
Fortin regarda autour de lui, il vit son arme brisée, et macérée comme
si elle avait été mâchée avec des dents : les pièces de fer qui la
composait paraissaient avoir passé au feu, les arbres étaient teints de
sang, des caractères magiques et épouvantables y étaient empreints,
les branches étaient cassées, les feuilles noircies et séchées, l’herbe
était foulée et couverte de lambeaux de vêtemens. Fortin reconnut ceux
de ses deux malheureux fils, et le même sort lui était réservé s’il
n’avait été armé du signe divin qui seul l’avait sauvé du démon.

Il se leva avec effroi, courut comme un fou jusques chez lui. Le fait
raconté, fut vérifié par les autorités qui vinrent avec les archers
visiter les lieux, le récit de Fortin fut reconnu vrai : on vit toutes
les traces d’un repas horrible, des danses et des jeux de la troupe
diabolique. En vain voulut-on faire des recherches, la petite
chienne blanche paraissait et aussitôt chacun était glacé d’effroi ;
reconnaissant que ce lieu était habité par le démon qui s’y tenait d’une
manière inexpugnable, on résolut de planter des croix à l’entour,
afin que ce signe put l’empêcher d’étendre son domaine, et depuis on
n’entendit plus parler d’accidens dans l’autre partie du bois. Mais
malheur à qui osait enfreindre les limites.

LE VOYAGE.

Je partis de la capitale pour faire un voyage que nécessitait mes
affaires : quatre voyageurs, une voyageuse et moi, remplissions la
voiture. On débuta par les complimens ; ensuite on mangea, on dormit ;
mais enfin on ne peut pas toujours dormir et manger, et il faut passer
le temps à quelque chose. Après qu’on eut épuisé les modes, passé en
revue le genre humain, critiqué chaque ministre, les autorités, les
missions, les missionnaires ; réglé les états du monde entier, et
contrôlé jusqu’au plus petit commis, on n’avait plus rien à dire,
lorsque la conversation tomba sur les revenans. Ah ! mon Dieu dit la
voyageuse, j’ai un château que je ne peux habiter, parce que tous les
esprits de l’autre monde y reviennent. Où est votre château, dîmes-nous ?
Nous passerons devant, répondit-elle. Tant mieux, nous verrons ces
esprits.

Je ne suis pas très curieux de ces sortes d’aventures, dit un voyageur
qui avoit toute la mine d’un homme de bon sens, ni moi non plus,
répondit un autre, et je suis bien payé pour ne pas les aimer. Notre
curiosité étant excitée par ces réflexions, nous les priâmes de nous
dire pourquoi ils redoutaient tant les esprits.

Rien de plus facile, dit le premier qui avait parlé, je vais vous conter
mon histoire.

LE CHEVAL SANS FIN.

CONTE NOIR.

J’ai toujours aimé les voyages et semblable au juif errant je ne restais
jamais dans le même lieu : tantôt en voiture, tantôt à cheval, tantôt à
pied, j’étais toujours par monts et par vaux.

Un soir vers la brune accablé de lassitude, je dis tout haut : si j’avais
un cheval, je serais bien heureux ; à peine avais-je fini ce souhait
qu’un cavalier passa et me dit : Monsieur, vous avez l’air bien fatigué,
vous avez encore trois lieues à faire, si vous voulez profiter de la
croupe de mon cheval il ne tient qu’à vous. J’hésitais, cependant la
nécessité me força à accepter et me voilà derrière le cavalier : nous
n’avions pas fait cinq cents pas qu’un second voyageur se présente, même
offre, encore acceptée ; bientôt après un troisième, un quatrième, un
cinquième, un sixième ; enfin un douzième est à la file, et le cheval de
s’allonger pour laisser de la place au dernier venu.

Depuis longtemps la peur s’était emparée de moi : je n’osais respirer,
et j’étois plus mort que vif. Mais que devins-je, lors que je vis que
la maudite monture alloit d’une vitesse égale à la foudre et prenoit un
chemin nouveau.

Ah ciel ! m’écriai-je, notre Seigneur était en même compagnie que nous,
ils étaient treize, et le treizième était Judas, qui le vendit, nous
avons certainement un Judas parmi nous, Jésus ne nous abandonnez pas. Au
même instant des hurlemens épouvantables se firent entendre ; et bientôt
après je ne sentis plus rien autour de moi ; cependant j’allais toujours
avec une rapidité extraordinaire, et je me trouvai presqu’à la même
place où j’avais rencontré mon maudit cavalier.

Voilà Messieurs ce qui m’a dégoûté de voyager, et m’a rendu moins
incrédule sur les esprits.

Nous ne savions que dire de cette aventure, lorsque le second commença
son récit.

LA MAISON ENCHANTÉE.

CONTE PLAISANT.

Étant à Marseille, j’eus besoin d’aller à la Ciotat, petite ville qui
n’en est éloignée que de six lieues, je partis tard, je m’amusai à
considérer les sites romantiques de ce beau pays, enfin, je flânai tant,
que la nuit me surprit au milieu des montagnes, sans que je susse où
j’étais. Je marchais au hasard depuis longtemps, lorsque j’aperçus une
lumière qui n’était qu’à quelque distance de moi, je m’y rendis, résolu
de demander l’hospitalité. Je frappe ; une domestique vient m’ouvrir,
accède à ma demande et m’introduit dans un salon magnifique où je trouve
une dame très belle, très élégante, qui me reçoit de la meilleure
grâce et m’engage à m’asseoir à son côté, elle fait servir à souper,
et pendant la soirée j’eus tout lieu de croire que je serais heureux de
toute manière.

L’heure du coucher étant venue, je me disposais à me mettre au lit,
lorsque la perfide me pria d’attendre un instant, disant qu’elle allait
bientôt revenir. Hélas ! elle n’avait pas encore paru lorsque minuit
sonna, heure fatale : l’horloge n’avait pas fini de faire entendre ses
sons, que je vis entrer dans la chambre une foule d’esprits, les uns
marchaient, les autres voltigeaient, tous paraissaient dans la plus
grande joie. Jusque là je n’en fus pas effrayé, mais bientôt après ils
s’approchèrent de moi, et un colosse ayant une voix de Stentor me dit :
Malheureux qu’es-tu venu faire ici ? ne savais-tu pas que cette maison
appartient aux esprits et que chaque nuit nous nous y rassemblons ?
J’avais au plus la force de lui répondre, lorsque mon vigoureux colosse
s’empare de moi, m’enveloppe dans les matelas, les couvertures et me
transporte au milieu de la chambre. Ce qu’il y a de surprenant dans
cette aventure, c’est que je ne sentais rien, et que mon transport se
fit comme par enchantement.

Lorsqu’ils m’eurent assez baloté, ils me délivrèrent, me firent asseoir,
et un plaisant de cette société infernale, proposa de me faire la barbe,
aussi-tôt le bassin, la savonnette, la serviette en un mot un nécessaire
complet parurent, et une main sinon invisible, du moins très légère me
rasa avec une dextérité sans exemple, mais le malin esprit ne me rasa
que d’un côté, et la preuve que ce que je vous dis est vrai, c’est que
la barbe n’a plus poussé sur ma joue gauche, tandis que la droite n’a
éprouvé aucun changement.

Nous vérifiâmes le fait, et nous nous apperçumes que le poil du côté
gauche était raz et qu’il était comme si le feu y avoit passé.

Après que cette opération fut finie, reprit notre compagnon, ils
partirent d’un grand éclat de rire et résolurent de me faire sauter sur
la couverture ; ils me bernèrent un bon quart d’heure, après quoi ils me
laissèrent en repos.

