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Cyborg Manifesto - un manifeste cyborg 

Science, Technology, and Socialist-Feminism in the Late Twentieth Century

jeudi 10 mai 2012, par Donna J. Haraway

Donna Haraway emploie la métaphore du cyborg pour expliquer que les contradictions fondamentales de la théorie féministe et identitaire devraient être conjointes au lieu d’être résolues, ainsi que la machine et l’organique dans les cyborgs. L’idée de cyborg déconstruit les binarismes de maîtrise et manque de maîtrise du corps, objet et sujet, nature et culture, dans un sens qui soit utile à la pensée féministe postmoderne. Haraway montre à travers cette métaphore que des choses qui semblent naturelles, comme le corps humain, ne le sont pas : elles sont construites par nos idées sur elles. Cette idée a un intérêt certain pour le féminisme, dans la mesure où les femmes sont souvent réduites à des corps. C’est aussi une critique de l’essentialisme qui subvertit l’idée de naturalité et l’artificialité, le cyborg étant un être hybride.

En outre, Haraway plaide pour une « politique des affinités » contre une politique identitaire féministe, soulignant les multiplicités à l’œuvre dans le mouvement féministe (« femmes de couleur », etc.) et refusant l’idée même d’un « état féminin ».

Rêve ironique d’une langue commune pour les femmes dans le circuit intégré.

Je vais tenter ici de construire un mythe politique ironique qui soit fidèle au féminisme, au socialisme et au matérialisme. Plus fidèle peut-être au sens du blasphème que de la vénération et de l’identification respectueuses. Le blasphème semble exiger depuis toujours que l’on prenne les choses très au sérieux. Je ne connais pas de meilleure posture à adopter de l’intérieur des traditions évangéliques laïquo-religieuses, traditions suivies en politique par les Américains, y compris par les féministes socialistes. Le blasphème lancé de l’intérieur de la majorité morale nous en protège, tout en soulignant le besoin que nous avons de communauté. Le blasphème n’est pas l’apostasie. L’ironie est une histoire de contradictions qui ne se résolvent pas dans de grands “ touts ”, même dialectiquement. L’ironie est une histoire de tension produite lorsque l’on veut faire tenir ensemble des choses incompatibles parce que deux d’entre elles, ou toutes, sont vraies et nécessaires. Une histoire d’humour, une façon de jouer sérieusement. Une stratégie rhétorique, une méthode politique que j’aimerais voir plus souvent à l’honneur au sein du féminisme socialiste. Au centre de ma foi, de mon ironie, de mon blasphème : l’image du cyborg.

Le cyborg est un organisme cybernétique, hybride de machine et de vivant, créature de la réalité sociale comme personnage de roman. La réalité sociale est le vécu des relations, notre construction politique la plus importante, une fiction qui change le monde. Les divers mouvements féministes internationaux ont autant construit “ l’expérience des femmes ” qu’ils ont mis à découvert ou fait la découverte de cet objet collectif crucial. Cette expérience des femmes est une fiction et un fait de la plus haute importance politique. La libération nécessite que l’on construise la conscience de l’oppression et des possibles qui en découlent, qu’on les appréhende en imagination. Le cyborg : question de fiction et de vécu, qui change ce qui compte en tant qu’expérience des femmes en cette fin de XXe siècle. Il s’agit d’une lutte de vie et de mort, mais la frontière qui sépare la science-fiction de la réalité sociale n’est qu’illusion d’optique.

La science-fiction contemporaine est peuplée de cyborgs, créatures à la fois animal et machine qui habitent des univers ambigus à la fois naturels et fabriqués. La médecine moderne, elle aussi, fait appel à des cyborgs, accouplements entre organisme et machine, tous conçus comme des systèmes codés, et dont l’intimité et l’énergie ne proviennent pas de l’évolution de la sexualité telle que nous la connaissons. Le sexe cyborgien fait revivre quelque chose de la ravissante liberté réplicative des fougères et des invertébrés (quelle délicieuse prophylaxie naturelle contre l’hétérosexisme). La réplication du cyborg a divorcé de la reproduction organique. La production moderne ressemble à un rêve de travail accompli dans un monde colonisé par les cyborgs, un rêve à côté duquel le cauchemar du Taylorisme paraîtrait idyllique. Et la guerre moderne est une orgie de cyborgs qui a pour nom de code le C3ICommand-Control-Communication-Intelligence (Commandement-Contrôle-Communication-Renseignement), une ligne de 84 milliards de dollars dans le budget de la défense américaine de 1984..

Je plaide pour une fiction cyborgienne qui cartographierait notre réalité corporelle et sociale, une ressource imaginaire qui permettrait d’envisager de nouveaux accouplements fertiles. La biopolitique de Michel Foucault n’est qu’une pâle prémonition de la politique du cyborg, ce vaste champ.

La fin du XXe siècle, notre époque, ce temps mythique est arrivé et nous ne sommes que chimères, hybrides de machines et d’organismes théorisés puis fabriqués ; en bref, des cyborgs. Le cyborg est notre ontologie ; il définit notre politique. Le cyborg est une image condensée de l’imagination et de la réalité matérielle réunies, et cette union structure toute possibilité de transformation historique. Dans la tradition occidentale des sciences et de la politique – tradition de la domination masculine, raciste et capitaliste, tradition du progrès, tradition de l’appropriation de la nature comme ressource pour les productions de la culture, tradition de la reproduction de soi par le regard des autres – la relation entre organisme et machine fut une guerre de frontières. Elle avait pour enjeux les territoires de la production, de la reproduction et de l’imagination. Ce chapitre est une plaidoirie et pour le plaisir à prendre dans la confusion des frontières et pour la responsabilité à assumer quant à leur construction. C’est aussi une tentative de contribution à la culture et à la théorie féministes socialistes sur un mode post-moderne qui ne se réfère pas à la “ nature ”, dans la tradition utopiste d’un monde sans genres sexués qui est peut-être un monde sans genèse mais peut-être aussi un monde sans fin. L’incarnation du cyborg est extérieure à l’histoire de la rédemption. Elle ne s’inscrit pas non plus dans un calendrier œdipien car elle ne cherche pas à cicatriser les terribles clivages du genre dans une utopie symbiotique orale ou une apocalypse post-œdipienne. Comme le dit Zoe Sofoulis dans Lacklein, texte inédit sur Jacques Lacan, Mélanie Klein et la culture nucléaire, les monstres les plus terribles, et peut-être promis au plus bel avenir, des mondes cyborgiens s’incarnent dans des récits non-œdipiens qui ont une logique de répression différente et que nous devons comprendre si nous voulons survivre.

Le cyborg est une créature qui vit dans un monde post-genre ; il n’a rien à voir avec la bisexualité, la symbiose préœdipienne, l’inaliénation du travail, ou tout autre tentation de parvenir à une plénitude organique à travers l’ultime appropriation du pouvoir de chacune de ses parties par une unité supérieure. Le cyborg n’a pas d’histoire de ses origines au sens occidental du terme – ultime ironie puisqu’il est aussi l’horrible conséquence, l’apocalypse finale de l’escalade de la domination de l’individuation abstraite, le moi par excellence, enfin dégagé de toute dépendance, un homme dans l’espace. L’histoire des origines, au sens humaniste occidental du terme, repose sur le mythe d’une unité, d’une plénitude, d’une béatitude et d’une terreur originelles représentées par la mère phallique dont tous les humains doivent se détacher, pour accomplir leur double tâche de développement individuel et historique, selon les mythes jumeaux super puissants hérités du marxisme et de la psychanalyse. Comme l’a montré Hilary Klein, le marxisme et la psychanalyse reposent, dans leur conception du travail, de l’individuation et de l’élaboration des genres, sur le même scénario : la différence doit être produite à partir d’une unité originelle et trouver un rôle dans la mise en scène de la montée de la domination qui s’exerce sur la femme/nature. Le cyborg saute l’étape de l’unité originelle, celui de l’identification avec la nature au sens occidental du terme. Voici sa promesse illégitime, qui pourrait nous conduire vers la subversion de sa téléologie de guerre des étoiles.

Le cyborg est résolument du côté de la partialité, de l’ironie, de l’intimité et de la perversité. Il est dans l’opposition, dans l’utopie et il ne possède pas la moindre innocence. Parce qu’il n’est plus structuré par la polarité du public et du privé, le cyborg définit une cité technologique en partie basée sur une révolution des relations sociales au sein de l’oïkos, du foyer. Nature et culture sont refaçonnées ; l’une ne peut plus être la ressource que l’autre s’approprie et assimile. Les relations, y compris celles de polarité et de domination hiérarchique, qui permettent, avec des parties, de former des “ touts ” sont à l’ordre du jour dans le monde cyborgien. Contrairement au monstre de Frankenstein, le cyborg n’attend pas de son père qu’il le sauve en restaurant le jardin originel ; c’est-à-dire en lui fabriquant une compagne hétérosexuelle, en faisant enfin de lui un tout fini, une cité, un cosmos. Le cyborg ne rêve pas d’une communauté établie sur le modèle de la famille organique, mais il n’en a pas pour autant un projet œdipien. Le cyborg ne reconnaîtrait pas le jardin d’Eden, il n’est pas fait de boue et il ne peut rêver de retourner à la poussière. C’est peut-être pour cela que je veux voir si les cyborgs peuvent subvertir l’apocalypse du retour à la poussière nucléaire engendré par la compulsion obsessionnelle à nommer l’Ennemi. Les cyborgs ne sont pas respectueux ; ils n’ont pas de souvenir du cosmos. Ils se méfient de l’holisme, mais ont besoin de connexion – ils semblent avoir un penchant naturel pour la politique du front commun, mais sans troupes d’avant-garde. Reste le grand problème des cyborgs : ils sont les rejetons illégitimes du militarisme et du capitalisme patriarcal, sans parler du socialisme d’État. Mais les enfants illégitimes se montrent souvent excessivement infidèles à leurs origines. Leurs pères sont, après tout, in-essentiels.

Je reviendrai sur la science-fiction cyborgienne à la fin de ce chapitre, mais je veux maintenant évoquer trois brèches percées dans les frontières, trois moments cruciaux qui rendent possible l’analyse de politique-fiction (politico-scientifique) qui va suivre. Dans la culture scientifique américaine de cette fin du XXe siècle, la frontière qui sépare l’humain de l’animal est presque complètement tombée. Quand ils n’ont pas été transformés en parcs de loisirs, les derniers bastions de la spécificité ont été pollués : ni le langage, ni l’outil, ni le comportement social, ni ce qui se passe dans notre tête ne justifie plus de manière vraiment convaincante la séparation de l’humain et de l’animal. Et nombreux sont ceux qui ne ressentent plus le besoin d’une telle séparation ; au sein de la culture féministe, bien des tendances affirment le plaisir que procure la connexion de l’humain aux autres créatures vivantes. Les mouvements de défense des droits des animaux ne proposent pas un déni irrationnel de la spécificité humaine ; ils reconnaissent avec lucidité la connexion qui s’établit au-delà de la vieille opposition entre nature et culture. Au cours des deux derniers siècles, la biologie et la théorie de l’évolution ont en même temps transformé les organismes en objets de connaissance et réduit la frontière entre humain et animal à une légère trace sans cesse re-tracée par les luttes idéologiques et les disputes professionnelles qui opposent les sciences sociales à celles de la vie. Dans ce contexte, raconter aux enfants la création du monde par Dieu, comme le font les Chrétiens d’aujourd’hui, est une forme de maltraitance qu’il faudrait dénoncer.

L’idéologie du déterminisme biologique n’est qu’une position à partir de laquelle la culture scientifique permet de débattre des différentes significations de l’animalité humaine. Il reste beaucoup de place aux défenseurs d’une politique radicale pour contester les conséquences d’un brouillage de la frontière 1. C’est précisément là où la frontière entre l’humain et l’animal est transgressée que le cyborg apparaît en mythe. Loin de traduire un éloignement qui isolerait les humains des autres créatures vivantes, les cyborgs annoncent des accouplements fâcheusement et délicieusement forts. La bestialité obtient, dans ce cycle d’échange marital, un nouveau statut.

Une seconde distinction est en train de se lézarder, celle qui oppose l’humain-animal (l’organique) et la machine. Les machines pré-cybernétiques pouvaient être hantées ; il y a toujours eu dans la machine le spectre du fantôme. Ce dualisme a structuré le dialogue entre matérialisme et idéalisme mis en place par une enfant de la dialectique que l’on appelle esprit, ou histoire, selon les goûts. Mais au fond, les machines ne se déplaçaient pas toute seules, elles ne s’auto-concevaient pas, n’avait aucune autonomie. Elles ne réalisaient pas le rêve de l’homme, elles ne pouvaient que le tourner en dérision. Elles n’étaient pas l’homme, son propre auteur, mais une simple caricature de ce rêve masculiniste de reproduction. Penser qu’elles pouvaient être autre chose était pur délire paranoïde. Maintenant, nous n’en sommes pas si sûres. Avec les machines de la fin du XXe siècle les distinctions entre naturel et artificiel, corps et esprit, auto-développement et création externe, et tant d’autres qui permettaient d’opposer les organismes aux machines, sont devenues très vagues. Nos machines sont étrangement vivantes, et nous, nous sommes épouvantablement inertes.

Le déterminisme technologique n’est qu’un des espaces idéologiques ouverts par les nouvelles conceptions de la machine et de l’organisme comme textes codés à travers lesquels nous jouons à lire 2. La textualisation hyperbolique, que l’on trouve dans la théorie post-moderne et post-structuraliste, a été condamnée par les féministes socialistes et marxistes pour sa méconnaissance utopique des relations vécues de domination qui constituent le terrain sur lequel se “ joue ” la lecture arbitraire 3. Il est certainement vrai que les stratégies post-modernes, comme mon mythe du cyborg, subvertissent des myriades de “ touts ” organiques (par exemple le poème, la culture primitive, l’organisme biologique). En bref, nous ne sommes plus très sûres de savoir ce qui appartient ou non à la nature – cette source d’innocence et de sagesse – et nous ne le saurons probablement plus jamais. Nous avons perdu l’autorisation d’interpréter, qui fait la transcendance, et avec elle, nous avons perdu l’ontologie, qui fait le terrain de l’épistémologie “ occidentale ”. Mais il y a d’autres réponses à cela que le cynisme, le manque de foi, ou tout autre version abstraite de l’existence, comme la destruction de “ l’homme ” par la “ machine ” ou de “ l’action politique signifiante ” par le “ texte ” qu’entraînerait le déterminisme technologique. Savoir qui seront les cyborgs est une question fondamentale, notre survie dépend des réponses que nous saurons y apporter. Les chimpanzés comme les objets ont leur politique, pourquoi pas nous (de Waal, 1982 ; Winner, 1980) ?

