La Revue des Ressources

HTX™ 

novembre 2002, par Lucie de Boutiny (Date de rédaction antérieure : 1er janvier 1970).

Constat

Un éditeur papier étant, malgré lui, devenu un gestionnaire,
un lecteur papivore étant, contre sa volonté, un consommateur,
un auteur papier, c’est comme ça, étant présentable en tant qu’icône,
sa disparition provoquant une mise en place récurrente des nouveautés, la nouveauté servant à injecter artificiellement de l’euphorie sur le marché, le principe de rotation des stocks de livres étant basé sur l’amnésie joyeuse, la prolifération culturelle faisant tourner à vide un système d’exploitation rentable, est-ce qu’il ne serait pas souhaitable que la littérature change de support, donc de forme, donc renouvelle son intérêt, et par là même rajeunisse son lectorat, le diversifie ?
Et si les auteurs du 3e millénaire, habitués désormais à lire sur écran parce que nés avec les technologies hypermédias, changeaient naturellement la base même des conditions d’édition, de production, de diffusion, de fabrication de ce qu’aujourd’hui on appelle "Livre".

Wor[l]d wi[l]de web™, le cadeau du siècle

Le wor[l]d wi[l]de web™, ou encore le W3, est le cadeau du XXe siècle finissant pour toute une génération ayant un peu trop tout lu, revu, ou plutôt en attente de découvertes. Quelques écrivains n’ont pas confondu Gadget et Transformateur de littérature, ils ont remercié la fée Numérique de leur avoir offert... quoi ? Là est la question qu’avec curiosité, tolérance, apprentissage, nous nous posons. Nous ? Qui ? Le W3 serait une affaire de génération ? Qu’importent les stéréotypes, les ségrégations, les préjugés dont certains s’encombrent. L’élan "nous" a fait décoller.

Quelques écrivains, après avoir assimilé quelques théories franco-américaines sur la connexion littérature et informatique, observé quelques HTX™ - œuvres HyperTeXtuelles-, ont apprécié qu’il n’y ait pas vraiment de modèles et références, pas encore de réseaux hiérarchisés sur le Réseau Internet où se créent spontanément de nouvelles communautés artistiques.
Désormais des expériences HTX™ sont en cours d’élaboration partout dans le monde, écrivains rencontrent plasticiens, infographistes, sur une plate-forme de dialogues avec informaticiens prêts à partager leurs compétences. Technoécrivains, universitaires, critiques, redonnent à la littérature un aspect de recherche fondamentale. Il semble que, pour en avoir le cœur net, nous sommes tous en attente de voir ce médium propulser des arts spécifiques.
Les autres intérêts du support W3 sont les suivants : les coûts de production, de diffusion, de réception sont moindres en comparaison à ceux de l’impression. Son impact est d’un clic de souris planétaire. Les possibilités de stockage en ligne sont "infinies", leur durée d’exposition se situant dans un espace-temps de mémoire numérique. Enfin, à la différence de l’imprimerie, la consultation des créations en ligne est - pour l’instant... - immédiatement accessible au plus grand nombre.

On peut toujours dire qu’il est vrai que peu nombreux sont ceux qui disposent d’un ordinateur connecté, que la francophonie, par exemple, est limitée. On peut toujours trouver des arguments critiques sans étincelles, conservateurs, peu éclairés.

L’HTX™ - la littérature Hypertexte - sera donc écrite par un techno-écrivain qui pourrait, pour commencer son initiation à l’écriture multimédia, travailler sur le support W3, et cela également, parce que les installations [immersion dans un environnement textuel proposant une lecture sensorielle avec capteurs interactifs et casque de vision 3D...] sont encore trop expérimentales et onéreuses.

HTX™ sur W3

L’HTX™ consultable par le réseau ou disponible sur un support matériel [aujourd’hui le cd-roman™ et le livre électronique, demain le dvd-roman™ et l’écran pliable aussi léger qu’une feuille de Vélin], ne peut que redonner virginité et utopies à la création littéraire. Sa nouveauté stimule en effet la créativité des ingénieurs, des chercheurs, des artistes.

Publier sur le W3 une autre littérature, une littérature numérique, qu’ici on appelle HTX™ doit se concevoir, entre autres arguments, comme une réponse à la diffusion semble-t-il saturée de l’édition traditionnelle, à la fausse mass-médiatisation, et au multi-pilonnage systématique de la plupart des livres papiers, tout cela étant nécessaire à une économie de l’industrie du loisir dans lequel s’inscrit, désormais ou peut-être comme depuis toujours qu’importe, le livre.