Cependant le jour commençait à poindre, sans doute le moment du départ
approchait ; car ils s’enfuirent précipitamment, mais avant ils me firent
diverses marques sur le corps, marques qui ont été ineffaçables et que
je porterai sans doute toujours.

Ce qui me surprit le plus, c’est que la maison disparut et que je me
trouvai aux portes de la Ciotat, sans que j’aie jamais pu savoir comment
j’y avait été transporté ; et comment la maison avait disparu.

Depuis cette époque, que j’ai toujours présente à la mémoire, je n’aime
plus à me trouver avec des esprits.

Hélas ! messieurs, que sont vos aventures auprès de celles que mes crimes
m’ont attiré, dit un troisième voyageur.

Votre histoire, demandâmes-nous en même tems ? Volontiers répondit-il,
mais vous en frémirez ; j’en frissonne encore.

LE PACTE INFERNAL.

PETIT ROMAN.

Je suis né ambitieux, violent et irascible, la moindre contrariété me
mettait hors de moi, et lorsque le malheur s’appesantissait sur ma tête,
je devenais furieux.

Un soir que trompé dans mes espérances ambitieuses, je me maudissais
de bon coeur, je m’écriai tout haut : Oui, s’il y a un esprit infernal,
qu’il apparaisse, qu’il vienne ; sous quelque forme qu’il se présente,
pourvu qu’il me porte la vengeance, je me donne à lui.

Ces paroles n’étaient pas sorties de ma bouche que je sentis une chaleur
brûlante : le thermomètre qui était dans ma chambre monta subitement à 48
degrés, des flammes de diverses couleurs remplirent mon appartement ; un
vent brûlant m’ôtait la respiration ; enfin j’étais presque suffoqué.

Tous ces symptômes me causèrent de l’effroi, et je me dis : Serait-il
possible que le diable se présentât devant moi ? Bientôt un spectre
horrible s’approche : Que me veux-tu, dit-il, parle.

J’avais à peine la force de considérer cette hideuse figure, qui
vomissoit des flammes par tous les pores, et dont le corps affreux était
entouré de serpens qui se mouvaient en tous sens, lorsqu’il m’apostropha
en ces termes :

Réponds-moi vite, mon tems est précieux, d’autres m’attendent, veux-tu
de l’or ? en voilà, veux-tu te venger ? voilà la vengeance, veux-tu
devenir homme d’état, homme de lettres, guerrier, tes désirs seront
accomplis, je suis le dispensateur des grâces... de la gloire...
choisis..... J’eus cependant la force de lui demander à quelle
condition.

Je t’accorde encore 40 ans de vie, pendant lesquels tu feras tout ce que
tu voudras, mais au bout de ce tems tu m’appartiendras entièrement.
Tant que tu vivras, je serai ton esclave ; mais après ta mort tu seras
le mien ; vois si ces conditions te conviennent : en ce cas, signons notre
contrat, si non n’en parlons plus, adieu.

Un crime entraîne un crime nouveau, hélas ! vous l’avouerai-je, j’eus la
faiblesse de signer ce pacte infâme.

Chacun de nous frissonna.

Mon pacte signé, le démon me dit : Seigneur je suis votre esclave,
ordonnez ; toutes les fois que vous aurez besoin de moi, vous frapperez
la terre avec votre pied, et de suite je serai à vos ordres. Puisqu’il
en est ainsi, lui dis-je, j’exige que tu changes de forme et que tu
en prennes une moins hideuse, je n’avais pas fini de parler que je vis
devant moi un charmant jeune homme, qui me demanda si j’étais content ;
oui, mais il faut à présent que tu me donnes de l’argent, et un
coffre-fort fut se placer au pied de mon lit. Tu sais que j’ai une haine
mortelle _contre un homme d’état, il faut me venger_.

Tu seras satisfait, demain sa disgrâce sera prononcée, et tu seras à sa
place.

En voilà assez pour cette fois, retire toi, et que je jouisse d’un
sommeil paisible.

Mon maître futur, mon esclave présent se retira et j’eus le repos le
plus parfait.

Le matin je fus éveillé par un messager qui me portait l’avis de la
chute de mon ennemi, et l’agréable nouvelle que je le remplaçais. Je
courrus, ou pour mieux dire, je volai à mon nouveau poste. Que vous
dirai-je enfin, tout fut selon mes désirs ; j’acquis de la réputation
comme homme d’état, comme guerrier, poëte. On aurait dit que j’étais
universel. Mais que la nature humaine est inconséquente, je ne pouvais
jouir d’un bonheur si doux et l’ambition me dominait au point que les
lauriers, les myrtes, m’ennuyaient, m’étaient à charge ; je le dis au
démon, qui ne sachant que faire, se fâcha, me dit que nul mortel n’avait
joui d’autant de faveur que moi, que ma puissance égalait presque celle
de la divinité, et qu’il craignait bien de n’avoir fait qu’un ingrat.
Plein de fureur je saisis mon pacte, je répliquai qu’il était trop
heureux de m’obéir, qu’il n’était que mon vil esclave, que pour le lui
prouver je voulais égaler le Créateur et que moi-même je voulais créer.
Je m’attendais à cette demande, dit-il, je suis obligé d’exécuter tes
volontés, autrement, notre traité serait rompu, mais tu es un insensé.
Je lui imposai silence, et ayant pris une statue de cire parfaitement
belle, je lui ordonnai de l’animer et d’en faire une femme magnifique.
Hélas ! je fus obéi, et la plus belle créature qui ait jamais été sur la
terre, parut devant mes yeux : je me retire, me dit le démon, tu as voulu
être malheureux, tout mon pouvoir ne peut t’en empêcher ; adieu.

Dès qu’il fut sorti je me livrai à l’amour le plus violent pour ma
créature, je la fis passer pour ma femme, je croyais avoir trouvé le
bonheur, mais grand dieu ! autant cette femme était belle, autant son âme
était horrible ; elle me conduisit de faute en faute, de crime en crime,
et elle m’avait réduit au point de dire, avec elle, que nous voudrions
que toute l’espèce humaine n’eut qu’une tête pour la couper. Si le
pouvoir du démon n’eût pas été anéanti par la créature qu’il m’avait
fait faire, je suis forcé d’avouer que la moitié du monde aurait perdu
la vie ; mais comme je l’ai déjà dit, il ne pouvait plus accéder à tous
mes désirs, toutes mes conjurations, toutes les siennes, n’aboutissaient
qu’à quelques grâces. Lorsque je lui en demandai la raison, il me
répondit que la puissance céleste l’en empêchait.

Cependant au milieu des tourmens que ma créature me faisait éprouver, le
terme fatal approchait, mon esclave, qui allait devenir mon maître, m’en
avertit. Tu te moques, lui dis-je, il n’y a que 20 ans, et ils ne sont
pas encore écoulés.

Tu comptes 20 ans, dit-il, mais aux enfers nous comptons double, 20
ans de jour, 20 ans de nuit, cela fait bien 40 ans, terme que je t’ai
accordé.

Je criai, je m’emportai ; mais tout cela n’aboutit à rien, et il fallut
me résoudre à être étranglé le surlendemain.

Quelque soit la position d’un homme, il n’aime pas à mourir, surtout
lorsqu’il doit tomber sous la griffe du diable, et j’étais sûr qu’elle
ne serait pas douce, car je n’avais pas été doux à son égard.

Plongé dans mes tristes réflexions, je sortis le matin, et tout
machinalement j’allai vers l’église. Comme je mettais le pied sur
le seuil de la porte, le diable me barra le chemin : retire toi, vil
esclave, lui dis-je, jusqu’à demain tu n’as aucun droit sur moi ; il
fut intimidé et se contenta de me faire des menaces. Aussitôt je me
précipitai dans le lieu saint, je demandai à parler à un vénérable
prêtre que je connaissais, je lui racontai tous mes crimes.