La troisième distinction qui nous intéresse ici est un sous-ensemble de la deuxième : la frontière entre ce qui est physique et ce qui ne l’est pas devient très imprécise. Les livres de vulgarisation qui traitent des conséquences de la théorie des quanta et du principe d’indétermination sont à la science ce que les histoires d’amour de la collection Harlequin sont au changement radical que connaît l’hétérosexualité blanche américaine : ils sont dans l’erreur, mais ils ont choisi le bon sujet. La microélectronique constitue la quintessence des machines modernes, ses appareils sont partout, et invisibles. La machinerie moderne est un jeune dieu irrévérencieux qui ridiculise l’ubiquité et la spiritualité du Père. La puce en silicium est une surface d’écriture ; elle est gravée dans des couches moléculaires que seul le bruit atomique vient troubler, ultime distorsion pour partition nucléaire. Dans les histoires que l’Occident raconte sur l’origine de la civilisation, l’écriture, le pouvoir et la technologie sont de vieux partenaires, mais la miniaturisation a transformé l’expérience que nous avons de ce mécanisme. La miniaturisation s’est révélée avoir trait au pouvoir, Small n’est plus si beautiful, le petit, celui que l’on trouve par exemple dans les missiles de croisières, apparaît maintenant pré-éminemment dangereux. Comparez les postes de télévision des années 50 ou les caméras des années 70 avec les montres-télévisions que l’on porte aujourd’hui au poignet ou les nouvelles caméras vidéos qui tiennent dans une main. Nos meilleures machines sont faites de soleil, toute légères et propres car elles ne sont que signaux, vagues électromagnétiques, section du spectre. Elles sont éminemment portables, mobiles – un sujet d’immense douleur à Détroit et Singapour. Matériels et opaques, les gens sont loin de cette fluidité. Les cyborgs sont éther, quintessence.

C’est justement leur ubiquité et leur invisibilité, qui font des cyborgs ces machines meurtrières. Difficiles à voir matériellement, ils échappent aussi au regard politique. Ils ont trait à la conscience – ou à sa simulation 4. Ce sont des signifiants flottants qui se déplacent en camion à travers l’Europe, et qu’à Greenham, le magique maillage de ces femmes dénaturées et inconvenantes, qui savent si bien lire les toiles cyborgiennes du pouvoir, a arrêté plus efficacement que les pratiques militantes de l’ancienne politique masculiniste, naturellement constituée d’individus qui ont besoin des jobs que leur offre l’industrie militaire 5. En définitive, la science la plus “ dure ” étudie le domaine où la confusion des frontières est la plus grande, le domaine du nombre pur, de l’esprit pur, du C3I, de la cryptographie et de la préservation de puissants secrets. Les nouvelles machines sont si propres et légères. Leurs concepteurs, des adorateurs du soleil par qui a lieu une nouvelle révolution scientifique associée aux peurs secrètes de la société postindustrielle. Les maladies qu’évoquent ces machines propres ne sont “ rien d’autre ” que de minuscules changements apportés au code d’un antigène dans le système immunitaire, “ rien d’autre ” que l’expérience du stress. Les doigts agiles des femmes “ orientales ”, l’ancienne fascination des petites filles de l’Angleterre victorienne pour les maisons de poupées, l’attention forcée des femmes sur tout ce qui est petit prend, dans ce monde, des dimensions plutôt inattendues. Il se pourrait bien qu’une Alice cyborgienne soit en train de s’intéresser à ces nouvelles dimensions. Il se pourrait bien que ce soient, oh ironie du sort, ces femmes cyborgs dénaturées qui fabriquent des puces en Asie et dansent des farandoles dans la prison de Santa Rita 6 qui, en constituant des groupes, fédèrent efficacement les stratégies de la contestation.

Ainsi, j’élabore mon mythe du cyborg pour parler des frontières transgressées, des puissantes fusions et des dangereuses éventualités, sujets, parmi d’autres, d’une réflexion politique nécessaire que les progressistes pourraient mener. Une des prémisses sur lesquelles je me fonde : les socialistes et les féministes américain(e)s considèrent pour la plupart que les dualismes corps et esprit, animal et machine, idéalisme et matérialisme sont accentués par les pratiques sociales, les formulations symboliques et les objets physiques associés aux “ hautes-technologies ” et à la culture scientifique. De L’Homme unidimensionnel (Marcuse 1964) à La Mort de la nature (Merchant, 1980) les analyses développées par les progressistes mettent l’accent sur la nécessité de dominer la technique et font appel à un corps organique imaginaire pour renforcer notre résistance. Une autre de mes prémisses : jamais ceux qui tentent de lutter contre l’intensification mondiale de la domination n’ont autant eu besoin de s’unir. Mais une perspective légèrement décalée nous permettrait de pouvoir mieux nous battre pour introduire, dans des sociétés médiatisées par la technologie, de nouvelles significations et de nouvelles formes de pouvoir et de plaisir.

On pourrait voir le monde cyborgien comme celui avec lequel viendra l’imposition définitive d’une grille de contrôle sur la planète, l’abstraction définitive d’une apocalyptique Guerre des étoiles menée au nom de la défense nationale, et l’appropriation définitive du corps des femmes dans une orgie guerrière masculiniste (Sofia, 1984). D’un autre point de vue, le monde cyborgien pourrait être un monde de réalités corporelles et sociales dans lesquelles les gens n’auraient peur ni de leur double parenté avec les animaux et les machines, ni des idées toujours fragmentaires, des points de vue toujours contradictoires. La lutte politique doit prendre en compte ces deux perspectives à la fois car chacune d’entre elles révèle et les rapports de domination et les incroyables potentialités de l’autre. La vision unilatérale produit des illusions bien pires que la vision bilatérale ou que celle des monstres à plusieurs têtes. Les unions cyborgiennes sont monstrueuses et illégitimes ; dans le contexte politique actuel, on ne peut espérer trouver plus puissant mythe de résistance et de nouvel accouplement. J’aime imaginer le LAG (Livermore Action Group 7) comme une sorte de société cyborgienne qui s’efforce avec réalisme de convertir les laboratoires, lieux de la plus violente apocalypse technologique, bouches d’où sont vomis ses instruments de destruction, je rêve du LAG comme d’une sorte de société cyborgienne s’engageant à construire une forme politique qui tienne véritablement ensemble sorcières, ingénieurs, anciens, invertis, chrétiens, mères et léninistes pendant suffisamment de temps pour désarmer l’État. Fission Impossible, tel est le nom du groupe d’affinité qui s’est créé dans ma ville. (Affinité : un lien non de sang mais de choix, attraction d’un noyau chimique par un autre, avidité 8) .

Identités fracturées
Se nommer féministe, sans rien ajouter à ce qualificatif, voire affirmer son féminisme en toute circonstance, est devenu difficile. Nous avons une conscience aiguë de ce qu’en nommant, on exclut. Les identités semblent contradictoires, partielles et stratégiques. Après que les notions de classe, de race et de genre se sont, non sans mal, tratégiques. Après que les notions de classe, de race et de genre se sont, non sans mal, imposées comme constructions sociales et historiques, on ne peut plus les utiliser comme bases d’une croyance essentialiste. Il n’y a rien dans le fait d’être femme qui puisse créer un lien naturel entre les femmes. “ être ” femme n’est pas un état en soi, mais signifie appartenir à une catégorie hautement complexe, construite à partir de discours scientifiques sur le sexe et autres pratiques sociales tout aussi discutables. Conscience de classe, conscience de race ou conscience de genre nous ont été imposées par l’implacable expérience historique des réalités contradictoires du capitalisme, du colonialisme et du patriarcat. Qui compose ce “ nous ”, dans ma propre rhétorique ? Sur quelles identités peut-on s’appuyer pour fonder un mythe politique aussi puissant que ce “ nous ”, et qu’est-ce qui pourrait pousser quelqu’un à s’engager dans une telle collectivité ? Les douloureuses divisions qui opposent les féministes les unes aux autres (sans parler des femmes en général) ont emprunté toutes les lignes de fracture possibles et rendu insaisissable le concept même de femme, concept qui constitue une matrice où reproduire, entre femmes, les relations de domination. Pour moi, et pour beaucoup d’autres, comme moi historiquement incarnées dans un corps de femme blanche d’âge moyen, états-unienne, radicale, de classe moyenne et exerçant un métier, la crise d’identité politique menace à tout instant. Face à ce genre de crise, l’histoire récente d’une grande partie de la gauche et du féminisme américains est une histoire de scissions incessantes et de quêtes éternelles d’une essence unificatrice. Mais petit à petit, une autre possibilité de réponse à ces crises s’est imposée : la coalition – l’affinité, plutôt que l’identité 9.

Après avoir étudié les temps forts qui ont accompagné la prise de parole politique des “ femmes de couleur ”, Chela Sandoval a élaboré un modèle d’identité politique plein d’avenir qu’elle a appelé “ conscience oppositionnelle ”. Ce modèle repose sur le talent dont font preuve celles qui se voient refuser toute appartenance stable aux catégories sociales de race, de sexe ou de classe pour déchiffrer les réseaux du pouvoir. Si elle fut contestée à l’origine par celles qu’elle devait désigner, l’expression “ femmes de couleur ” n’en constitue pas moins une prise de conscience historique qui marque la débâcle générale des signes de l’Homme dans la tradition “ occidentale ”. L’expression “ Femmes de couleur ” construit une sorte d’identité postmoderniste de l’altérité, de la différence et de la spécificité. Et cette identité postmoderniste-là est pleinement politique, quoiqu’on puisse dire à propos d’autres éventuels postmodernismes. Plutôt que de relativismes et de pluralismes, la conscience oppositionnelle de Sandoval traite de positionnements contradictoires et de calendriers hétérochroniques.

Sandoval insiste sur l’absence de tout critère essentialiste qui permettrait d’identifier ou non une femme de couleur. Elle remarque que le groupe s’est défini par l’appropriation consciente de la négation. Ni une Chicana, ni une Noire américaine ne pouvait, par exemple, parler en tant que femme, que Chicano ou que Noir. Elle se retrouvait donc tout en bas d’une cascade d’identités négatives, puisque même écartée des catégories reconnues d’oppressés priviligiés appelés “ femmes et Noirs ” qui prétendaient faire les révolutions importantes. Le concept “ femme ” excluait toutes les femmes non-blanches ; le concept “ Noir ” excluait tous les individus non-noirs ainsi que toutes les femmes noires. Mais il n’y avait pas non plus de “ elle ”, de singularité. Les Américaines qui ont affirmé leur identité de femmes américaines de couleur, nageaient dans un océan de différences. Cette nouvelle identité délimite un espace délibérément construit où pouvoir agir ne dépend d’aucune identification “ naturelle ”, mais d’un désir de coalition, d’affinités, ou de parenté politique 10. Contrairement à certains mouvements féministes créés aux Etats-Unis par des Blanches, on ne fait pas ici appel une idée de “ la ” femme, il n’y a pas de recours à la “ nature ”, pas de généralisation de la matrice, idée, tout au moins selon Sandoval, à laquelle on ne peut accéder que par la puissance d’une conscience oppositionnelle.

La thèse de Sandoval doit être comprise comme une formulation féministe puissante du discours anti-colonialiste qui se développe dans le monde entier, discours qui annihile la notion d’Occident et son corollaire le plus important, la prépondérance de celui qui n’est ni animal, ni barbare, ni femme : l’homme, auteur d’un cosmos que l’on appelle Histoire. Au fur et à mesure que l’on déconstruit l’orientalisme, tant sur le plan politique que sur celui de la sémiotique, les identités occidentales se déstabilisent, y compris celles que défendent les féministes 11. Pour Sandoval, la notion de “ femmes de couleur ” a peut-être une chance de réaliser une véritable unité qui ne reproduira pas les sujets révolutionnaires totalitaires et impérialistes des marxismes et des féminismes d’antan qui n’ont pas vu venir les conséquences de la vague de polyphonie désordonnée soulevée par la décolonisation.

Katie King a souligné les limites de l’identification et des mécanismes identificatoires poético-politiques qui sous-tendent la lecture du “ poème ”, paradigme et source du féminisme culturel 12. King dénonce la tendance qu’ont encore certaines féministes contemporaines à établir, à partir des “ événements ” ou des “ échanges ” ayant fait partie de leur propre pratique féministe, des taxinomies du mouvement des femmes grâce auxquelles leurs propres tendances politiques font, pour toutes, figure de totalité. Ces taxinomies tendent à réécrire l’histoire du féminisme de telle sorte qu’elle apparaît comme celle d’une lutte idéologique qui opposerait les uns aux autres différents types d’individus classés par groupes cohérents qui se maintiendraient avec le temps. Féminisme socialiste, radical et libéral en seraient les exemples les plus typiques. Tout autre féminisme est littéralement incorporé ou marginalisé, le plus souvent à travers la construction d’une ontologie et d’une épistémologie tout à fait explicite 13. Les taxinomies du féminisme produisent des épistémologies policières qui empêchent toute déviation de la ligne officielle censée représenter l’expérience des femmes. Et bien entendu, la “ culture des femmes ”, tout comme la notion de “ femmes de couleur ”, est consciemment créée par des mécanismes producteurs d’affinité. Les rituels de la poésie, de la musique, et de certaines formes de pratique universitaire, y ont une importance pré-éminente. Aux Etats-Unis, dans les mouvements des femmes, politique raciale et culturelle sont intimement entremêlées. Apprendre à réaliser une unité poético-politique sans s’appuyer sur une logique d’appropriation, d’incorporation et d’identification taxinomique, voilà ce que King, comme Sandoval, proposent.

Assez paradoxalement, la lutte pratique et théorique contre l’unité-par-la-domination ou l’unité-par-l’incorporation sape non seulement toutes les justifications du patriarcat, du colonialisme, de l’humanisme, du positivisme, de l’essentialisme, du scientisme et autres –ismes que l’on ne regrettera pas, mais empêche aussi toute prise de position naturaliste ou organiciste. Je pense que les féminismes marxistes-socialistes et radicaux ont eux aussi sapé leurs/nos propres stratégies épistémologiques et que cela représente une avancée cruciale dans l’invention des ententes possibles. Reste à voir si, dans ce travail de construction des affinités effectives, toutes ces “ épistémologies ” connues des occidentaux politisés nous manqueront ou non.