Des écrivains classiques pourront utiliser le W3, comme simple support de leurs textes qu’ils souhaitent faire lire au plus grand nombre, mais les enjeux du support numérique sont bien entendu formels ne serait-ce qu’en raison de la structure hypertextuelle du récit numérique, de ses possibilités arborescentes, combinatoires, aléatoires, génératives... mais encore hypermédia [visuelles, sonores, graphiques...].

Loi no. 0010101001

Je répète 0010101001. Répétez après moi, la numérisation binaire n’est pas répétitive. Je répète l’HTX™ la plus intéressante n’est pas le fait de la numérisation systématique de livres écrits pour le support papier, mais celle provenant de la création d’une écriture numérique.

Mot de la fin sur l’édition

Evidemment, les HTX™ en ligne, ou le cd-roman™, ne transformeront pas le livre papier à consommer avant date périmée. Nous sommes dans un système éditorial -papier ou numérique- dont les valeurs vitales étaient, sont et seront inévitablement marchandes, les stratégies marketing, les enjeux concurrentiels. On peut donc, dès à présent, prévoir que les e-éditeurs vont bientôt lancer de faux produits, des sous-HTX™. La preuve sur le Net dès aujourd’hui : en quoi, un roman participatif, initié par un éditeur renommé, labélisé par un auteur à gros tirage, avec participation d’internautes de bonne volonté, est profondément expérimental ? Il s’agit là tout simplement d’un acte généreux qui prouve la passion pour l’écrit que partage tout un chacun et cela alors que la littérature semblait désacralisée.

Cd-rom d’auteur, mon cul, dit Zazie

Dès sa création, le cd-rom [exception pour les jeux] est un échec commercial annoncé. Pourquoi ? Parce que précisément avec le titre "cd-rom d’auteurs" est vendu un programme qui transforme toute innovation sans compromis en référence consensuelle. Vite, il faut rentabiliser le titre très vite, si vite que les cd-roms d’auteurs ont été immédiatement remplacés par des titres "ludo-culturels", au pire des cas "ludo-éducatifs". Exemple de chef-d’œuvre gravé sur une galette : une encyclopédie. Une encyclopédie incomplète à l’interface enfantine et à l’interactivité obligée, le tout emballé dans une stratégie marketing qui ne leurre personne. La preuve en est. Il n’y a que Puppet Motel de Laurie Anderson, Amitious Bitch de Marita Liulia, + 5,2 galettes, qui ont ouvert des pistes soigneusement barrées. Merci quand même.

Argumentaire pour rassurer l’Académie

Les enjeux de l’HTX™ sont formels ? C’est-à-dire littéralement littéraires ? Mais oui, le technoécrivain qui a mis ses textes sur le Wor[l]d Wi[l]de Web™ sait que le potentiel de ce nouveau support est autre qu’une efficace formule de diffusion de masse et d’auto-promotion planétaire.

L’HTX™ demande une élaboration précise de la structure narrative qui s’exprime dans un contexte environnemental graphique soigné, inventif, qui prolonge le texte. Et cela en plus, de ce qui fait un livre traditionnel : sujets, personnages, intrigues, scénario, registre, style etc. La Bande Dessinée, la publicité, l’habillage télévisuel et cette nouvelle e-littérature se posent des questions esthétiques similaires.

Genre

Quoi de plus enthousiasmant pour un jeune auteur à la fois nourri voire étranglé par tant chefs-d’œuvre littéraires que de participer à l’élaboration d’un nouveau "genre"... ? Cette question a été posée en 1994 par l’universitaire Jean Clément qui, lors d’un colloque à la Sorbonne, rendait compte notamment d’un certain nombre d’hypertextes numériques commis dès le début des années 80, comme par hasard, essentiellement aux Etats-Unis. Nous avions l’habitude d’avoir 10 ans de retard avec ce qu’il se passe "en Amérique", comme on disait à l’époque, nous en avons maintenant au moins 20. Bravo, on progresse.

Mais la littérature numérique, cet HTX™, sera-t-elle un "genre" ? N’est-ce pas un peu réducteur de dire "genre", genre quoi ? Est-ce que l’on va continuer à caser les techno-auteurs dans des genres [de même qu’on le faisait avec le poète au rebut, le théâtreux désuet, le pamphlétaire bêtement cynique, le gentil conteur, le sous-novelliste, le romancier sans lecteurs...] ? N’assiste-t-on pas à l’émergence d’un e-littérature multimédia qui peut, voire qui doit, fonctionnellement englober tous les genres, comme, du reste, l’ont fait les grands romans des siècles passés.