Je les connaissais, répondit-il, et je vous attendais pour vous sauver ;
alors il fit fermer toutes les portes du temple, assembla tout le
clergé : on m’exorcisa, on m’aspergea d’eau bénite, on me fit faire amen
de honorable, en un mot on me purifia.

Pendant toute cette cérémonie le démon ne cessait de pousser des
hurlemens épouvantables ; plusieurs fois il voulut me saisir : pour
l’éviter, on me donna la croix à porter, alors des vociférations
horribles se firent entendre, l’église fut remplie d’une odeur
sulfureuse et infecte, elle paraissait pleine de spectres, et ce ne fut
qu’à force d’aspersion, qu’on parvint à chasser le malin esprit. Enfin
on en vint à bout, et lorsque je fus en état de grâce, on fut chez moi
faire la même cérémonie, mais là les prêtres eux-mêmes faillirent à être
victimes de leur zèle ; car les démons n’étant plus retenus, comme dans
l’église, se livrèrent à toutes sortes d’excès. Un des saints ministres
lui-même, saisi à la gorge, ne fut délivré qu’avec beaucoup de peine ; ma
maison, étant nettoyée de tous les hôtes infernaux, j’y retournai, mais
je n’y retrouvai plus aucuns de mes anciens domestiques, ni ma créature,
tout avait pris la fuite, tout avait été plongé dans les enfers.

Depuis ce temps je vis tranquille, et j’espère mourrir de même, pourvu
toute fois que je ne transgresse pas les commandemens qui m’ont été
faits. Il faut que je porte toujours sur moi cette relique, nous
dit-il en nous montrant une image de la Vierge ; mais qu’elle fut notre
surprise, et notre effroi lorsque nous vîmes un de nos compagnons
de voyage, s’élancer avec furie, sur celui qui venait de parler, et
l’empoigner à la gorge en poussant des vociférations affreuses.

Cependant le voyageur se défendait avec sa relique, et nous remarquâmes
que chaque fois que cette image touchait le démon, il reculait en
écumant de rage.

Depuis longtemps, ce combat durait lorsque nous vîmes quelque chose
qui descendait du ciel avec la rapidité de la foudre. Dieu ! s’écrie
le malheureux, je suis sauvé. Fuis, démon infernal, fuis, voilà mon
sauveur. Au même instant un ange entra dans la voiture, et s’adressant
à l’esprit malin il lui dit : As-tu osé porter tes mains impies sur cette
image sacrée ? ne sais-tu pas que tu dois la respecter en tout lieu.
Esprit des ténèbres, retourne au centre de la terre, c’est là ta demeure
éternelle, c’est celle que le divin Créateur t’a donnée. A ses mots, il
le saisit, et le jettant fortement à terre, un abîme s’entrouvrit et le
reçut.

Nous n’étions pas revenus de notre frayeur, lorsque nous arrivâmes
devant le château de la dame.

Il était huit heures du soir, et d’un mouvement spontané nous
descendîmes de la voiture. Un vieux concierge vint tout tremblant nous
ouvrir. Il craignait que nous ne fussions une armée d’esprits, qui
venaient le tourmenter, il osa à peine nous conduire dans le salon,
et nous donner à souper. Cependant nous restâmes sur nos gardes en
attendant les esprits.

Vers minuit, nous appercûmes une ombre, qui se dessinait sur le mur,
nous approchâmes ; et l’ombre ne disparut point, au contraire, elle
prit diverses formes, un moment après nous en vîmes un grand nombre qui
allaient en tous sens dans l’appartement. Jusque là nous n’avions fait
que rire, mais la crainte nous saisit un peu lorsque la porte du salon
s’ouvrit à deux battans, et qu’une femme en entrant nous adressa ces
paroles : « Téméraires mortels, quelle fatale destinée vous a conduits
ici : hâtez-vous de fuir ou craignez ma vengeance. »

Nous nous regardions tous, le voyageur à la relique la tenait fortement,
la maîtresse du château faisait des signes de croix, d’autres récitaient
des oraisons, en un mot chacun était occupé, moi seul, je me permis
de faire le plaisant : qui que tu sois, dis-je, tu ne me cause nulle
frayeur, que tu sois esprit, diable, tout ce que tu voudras, je
m’en moque, et je brave ta puissance. Alors je fis quelques pas pour
m’approcher du spectre, comme j’allongeais la main pour le saisir,
il disparut, et je trouvai à sa place le monstre le plus hideux qu’on
puisse voir : je ne m’épouvantai cependant point, et je fus pour le
prendre à brasse corps ; mais cet horrible spectre était tout garni de
pointes aiguës qui me firent reculer, je pris mes armes : vain espoir,
les balles, et le fer ne pouvaient rien sur lui. Nous étions dans cette
étrange situation, lorsque le tonnerre vint ajouter à notre effroi ; le
château parut tout en feu, une épaisse fumée nous ôtoit la respiration
et nous permettait à peine de nous voir ; des ombres gigantesques
allaient et venaient en tout sens, plusieurs s’approchaient de nous,
en nous menaçant, mais celui qui était le plus tourmenté était le
malheureux, qui avait fait le pacte, la frayeur le saisit au point qu’il
laissa tomber sa divine image, au même instant, les démons le saisirent
et lui tordirent le cou, nous vîmes expirer ce malheureux sans pouvoir
lui donner aucun secours, mais que devînmes-nous, lorsqu’une voix aussi
forte que le bruit de la mer en courroux, prononça ces mots : Homme sans
foi, tu m’appartenais, j’avais fait assez de sacrifices pour t’acquérir,
et au mépris de tes sermens, tu avais rompu ton pacte ; retombe en ma
puissance, et que les parjures tremblent en lisant ton histoire. A
peine avait-il fini ces mots, que le château parut s’abîmer, et que
nous perdîmes tous connaissance. Lorsque nous revînmes à nous, nous nous
trouvâmes en rase campagne, et dans un tel état de faiblesse, que nous
pouvions à peine nous soutenir. Nous nous rendîmes comme nous pûmes au
prochain village, bien résolus de ne plus tenter d’aventure de ce
genre. Néanmoins nous fîmes dire des messes, pour arracher, s’il était
possible, l’âme du malheureux damné des griffes du démon, et j’ai la
certitude de l’avoir fait, car il m’est apparu depuis, blanc comme la
neige, ayant sa relique à la main, et me remerciant de ce que j’avais
fait pour lui.

LE REVENANT ROUGE.

CONTE NOIR.

Mon éducation finie, je fus joindre un régiment de hussard dont je
venais d’obtenir la lieutenance, tandis que mon intime ami le Marquis de
*** se rendait au sein de sa famille qui habitoit les bords du Rhône.

Au bout de 6 ans, j’obtins un congé, et je fus passer mon semestre chez
mon ami.

Nous avions tenu une correspondance active, et toutes ses lettres
m’entretenaient des terreurs qu’il avait eues dans son vieux château ;
elles avaient été si grandes qu’il l’avait abandonné.

Doué d’une force d’âme peu commune, je ne pouvais m’empêcher de rire en
lisant sa correspondance ; mais ce fut bien pire lorsqu’il me raconta
que véritablement effrayé, il ne mettait plus les pieds dans son donjon,
parce que son grand père lui était apparu au-moins vingt fois, que tous
ses gens l’avaient reconnu et avaient été témoin du vacarme que les
esprits faisaient dans sa maison.

J’aime beaucoup les aventures extraordinaires, lui dis-je ; la vue des
revenans l’est passablement, à mon avis, aussi veux-je aller faire une
visite à ton aïeul. Dieu t’en préserve, mon ami, personne n’habite le
château et nulle créature humaine n’en approche, même en plein jour,
sans être saisi d’effroi.