En essayant de construire des points de vue révolutionnaires, et en considérant l’épistémologie comme une chose à laquelle doivent travailler ceux qui veulent changer le monde, on démontrera les limites de l’identification. On peut voir, dans les outils décapants de la théorie postmoderniste comme dans les outils constructifs du discours ontologique concernant les sujets révolutionnaires, d’ironiques alliés qui peuvent, pour la survie de tous, nous aider à annihiler nos moi occidentaux. Nous avons une conscience aiguë de ce que veut dire avoir un corps historiquement construit. Mais quand il n’y a plus d’innocente croyance dans le mythe originel, il n’y a plus non plus de Paradis perdu. En renonçant à la naïveté de l’innocence, notre politique renonce à l’indulgence de la faute. Mais à quoi ressemblerait un autre mythe politique du féminisme socialiste ? Quelle sorte de politique pourrait embrasser toutes ces constructions d’identités collectives et personnelles, toujours ouvertes, contradictoires et partielles, tout en restant fidèle, efficace – et, oh ironie, féministe socialiste ?

Je ne connais aucune autre période de l’histoire où le besoin d’une unité politique qui permette d’agir contre le système de domination basé sur la “ race ” , le “ genre ”, la “ sexualité ” et la “ classe sociale ” se soit autant fait ressentir. Mais je ne connais pas non plus d’autre époque où une unité comme celle que nous pouvons aider à construire aurait été possible. Aucune d’entre “ nous ” n’a plus la possibilité symbolique ou matérielle d’imposer une certaine forme de réalité à aucun d’entre “ eux ”. “ Nous ” ne pouvons, en tout cas, pas nous prétendre innocentes de toutes les pratiques de domination que nous venons de définir. Les femmes blanches, y compris les féministes socialistes, ont découvert la non-innocence de la catégorie “ femmes ” (ou ont été forcées de la découvrir à coups de pieds dans le cul et de cris). Cette conscience transforme la géographie de toutes les catégories précédentes ; elle les dénature comme la chaleur dénature une fragile protéine. Les féministes cyborgiennes doivent prouver que “ nous ” ne voulons plus trouver de matrice unitaire dans une quelconque nature, et qu’aucune construction n’est jamais complète. L’innocence, et son corollaire, vouloir que seule la position de victime permette l’objectivité, ont fait suffisamment de dégâts. Mais, en cette fin de XXe siècle, le sujet révolutionnaire construit doit aussi laisser les gens respirer. Dans le processus d’effilochage des identités et dans les stratégies qui sont mises en œuvre pour lutter contre ce processus, s’ouvre la possibilité de tisser autre chose qu’un linceul pour lendemain d’apocalypse, fin si bien annoncée de notre histoire de la rédemption.

Les féminismes socialistes-marxistes, comme les féminismes radicaux, ont à la fois naturalisé et dénaturé le concept “ femme ” ainsi que la conscience de ce que vivent “ les femmes ” dans la société. Un schéma caricatural permettra peut-être de comprendre ces deux tendances. Le socialisme marxien est fondé sur une analyse du travail salarié qui révèle la structure de classe. Parce qu’elle dissocie l’ouvrier (et l’ouvrière ?) de sa production, la relation de salaire crée une aliénation systématique. Les lois de l’abstraction et de l’illusion règnent sur la connaissance, et les lois de la domination sur les pratiques sociales. Le travail est le concept pré-éminemment privilégié par le marxiste car c’est lui qui permet de sortir de l’illusion et de prendre la position nécessaire à ceux qui veulent changer le monde. Le travail est l’activité humanisante qui fait l’homme ; le travail est le concept ontologique qui permet la connaissance d’un sujet, et donc la connaissance de l’assujettissement et de l’aliénation.

Reconnaissant fidèlement sa filiation, le féminisme socialiste a suivi les analyses stratégiques fondamentales du marxisme. Les féministes marxistes et socialistes ont réussi à étendre le concept de travail pour y inclure ce que faisaient les femmes (certaines), même lorsque la relation salariale fut, sous le patriarcat capitaliste, subordonnée à une vision plus large du travail. Elles ont en particulier obtenu, en se référant au concept marxiste du travail, que le travail domestique des femmes et leur activité de mères dans son ensemble (c’est-à-dire la reproduction au sens féministe socialiste) soit pris en compte par la théorie. L’unité qui est ainsi établie entre les femmes est une unité épistémologique qui repose sur la structure ontologique du “ travail ”. Le féminisme socialiste marxiste ne fonde pas l’unité sur la “ nature ” ; il l’envisage comme une éventualité, réalisable à partir d’une éventuelle prise de position fondée sur les relations sociales. Mais avec la structure ontologique du travail et de son analogue, l’activité des femmes, on glisse vers l’essentialisme 14. L’héritage de l’humanisme marxien, et du moi pré-éminemment occidental, me pose problème. Ce qui a été formulé à propos du travail, plutôt que de ramener éternellement “ la ” femme vers une quelconque “ nature ”, doit souligner la responsabilité quotidienne qu’ont “ les ” femmes des constructions sociales.

La version du féminisme radical de Catherine MacKinnon (1992, 1987) est une véritable caricature des tendances totalisantes, incorporationnistes et appropriationnistes des théories occidentales qui fondent l’action sur l’identité 15 . Assimiler les divers “ événements ” et “ échanges ” de la politique conduite ces dernières années par les femmes sous le nom de féminisme radical à la version qu’en donne MacKinnon serait, tant sur le plan factuel que politique, totalement erroné. Mais la logique téléologique de sa théorie montre comment une analyse épistémologique et ontologique – comme sa négation – efface ou contrôle la différence. La réécriture de l’histoire de ce champ polymorphe que l’on appelle féminisme radical n’est qu’un des aspects de la théorie de MacKinnon. Elle produit surtout une théorie de l’expérience, ou de l’identité des femmes, véritable apocalypse de tout point de vue révolutionnaire. La totalisation réalisée par cette histoire du féminisme radical atteint son but – l’unité des femmes – en réduisant l’expérience et le témoignage au non-être radical. Or, pour la féministe socialiste marxiste, la conscience est le résultat d’un effort, d’un travail, et non un fait naturel. Et la théorie de MacKinnon élimine quelques-uns des problèmes posés par l’humanisme révolutionnaire aux sujets qui s’en réclament, mais c’est au prix d’un réductionnisme radical.

Selon MacKinnon, le féminisme adopte nécessairement une stratégie analytique différente de celle du marxisme, qui ne considère pas en premier lieu la structure de classe, mais celle du sexe et du genre et les relations qu’elle produit, à savoir la façon dont les hommes constituent et s’approprient sexuellement les femmes. L’ “ ontologie ” de MacKinnon construit un non-sujet, un non-être. Quelle ironie ! Dans cette optique, être “ femme ” n’est pas le résultat d’un effort conscient, et donc d’un travail, mais du désir de l’autre. Dans sa théorie de la conscience, ce qui “ compte ” en tant qu’expérience “ des femmes ”, c’est en fait ce qui a trait au viol, et le sexe lui-même. La pratique féministe devient la construction de cette forme de conscience, c’est-à-dire une idée-de-soi en non-soi.

Ce qu’il y a de pervers, dans ce féminisme, c’est que l’appropriation sexuelle y a toujours le statut épistémologique de travail, ou de position d’où l’analyse peut contribuer à changer le monde. Mais c’est la objectification sexuelle, et non l’aliénation, qui est la conséquence de la structure de sexe et de genre. Dans le domaine de la connaissance, le résultat de l’objectification sexuelle est illusion et abstraction. Une femme, cependant, n’est pas seulement dissociée de sa production, et donc aliénée, elle n’existe même pas en tant que sujet, puisqu’elle doit son existence de femme à l’appropriation sexuelle. La constitution par le désir de l’autre n’est pas l’aliénation que produit la violente dissociation du travailleur et du produit de son travail.

La théorie radicale de l’expérience qu’élabore MacKinnon est totalisante à l’extrême. Elle ne se contente pas de marginaliser tout autre parole ou action politique des femmes, elle va jusqu’à les priver de toute autorité. Cette totalisation produit ce que le patriarcat occidental lui-même n’avait jamais réussi à produire : une conscience féministe de la non-existence des femmes, si ce n’est comme production du désir des hommes. Je pense que MacKinnon a raison quand elle soutient qu’aucune version marxienne de l’identité ne peut servir de base solide à l’unité des femmes. Mais en résolvant, dans une optique féministe, le problème des contradictions inhérentes au sujet révolutionnaire occidental, elle construit une doctrine de l’expérience encore plus autoritaire. Si les idées socialistes marxiennes me paraissent gommer involontairement toutes les différences, radicales, inassimilables et polyphoniques que la pratique et le discours anti-colonialistes ont rendues visibles, le gommage intentionnel que MacKinnon fait subir à toutes les différences avec son système de non-existence essentialiste des femmes n’a rien pour me rassurer.

D’après ma taxinomie, qui, comme toute taxinomie, est une ré-inscription de l’histoire, le féminisme radical ne prend en compte les activités des femmes qualifiées de travail par les féministes socialistes que dans la mesure où elles peuvent, d’une manière ou d’une autre, être sexualisées. Le sens du mot reproduction prend des nuances différentes pour chacune de ces deux tendances : l’une l’associe au travail, l’autre à la sexualité, et toutes deux donnent aux conséquences de la domination et de l’ignorance de la réalité personnelle et sociale le nom de “ fausse conscience ”.

Au-delà des difficultés soulevées par n’importe quelle thèse, et au-delà de ses apports, ni le point de vue marxiste, ni celui du féminisme radical ne se sont posés en tant qu’explication partielle. Tous deux ont été constitués comme des totalités. C’est ce qu’exige la position occidentale : comment l’auteur “ occidental ” pourrait-il autrement incorporer ce qui lui est étranger ? Chacun tente d’annexer les autres formes de domination en étendant ses concepts de base au moyen de l’analogie, de la simple liste, ou de l’addition. Le silence gêné qu’observaient les féministes socialistes et radicales blanches à propos de la question raciale, en fut une des conséquences politiques majeures, et dévastatrices. L’histoire et la polyvocalité disparaissent dans les taxinomies politiques qui essayent d’établir des généalogies. Il n’y avait pas de place pour la race (ni pour à peu près quoi que ce soit d’autre) dans la structure d’une théorie qui prétendait révéler la construction du concept de femme et du groupe sociale des femmes comme un tout totalisable ou unifié.
Voici la caricature que j’en tire :

Féminisme socialiste – structure de classe//travail salarié//travail aliénant, par analogie : reproduction, par extension : sexe, par addition : race
Féminisme radical –structure de genre//appropriation sexuelle//objectification
Sexe, par analogie : travail, par extension : reproduction, par addition : race
Dans un autre contexte, la théoricienne française Julia Kristeva prétend que les femmes ne sont apparues en tant que groupe historique qu’après la Seconde Guerre Mondiale, en même temps que les jeunes. Cette datation semble douteuse. Mais nous savons maintenant que, si on les considère en tant qu’objets de connaissance et moteurs historiques, des notions telles que celle de “ race ” n’ont pas toujours existé, que l’idée de “ classe ” a une genèse historique, et que la catégorie “ homosexuel ” est tout à fait récente. Que le bouleversement du système symbolique reposant sur la famille formée autour de l’homme, et sur l’essence de la femme, ait lieu au moment où les réseaux de connexions entre habitants de cette planète se multiplient, s’imposent et se complexifient comme jamais auparavant n’est pas dû au hasard. Le terme “ capitalisme avancé ” ne reflète pas la structure de ce moment historique. C’est la fin de l’homme, au sens “ occidental ” du terme, qui est en jeu. Que la notion de femme soit maintenant en train de se dissoudre dans l’existence “ des ” femmes, n’est pas dû au hasard. Peut-être les féministes socialistes ne sont-elles pas vraiment responsables de l’élaboration de la théorie essentialiste qui efface les particularités et les intérêts contradictoires des femmes. Moi je crois que si. Tout au moins parce que nous avons repris sans réfléchir la logique, le langage et les pratiques de l’humanisme blanc et que nous avons cherché un terrain de domination commun, afin de mieux faire entendre notre voix révolutionnaire. Maintenant, nous avons moins d’excuses. Mais cette conscience de nos erreurs risque de nous perdre dans l’infini des différences et de nous faire renoncer au travail complexe qui permet d’établir les connexions réelles, qui sont toujours partielles. Certaines différences sont anodines, d’autres sous-tendent les systèmes historiques mondiaux de la domination. Et l’épistémologie sait faire la différence entre les différences.