Mise à l’index des possibles impossibles

Remarque liminaire : Quand le niveau littéraire en France s’élève, l’écriture est gonflée comme une bonne grosse baudruche qui divertit la petite élite des lettrés.

Auteurs conceptuels - c’est une marque de fabrique française - ayant le privilège de n’être pas traduits jugés intraduisibles, faute de public, bonsoir à vos cadavres vivants.

Explication : un écrivain esthète, dans le genre des germanopratins vêtus en noir ou gris anthracite, élégance métal pour texte design, peut désormais, grâce aux générateurs d’écriture, se prendre pour un ordinateur inspiré par quelques démarches communes à l’art contemporain qui le ravit : il pourra indexer, établir son texte comme une banque de données [sans profits], un échantillonneur [sans auteur]. Il pourra en rester au catalogue inachevé des possibles d’écriture.
Le format écran et ses programmations se prêtent à ce genre d’expérience limite mais traditionnelle. Il pourra donc s’amuser à faire des classifications, comme ils disent - absolument non opératoires - et ce qui paraissait une occupation chic de nantis qui possèdent tout, pleins d’artifices, plein de trucs littéraires à épate bourgeois germanopratins vêtus en noir ou gris anthracite, deviendra, une fois formaté pour l’écran, enfin créative. Du moins espérons-le sinon, c’est à se désespérer de voir le spectacle de l’art qui parle à l’art avec mépris du public. Créer ce n’est pas faire, c’est donner.

Arguments technophobes

Bien sûr cet avenir sera fait de passé car on n’a pas inventé l’HTX™ numérique pour que l’hypertexte existe : allez vous coucher de bonne heure, trempez vos yeux dans Proust. Et René Crevel ? Et Kundera ? Et Sollers ? Et Woolf ? Et Sarraute ? Etc. Et bien oui, justement, voilà des œuvres HTX™ disponibles exclusivement sur format papier. Regrettable.

Recharger la création

Le dispositif numérique sur le W3 tend à effacer le contact direct avec le livre-objet [devenu soit un gadget commercial, soit un fétiche pour élite lettrée etc.].
La relative immatérialité numérique confère à l’imaginaire du lecteur de nouveaux pouvoirs, et notamment celui de se laisser entraîner dans un labyrinthe HTX™.
Souhaitons-lui l’effleurage de synesthésiques caresses sur ses films intérieurs, des rires inattendus, des pensées saugrenues, violentes, timides qui l’ouvrent au pouvoir des mots pris dans la chair des pixels.

Je, c’est toi

Utopie - forcément ratée - de faire passer le relais au lecteur. Néanmoins le technoécrivain "œuvre " afin que l’auteur, ce soit Toi. Toi qui navigue dans le récit au gré d’une attente vague. Toi qui cherches l’émotion, la connaissance, un rêve, de l’art, une ouverture vers ton imagination, par déclics intuitifs, alors que s’interfacent des écrans de même que tout petit, tu tournais les pages pour accéder à ton manège enchanté.

Présence

Evidemment, le technoécrivain est un menteur qui raconte des histoires. Il veut réaliser ce rêve récurrent : ne pas se prendre pour un auteur, effacer la frontière élitiste avec le lecteur. En plus de son rôle de conteur, il se veut l’humble concepteur d’un environnement graphique, d’une arborescence dans laquelle tu crois circuler en toute liberté
.
NB : Contrairement aux apparences, la machine à écrire des textes autonomes, qu’on appelle textes générés par ordinateur, ne se débarrasse pas de la présence de leur auteur qui a constitué les différents dictionnaires de base où le programme informatique va chercher sa matière à écrire en direct.

P.A. : Technoécrivain aime son lecteur

Le rôle du technoécrivain est d’activer la libido du lecteur, de le séduire, de lui faire une ronde de charmes avec des HTX™ arborescents. Et ça se passe tout en lien. Je vous passe la liane : rien de nouveau dans le champ de la création numérique sinon que les arbres se déployant, les chemins bifurquent à nouveau tandis que les bits sont là pour satisfaire votre plaisir de lectrice. Soyons allègrement un brin vulgaire, la littérature numérique aura le droit de tout faire, la capacité de tout dire. Cette remarque qui est, du reste, aussi peu nécessaire que toutes les remarques précédentes et suivantes vient de ce que les détracteurs de la techno-littérature l’imaginent froide, minimale, répétitive ou encore branchée donc démodée, cellulaire, trop Net.