Vaines terreurs, répliquai-je, et ce soir même, je cours me livrer
aux esprits infernaux. Toutes les représentations de mon ami, furent
inutiles, et suivi de mon domestique, brave hussard, je partis
sur-le-champ.

Dès que nous fûmes arrivés, nous commençâmes à visiter nos armes,
ensuite nous parcourûmes toute la maison.

Nous choisîmes l’appartement le plus agréable, nous y allumâmes un grand
feu ; et fortifiés par un bon souper, nous attendîmes avec patience les
revenans. Nous venions de nous livrer au sommeil, lorsque nous fûmes
réveillés par un bacanal épouvantable : on traînait de lourdes chaînes,
les meubles étaient en mouvement, une vapeur épaisse et infecte
parcourait tout le château, un vent violent circulait dans toutes les
chambres, et l’on aurait dit que la foudre allait nous écraser. Mon
domestique et moi nous nous regardions, sinon épouvantés, du-moins
surpris, lorsque ressemblant tout mon courage ; aux armes, lui dis-je,
ces morts, ne sont que des vivans qui fuiront à notre approche. A peine
avais-je fini ces mots, que la porte s’ouvre, et nos regards se portent
sur un fantôme d’une grandeur gigantesque ; ses yeux creux étaient
enflammés, sa bouche livide laissait voir des dents longues et
décharnées, ses joues dépouillées de chair, n’offraient à notre vue
qu’un monstre horrible, sa tête chauve ajoutait encore à ce tableau ; ses
mains étaient armées de griffes crochues, son corps n’était qu’un vrai
squelette entouré de reptiles, enfin il était mille fois plus hideux que
la mort, telle qu’on nous la représente.

Nous étions encore à considérer ce monstre, lorsqu’un vieillard
paraissant avoir 80 ans et tout habillé de rouge entre dans la chambre ;
sa figure respectable nous rassure. Insensés, nous dit-il, qui a pu
vous porter à venir troubler mon repos ; persécuté par ma famille,
durant toute ma vie, veut-elle me persécuter encore après ma mort. Fuis,
malheureux, fuis, ou redoute mon courroux. Mille bombe, s’écrie mon
hussard, je n’ai pas fui devant des régimens entiers, et je fuirais
devant un esprit ; attends, téméraire vieillard, je vais t’apprendre
qu’un hussard français ne tremble point, même devant les puissance de
l’enfer. En disant ces mots, il saisit son pistolet, ajuste l’esprit,
la balle part, frappe sa poitrine et roule à ses pieds. Que peuvent
tes armes contre moi, dit le revenant d’un ton froid et ironique. Elles
pourront mieux cette fois, dit le hussard, et un second coup n’a pas
plus de succès que le premier. Le diable m’emporte si j’y conçois rien,
dit mon domestique, jamais je n’ai visé si juste, et avec si peu de
succès. Suis-moi, dit une voix sépulcrale. Je te suivrai aux enfers,
s’écrie le hussard. Eh bien ! marche, répond l’esprit. Nous le suivons :
son guide allait devant, nous traversons une foule d’appartemens, les
cours, les jardins. Arrivés à l’extrémité de celui-ci, le vieillard nous
adresse ces mots : Je suis damné, ma famille en est la cause : repoussé
de son sein, je me suis donné aux esprits infernaux, et c’est pour me
venger que je répands l’allarme dans ce château ; dis à mon petit fils
que de dix ans, ni lui, ni personne n’habitera ici. Mais l’heure de mon
retour approche, je sens déjà les cruelles atteintes des flammes, je
brûle.... S’adressant alors à son compagnon qui s’emparait de lui :
Monstre, lui dit-il, auras-tu bientôt fini de me tourmenter, tes
ongles me déchirent, tes dents affreuses me dévorent, et ton souffle
m’empoisonne. En effet, le vieillard était déjà tout en feu, et son
terrible conducteur, le mettait à la torture. Nous étions stupéfaits.
Cependant l’esprit infernal frappa la terre de son pied, en poussant
un cri effroyable. Aussi-tôt, la terre s’entrouvrit, et engloutit le
vieillard et son bourreau.

Notre courage devenant inutile, nous nous retirâmes, et ayant pris nos
chevaux, nous nous éloignâmes de toute la vitesse de leurs jambes.

Arrivés chez le Marquis, nous lui fîmes le récit exact de notre
aventure, et l’engageâmes très fort à ne plus remettre les pieds dans
son château.

LE LIÈVRE.

Un mien ami, honnête agriculteur, était un chasseur déterminé ; on le
voyait dès la pointe du jour, franchir les fossés, gravir les
collines et poursuivre le malheureux gibier jusque dans ses derniers
retranchemens.

Un soir, qu’accablé de lassitude, et de fort mauvais humeur, il prenait
tristement le chemin de sa demeure, la carnacière vide ; un lièvre part à
ses pieds, mon ami l’ajuste, et le manque : sa mauvaise humeur redouble ;
cependant elle cesse lorsqu’il voit le lièvre se tapir à cent pas de
lui. Il recharge son fusil, et va dessus, l’ajuste et le manque encore
de ses deux coups ; il ne savait comment il avait pu être si maladroit,
lui, qui ne tirait jamais en vain. Il reprenait son chemin, en
grommelant, lorsqu’il revoit son lièvre, assis sur son derrière et se
frottant paisiblement la moustache. Cette fois, dit le chasseur, tu ne
me braveras plus, alors, le visant d’un coup d’oeil qui ne le trompa
jamais, il lâche le coup, et croit avoir abattu sa victime, vain espoir ;
elle fuit à quelque pas, et semble se moquer de son ennemi. L’intrépide
chasseur, outré de colère, jure de le poursuivre jusqu’au bout du monde,
il tint parole, et si bien qu’en deux heures il avait usé toute sa
munition, et il voyait encore le malin animal le narguer à quelques
pas de lui. Mon ami ne se possédant plus de rage, retourne toute sa
gibecière, trouve une charge de poudre, mais point de plomb ; il ne
savait comment faire, lorsque l’idée le prit de tortiller des pièces de
six liards et de six sous pour en faire des balles. Il était parvenu à
force de peine et de patience à recharger son fusil, et se disposait à
tirer, lorsque le lièvre changea tout-à-coup de forme et fut remplacé
par un homme qui adressa cette parole au chasseur : Cesse de me
poursuivre, malheureux, le ciel a permis que je redevinsse créature
humaine pour t’empêcher de commettre un crime. Apprends que je suis ton
aïeul : depuis cinquante ans, j’habite cette plaine, sous la figure d’un
lièvre, et ma pénitence doit durer cinquante ans encore. Toi, évite
mes autes, si tu ne veux éprouver la même peine. Sa phrase finie, il
redevint lièvre et laissa son petit-fils stupéfait et tout tremblant de
frayeur.

Depuis ce temps, mon pauvre ami n’a jamais osé tirer un lièvre.

LA BICHE DE L’ABBAYE.

CONTE NOIR.

Il existait au milieu du 10e siècle une abbaye située aux confins d’une
immense forêt de la Normandie.

La légende a rendu cette forêt fameuse par les apparitions continuelles
qui y avaient lieu et bien plus encore par la présence d’une biche
blanche, qui depuis un tems immémorial avait répandu la consternation
dans toute la contrée. Le grand-père disait à son petit fils : Fuis les
murs de l’abbaye aussitôt que la nuit approche ; en mourrant, mon aïeul
me fit la même recommandation, elle lui avait été faite par le sien.

Nombre de jeunes gens indociles avaient tenté d’approcher l’animal ; mais
les uns en avaient été victimes, les autres n’avaient pu y parvenir et
tous avaient vu des choses épouvantables.