Informatique de la domination
Pour établir la position épistémologique et politique que je recherche, je vais esquisser l’ébauche d’une unité possible, en me basant en grande partie sur les principes et les conceptions des féministes et des socialistes. L’étendue et l’importance des réaménagements mondiaux des relations sociales de science et de technologie constituent le cadre de cette ébauche. À l’intérieur de ce cadre, je défendrai une politique basées sur la revendication des transformations fondamentales qu’un système émergent d’ordre mondial analogue dans sa nouveauté et son amplitude à celui que le capitalisme industriel avait créé peut avoir sur la nature de la classe, de la race et du genre. Nous sommes en train de vivre le passage d’une société industrielle et organique à un système d’information polymorphe – du tout travail au tout loisir, un jeu mortel. En même temps matérielles et idéologiques, les dichotomies qui existent entre ces deux étapes s’inscrivent dans le tableau ci-dessous. Il retrace les transitions qui s’opèrent entre les bonnes vieilles dominations hiérarchiques et ces inquiétants nouveaux réseaux que j’ai appelés “ informatique de la domination ” :
Représentation
NN Simulation
Roman bourgeois, réalisme
Science-fiction, post-modernisme
Organisme
Composant biotique
Profondeur, intégrité
Surface/Limite
Chaleur
Bruit
Biologie comme pratique clinique
Biologie comme inscription
Physiologie
Engienérie de la communication
Petit groupe
Sous-système
Perfection
Optimisation
Eugénisme
Contrôle démographique
Décadence, La Montagne magique
Obsolescence, Le Choc du futur
Hygiène
Gestion du stress
Microbiologie, tuberculose
Immunologie, SIDA
Division organique du travail
Ergonomie /cybernétique du travai
Spécialisation fonctionnelle
Construction modulaire
Reproduction
Réplication
Spécialisation organique des rôles sexuels
Stratégies d’optimisation génétique
Déterminisme biologique
Inertie évolutive, contraintes
Écologie communautaire
Écosystème
Chaîne raciale du vivant
Néo-impérialisme, humanisme des Nations-Unies

Organisation scientifique de la maison /de l’usine
Usine planétaire/ Maison électronique
Famille / marché / usine
Femmes dans le circuit intégré
Salaire familial
Valeur comparable
Public / privé
Citoyenneté cyborg
Nature / culture
Champs de différence
Coopération
Amélioration de la communication
Freud
Lacan
Sexe
Génie génétique
Travail
Robotique
Esprit
Intelligence artificielle
Seconde guerre mondiale
Guerre des étoiles
Patriarcat capitaliste blanc
Informatique de la domination
Cette liste fait apparaître des choses intéressantes 16. On constate, premièrement, que les objets de la colonne de droite ne peuvent être codés comme “ naturels ”, ce qui subvertit l’encodage naturaliste des éléments de la colonne de gauche. Nous ne pouvons revenir en arrière, ni sur le plan idéologique, ni sur le plan matériel. Ou bien ce n’est pas seulement “ dieu ” qui est mort, mais la “ déesse ” aussi. Ou bien ils revivent tous les deux dans des mondes gouvernés par une politique de la biotechnologie et de la microélectronique. Quand on réfléchit à des objets comme les composants biotiques, on ne peut penser en termes de propriétés intrinsèques, mais en termes de conception-design, de conditions aux limites, de taux de flux, de logique des sytèmes et de coût de réduction des contraintes. La reproduction sexuée est une des stratégies de reproduction parmi beaucoup d’autres, et une stratégie dont les coûts et les bénéfices sont fonction du système environnant. Les idéologies de la reproduction sexuées ne peuvent plus raisonnablement se référer au sexe et aux rôles sexués comme à des aspects organiques d’objets naturels que sont les organismes et les familles. L’irrationalité d’un tel raisonnement soulèverait un étrange tollé dans lequel les voix de cadres supérieurs lecteurs de Playboy s’uniraient à celles de féministes radicales anti-porno.

Il en va de même pour la race. Les idéologies fondées sur la diversité humaine doivent être formulées en termes de fréquences de paramètres, comme les groupes sanguins ou les performances intellectuelles. Se référer à des concepts de primitif et de civilisé est “ irrationnel ”. Les recherches des libéraux et des radicaux sur les systèmes sociaux intégrés, s’ouvrent sur une nouvelle pratique, l’“ ethnographie expérimentale ”, selon laquelle l’objet organique se désintègre sous l’effet de l’attention que l’on porte au jeu de l’écriture. Au niveau de l’idéologie, le racisme et le colonialisme sont traduits en langage de développement et de sous-développement, de rythmes et de contraintes de la modernisation. N’importe quel objet, n’importe quelle personne peut être raisonnablement pensé en termes de démantèlement et de ré-assemblage. Aucune architecture “ naturelle ” ne contraint la conception d’un système. Les quartiers de la finance de toutes les grandes villes du monde, comme les zones de délocalisations et de libre-échange, proclament ce caractère fondamental du “ capitalisme avancé ”. L’univers que forment les objets scientifiquement observables doit être tout entier formulé en termes de problèmes d’engienérie de la communication (pour les dirigeants d’entreprises) ou de théories du texte (pour ceux qui résisteraient). Dans un cas comme dans l’autre, des sémiologies cyborgiennes.

On pourrait attendre des stratégies de contrôle qu’elles se concentrent sur les conditions aux limites et sur les interfaces, ou sur les taux des flux transversaux, et non sur l’intégrité d’objets naturels. C’est sur “ l’intégrité ” ou “ la sincérité ” du moi occidental que s’engagent les procédures décisionnelles et les systèmes experts. Les stratégies de contrôle appliquées, par exemple, aux capacités qu’ont les femmes de donner naissance à de nouveaux êtres humains seront développées en langage de contrôle démographique et de maximisation de la réussite personnelle des preneurs de décisions. Ces stratégies de contrôle seront formulées en termes de taux, de coûts des contraintes, de degrés de liberté. Les êtres humains, comme n’importe quel autre composant ou sous-système doivent être localisés dans une architecture système aux modes opérationnels probabilistes et statistiques. Aucun objet, aucun espace, aucun corps n’est sacré en lui-même ; tout composant peut être mis en interface avec un autre, il suffit pour cela de construire la norme adéquate, le code qui permet de traiter les signaux dans un langage commun. L’échange, dans ce monde, transcende la translation universelle effectuée par les marchés capitalistes que Marx a si bien analysés. Une pathologie règne sur cet univers et en affecte toutes sortes de composants : le stress, échec de la communication (Hogness, 1983). Le cyborg n’est pas soumis à la biopolitique de Foucault ; le cyborg simule la politique, ce qui lui ouvre un champ d’action bien plus puissant.

Une telle analyse des objets culturels et scientifiques apparus dans le champ de la connaissance depuis la Seconde Guerre mondiale nous aide à distinguer certaines des failles les plus importantes de l’analyse féministe qui a fonctionné comme si les dualismes hiérarchiques et organiques qui président au discours “ occidental ” depuis Aristote étaient toujours d’actualité. Ils ont été cannibalisés, ou“ techno-digérés ”, comme dirait Zoe Sofia (Sofoulis). Les dichotomies qui opposent corps et esprit, organisme et machine, public et privé, nature et culture, hommes et femmes, primitifs et civilisés, sont toutes idéologiquement discutables. Les femmes se trouvent actuellement en situation d’intégration/exploitation dans un système mondial de production/reproduction et communication appelé informatique de la domination. La maison, le lieu de travail, le marché, l’arène publique, le corps lui-même – tout fait aujourd’hui l’objet de ces dispersions et connexions polymorphes presque infinies. Et cela a d’importantes conséquences, pour les femmes, comme pour d’autres – des conséquences elles-mêmes très différentes les unes des autres selon qu’elles s’appliquent à des gens différents les uns des autres. À cause d’elles, nous avons du mal à imaginer les puissants mouvements d’opposition internationale qui sont, justement aussi à cause d’elles, devenus si essentiels à la survie. Une des principales voies de la reconstruction de la politique féministe socialiste passe par une théorie et une pratique qui traitent des relations sociales de science et de technologie, et en particulier des systèmes mythiques et sémantiques qui structurent nos imaginaires. Le cyborg est un moi postmoderne individuel et collectif, qui a été démantelé et ré-assemblé. Le moi que doivent coder les féministes.

Les technologies et biotechnologies de la communication sont des outils décisifs qui refaçonnent notre corps. Ces outils incarnent et mettent en vigueur, pour les femmes du monde entier, un nouveau type de relations sociales. Les technologies et discours scientifiques semblent, quelque part, formaliser, c’est-à-dire geler, les interactions sociales normalement fluides qui les constituent. Mais on peut aussi les considérer comme des instruments qui mettent le sens en vigueur. Entre l’outil et le mythe, entre l’instrument et le concept, entre les systèmes historiques de relations sociales et les anatomies historiques de corps possibles, y compris des objets de connaissance, la frontière est perméable. En vérité, le mythe et l’outil se constituent mutuellement.

De plus, les sciences de la communication et la biologie moderne sont construites dans un même mouvement – celui où le monde devient un code à découvrir. Celui de la translation, de la traduction, de la recherche d’un langage commun dans lequel toute résistance au contrôle instrumental disparaît et où toute hétérogénéité peut être soumise au démantèlement, au ré-assemblage, à l’investissement et à l’échange.

En sciences de la communication, la translation du monde en code à décrypter s’illustre dans les théories des systèmes cybernétiques (ou systèmes à régulation par réaction) quand elles sont appliquées à la téléphonie, à la conception informatique, au déploiement des armements, ou la construction et à la maintenance des bases de données. Pour chacune de ces applications, la solution des questions fondamentales repose sur une théorie du langage et du contrôle : l’opération fondamentale consiste à déterminer les taux, les directions et les probabilités de flux d’une quantité que l’on appelle information. Le monde est divisé par des frontières plus ou moins perméables à l’information. L’information est justement ce genre d’élément quantifiable (à partir d’unités, bases de l’unité) qui permet la translation universelle et donc le pouvoir instrumental absolu (que l’on appelle communication effective). Et l’interruption de la communication est la plus grave menace qui pèse sur ce pouvoir. Toute panne de système s’exprime en stress. La métaphore C3I, Command-Control-Communication-Intelligence (Commandement-Contrôle-Communication-Renseignement), symbole de la théorie militaire des opérations, résume les principes fondamentaux de cette technologie.

En biologie moderne, la translation du monde en code à décrypter s’illustre dans la génétique moléculaire, l’écologie, la théorie de l’évolution socio-biologique et l’immunobiologie. L’organisme est devenu un problème de code génétique qu’il faut lire. La biotechnologie, technologie d’écriture, influence considérablement la recherche 17. Les organismes, en un sens, n’existent plus en tant qu’objets de savoir. Ils ont fait place aux composants biotiques, c’est-à-dire à des formes particulières d’instruments de traitement de l’information. L’écologie suit une évolution analogue, il suffit d’étudier l’histoire et l’utilité du concept d’écosystème pour le comprendre. L’immunobiologie, et les pratiques médicales qui lui sont associées, sont particulièrement exemplaires de l’importance du codage et des systèmes de reconnaissance comme objets de connaissance, comme constructions de réalités corporelles. La biologie, ici, constitue une sorte de cryptographie. La recherche est alors nécessairement de l’ordre du renseignement. On est en pleine ironie ! Un système stressé fonctionne mal, le traitement de l’information s’interrompt, le système ne fait plus la différence entre lui et l’autre. Des bébés humains avec des cœurs de babouins, voilà qui provoque une perplexité éthique nationale – au moins autant chez les défenseurs des droits des animaux que chez les gardiens de la pureté humaine. Homosexuels et drogués sont, aux Etats-Unis, les victimes “ préférées ” d’une horrible maladie du système immunitaire qui marque (inscrit sur le corps) la confusion des frontières et la pollution morale (Treichler, 1987).

Heureusement, ces incursions dans les sciences de la communication et la biologie ont été rares. Les transformations fondamentales de la structure du monde, que ces sciences et technologies doivent, à mon avis, nous apporter, s’appuient sur une réalité quotidienne d’ordre largement économique. Les technologies de la communication dépendent de l’électronique. Les États modernes, les multinationales, la puissance militaire, les appareils de l’Etat Providence, les systèmes satellites, les processus politiques, la fabrication de notre imaginaire, les systèmes de contrôle du travail, la construction médicale de nos corps, la pornographie commerciale, la division internationale du travail, et l’évangélisme religieux, dépendent intimement de l’électronique. La microélectronique est la base technique du simulacre, copie faite en l’absence de tout original.

La microélectronique est le média qui permet les translations par lesquelles on passe du travail à la robotique et au traitement de texte, du sexe aux manipulations génétiques et aux technologies de la reproduction, de l’esprit à l’intelligence artificielle et aux procédures décisionnelles. Les nouvelles biotechnologies débordent le cadre de la reproduction humaine. La biologie, puissante science de l’engienérie qui permet de repenser matériaux et processus, révolutionne l’industrie, en particulier dans les domaines de la fermentation, de l’agriculture et de l’énergie. Les sciences de la communication et la biologie construisent des objets de connaissance qui sont à la fois d’ordre technique et naturel et dans lesquels la différence entre machine et organisme s’efface en grande partie. Esprit, corps et outil deviennent très intimes. L’organisation matérielle “ multinationale ” de la production et de la reproduction de la vie quotidienne, et l’organisation symbolique de la production et de la reproduction de la culture et de l’imaginaire semblent y être autant impliquées l’une que l’autre. Les images garde-frontière qui opposent base et superstructure, privé et public, matériel et idéal n’ont jamais semblé aussi faibles.

Quand j’ai voulu donner un nom à la situation des femmes dans ce monde si intimement restructuré par les relations sociales de science et de technologie, j’ai utilisé une image empruntée à Rachel Grossman (1980) 18 : celle des “ femmes dans le circuit intégré ”. J’emploie l’étrange circonlocution “ relations sociales de science et de technologie ” pour signaler que nous n’avons pas affaire à un déterminisme technologique mais à un système historique basé sur les relations structurées qui existent entre les gens. Mais cette expression devrait aussi indiquer que la science et la technologie fournissent de nouvelles sources de pouvoir, et que nous avons besoin de nouvelles sources d’analyse et d’action politique (Latour, 1984). Les relations sociales que peut produire la technologie de pointe entraînent certains réaménagements des notions de race, de sexe et de classe qui peuvent replacer le féminisme socialiste au centre d’une véritable politique progressiste.

L’économie du travail à domicile en dehors du domicile
La “ Nouvelle Révolution Industrielle ” est en train de créer un nouveau prolétariat, mais aussi de nouvelles sexualités et de nouvelles ethnicités. Avec l’extrême mobilité du travail et l’émergence d’une division internationale du travail, de nouvelles collectivités apparaissent tandis que les groupes traditionnels s’affaiblissent. Et il ne faut pas croire qu’en ce qui concerne le genre ou la race, cette évolution soit neutre. Les hommes blancs des sociétés industrielles avancées sont exposés depuis peu au chômage de longue durée, et les femmes ne perdent pas leurs emplois dans les mêmes proportions. Or ce n’est pas seulement parce que les femmes des pays du Tiers-Monde constituent la main d’œuvre préférée des multinationales du secteur techno-scientifique qui délocalisent leur production, et en particulier de l’électronique. Il s’agit d’un système d’ensemble qui concerne en même temps la reproduction, la sexualité, la culture, la consommation et la production. Dans la Silicon Valley, véritable prototype de ce système, de nombreuses femmes voient toute leur vie se structurer autour d’un emploi qui dépend de l’électronique, ce qui se traduit, sur le plan personnel, par une monogamie hétérosexuelle sérielle, des problèmes de garde d’enfant, un éloignement du cercle familial et de la plupart des autres formes communautaires traditionnelles, et, lorsqu’elles vieillissent, par une solitude presque certaine accompagnée d’une extrême vulnérabilité économique. La diversité raciale et ethnique des femmes de la Silicon Valley structure un microcosme de différences conflictuelles d’ordre culturel, familial, religieux, éducationnel et linguistique.