L’auteuritarisme en mode mineur

L’HTX™, ouverte, offerte, généreuse, sensible aux pointeurs, volage, en mouvement, elle semble disparaître d’un écran l’autre. Elle serait plus à même de traduire non-linéairement la complexité de notre modernité rhizomatique, de notre présent.

Lu pas lu

On oppose une lecture linéaire, logique, plate, suivant l’axe du temps, à une lecture hypertextuelle confuse où plus on avance, plus on se perdrait dans le dédale des possibles de lecture. L’HTX™ serait instable, mutante, fatigante à la longue, et les meilleures plaisanteries sont les plus courtes. Sa lecture par clic et zap ne permettrait pas le développement de la mémoire, donc l’acquisition d’un savoir, voire même la compréhension de l’histoire. On ne la lirait pas, on la clique. Elle serait partout, nulle part. Ce sont des propos entendus. Sur écran, il faut réapprendre non seulement à écrire, mais encore à lire.

Bientôt le giga confort moderne

La linéarité imposée par l’ordre des pages a l’élégance lisse du confort classique. On voit les choses comme si l’écriture linéaire exprimait la logique d’un monde où l’on impose l’ordre, où la science et la politique guident nos certitudes, tandis que l’HTX™ admettrait que les idéologies sont dangereuses et que l’humain, étant déraisonnable, sa pensée fonctionne par affects, parfois comme par hasard.

Ecriture visuelle

On regarde un écran, on lit un livre. L’écrit à l’écran sera lu et regardé. L’un des nouveaux rôles du technoécrivain est de penser à dynamiser les mots. Il faut stimuler la rétine habituée au confort statique de la feuille papier. Avec quelques sophistications logicielles, la lettre peut devenir organique... Abusons de ce genre de métaphore : on pourra dès lors imaginer activer les mots, imprimer le son, oraliser les polices de caractères.

Face aux préjugés de l’écriture multimédia : lecture fragmentaire frustrante, juxtaposition déroutante de textes/images/ sons, interactivité obligatoire mais illusoire - il conviendra d’apporter un soin particulier à la topographie et à la typographie.

Topographie

Si vous avez connecté la littérature à l’ordinateur afin de court-circuiter le réseau éditorial. Ce changement de support modifie énergiquement les conditions de son exploitation formelle. Ainsi le technoécrivain préoccupé par l’ergonomie du livre donnera beaucoup - trop ? - de temps à la gestion des hyperliens. Il élabore moins un plan, qu’une planification.
Aussi en raison de l’éventuelle complexité des rouages et l’installation d’un embranchement de parcours offerts au lecteur, bref, en raison du bordel ambiant, le lecteur appréciera une série d’outils offrant une vue globale de l’hyperfiction : carte de navigation, possibilité de retour au sommaire, index des noms, des lieux, des thèmes, etc., cela constituant une base de données de références disponible à tout moment.

Parcours de lecture

L’HTX™ tente de se débarrasser de l’auteuritarisme. Plus encore qu’avec le support papier, l’auteur HTX™ doit se mettre à la place du lecteur. Le lecteur a, selon les principes de navigation hypertextuelle, pour plaisir de lecture de fabriquer le cyber-roman qu’il défait.
En raison de cette apparente inversion des compétences, le technoécrivain se prendra moins pour un génie - au sens romantique du terme - que pour un ingénieur des ponts et chaussées. Son souci majeur étant de [faire] programmer des chemins de lectures.

Afin d’assurer un parcours sans embûches, obstacles et autres bogues, il se fera fin stratège en communication. De fait, nous sommes là, au cœur des rénovations formelles initiées au début du siècle dernier avec le roman déstructuré - appelons-le prépost-moderne à l’aube de cette manie du modernisme. Ces rénovations formelles n’ont pas pris le dessus sur des structures narratives rectilignes comme des autoroutes.

Bientôt les singes Bonobos sauront lire

Avec le texte numérique, rien ne change, nous restons des animaux domestiqués et sauvages qui ont faim de savoir, qui ont des bas instincts, qui ont soif d’aventures virtuelles. Face à l’écran, nous restons classiques, c’est-à-dire cathartiques, à condition de se laisser apprivoiser, transformer.

Les vœux du millénaire

Notre création littéraire est opprimée, comprimons-la. Elle se meurt, ressuscitons-la en morceaux.

NB : ces notes sont remplies de néologismes fumeux par excès de définition. On ne sait pas encore s’il faut y + de ™, de © , de copyleft, ou de ® ?

P.-S.

Première publication en 2000.

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