Les religieux avaient en vain promis des récompenses considérables à
ceux qui mettraient l’aventure à fin, mais la terreur était si grande
que personne n’osait plus la tenter.

Les choses en étaient là lorsque deux chevaliers furent demander
l’hospitalité au monastère : leur contenance noble et fière, leur force
qui paraissait surnaturelle, les nombreuses cicatrices qui honoraient
leur bravoure, tout annonçait que ces étrangers étaient de preux
chevaliers.

L’abbé leur fit l’accueil le plus gracieux et les pria avec tant
d’instances de passer quelques jours avec lui qu’ils ne purent s’y
refuser.

Ce n’est que pour reconnaître les bontés que vous avez pour nous, dit
un des chevaliers à l’abbé, que mon frère d’arme et moi acceptons
votre offre ; car nos chagrins sont si cuisans que notre intention était
d’aller finir notre triste existence dans quelques climats lointains.
Mon fils, reprit l’abbé, le ciel a de grandes vues sur vous, je vous
attendais et je connais vos peines : le souverain qui vous a disgracié
reviendra de son erreur, et vous serez encore à la cour ce que vous
méritez d’y être ; songez toujours que c’est ici le terme de vos
infortunes. En finissant ces mots, l’abbé se leva et leur souhaitant une
bonne nuit, ils furent se coucher.

Les chevaliers restèrent tout surpris du discours du digne abbé : nous
savions bien qu’il était un saint homme, se dirent-ils, mais nous
ignorions qu’il fut prophète.

Le lendemain au point du jour, l’abbé entra dans leur cellule, s’assit
près de leur lit et leur tint ce discours :

Chevaliers aussi nobles que braves, le ciel seul a guidé vos pas parmi
nous, le dieu que nous servons vous a envoyés exprès pour mettre fin à
vos chagrins et aux miens.

Apprenez, illustres chevaliers, que depuis plus de cent ans les
alentours de cette abbaye sont en proie à des visions plus ou moins
terribles : le malin esprit y fait sa demeure, tantôt sous une forme,
tantôt sous une autre. Un nombre prodigieux de nos vassaux et de braves
chevaliers ont été sa victime, et l’on a cru jusqu’à présent que nulle
puissance terrestre ne pouvait triompher de ces esprits infernaux.

En proie à la plus vive douleur, je le croyais aussi, lorsque la nuit
qui a précédé votre arrivée, j’ai eu une vision, un ange m’est apparu et
m’a dit : abbé le ciel est touché de tes peines, et veut y mettre fin ; il
t’enverra deux chevaliers bannis injustement de la cour, le chagrin les
dévore et ils vont sous un ciel étranger chercher un repos qu’ils ont
perdu, engage les à tenter l’aventure de la forêt, dis leur bien que
s’ils sont purs, que si leurs mains sont nettes du sang innocent, si
leur âme n’est pas souillée, ils sortiront victorieux de cette lutte,
mais qu’ils s’examinent bien, que leur salut dépend de la sainteté de
leur vie.

A ces mots, j’étais tombé la face contre terre ; lorsque je me suis
relevé, je n’ai plus vu qu’une vive lumière qui fendait la voûte
éthérée. Voilà, mes enfans, comment j’ai su vos aventures, et si je juge
bien, je vous crois destinés à de grandes choses.

Le plus ancien des chevaliers prenant la parole, dit : Mon père, le jeune
homme que vous voyez là est mon élève, issus tous les deux d’une noble
race, l’amitié la plus sainte nous unit presque dans l’enfance, un léger
duvet ombrageait à peine mon menton qu’Ernof commençait à marcher ; bien
jeune encore, il perdit les auteurs de ses jours, mais son père avant
de mourir me fit jurer que jamais je n’abandonnerais son fils ; après,
il m’arma chevalier, me donna diverses instructions et s’endormit du
sommeil des justes.

La carrière que je venais d’embrasser m’appelait à la cour... Aux
combats... Je m’y rendis. Le roi fut touché de ma jeunesse, me prit en
amitié et bientôt me témoigna de l’estime.

Dans diverses batailles où je combattis sous ses yeux, j’eus le bonheur
de lui plaire et un jour que près d’être accablé sous le nombre, il
était sur le point de perdre la liberté, je ralliai quelques chevaliers,
je revins à la charge et je fus assez heureux pour ramener mon roi, et
le ramener triomphant de ses ennemis.

Sa reconnaissance égala le service que je venais de lui rendre ; il
exigea que je fusse attaché spécialement à sa personne, et tous le
palais retentit des louanges qu’il me donna.

Cependant cinq années s’étaient écoulées sans que j’eusse vu mon élève,
je l’avais confié aux soins d’un écuyer fidèle ; mais je sentais que
ma présence lui devenait nécessaire ; j’en parlai au roi ; il me permit
d’aller chercher mon ami, mon enfant. Je fis toute la diligence
possible, je me jettai dans les bras de mon Ernof ; je le trouvai tel que
je le désirais, plein d’ardeur, et de noblesse d’âme. Je l’emmenai avec
moi, et il eut le bonheur de plaire à la cour. Notre illustre monarque
voulut l’armer lui-même chevalier, et la jeune princesse lui donna sa
devise, hélas ! cet heureux tems n’a pas été de longue durée.

Un vassal donne le signal des combats, le roi près de se mettre à la
tête de son armée fait une chute ; on est obligé de le transporter dans
son lit.

Cependant les Anglais accouraient soutenir le rebelle ; il fallait se
hâter de combattre, et le roi ne pouvait se tenir debout. Dans cette
extrémité, il me fit appeler. Chevalier me dit-il, partez, mettez vous
à la tête de mes troupes et qu’à vos coups, mes soldats reconnaissent
l’ami de leur monarque. Je mis un genou à terre et je jurai de triompher
ou de mourir. Revenez victorieux, me dit le prince, et je vous ferai
l’honneur de vous allier à ma famille, vous épouserez ma cousine la
princesse de..... Cette promesse redoubla mon ardeur ; le monarque s’en
apperçut, et ayant fait appeller la princesse, il lui dit de me regarder
comme son époux ; de me donner sa devise et ses couleurs : il ajouta qu’il
ne pouvait mieux nous récompenser l’un et l’autre, qu’en unissant en
nous la vertu et la valeur.

A ces mots, la princesse resta toute interdite, dit qu’elle obéirait, me
donna pour devise : Protégez le faible et respectez la vertu. Sa couleur
favorite était noire, je la pris, et depuis on m’a appelé le Chevalier
noir.

Je me mis de suite à la tête de l’armée ; elle était belle et pleine
d’ardeur, aussi n’eûmes nous pas de peine à vaincre le rebelle, mais les
Anglais étant venus à son secours, il fallut recommencer le combat ; une
bataille décisive allait se donner : j’exhortai mes soldats et je les
conduisis à l’ennemi ; ils firent des prodiges de valeur, néanmoins ils
allaient céder au nombre et à la fortune, lorsque je m’adressai à Ernof :
Mon fils, lui dis-je, le salut de l’armée dépend de nous : vois-tu ce
gros d’ennemi ? lui seul porte le désespoir et la mort, courons et
qu’il nous reconnaisse pour les favoris du prince. Ernof me suit, notre
présence rétablit le combat, mon jeune ami était comme un lion, et
bientôt les Anglais cèdent à sa valeur ; mais ce ne fut point sans que
notre sang coulât. Ernof entouré d’une troupe de gendarmes venait de
tomber, prompt comme l’éclair, j’accours pour le sauver ; j’y parviens ;
mais moi même blessé grièvement, je fus emporté sans connaissance.