Richard Gordon a appelé cette nouvelle situation “ économie du travail à domicile ” 19. Tout en incluant le travail effectivement réalisé à domicile, par cette expression, Gordon entend une large restructuration du travail qui prend désormais les principales caractéristiques autrefois attribuée aux emplois féminins, celles des métiers exclusivement exercés par des femmes. Le travail est redéfini à la fois par l’existence d’une main d’œuvre exclusivement féminine, et par une féminisation de certains emplois occupés par des hommes comme par des femmes. Féminiser signifie rendre extrêmement vulnérable ; exposer au démantèlement, au ré-assemblage, et à l’exploitation que subissent ceux qui constituent une réserve de main d’œuvre ; être considéré moins comme un travailleur que comme un domestique ; être soumis à des emplois du temps morcelés qui font de toute notion de durée limitée du temps de travail une véritable farce ; mener une existence à la limite de l’obscénité, déplacée, qui peut se réduire au sexe. La déqualification est une vieille stratégie qu’on applique maintenant à des travailleurs autrefois privilégiés. Mais la notion d’économie du travail à domicile ne renvoie pas seulement à une déqualification massive, et elle ne nie pas non plus l’émergence de nouveaux secteurs de haute qualification qui s’ouvrent même à des hommes et des femmes autrefois exclus des emplois qualifiés. Ce concept indique plutôt que l’intégration de l’usine, de la maison et du marché se fait à une nouvelle échelle, et que les femmes ont, dans ce processus, une place cruciale – qui doit être analysée en regard des différences qui existent entre les femmes et du sens que l’on peut donner aux relations entre hommes et femmes dans toutes sortes de situations.

L’économie du travail à domicile comme structure organisationnelle capitaliste mondiale est rendue possible (et non produite) par les nouvelles technologies. Le succès des attaques lancées contre les emplois syndiqués occupés par des hommes, pour la plupart blancs, et relativement privilégiés, est lié à la capacité qu’ont les nouvelles technologies d’intégrer et de contrôler le travail malgré la dispersion et la décentralisation massives dont il fait l’objet. Pour les femmes, ces nouvelles technologies entraînent à la fois la perte du salaire familial (celui de l’homme), dans le cas où elle auraient jamais eu accès à ce qui était le privilège des Blancs, et un changement dans leur propre travail, qui s’effectue de plus en plus dans le cadre de compagnies capitalistiques, comme c’est le cas pour les secrétaires ou les infirmières.

Cette nouvelle organisation technologique et économique est aussi liée à l’effondrement de l’Etat Providence et la pression subie depuis par les femmes, obligées de subvenir à leurs propres besoins, comme à ceux des hommes, des enfants et des vieux. Le problème de la féminisation de la pauvreté – générée par le démantèlement de l’Etat Providence, par l’économie du travail à domicile, dans laquelle les emplois stables deviennent l’exception, et encouragée par l’absence de tout espoir de voir leurs revenus complétés par les pères de leurs enfants – se pose aujourd’hui de façon urgente. La multiplication des foyers où la femme se retrouve chef de famille a des causes qui diffèrent en fonction de la race, de la classe sociale ou de la sexualité. Mais leur généralisation constitue un terrain d’entente à partir duquel les femmes pourraient affronter ensemble de nombreux problèmes. Le fait que les femmes soient souvent obligées de subvenir aux besoins quotidiens simplement parce qu’elles sont mères, n’est pas vraiment nouveau. Le genre d’intégration qu’on leur propose dans une économie capitaliste globale, qui, de plus en plus, repose sur la guerre, l’est totalement. La pression subie en particulier par les femmes noires américaines, qui ont réussi à échapper aux emplois de domestiques (à peine) payés et qui sont maintenant nombreuses à travailler comme employées de bureau ou à des postes équivalents, a de lourdes conséquences sur la pauvreté toujours en vigueur pour les Noirs qui travaillent. Dans les zones industrialisées du Tiers –Monde, des adolescentes se retrouvent être de plus en plus souvent la seule, ou la principale source de revenus de leur famille, tandis que l’accès à la propriété terrienne devient toujours plus difficile. Et cette évolution aura forcément des conséquences sur la psychodynamique de genre et de race et sur la politique qui y correspond.

Dans le cadre des trois grandes étapes du capitalisme (capitalisme commercial de la première révolution industrielle, capitalisme monopolistique et capitalisme multinational) – qui correspondent au nationalisme, à l’impérialisme et au multinationalisme, et sont parallèles aux trois périodes esthétiques définies par Jameson, réalisme, modernisme et postmodernisme – je voudrais démontrer qu’il existe des formes familiales spécifiques dialectiquement reliées aux différentes formes du capitalisme et à leurs productions culturelles et politiques. À chaque étape a correspondu une famille idéale qui, même si elle a souvent été vécue de façon problématique et différente selon les gens, peut être schématisée comme suit. (1) La famille nucléaire patriarcale structurée par la dichotomie entre le public et le privé, accompagnée de l’idéologie bourgeoise des sphères séparées et par le féminisme bourgeois anglo-saxon du XIXe siècle. (2) La famille moderne dépendante de (et établie par) l’Etat Providence et des institutions comme le salaire familial, et développée au milieu d’une floraison d’idéologies hétérosexuelles a-féministes, dont les versions les plus radicales firent les beaux jours de Greenwich Village autour de la Seconde Guerre Mondiale. (3) La “ famille ” de l’économie du travail à domicile, avec sa structure oxymorique de foyer monoparental dirigé par une femme, qui apparaît en même temps que le féminisme explose pour faire place aux féminismes et que, paradoxalement, la notion de genre elle-même s’intensifie et s’efface à la fois. Tel est le contexte dans lequel les prévisions d’un chômage structurel mondial provoqué par les nouvelles technologies s’intègrent au système économique du travail à domicile. Tandis que la robotique et les technologies qui lui sont associées mettent les hommes au chômage dans les pays “ développés ” et exacerbent l’échec de la politique de l’emploi masculin dans un Tiers-Monde en “ développement ”, et tandis que l’automatisation envahit les bureaux, y compris dans les pays qui présentent un surplus de main d’œuvre, la féminisation du travail s’intensifie. Les femmes noires américaines savent depuis longtemps ce qui se passe quand les conséquences du sous-emploi structurel (ou “ féminisation ” du travail) des hommes noirs se superposent à l’extrême vulnérabilité de leur position au sein de l’économie salariale. Et tout le monde sait maintenant que la sexualité, la reproduction, la famille et la vie communautaire sont intimement liées à cette structure économique, que ces liens revêtent de nombreuses formes différentes, et que ces formes produisent à leur tour des différences entre femmes noires et femmes blanches. De plus en plus d’hommes et de femmes vont devoir affronter ce genre de situations, et de ce fait, les alliances interraciales et intergenres qui se feront autour des questions de survie quotidienne ne seront plus seulement de “ bonnes ” alliances, mais des alliances nécessaires.

Les nouvelles technologies ont aussi de profondes répercussions sur la faim dans le monde et la production internationale d’aliments de première nécessité. Rae Lessor Blumberg (1983) estime que les femmes, sur cette planète, produisent environ 50 % des aliments de première nécessité 20 . D’une manière générale, elles n’ont aucun accès aux bénéfices produits par les secteurs de pointe dans le domaine de la transformation des matières premières énergétiques et alimentaires, et leurs charges journalières sont de plus en plus dures : elles ne sont pas moins responsables qu’avant de l’approvisionnement en nourriture, et face à la reproduction, leur situation devient de plus en plus complexe. Les technologies de la Révolution Verte, en interaction avec les autres productions industrielles de pointe modifient les divisions du travail et les différences de modèles migratoires qui sont basées sur le genre.

Les nouvelles technologies semblent profondément impliquées dans les formes de “ privatisation ” que Ros Petchesky (1981) a analysées et dans lesquelles militarisation, politiques et idéologies familiales de droite, et renforcement de la définition privée de la propriété entrepreunariale (et nationale) interagissent de façon synergique 21. Les nouvelles technologies de la communication jouent un rôle fondamental dans l’éradication de notre vie publique à tous. Ce qui permet à l’ordre établi militaire, qui est techniquement très pointu, de se développer en permanence aux dépens du bien-être culturel et économique de la plupart des gens, mais surtout des femmes. Des technologies telles que celles des jeux vidéo ou des téléviseurs hautement miniaturisés semblent jouer un rôle crucial dans la production des formes modernes de la “ vie privée ”. La culture des jeux vidéo est largement orientée vers la compétition individuelle et la guerre des étoiles. Cela construit des imaginaires nourris de haute technologie et de différence des genres qui peuvent contempler la destruction de la planète, et échapper à ses conséquences par la magie de la science-fiction. Il n’y a pas que nos imaginaires qui sont militarisés, et l’on n’échappera pas aux autres réalités de la guerre nucléaire et électronique, à ces technologies qui promettent la mobilité totale et l’échange parfait – et, incidemment, font du tourisme, cette pratique parfaite de la mobilité et de l’échange, une des plus grandes industries du monde.

Les nouvelles technologies affectent les relations sociales qui concernent la sexualité comme la reproduction, et pas toujours de la même façon. Les liens étroits qui unissent la sexualité à l’instrumentalisation, et qui font considérer le corps comme une sorte de machine à maximiser à la fois l’utilité et le plaisir, sont décrits comme il convient dans les récits socio-biologiques de l’origine qui insistent sur le calcul génétique et expliquent l’inévitable dialectique de la domination dans les rôles masculin et féminin qui sont attribués aux hommes et aux femmes 22. Ces histoires socio-biologiques dépendent d’une vision hautement technologique du corps, qui fait de ce dernier un composant biotique ou un système cybernétique de communication. Les situations de reproduction ont subi de nombreuses transformations, en particulier du fait de la médecine, qui a donné aux frontières du corps des femmes une perméabilité nouvelle à “ la visualisation ” comme à “ l’intervention ”. Le contrôle de l’interpénétration des frontières corporelles dans l’herméneutique médicale et son attribution constituent, bien entendu, une question fondamentale pour les féministes. Le spéculum a servi de symbole aux femmes qui, dans les années 70, voulaient se réapproprier leur corps ; mais cet outil artisanal devient inadéquat quand il s’agit d’exprimer la politique du corps dont nous avons besoin pour renégocier la place de la réalité dans les pratiques cyborgiennes de reproduction. S’aider soi-même ne suffit pas. Les technologies de visualisation évoquent la pratique culturelle actuellement répandue qu’est le safari-photo et la nature profondément prédatrice de la conscience photographique 23. Le sexe, la sexualité et la reproduction jouent un rôle central dans les systèmes mythiques de la haute technologie qui structurent ce que nous imaginons de possible dans nos vies personnelles et sociales.

Les relations sociales induites par les nouvelles technologies posent un autre problème crucial, celui de la reformulation des attentes, de la culture, du travail et de la reproduction de la nombreuse main d’œuvre employée dans les secteurs techniques et scientifiques. Un danger politique et social majeur se profile à l’horizon : la formation d’une structure sociale à deux régimes, dans laquelle des femmes et des hommes de tous groupes ethniques, mais surtout des femmes et des hommes de couleur, se retrouvent, en masse, confinés dans une économie du travail à domicile, réduits à une forme ou une autre d’illettrisme, à une inutilité et à une impuissance générales, et contrôlés, par toute une gamme de dispositifs répressifs hautement technologiques, qui consistent d’abord à les amuser, puis à les surveiller et éventuellement à les faire disparaître. Toute politique féministe socialiste adéquate doit faire appel aux femmes des milieux professionnels privilégiés, et en particulier à celles dont le travail scientifique et technologique construit les discours, les processus et les objets technico-scientifiques 24.

Cette question n’est certes pas la seule que l’on soulève quand on commence à réfléchir à la possibilité d’une science féministe, mais elle est importante. De nouveaux groupes sociaux ont accès à la science, quelle sorte de rôle vont-ils jouer dans la constitution de la production du savoir, de l’imaginaire et des pratiques ? Comment vont-ils s’allier aux mouvements politiques et sociaux progressistes ? Quelle sorte de responsabilité politique peut-on construire pour établir, au-delà des hiérarchies technico-scientifiques qui nous séparent, un lien entre les femmes ? Pourrions-nous développer une politique féministe de la science et de la technologie en nous alliant aux groupes d’action anti-militariste qui luttent pour une reconversion des sites scientifiques ? De nombreux travailleurs des secteurs scientifiques et techniques de la Silicon Valley, y compris les cow-boys de la haute technologie, refusent de participer aux programmes scientifiques militaires 25. Et est-ce que ces professionnels de la classe moyenne, parmi lesquels les femmes, y compris les femmes de couleur, commencent à compter, vont ils réussir fondre leurs préférences personnelles et leurs tendances culturelles en une politique progressiste ?

Les femmes dans le circuit intégré
Parce que les positions qu’ont occupées les femmes dans les sociétés industrielles avancées ont été en partie restructurées par les relations sociales que produisent la science et la technologie, il faut maintenant en retracer l’histoire. En imaginant qu’il fut un jour idéologiquement possible de définir la vie des femmes par la distinction entre les domaines privés et publics – ce que suggèrent les images d’une vie divisée entre l’usine et la maison pour la classe laborieuse, entre le marché et la maison pour la bourgeoisie, et entre le personnel et le politique selon le genre – une telle idéologie est maintenant totalement fallacieuse, et elle ne réussit même pas à montrer comment chaque terme de ces dichotomies construit l’autre en pratique et en théorie. Je lui préfère l’image idéologique du réseau, qui suggère une profusion d’espaces et d’identités, et une perméabilité des frontières du corps personnel et du corps politique. Le “ travail en réseau ” est à la fois une pratique féministe et une stratégie de compagnie multinationale – l’opposition cyborgienne tisse la toile.