En apprenant mes succès et mes blessures, le roi était accouru ; il
me trouva presque mourant : sa tendre amitié, ses soins, hâtèrent ma
guérison, et la paix vint y ajouter un beaume qui ferma toutes mes
plaies.

De retour à la cour, le roi voulut tenir sa promesse. Comte, me dit-il,
dans huit jours vous serez l’époux de ma cousine. Hélas ! tant de bonheur
était-il fait pour moi.

La veille de mon himen, jour malheureux, la princesse me fit demander ;
je me rendis à ses désirs. Quel fut mon désespoir, lorsque fondant en
larmes elle me dit : Chevalier, si la vertu et la valeur seules avaient
le pouvoir de subjuguer les coeurs, qui mieux que vous mériterait d’être
aimé ; mais apprenez un fatal secret : j’aime, chevalier, j’aime depuis
longtems, et j’aime sans espoir. Le roi ignore cette funeste passion, et
je n’aurai jamais la force de la lui avouer. Mon seul espoir est en vous
chevalier : si vous voulez me conduite à l’autel, j’obéirai, mais non,
vous vous laisserez fléchir ; vous ne voudrez pas me désespérer, et vous
empêcherez une union qui serait malheureuse pour nous deux.

J’étais stupéfait, la douleur m’ôtait la parole, et je ne pus que
m’écrier : Comment faire, eh ! que dire au roi ? Je prétexterai une
maladie, dit la princesse, et pendant ce tems nous aviserons à quelques
moyens.

Que vous dirai-je, enfin ; je me vis forcé de dire à mon roi, à mon ami,
que je ne pouvais accepter son alliance. Le monarque fit tout ce qu’il
put pour m’arracher mon secret, j’eus la force de le lui cacher : dans sa
colère, il me traita d’ingrat, de perfide, et me bannit de sa présence.
Le jeune Ernof ne fut point compris dans cet arrêt, mais sa tendre
amitié pour moi, a préféré mon exil aux plaisirs de la cour.

Lorsque le chevalier eût fini, l’abbé lui dit : Mon fils, vos chagrins
sont grands et justes ; perdre sans l’avoir mérité la faveur de son
souverain, le coeur de son ami, voilà de véritables chagrins ; mais
prenez courage, le moment n’est pas éloigné... Je prévois... Oui,
l’avenir se déroule à mes yeux.... le ciel m’inspire.... je vous vois
dans les bras de notre monarque adoré.... je vous vois près de la
princesse : elle devient sensible, elle reconnaît que l’objet de sa
passion est indigne d’elle, et elle vous abandonne son coeur et sa main.
Mais avant, il faut détruire l’oeuvre du démon ; jusqu’ici vous avez
combattu des hommes, maintenant c’est la malin esprit qu’il faut
attérer ; soyez insensible, que votre coeur soit de roc, que rien ne vous
touche, ne vous effraye, voilà vos sauveurs, ce Christ, cette image de
la Vierge vous rendront invulnérable. Ce soir, à la troisième heure de
la nuit, vous partirez ; pendant ce tems, mes religieux et moi serons
en oraison pour la réussite de votre périlleuse entreprise. Cependant
mettez-vous en prière, et que le plus saint des sacrements fortifie vos
âmes comme une nourriture succulente fortifie nos corps.

Il dit et se retira.

Le soir, les chevaliers sortirent armés de toutes pièces. A peine
étaient-ils hors de l’abbaye, que la biche vint se présenter à eux, ils
la poursuivirent ; elle les conduisit au milieu de la forêt ; arrivés là,
ils virent un palais magnifique ; une cour nombreuse était assemblée et
le monarque qui la présidait était le roi de France, l’ami du chevalier.
A son côté était la princesse ; le chevalier resta interdit ; il oublia un
moment que c’était l’oeuvre du malin, et il allait se jeter aux pieds du
roi et de sa cousine, lorsqu’Ernof, qui devina sa pensée, le retint
et lui dit : Ces images sont trompeuses, point de faiblesses. C’en fut
assez, le chevalier tirant son épée, fondit sur le fantôme ; celui-ci
lui cria, malheureux veux-tu égorger ton ami, ton bienfaiteur ; veux-tu
immoler ton épouse ; viens plutôt dans leurs bras. Vains discours, le
chevalier armé de la foi, tomba sur le fantôme et le mit en fuite
ainsi que sa princesse. Alors le château s’écroula de toutes parts, le
tonnerre gronda d’une horrible manière, la terre s’entr’ouvrit, et les
deux guerriers en mesurèrent toute la profondeur d’un coup d’oeil. Il en
sortait une fumée noire et infecte et des nuées de fantômes voltigeaient
autour des deux chevaliers ; ils frappaient indistinctement sur tout
ce qui les entourait, et chaque coup qu’ils portaient, occasionnait
un changement : tantôt, c’était une femme en pleurs, qui les priait de
l’épargner ; tantôt c’était un jeune enfant à la mamelle ; une autre fois
c’était une bête féroce.

Il y avait plus d’une heure que ce combat durait, lorsqu’un chevalier
gigantesque se présenta à eux : sa force semblait égaler sa bravoure, et
les coups qu’il porta à nos héros furent horribles ; tout autre qu’eux en
aurait été épouvantés, mais leurs coeurs d’acier ne redoutèrent rien.

Ils s’apperçurent cependant que leur ennemi était invulnérable ; leurs
épées ne pouvaient l’entamer, tandis qu’ils voyaient leurs armes en
pièces et leur sang couler. Faibles femmes, disait-il, osez-vous, vous
mesurer avec moi, tremblez, votre dernier moment approche, et vous irez
rejoindre les téméraires qui comme vous ont voulu braver ma puissance.
O ! Dieu, s’écria le chevalier noir, si jamais j’ai blasphêmé ton saint
nom, si jamais j’ai cessé de protéger le faible, l’innocent, fais-moi
périr ; mais si j’ai toujours été selon ton coeur, si la vertu a toujours
été ma passion, fais-moi sortir victorieux de ce combat.

Nos chevaliers voyant que leurs armes ne pouvaient rien contre le démon,
saisirent leur crucifix et en frappèrent l’ennemi du genre humain ;
mais, ô ! surprise, aussitôt que le divin signe l’eût touché, le guerrier
disparut, et ils ne virent plus à sa place qu’un spectre horrible qui
les glaça d’épouvante ; ils continuèrent à le harceler, et bientôt
après il disparut totalement. Ils parcoururent la vaste enceinte où ils
étaient, et ne trouvèrent plus que les arbres de la forêt.

Ils se retiraient lentement, lorsqu’ils entendirent des cris plaintifs.
Illustres chevaliers, leur disait-on, venez délivrer des malheureux,
aussi braves que vous, mais qui avaient moins de foi et de vertus : nous
gémissons depuis nombre d’années dans les entrailles de la terre, venez
à notre secours.

Les chevaliers ne demandaient pas mieux que d’aller les délivrer, mais
par où passer. Il me vient une idée, dit Ernof, posons notre crucifix
à terre et prions : ils exécutent leur projet. O ! surprise, la terre
s’ouvre et laisse apercevoir un chemin. Nos guerriers s’y précipitent,
et bientôt ils arrivent près des malheureux qui les avaient appelés :
mais des barrières insurmontables s’opposent à leur délivrance ; toute la
malice infernale s’est déployée pour défendre ces lieux ; des
fantômes, des spectres, des lacs de sang, de souffre, rendent ce
lieu inexpugnable ; une multitude de démons en défendent l’entrée ;
nos chevaliers frappent d’estoc et de taille, tous leurs efforts
n’aboutissent à rien ; ils approchent leur divine relique, les grilles
disparaissent, les démons sont en fuite, tout cède à leurs efforts :
ils emmènent les malheureux prisonniers. Ils retrouvent leur chemin, et
arrivent presque mourans au monastère.