Revenons-en donc à l’image de l’informatique de la domination pour tracer une vision de la “ place ” des femmes dans le circuit intégré, en n’abordant que quelques-uns des lieux symboliques des sociétés capitalistes avancées : la Maison, le Marché, les Lieux du Travail Salarié, l’État, l’École, la Clinique ou l’Hôpital, et l’Église. Chacun de ces lieux symboliques a un lien logique et pratique avec les autres, dans ce qui pourrait être vu comme une image holographique. Parce que je crois que cela peut faire avancer une analyse et une pratique dont nous avons bien besoin, je voudrais donner ici une idée de l’impact qu’ont les relations sociales mises en place et transmises par les nouvelles technologies. Mais il n’existe cependant pas de “ place ” pour les femmes dans ces réseaux, on n’y trouve, en ce qui les concerne, qu’une géométrie de différences et de contradictions cruciales quant à leur identité cyborgienne. En apprenant à déchiffrer ces réseaux du pouvoir et de la vie sociale, nous découvrirons peut-être des modes nouveaux de couplage et de coalitions. Lire la liste qui suit ne peut en aucune façon se faire du point de vue de “ l’identification ”, ou d’un soi unitaire. L’ordre du jour est à la dispersion. L’objectif : survivre dans la diaspora.

Maison : foyers monoparentaux ayant une femme comme chef de famille, monogamie en série, fuite des hommes, femmes âgées vivant seules, technologie du travail domestique, salariat du travail à la maison, ré-émergence des ateliers clandestins, entreprises installées à domicile et télé-travail, électronique artisanale, SDF urbains, migration, architecture modulaire, renforcement (simulé) de la famille nucléaire, violence domestique intense.

Marché : persistance de la consommation comme travail réservé aux femmes, qui, depuis peu, sont particulièrement ciblées par les nouveautés que produisent des nouvelles technologies (et ce d’autant plus que la compétition entre les pays industrialisés et ceux en voie d’industrialisation qui tous, cherchent à éviter les problèmes d’un chômage de masse, nécessite la création de nouveaux marchés toujours plus importants, pour des produits dont l’utilité est de moins en moins évidente) ; pouvoir d’achat à deux vitesses associé à des campagnes publicitaires qui ciblent exclusivement les nombreux groupes sociaux à hauts revenus et négligent les anciens marchés de masse ; importance croissante du marché noir du travail et de la consommation, qui fonctionne parallèlement aux grosses structures du marché haut de gamme des technologies de pointe ; systèmes de surveillance qui s’appuient sur le fonctionnement électronique des transferts de fonds ; caractère abstrait de l’expérience (puisqu’elle est transformée en produits) intensifié par le marché, ce qui aboutit à des conceptions de l’idée de communauté utopiques et inefficaces ou tout bonnement cyniques ; mobilité extrême (abstraction) des systèmes de marketing ou de financement ; interpénétration des marchés du travail et du sexe ; sexualisation intensifiée d’une consommation abstraite et aliénée.

Lieu du Travail Salarié : persistance d’une forte division sexuelle et raciale du travail, mais, pour beaucoup de femmes blanches et de gens de couleur, forte croissance de l’appartenance à des catégories professionnelles privilégiées ; impact des nouvelles technologies sur le travail des femmes dans les secteurs du secrétariat, des services, de la manufacture (et plus particulièrement de la manufacture textile), de l’agriculture et de l’électronique ; restructuration internationale des classes laborieuses ; développement des nouveaux horaires qui facilitent l’économie du travail à domicile (horaires flexibles, heures supplémentaires, temps partiel, pas de temps du tout) ; travail à domicile et travail à l’extérieur ; pressions accrues en vue de l’établissement de structures de salaires à deux niveaux ; nombre important de ceux qui, parmi les populations qui dans le monde dépendent des liquidités, n’ont aucune expérience, ou plus aucun espoir d’emploi stable ; main d’œuvre pour la plupart “ marginale ” ou “ féminisée ”.

Etat : persistance de l’érosion de l’Etat Providence ; décentralisation accompagnée d’une augmentation de la surveillance et du contrôle ; citoyenneté télématique ; impérialisme et pouvoir politique largement identifiés grâce à la distinction beaucoup d’information / peu d’information ; montée d’une militarisation hautement technologique accompagnée d’une montée de l’opposition qu’elle rencontre dans de nombreux groupes sociaux ; réduction du fonctionnariat du fait de la capitalisation toujours plus forte du travail de bureau, avec des implications pour la promotion des femmes de couleur ; plus grande privatisation de la vie et de la culture matérielles et culturelles ; forte intégration de la privatisation et de la militarisation, formes hautement technologiques de la distinction capitaliste bourgeoise entre vie privée et vie publique ; invisibilité entre différents groupes sociaux du fait de mécanismes psychologiques qui instaurent une croyance en l’existence d’ennemis abstraits.

Ecole : resserrement du lien qui existe entre les besoins en capitaux qu’induisent les technologies de pointe et l’éducation publique à tous les niveaux, avec des différenciations selon la race, la classe sociale et le genre ; implication des classes dirigeantes dans la réforme de l’éducation et dans son financement au prix, pour les enfants et pour les professeurs, de son statut de structure éducative démocratique et progressiste ; éducation produisant, au sein de la culture technocratique et militarisée, une ignorance et une répression de masse ; foisonnement, au sein des mouvements politiques radicaux ou dissidents, de cultes obscurantistes occultes ; persistance d’une relative ignorance en matière de science chez les femmes blanches et les gens de couleur ; orientation industrielle croissante de l’éducation (et plus particulièrement de l’éducation supérieure) par les multinationales à dominante scientifique (en particulier par les sociétés qui dépendent de l’électronique et des biotechnologies) ; nombreuses élites possédant un niveau d’études élevé, au sein de ce qui va devenir une société à deux vitesses.

Clinique ou Hôpital : resserrement des liens qui unissent la machine et le corps ; renégociation des métaphores publiques qui canalisent l’expérience personnelle que l’on a de son corps, et plus particulièrement en ce qui concerne la reproduction, les fonctions du système immunitaire et les phénomènes de “ stress ” ; intensification de la politique reproductive en réponse aux implications historiques d’un contrôle potentiel, non encore réalisé, que les femmes pourraient avoir sur leur relation à la reproduction ; émergence de nouvelles maladies historiquement spécifiques ; luttes concernant la logique et les moyens de la santé publique dans des environnements où les produits et les procédés de la technologie de pointe sont omniprésents ; poursuite de la féminisation des métiers de la santé ; durcissement de la lutte concernant la responsabilité de l’Etat dans le domaine de la santé ; persistance du rôle idéologique des mouvements populaires pour la santé comme forme majeure de la politique américaine.

Eglise : ère électronique des télé-évangélistes fondamentalistes, “ super-sauveurs ” qui célèbrent l’union d’un capital électronique et de dieux fétiches automatisés ; importance renforcée des églises dans la résistance à la militarisation de l’Etat ; lutte capitale concernant la place des femmes et leur autorité dans le domaine de la religion ; persistance du rôle central tenu, dans la lutte politique, par la spiritualité, à laquelle s’ajoutent le sexe et la santé.

L’informatique de la domination se caractérise par, et seulement par l’intensification massive de l’insécurité et de l’appauvrissement culturel accompagnée d’une faillite des réseaux de subsistance pour les plus vulnérables. Parce que ce constat est en grande partie lié aux relations sociales que créent la science et la technologie, l’urgence d’une politique féministe socialiste des sciences et des technologies semble évidente. Beaucoup de choses sont en train de se faire, et le travail politique a de riches possibilités. Les efforts déployés pour encourager des formes de lutte collective chez les femmes salariées, comme celle du District 925 de l’SEIU 26, devraient être une de nos priorités à toutes. Ces efforts sont intimement liés à la restructuration technique des méthodes de travail et à la refonte des classes laborieuses. Ils permettent aussi de comprendre ce que pourrait être une forme plus globale de l’organisation du travail qui tiendrait compte de l’appartenance à une communauté, de la sexualité et de questions familiales qui n’ont jamais été mises en avant par les syndicats, presque exclusivement blancs et masculins, du secteur industriel.

Les réarrangements structurels liés aux relations sociales de science et de technologie suscitent une forte ambivalence. Ce n’est pourtant pas la peine de se sentir fondamentalement déprimée par les implications des relations que les femmes entretiennent à la fin du XXe siècle avec le travail, la culture, la production du savoir, la sexualité et la reproduction sous toutes leurs formes. Si les marxismes, pour la plupart d’entre eux, analysent bien la domination, et cela pour de très bonnes raisons, ils ont du mal à comprendre ce qui ne semble être que fausse conscience et complicité des dominés dans leur propre domination à l’époque du capitalisme avancé. Il est crucial de garder à l’esprit que, peut-être surtout du point de vue des femmes, ce que nous avons perdu se résume souvent à une oppression aux formes virulentes, nostalgiquement ramenées, face à la violation, à une soi-disant nature. L’ambivalence que nous ressentons devant ces unités disloquées que produit la culture des hautes technologies, ne doit pas nous obliger à choisir entre une “ critique clairvoyante qui jetterait les bases d’une épistémologie politique solide ” et une “ fausse conscience manipulée ”, elle doit entraîner une compréhension subtile de ces nouveaux plaisirs, de ces nouvelles expériences et de ces nouveaux pouvoirs sérieusement susceptibles de transformer les règles du jeu.

Lorsque l’on voit se refonder des formes d’unité qui transcendent les considérations de race, de genre ou de classe, on a toute raison d’espérer, d’autant que ces éléments fondamentaux de l’analyse féministe socialiste subissent eux-mêmes des transformations protéiformes. L’augmentation de la dureté de la vie qui est ressentie dans le monde entier du fait des relations sociales induites par les sciences et les technologies est grave. Mais ce que vivent les gens n’est pas si clair, et nous manquons d’outils suffisamment précis pour établir collectivement des théories efficaces de l’expérience. Les efforts fournis actuellement dans le sens d’une clarification ne serait-ce que de notre propre expérience, qu’il s’agisse du marxisme, de la psychanalyse, du féminisme ou de l’anthropologie, sont rudimentaires.

J’ai conscience de ce que je dois au cours de l’histoire dans ma façon de voir les choses : une jeune Catholique irlandaise n’aurait jamais obtenu un doctorat de biologie sans l’impact qu’eut Spoutnik sur la politique nationale américaine en matière d’éducation scientifique. Mon corps et mon esprit sont autant construits par la course à l’armement et la guerre froide qui ont suivi la Seconde guerre mondiale que par les mouvements féministes. L’analyse des effets contradictoires qu’ont les politiques destinées à produire des technocrates américains loyaux, et qui produisirent aussi un grand nombre de dissidents, donne plus de raisons d’espérer que ne le fait celle des défaites existantes.

La partialité constante des points de vue féministes a, en ce qui concerne nos attentes quant aux formes d’organisation et de participation politiques, certaines conséquences. Nous n’avons pas besoin d’une totalité pour faire du bon travail. Ce rêve féministe d’une langue commune est, comme tous les rêves d’une langue parfaitement vraie, d’un énoncé parfaitement fidèle à la réalité, totalisant et impérialiste. En ce sens, la dialectique est elle aussi une langue de rêve qui ne chercherait qu’à résoudre les contradictions. Peut-être qu’ironiquement, notre fusion avec les animaux et les machines nous enseignera comment ne pas être Homme, l’incarnation du logos occidental. Si l’on se place du point de vue du plaisir que procurent ces fusions puissantes et taboues, rendues inévitables du fait des rapports sociaux induits par les sciences et les technologies, il pourrait bien y avoir une science féministe.

Les cyborgs : mythe de l’identité politique
Je voudrais conclure avec un mythe de l’identité et des limites qui pourrait informer nos imaginaires politiques de cette fin de XXe siècle. Je suis ici redevable à des écrivains comme Joanna Russ, Samuel R. Delany, John Varley, James Tiptree Jr., Octavia Butler, Monique Wittig et Vonda McIntyre 27. Elles(ils) sont ces conteu(rs)ses qui explorent ce que veut dire être incarné dans des mondes de haute technologie. Elle(il)s sont des théoricien(ne)s des cyborgs. C’est grâce à l’anthropologiste Mary Douglas, qui a exploré les conceptions des limites corporelles et de l’ordre social (1966, 1970) que nous avons pris conscience de la place fondamentale de l’imagerie corporelle dans notre vision du monde, et donc dans le langage politique. Les féministes françaises comme Luce Irigaray et Monique Wittig, en dépit de toutes leurs différences, savent comment écrire le corps, comment tisser l’érotisme, la cosmologie et la politique à partir de l’imagerie de l’incarnation, et en ce qui concerne plus particulièrement Wittig, à partir de l’imagerie de la fragmentation et de la reconstitution des corps 28.

Les féministes radicales américaines comme Susan Griffith, Audre Lorde et Adrienne Rich ont profondément marqué nos imaginaires politiques - et peut-être trop restreint notre capacité à accepter un corps amical et un langage politique 29. Elles insistent sur l’organique, qu’elles opposent au technologique. Mais leurs systèmes symboliques, et les positions d’éco-féminisme et de paganisme féministe empreintes de considérations organiques qui y sont liées, ne peuvent être compris, pour reprendre Sandoval, que comme des idéologies oppositionnelles qui conviennent tout à fait à cette fin de XXE siècle. Pour quiconque ne s’intéresse pas aux machines et à la conscience du capitalisme avancé, elles peuvent sembler simplement stupéfiantes. Elles font en ce sens partie du monde cyborgien. Mais les féministes ont aussi beaucoup à gagner en embrassant explicitement les possibilités inhérentes à la dissolution des différences qui opposent nettement organisme et machine et de toutes celles qui structurent de façon similaire l’identité occidentale. C’est la simultanéité de ces dissolutions qui fait exploser les matrices de domination et ouvre des possibilités géométriques. Que peut-on apprendre d’une pollution “ technologique ” personnelle et politique ? Je vais m’arrêter brièvement sur deux groupes de textes qui se recoupent et offrent un aperçu de la construction d’un mythe potentiellement utile du cyborg : construction, dans la science-fiction féministe, des femmes de couleur et des soi monstrueux.