Dieu soit loué, s’écria l’abbé, l’oeuvre du démon est donc détruite, et
nous pourrons respirer en liberté.

Depuis cette époque, la forêt ne fut plus fréquentée par les esprits,
et pour les empêcher d’y retourner, l’abbé y fit planter des croix de
distance en distance.

Nos deux preux habitaient le monastère depuis quelques jours, lorsqu’ils
reçurent un message du roi qui les envoyait chercher. Ils se rendirent
à ses ordres, leur innocence fut reconnue et le chevalier épousa la
princesse.

LA MAISON DU LAC.

Me promenant sur le lac de Genève, je vis en passant devant un vieux
château abandonné, la terreur peinte sur le visage de mon batelier, qui
fit force de rames pour gagner le large. Qu’avez-vous, lui dis-je ? ah !
Monsieur, laissez-moi fuir au plus vite ; voyez ce fantôme qui est à une
croisée et qui me menace. Je vis en effet un spectre qui faisait des
signes menaçans. Voilà qui est plaisant ! raconte-moi donc ce qui se
passe d’extraordinaire dans ce château ? Monsieur, reprit le batelier,
j’étais autrefois pêcheur et très intrépide, mes camarades m’avaient dit
cent fois : Honoré, n’approche pas du vieux château ; quoique le poisson
y soit très abondant, ne te laisse point tenter, tous les revenans de
l’autre monde l’habitent. Je méprisai leurs conseils et trouvant
mes filets toujours garnis, je revenais tous les jours dans ce fatal
endroit ; j’avais vu plusieurs fois des apparitions, mais je m’en moquais
et de dedans ma nacelle, je narguais les revenans.

Un soir, soir funeste ! que je tirais ma seine, je vois un fantôme
épouvantable marcher sur le lac, je n’en fus pas effrayé, et je saisis
mon aviron pour repousser le spectre, (c’est le même que vous venez de
voir) mais ô terreur ! le monstre secoue son bras et il me fait voir
une flamme qui éclaira tout le lac : dans le même instant il remplit ma
barque de reptiles ; le feu sortait de sa bouche, de ses narines, de
ses yeux, et sa voix était semblable au tonnerre. Cependant d’une main
vigoureuse il saisit mon bateau et le fit disparaître en un clin d’oeil :
comme toute ma petite fortune sombrait, j’entendis le fantôme qui
disait : Téméraire, l’enfer va te recevoir, que cet exemple apprenne aux
faibles humains à ne jamais lutter contre les esprits infernaux.

Cependant je nageais de toutes mes forces sans savoir où j’allais,
heureusement pour moi je rencontrai un pêcheur qui me recueillit, me fit
revenir à la vie, (car j’étais tombé presque mort dans son bateau) et me
conduisit chez moi. Hélas ! je fus sauvé, mais ma barque, mes fillets, et
mon jeune frère, tout périt.

Voilà, monsieur, ce qui m’est arrivé, aussi n’approché-je jamais de ce
maudit château sans un ordre exprès des voyageurs.

Depuis ce tems je mène une triste existence, je suis domestique, tandis
qu’avant je gagnais bien ma vie, et celle de ma pauvre famille.

Mon ami, je suis fâché de ton malheur ; néanmoins je veux aller voir
ton spectre. Le ciel vous en garde, monsieur, vous n’en reviendrez pas
vivant. Viens-y avec moi ?—Non ? j’ai eu une trop bonne leçon.—Eh bien !
débarque-moi.—Pour Dieu, ne faites pas cette folie.—Marche toujours,
débarque-moi.—Soit, je vais vous attendre à quelque distance.

Me voilà au commencement de la nuit au pied du donjon. J’étais armé
jusqu’aux dents, non contre les revenans ; je n’y croyais point, mais
dans la crainte de trouver des habitans de ce monde occupés à toute
autre chose qu’à prier Dieu. J’entre, tout est tranquille dans le
château, j’allume de la chandelle, je me promène partout, je vois tout
en ordre, je m’installe dans une chambre, mes armes sur une table,
j’attends l’ennemi de pied ferme.

Je commençais à croire que les diables ou les esprits me respecteraient,
lorsque j’entendis tomber quelque chose de la cheminée, je me lève
pour voir, c’était une tête de mort, un moment après une jambe suivit,
ensuite des bras et enfin le reste du cadavre. Oh ! oh ! me dis-je, il ne
fait pas bon ici ; ces esprits font autre chose que peur. Je songeais
à me retirer, lorsqu’un bruit de chaînes se fit entendre, j’écoute, et
bientôt je vois mon spectre, qui m’adresse ces paroles : Incrédule, ne te
suffisait-il pas du terrible châtiment de ton batelier ; devais-tu venir
dans cette maison ?... Téméraire, tremble, tout l’enfer est déchaîné
contre toi. Je ne perds point la tête, je fais feu sur le fantôme ; il
se rit de ma colère, et ayant fait un signe, une multitude de démons
accoururent dans l’appartement. Ils faisaient un vacarme horrible. Je
fuis de cette maudite chambre, je gagne un escalier, je monte, je me
précipite dans une autre, j’y trouve un spectre enveloppé d’un linceul
tout dégoûtant de sang ; je fuis de nouveau, des milliers de squelettes
me retiennent avec leurs mains décharnées ; je cours dessus le sabre à la
main, mes coups sont de nul effet, un spectre monstrueux veut se jeter
sur moi, je l’évite, je me sauve ; mais je ne sais bientôt plus où aller,
une fumée épaisse et infecte remplit toute la maison : sans cesse harcelé
par une armée de fantômes, je me précipite dans une pièce voisine ; mais
à peine ai-je mis le pied dedans, que le plafond s’abîme et je tombe je
ne sais où.

Cependant j’étais sans connaissance et je ne me reconnus que lorsqu’il
fit grand jour, alors je me trouvai sur les bords du lac. Mes vêtemens
étaient en lambeaux, et j’étais si faible que je ne pouvais me tenir
debout. Mon pauvre batelier vint me prendre et il me dit : Que de dessus
le lac il avait vu des choses qui l’avaient glacé d’effroi, et qu’il
croyait bien fermement que je n’étais plus de ce monde.

Nous reprîmes tristement le chemin de Genève, là, je donnai à mon
conducteur une somme assez forte pour le mettre à même de reprendre son
premier état.

Quant à moi, je fus plusieurs fois me promener sur le lac, mais je ne
fus plus tenté de visiter l’infernal château.

LE REVENANT ET SON FILS.

M. Cayol, riche propriétaire à Marseille régla un compte avec un de ses
paysans ; celui-ci, lui compta une somme de douze cent francs : le maître
se trouvant fort occupé dans ce moment lui dit : tu reviendras demain,
je te donnerai ta quittance ; sur cela le cultivateur s’en va : tranquille
sur la probité de son bourgeois, il ne se presse pas d’aller demander
son récépissé ; plusieurs jours se passent : durant cet intervalle, M.
Cayol meurt d’apoplexie.

Son fils unique prend possession de son héritage. En visitant les
papiers de son père, il voit que son paysan, Pierre, lui doit douze cent
francs, il les lui demande ; celui-ci répond qu’il les a payés. M. Cayol
demande le reçu, le malheureux Pierre ne l’a point, il raconte le
fait ; le propriétaire n’y ajoute point foi, donne congé au paysan, le
poursuit, et obtient condamnation. Il allait faire saisir ses meubles,
lorsqu’une nuit bien éveillé (à ce qu’il m’a dit lui-même), son père lui
apparaît et lui tint ce discours : « Malheureux ! que vas-tu faire, Pierre
m’a payé, lève-toi, regarde derrière le miroir qui est sur la cheminée
de ma chambre, et tu y trouveras mon reçu.