J’ai suggéré plus haut, que le concept “ femmes de couleur ” pouvait être compris comme une identité cyborgienne, une subjectivité puissante synthétisée à partir de fusions d’identités marginales et dans les strates historico-politiques complexes de sa “ biomythographie ”, Zami (Lorde, 1982 ; King, 1987a, 1987b). Il existe des grilles matérielles et culturelles qui cartographient ce potentiel, Audre Lorde (1984) en capte le ton dans le titre de son Sister Outsider (Sœur d’ailleurs). Dans mon mythe politique, la “ Sœur d’ailleurs ” est la femme de la délocalisation, celle que les travailleur(se)s américain(e)s, femmes et homme effectuant un travail féminisé, sont censés considérer comme l’ennemie qui anéantit leur solidarité, qui menace leur sécurité. Localement, c’est-à-dire à l’intérieur des frontières des Etats-Unis, la Sœur d’ailleurs est utilisée à travers les différentes identités raciales et ethniques des femmes qu’on manipule pour mieux les diviser, les mettre en compétition et les exploiter au sein des mêmes industries. Les “ Femmes de Couleur ” représentent la main-d’œuvre préférée des industries liées à la science, les femmes réelles dont le marché mondial du sexe, le marché du travail et la politique de la reproduction kaléidoscopisent la vie. Les jeunes coréennes qui travaillent dans l’industrie du sexe et sur les chaînes de montage des systèmes électroniques sont recrutées au lycée et formées pour rejoindre le circuit intégré. Quand elles savent lire et écrire, surtout l’anglais, elles sont sélectionnées pour fournir cette main-d’œuvre féminine bon marché qui intéresse tant les multinationales.

Contrairement à ce que font croire les stéréotypes orientalistes de la culture “ primitive orale ”, les femmes de couleur se caractérisent par leur capacité à lire et à écrire, capacité que les Noires américaines, mais aussi les hommes noirs, ont acquise au fil d’une histoire qui les a vus risquer leur vie pour pouvoir apprendre et enseigner à lire et à écrire. L’écriture a une signification particulière pour tous les groupes colonisés. Elle a tenu une place centrale dans le mythe occidental de la distinction entre cultures orales et cultures écrites, entre mentalités primitives et mentalités civilisées, et plus récemment dans l’érosion de cette distinction par les théories “ postmodernes ” qui s’attaquent au phallogocentrisme occidental et à son culte de l’œuvre qui fait autorité, singulière, phallique et monothéiste, nom unique et parfait 30 . L’interprétation de l’écrit a été un enjeu capital de la lutte politique contemporaine. Montrer le jeu de l’écriture est quelque chose de tout à fait sérieux. La poésie et les histoires des femmes de couleur américaines traitent constamment de l’écriture et de l’accès au pouvoir de signifier ; mais alors ce pouvoir ne doit plus être ni phallique, ni innocent. L’écriture cyborgienne ne doit pas avoir trait à la chute, à l’idée d’une unité qui aurait existé autrefois, avant le langage, avant l’écriture, avant l’Homme. L’écriture cyborgienne a trait au pouvoir de survivre, non sur la base d’une innocence originelle, mais sur celle d’une appropriation des outils qui vous permettent de marquer un monde qui vous a marqué comme autre.

Ces outils sont souvent des histoires, des histoires re-racontées, de nouvelles versions qui renversent et déplacent les dualismes hiérarchiques qui organisent les identités construites sur une soi-disant nature. En racontant à nouveau les histoires de l’origine, les auteurs cyborgiens subvertissent les mythes fondateurs de la culture occidentale. Nous avons tous été colonisés par ces mythes de l’origine et leur espoir d’une apocalypse rédemptrice. Les histoires phallogocentriques relatant l’origine qui sont les plus cruciales pour les féministes cyborgiennes sont inscrites au cœur des technologies textuelles — celles qui écrivent le monde, la biotechnologie et la microélectronique — qui ont récemment écrit nos corps en problèmes de codes sur la grille C3I. Les histoires féministes cyborgiennes ont pour tâche de recoder tout ce qui est communication et information, afin de subvertir commandement et contrôle.

La politique du langage imprègne les luttes des femmes de couleur, tant sur le plan métaphorique que littéral, et les histoires basées sur le langage ont, dans la riche littérature que l’on doit actuellement aux femmes de couleur américaines, un pouvoir particulier. Ainsi, les nouvelles versions de l’histoire de Malinche l’indigène, mère de la race des “ bâtards ” métisse du nouveau monde, maîtresse des langues et maîtresse de Cortés, jouent un rôle particulier dans la construction identitaire des Chicanas. Dans Loving in the War Years (Aimer en temps de guerre,1983), Cherrie Moraga explore les questions d’identité qui se posent à celles qui n’ont jamais possédé leur langue d’origine, qui n’ont jamais transmis l’histoire de l’origine et n’ont jamais connu l’harmonie de la légitime hétérosexualité dans l’Eden culturel, et qui ne peuvent donc fonder l’identité sur un mythe, ni sur la chute qui a suivi l’innocence et l’inscription dans une lignée naturelle, du père ou de la mère .L’écriture de Moraga 31, son superbe savoir faire, apparaît dans sa poésie comme une violation semblable à celle que commet Malinche parce qu’elle maîtrise la langue du conquérant : une violation, une production illégitime qui permettent de survivre. La langue de Moraga n’est pas un “ tout ”, elle est clairement hybride, une chimère mi-anglaise, mi-espagnole, faite à partir de ces deux langues conquérantes. Mais ce monstre chimérique, sans revendiquer de langue originelle qui aurait précédé la violation, dessine les contours des identités puissantes, compétentes et érotiques des femmes de couleur. La “ Sœur d’ailleurs ” suggère la possibilité d’une survie du monde, non du fait de son innocence, mais parce qu’elle est capable de vivre sur la frontière, d’écrire sans avoir besoin du mythe fondateur de l’unité originelle. Pas plus qu’elle n’a besoin de son apocalypse incontournable du retour définitif à une unicité mortelle que l’homme a imaginé être la Mère innocente et toute-puissante, libérée, à la fin des temps, d’une nouvelle spirale d’appropriation par le fils. L’écriture marque le corps de Moraga, l’affirme comme corps de femme de couleur et l’empêche de tomber dans la catégorie banalisée par un père anglo-saxon ou dans le mythe orientaliste de “ l’analphabétisme originel ” d’une mère qui n’a jamais été. C’est Malinche, qui est ici une mère, et non Eve avant qu’elle n’ait goûté au fruit défendu. L’écriture affirme une “ Sœur d’ailleurs ”, et non cette Femme-d’avant-la-Chute-dans-l’Ecriture dont a besoin la Famille de l’Homme phallogocentrique.

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L’écriture constitue de façon pré-éminente la technologie des cyborgs, surfaces gravées de la fin du XXe siècle. La politique cyborg lutte pour le langage, elle lutte contre la communication parfaite, contre ce code unique qui traduit parfaitement chaque signification, dogme central du phallogocentrisme. Voilà pourquoi la politique cyborgienne insiste sur le bruit, défend la pollution, et se réjouit des fusions illégitimes entre l’animal et la machine. Ces accouplements rendent l’Homme et la Femme problématiques, ils subvertissent la structure du désir, force conçue pour générer le langage et le genre, et subvertissent ainsi la structure et les modes de reproduction de l’identité “ occidentale ”, de la nature et de la culture, du miroir et de l’œil, de l’esclave et du maître, du corps et de l’esprit. “ Nous ” n’avons pas choisi, à l’origine, d’être cyborgs, mais ce choix fonde une politique et une épistémologie libérales qui imaginent la reproduction des individus avant la reproduction plus large des “ textes ”.

Si nous adoptons le point de vue du cyborg, si nous nous libérons du besoin de fonder la politique à partir de “ notre ” position privilégiée d’opprimées qui incorpore toutes les autres dominations, si nous renonçons à l’innocence de simples victimes du viol, si nous quittons le terrain de cette “ nature ” dont nous serions si proches, nous verrons de grandes possibilités s’ouvrir devant nous. Les féminismes et les marxismes ont buté contre les impératifs épistémologiques de l’Occident qui leur faisaient construire le sujet révolutionnaire du point de vue d’une hiérarchie d’oppressions et/ou d’une position latente de supériorité morale, d’innocence et de plus grande proximité avec la nature. Lorsque l’on ne dispose ni du rêve original d’une langue commune ni de la symbiose originale et de la protection qu’elle promet contre la séparation “ masculine ” hostile, mais que l’on est écrite dans le jeu d’un texte qui ne possède ni point de vue privilégié ni histoire du Salut, se reconnaître “ soi-même ” comme complètement impliquée dans le monde libère du besoin de fonder la politique dans l’identification, les partis d’avant-garde, la pureté et la maternité. Débarrassée de l’identité, la race bâtarde enseigne le pouvoir des marges et l’importance d’une mère comme Malinche. Les femmes de couleur ont transformé la mère maléfique de la peur masculiniste en mère lettrée originelle qui enseigne la survie.

Il ne s’agit pas seulement de déconstruction littéraire, mais de transformation liminaire. Toute histoire qui commence avec l’innocence originelle et privilégie le retour à la totalité imagine que le drame de la vie est l’individuation, la séparation, la naissance à soi, la tragédie de l’autonomie, la chute dans l’écriture, l’aliénation ; c’est-à-dire la guerre, tempérée par un répit imaginaire dans le sein de l’Autre. Ces histoires ont une trame qui obéit à une politique de reproduction : renaissance sans défauts, perfection, abstraction. Dans cette trame, les femmes s’en tirent mieux, ou moins bien, selon les cas, mais toutes ces histoires disent toujours que les femmes ont un soi moins fort, une individuation moins marquée, une plus grande fusion avec l’oral, avec la Mère, et moins d’intérêt pour l’autonomie masculine. Mais il existe une autre voie qui mène à ce même détachement de l’autonomie masculine, un autre chemin qui ne passe ni par la Femme, ni par le Primitif, ni par le Zéro, ni par le Stade du Miroir et son imaginaire. Il traverse les femmes et les autres cyborgs illégitimes du temps présent qui ne sont pas nés de La Femme, qui refusent l’aide idéologique du statut de victime afin de vivre une vie réelle. Ces cyborgs sont des gens qui refusent de disparaître au signal, et peu leur importe le nombre de fois où un commentateur “ occidental ” a encore une fois déploré la triste extinction d’un groupe primitif, organique, anéanti par la technologie “ occidentale ”, par l’écriture 31. Ces cyborgs de la vie réelle réécrivent activement les textes de leurs corps et de leurs sociétés (comme le font ces femmes, décrites par Aihwa Ong, qui vivent dans les villages de l’Asie du sud-est et travaillent pour des entreprises d’électroniques japonaises et américaines). La survie est l’enjeu de ce jeu de lectures.

Récapitulons : certains dualismes constituent des traits persistants des traditions occidentales ; tous contribuent à la logique et aux pratiques du système de domination des femmes, des gens de couleur, de la nature, des travailleurs et des animaux ; en gros à la domination de tout ce qui est autre et qui ne sert qu’à renvoyer l’image de soi. Les plus importants de ces inquiétants dualismes sont les suivants : soi/autre, corps/esprit, nature/culture, mâle/femelle, civilisé/primitif, réalité/apparence, tout/partie, agent/ressource, créateur/créature, actif/passif, vrai/faux, vérité/illusion, total/partiel, Dieu/homme. Le Soi est ce Un qui ne subit pas la domination et qui sait cela grâce à l’autre qui détient les clefs de l’avenir du fait de sa propre expérience de la domination, ce qui fait mentir toute idée d’une autonomie du soi. Être Un, c’est être autonome, c’est être puissant, c’est être Dieu ; mais être Un est aussi être une illusion, et ainsi être impliqué dans une dialectique apocalyptique avec l’autre. Pourtant, être autre, c’est être multiple, sans bornes précises, effiloché, sans substance. Un c’est trop peu, mais deux, c’est déjà trop.

La culture des hautes technologies remet en cause ces dualismes de façon mystérieuse. Il est difficile de savoir qui de l’homme ou de la machine crée l’autre ou est créé par l’autre. Il est difficile de savoir où s’arrête l’esprit et où commence le corps dans des machines qui se dissolvent en pratiques de codage. Dans la mesure où nous nous reconnaissons à la fois dans le discours officiel (par exemple, dans la biologie) et dans la pratique quotidienne (par exemple dans l’économie du travail à domicile dans le circuit intégré), nous nous découvrons cyborgs, hybrides, mosaïques, chimères. Les organismes biologiques sont devenus des systèmes biotiques, des outils de communications parmi d’autres. Il n’y a pas de différence ontologique, pas de différence fondamentale dans ce que nous savons de la machine et l’organisme, du technique et de l’organique. Rachel, la réplicante du film de Ridley Scott Blade Runner, représente la peur, l’amour et la confusion que produit une culture cyborgienne.

Tout cela provoque, entre autres, un sens plus vif de la connexion qui nous lie à nos outils. L’état de transe que connaissent beaucoup d’utilisateurs d’ordinateurs est devenue un lieu commun du film de science-fiction et de la blague branchée. Un paraplégique, ou tout autre personne lourdement handicapée doit avoir (et a quelquefois) une expérience intense de l’hybridation complexe qui existe entre elle et les autres outils de communication . Le Vaisseau qui chantait (1969), roman proto-féministe d’Anne McCaffrey, explorait les pensées d’un cyborg, hybride entre un cerveau de petite fille et une machinerie complexe mise au point après la naissance d’un enfant gravement handicapé. Genre, sexualité, incarnation et compétence, dans cette histoire, tous ces éléments étaient reconstitués. Pourquoi nos corps devraient-ils s’arrêter à la frontière de la peau, ou ne comprendre au mieux que d’autres êtres encapsulés dans cette peau ? On sait, depuis le XVIIe siècle animer des machines – leur donner une âme fantôme qui leur permet de parler, de bouger ou de rendre compte de leur développement régulier et de leurs capacités mentales. On sait aussi mécaniser les organismes, les réduire à un corps considéré seulement comme une ressource pour l’esprit. Ces relations machine/organisme sont obsolètes, inutiles. Que ce soit dans le domaine de l’imaginaire ou dans d’autres pratiques, pour nous, les machines sont prothèses, composants intimes, soi bienveillants. Nous n’avons pas besoin d’un holisme organique qui crée un tout imperméable, la femme totale et ses variantes féministes (mutantes ?). Je conclurai sur ce point avec une lecture très partiale de la logique des monstres cyborg dans mon second corpus, la science-fiction féministe.