Le fils se lève tout tremblant, obéit, et trouve la quittance de son
père.

Il paya tous les frais qu’il avait faits à son paysan et le garda.

Il l’avait encore à mon dernier voyage dans cette ville.

LE TRÉSOR.

Étant dans une grande ville de province, logé chez un ami, il me dit que
depuis la mort du propriétaire, personne ne pouvait habiter la maison,
parce que toutes les nuits on faisait un sabat épouvantable. Nous
entendrons ce sabat, dis-je, et nous dénicherons peut-être le revenant.
Il n’est pas difficile à dénicher, répondit-il, puisque tous les soirs
nous voyons son ombre. Ah ! ah ! tant mieux.

Me voilà donc aux aguets dès la brune : j’avais pris la précaution de
m’armer. Vers les onze heures, comme nous étions à souper, il entre un
grand fantôme couvert d’un linceul, chacun tremble ; moi seul je me mets
à rire. Le spectre me fait signe de le suivre, je lui réponds : _Allons
marche_.

Nous descendons ; il m’emmène dans la cave, là il me montre une pioche
et me dit : fouille. Je me mets en devoir d’obéir, à peine avois-je
donné cinquante coups de bêche, que je trouve une marmite de fer bien
hermétiquement fermée. Prends cette marmitte, me dit le fantôme, et vois
ce qu’elle contient. Quelle fut ma surprise en la voyant pleine d’or.
Elle contient mille louis, reprend mon interlocuteur, porte les à mon
fils et dis lui bien qu’il ne m’imite pas ; dévoré du démon de l’avarice,
ma seule passion a été d’entasser or sur or ; maintenant j’en porte la
peine, je suis condamné à cent ans de souffrances. Dis de plus à mon
fils qu’il me fasse dire cinquante messes par an, cela abrégera ma
pénitence. Adieu, en finissant cela, il disparut. Je remis fidèlement
à son fils le dépôt que j’avais trouvé, et depuis ce tems, la paix fut
rétablie dans la maison de mon ami.

FACÉTIES SUR LES VAMPIRES.

— Tandis que les vampires faisaient bonne chère en Autriche, en
Lorraine, en Moravie, en Pologne, on n’entendait point parler de
vampires à Londres, ni même à Paris. J’avoue, dit Voltaire, que,
dans les deux villes, il y eut des agioteurs, des traitans, des gens
d’affaires, qui sucèrent en plein jour le sang du peuple ; mais ils
n’étaient point morts, quoique corrompus. Ces suceurs véritables
ne demeuraient pas dans des cimetières, mais dans des palais fort
agréables.

— C’est une chose véritablement curieuse que les procès-verbaux qui
concernent les vampires. Calmet rapporte qu’en Hongrie, deux officiers
délégués par l’empereur Charles VI, assistés du bailli du lieu et du
bourreau, allèrent faire enquête d’un vampire mort depuis six semaines,
qui suçait tout le voisinage. On le trouva dans sa bière frais,
gaillard, les yeux ouverts, et demandant à manger. Le bailli rendit sa
sentence. Le bourreau arracha le coeur au vampire et le brûla ; après
quoi le vampire ne mangea plus. Qu’on ose douter après cela des morts
ressuscités dont nos anciennes légendes sont remplies ! (_Dictionnaire
phylosophique._)

— Dans le vaudeville des Variétés, _les trois Vampires_ se font
connaître de cette sorte :

_Le vampire Ledoux_. « Un instant !... Je suis connu, je me nomme
Ledoux, fils de M. Grippart Ledoux, huissier de Pantin..... Messieurs. »

_Le vampire Larose._ « Moi je m’appelle Larose, fils de Pierre
Taxant Larose, percepteur des contributions de Sceaux..... Messieurs ; et
honnête homme, si j’ose m’exprimer ainsi. »

_Le vampire Lasonde._ « Et moi, je suis Lasonde, commis à la
barrière des Bons-Hommes..... Messieurs. »

_M. Gobetout._ « Puisque votre père est huissier, que le vôtre
est percepteur des contributions, et que monsieur est commis à la
barrière...., je ne m’étais pas tout-à-fait trompé en vous prenant pour
des vampires. Vous nous sucez bien un peu....

— Quand les vents glacés du dernier hyver eurent perdu les oliviers
de la Provence, un mauvais plaisant dit :»Les vents de l’année passée
étaient bien mauvais, mais ceux de cette année sont encore des vents
pires.... »

— Le fameux marquis d’Argens témoigna, dans ses Lettres juives, quelque
crédulité pour les histoires de vampires. Il faut voir, dit
Voltaire, comme les Jésuites de Trévoux en triomphèrent : « Voilà donc,
disaient-ils, ce fameux incrédule qui a osé jetter des doutes sur
l’apparition de l’ange à la Sainte-Vierge, sur l’étoile qui conduisit
les mages, sur la guérison des possédés, sur la submersion de deux mille
cochons dans un lac, sur une éclypse de soleil en plaine lune, sur la
résurrection des morts qui se promenèrent dans Jérusalem : son coeur
s’est amolli, son esprit s’est éclairé ; il croit aux vampires.....

— Il était reconnu que les vampires buvaient et mangeaient. La
difficulté était de savoir si c’était l’âme ou le corps du mort qui
mangeait. Il fut décidé que c’était l’une et l’autre. Les mets délicats
et peu substantiels, comme les meringues, la crème fouettée et les
fruits fondans, étaient pour l’âme ; les rost-bif étaient pour le corps.
(_Dictionnaire philosophique_).

— Le résultat de ceci est qu’une grande partie de l’Europe a été
infestée de vampires, pendant cinq ou six ans, et qu’il n’y en a plus ;
que nous avons eu des convulsionnaires en France, pendant plus de vingt
ans, et qu’il n’y en a plus ; que nous avons eu des possédés pendant dix
sept cents ans, et qu’il n’y en a plus ; qu’on a toujours ressuscité
des morts depuis Hyppolite, et qu’on n’en ressuscite plus. (_Même
ouvrage._)

CONCLUSION.

Parce qu’on a vu dans ce volume quelques histoires qui
portent en apparence une certain caractère de vérité, il ne faut pas
pour cela les croire. On n’a lu généralement que des contes, ou des
aventures qui ne sont nullement authentiques. Doit-on croire une
personne qui a vu seule des choses surnaturelles ? Et dans toutes
apparitions, il n’y a jamais de témoins imposans.

Il est vrai qu’on a déterré des morts dont le corps était encore frais.
Cet accident était causé par la nature du terrain où ils étaient inhumés
ou bien par des maladies ; la peur et l’imagination troublée en ont fait
des vampires.

Mais comme il est reconnu et démontré que les morts ne peuvent revenir,
et qu’il n’y a jamais eu de revenants, à plus forte raison, doit-on être
assuré qu’il n’y a ni vampires, ni spectres, qui aient le pouvoir de
nuire.

Remarquons en finissant que les personnes d’un esprit un peu solide
n’ont jamais rien vu de cette sorte, que les apparitions n’ont
effrayé que des villageois ignorants, des esprits faibles et
superstitieux.—Pourquoi Dieu, qui est clément et juste prendrait-il
plaisir à nous épouvanter, pour nous rendre plus misérables ?...

FIN.

P.-S.

Le livre papier est disponible aux éditions "À Rebours".

Texte reproduit en langage html d’après le téléchargement en pdf publié par le Projet Gutenberg : The Project Gutenberg EBook of Infernaliana, by Ch. Nodier

À propos de leur édition :
http://www.gutenberg.org/etext/18089

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