Les cyborgs qui peuplent la science-fiction féministe rendent tout à fait problématiques les statuts de l’homme, de la femme, de l’humain, de l’artefact, de la race, de l’entité individuelle ou du corps. Katie King explique comment le plaisir que l’on prend à lire ce genre de fictions ne repose pas principalement sur l’identification. Lorsque des étudiants capables d’affronter les auteurs modernistes comme Joyce ou Woolf sans sourciller sont confrontés à Joanna Russ pour la première fois, ils ne savent que penser de The Adventures of Alyx ou de L’Autre moitié de l’homme, car les personnages de ces livres refusent la recherche de l’unité innocente à laquelle tend le lecteur, mais ils se soumettent en même temps à d’autres de ses attentes, quête héroïque, érotisme exacerbé et contenu politique sérieux. Dans L’Autre moitié de l’homme, quatre versions d’un même génotype se rencontrent, mais même rassemblées, elles ne forment pas un tout, pas plus qu’elles ne résolvent les dilemmes posés par l’action morale violente, ou qu’elles ne désamorcent le scandale toujours plus grand du genre. La science-fiction féministe de Samuel R. Delany, et en particulier Les Contes de Neverÿon, parodie le mythe de l’origine en réécrivant la révolution du néolithique, et en rejouant ainsi les premiers coups de la partie qui a abouti à la civilisation occidentale pour subvertir leur vraisemblance. James Tiptree, Jr, auteure dont la fiction était considérée comme particulièrement virile jusqu’à ce que soit révélé son “ véritable ” genre, raconte des histoires de reproduction basée sur des technologies non-mammifères telles que l’alternance de générations d’hommes munis de poches à couver, et nourriciers. Dans son exploration archi-féministe de Gaea, une-déesse-folle-planète-illusionniste-vielle-femme-machine-technologique à la surface de laquelle naît une extraordinaire série de symbioses post-cyborg, John Varley construit le cyborg suprême. Octavia Butler évoque une sorcière africaine qui utilise ses pouvoirs de transformation pour contrer les manipulations génétiques dont use sa rivale (Wildseed), les failles temporelles pour ramener une Noire américaine moderne à l’état d’esclavage dans lequel les relations qu’elle a avec son maître et ancêtre blanc déterminent la possibilité de sa propre naissance (Kindred), et les visions illégitimes de l’identité et de la communauté qu’a un enfant trans-espèce adopté qui en est arrivé à connaître l’ennemi en lui-même (La Survivante). Dans Dawn (1987), premier épisode d’une série qui s’appelle Xenogenesis, Butler raconte l’histoire de Lilith Iyapo, dont le prénom fait référence à la première femme, répudiée, d’Adam et dont le nom de famille souligne son statut de veuve du fils d’une famille nigériane immigrée aux Etats-Unis. Par ses échanges génétiques avec des amants/sauveteurs/destructeurs/ingénieurs-génétiques extra-terrestres qui ont reconstruit l’habitat terrien à la suite d’un holocauste nucléaire et forcent les humains qui y ont survécu à une fusion intime, Lilith, femme noire et mère dont l’enfant est mort, devient l’instrument de la transformation de l’humanité. Ce roman traite de politique reproductive, linguistique et nucléaire dans un champ mythique structuré par les notions de couleur et de genre de la fin du XXe siècle.

Parce qu’il est particulièrement riche en transgressions, le livre de Vonda McIntyre, Superluminal, est tout indiqué pour refermer ce catalogue tronqué de monstres dangereux et prometteurs qui aident à redéfinir les plaisirs et la politique de l’incarnation et de l’écriture féministe. Dans une fiction où aucun personnage n’est “ simplement ” humain, ce statut d’humain devient hautement problématique. Orca, plongeuse sous-marine génétiquement modifiée, peut dialoguer avec les orques et survivre dans les profondeurs, mais elle rêve d’être pilote et d’explorer l’espace. Il faut alors qu’elle se fasse implanter des éléments bioniques pouvant détruire ce qui fait d’elle un membre de la famille des plongeurs et des cétacés. Ce genre de transformations se fait par vecteurs virus porteurs d’un nouveau code de développement, par transplantations chirurgicales, par implantation d’appareils microélectroniques, par doubles analogiques, etc. Laenea devient pilote en acceptant une transplantation cardiaque et toute une série de modifications qui lui permettront de survivre à des vitesses supérieures à celle de la lumière. Radu Dracul réchappe d’une épidémie causée par un virus sur sa planète lointaine et se retrouve doté d’une perception du temps qui va, pour toute son espèce, repousser les frontières de la perception de l’espace. Ces personnages explorent tous les limites du langage, le rêve d’une expérience partagée et la nécessité des limites, de la partialité et de l’intimité, même dans un monde de transformation et de connexion protéiformes. Mais Superluminal défend aussi dans un autre sens les contradictions qui définissent le monde cyborgien. Il incarne textuellement cette intersection de la théorie féministe et du discours colonial que l’on trouve dans la science-fiction évoquée plus haut. Cette conjonction a une longue histoire que de nombreuses féministes du “ Premier Monde ” ont tenté de passer sous silence, comme je l’ai fait quand j’ai lu Superluminal, jusqu’à ce que Zoe Sofoulis me rappelle à l’ordre, elle qu’une position différente dans l’informatique de la domination du système mondial a rendue particulièrement sensible aux tentations impérialistes du milieu de la science-fiction, y compris de la science-fiction féminine. Sa sensibilité de féministe australienne, fit que Zoe Sofoulis se souvenait plus facilement de la participation de McIntyre à l’écriture des aventures du Capitaine Kirk et du Docteur Spock dans la série télévisée Star Trek que de sa réécriture de l’histoire d’amour dans Superluminal.

Dans les imaginaires occidentaux, les monstres ont toujours défini les limites de la communauté. Les Centaures et les Amazones de la Grèce Antique établirent les limites d’une polis centrée sur l’homme grec parce qu’ils firent éclater le mariage et perturbèrent les frontières par des alliances contre-nature entre le guerrier et l’animal ou la femme. Les jumeaux siamois et les hermaphrodites constituèrent le trouble matériau humain qui, au début de l’ère moderne en France, permit de fonder le discours sur le naturel et le surnaturel, le médical et le légal, les mauvais sorts et les maladies - éléments cruciaux dans l’établissement de l’identité moderne . Les études évolutionnistes et comportementales des singes et des grands primates ont marqué les multiples frontières des identités industrielles de la fin du XXe siècle. Les monstres cyborgiens de la science-fiction féministe définissent des possibilités et des limites politiques assez différentes de celles que propose la fiction courante de l’Homme et de la Femme.

Prendre au sérieux l’imagerie d’un cyborg qui serait autre chose qu’un ennemi a plusieurs conséquences. Sur nos corps, sur nous-mêmes ; les corps sont des cartes du pouvoir et de l’identité. Les cyborgs n’y font pas exception. Un corps cyborg n’a rien d’innocent, il n’est pas né dans un jardin, il ne recherche pas l’identité unitaire et donc ne génère pas de dualismes antagonistes sans fin (ou qui ne prennent fin qu’avec le monde lui-même), il considère que l’ironie est acquise. Être un c’est trop peu, et deux n’est qu’une possibilité parmi d’autres. Le plaisir intense que procure le savoir faire, le savoir manier les machines, n’est plus un péché, mais un aspect de l’incarnation. La machine n’est pas un “ ceci ” qui doit être animé, vénéré et dominé. La machine est nous, elle est nos processus, un aspect de notre incarnation. Nous pouvons être responsables des machines, elles ne nous dominent pas, elles ne nous menacent pas. Nous sommes responsables des frontières, nous sommes les frontières. Jusqu’à maintenant (il était une fois), l’incarnation féminine semblait être innée, organique, nécessaire ; et cette incarnation semblait être synonyme du savoir faire maternel et de ses extensions métaphoriques. Ce n’est qu’en ne nous plaçant pas à notre place que nous pouvions prendre un plaisir intense avec les machines et encore, à condition de prétexter qu’après tout, il s’agissait d’une activité organique, qui convenait aux femmes. Les cyborgs pourraient envisager plus sérieusement l’aspect partial, fluide, occasionnel du sexe et de l’incarnation sexuelle. Après tout, malgré sa large et profonde inscription historique, le genre pourrait bien ne pas être l’identité globale.

Réfléchir à la question, idéologiquement chargée, de ce qui compte comme activité quotidienne, comme expérience, peut se faire en exploitant l’image du cyborg. Dernièrement, les féministes ont prétendu que les femmes étaient douées pour le quotidien, que les femmes, plus que les hommes géraient d’une manière ou d’une autre ce quotidien, et qu’elles occupaient donc potentiellement une position épistémologique privilégiée. Cette prise de position peut paraître convaincante car elle met en lumière une activité féminine longtemps méprisée et qu’elle en fait la base de la vie. La base de la vie ? Et l’ignorance des femmes, alors ? Et leur exclusion de la connaissance et du savoir ? Leurs manques ? Et l’accès des hommes aux compétences du quotidien, à la construction des choses, à leur destruction, au jeu ? Et les autres incarnations ? Le genre cyborgien est une possibilité partielle de revanche globale. La race, le genre et le capital nécessitent une théorie cyborgienne des tout et des parties. Il n’existe pas, chez le cyborg, de pulsion de production d’une théorie totale, mais il existe une connaissance intime des frontières, de leur construction, de leur déconstruction. Il existe un système de mythes qui ne demande qu’à devenir un langage politique susceptible de fonder un regard sur la science et la technologie qui conteste l’informatique de la domination - afin d’agir avec puissance.

Une dernière image : les organismes et la politique organismique et holistique reposent sur des métaphores de renaissance et en appellent invariablement aux ressources de la sexualité reproductive. Je dirais que les cyborgs ont plus à voir avec la régénération et qu’ils se méfient de la matrice reproductive et de presque toutes les mises au monde. Chez les salamandres, la régénération qui suit une blessure, par exemple la perte d’un membre, s’accompagne d’une repousse de la structure et d’une restauration des fonctions avec possibilité constante de production, à l’emplacement de l’ancienne blessure, de doubles ou de tout autre étrange résultat topographique. Le membre qui a repoussé peut être monstrueux, dupliqué, puissant. Nous avons tou(te)s déjà été blessé(e)s, profondément. Nous avons besoin de régénération, pas de renaissance, et le rêve utopique de l’espoir d’un monde monstrueux sans distinction de genre fait partie de ce qui pourrait nous reconstituer.

L’imagerie cyborgienne peut aider à exprimer les deux points cruciaux de ce texte. Un, la production d’une théorie totale, universelle, est une erreur énorme qui passe à côté de la réalité, et qui l’a probablement toujours fait, mais qui le fait maintenant de façon certaine. Deux, en prenant la responsabilité des relations sociales de science et de technologie, on refuse la métaphysique anti-science, la démonologie de la technologie, et l’on assume ainsi le difficile travail de reconstruction des frontières de la vie quotidienne, en connexion partielle avec les autres, et en communication avec chaque partie de nous-même. Ce n’est pas seulement que la science et la technologie sont d’éventuels moyens de grande satisfaction humaine aussi bien qu’une matrice de dominations complexes. L’imagerie cyborgienne ouvre une porte de sortie au labyrinthe des dualismes dans lesquels nous avons puisé l’explication de nos corps et de nos outils. C’est le rêve, non pas d’une langue commune, mais d’une puissante et infidèle hétéroglosse. C’est l’invention d’une glossolalie féministe qui glace d’effroi les circuits super-évangélistes de la nouvelle droite. Cela veut dire construire et détruire les machines, les identités, les catégories, les relations, les légendes de l’espace. Et bien qu’elles soient liées l’une à l’autre dans une spirale qui danse, je préfère être cyborg que déesse

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. *. Cette recherche a été financée par une bourse de l’Academy Senate Faculty Research de l’Université de Californie, Santa Cruz. Une version antérieure de l’article sur l’ingénierie génétique est parue sous le titre “ Lieber Kyborg als Göttin : für eine sozialistisch-feministische Unterwanderung der Gentechnologie ” dans Argument-Sonderband 105, sous la direction de Bernd-Peter Lange et Anna Marie Stuby, Berlin, 1984, pp 66-84. Le Manifeste Cyborg a été développé à partir de “ New Machines, new bodies, new communities : political dilemnas of a cyborg feminist ” (Nouvelles machines, nouveaux corps, nouvelles communautés : dilemmes politiques d’une cyborg féministe), “ The Scholar and the Feminist X : The Question of Technology ” (L’Universitaire et la féministe X : la question de la technologie), Conférence, Barnard College, avril 1983.

Les gens liés au History of Consciousness Board d’UCSC ont eu une telle influence sur cet article qu’il me paraît être un texte plus collectif que la plupart, même s’il arrive que ceux que je cite n’y reconnaissent pas leurs idées. Certain(e)s chercheu(r)(ses) docteur(e)s ou doctorant(e)s en théorie, science et politique féministe ainsi que certains membres du cursus de théorie et de méthode ont plus particulièrement, participé à l’élaboration du Cyborg Manifeste. Citons par exemple Hilary Klein (1989), Paul Edwards (1985), Lisa Lowe (1986) et James Clifford (1985).

Certaines parties de cet article ont constitué ma contribution à une réflexion collective intitulée “ Poetic Tools and Political Bodies : Feminist Approaches to High Technology Culture ” (Outils poétiques et corps politiques : approches féministes de la haute technologie), 1984, California American Studies Association, avec les doctorantes en Histoire de la conscience Zoe Sofoulis, “ Jupiter Space ” (Espace Jupiter), Katie King, “ The pleasures of repetition and the limits of identification of feminist science fiction : reimaginations of the body after the cyborg ” (Plaisir de la répétition et limites de l’identification de la science fiction féministe : réimaginer le corps après le cyborg), et Chela Sandoval, “ The construction of subjectivity and oppositional consciousness in feminist film and video ” (Construction de la subjectivité et conscience oppositionnelle dans le cinéma et la vidéo féministes).La théorie de la conscience oppositionnelle de Sandoval (sans date) a été publiée sous le titre “ Women respond to racism : A Report on the National Women’s Studies Association Conference ” (Les femmes répondent au racisme : rapport sur la conférence nationale de l’association des études féministes). Pour la lecture sémiotico-psychanalytique de la culture nucléaire de Sofoulis, voir Sofia (1984). Ce manifeste doit beaucoup aux articles non publiés de King, “ Questioning tradition : canon formation and the veiling of power ” (Interroger la tradition : formation des canons et pouvoir voilé), “ Gender and genre : reading the science fiction of Joanna Russ ” (Genre et genre littéraire : lire la science fiction de Joanna Russ), “ Varley’s Titan and Wizard : feminist parodies of nature, culture, and hardware ” (Titan etWizard, de Varley : parodies féministes de la nature, de la culture et du hardware).

Les conversations que j’ai eues avec Barbara Epstein, Jeff Escoffier, Rusten Hogness et Jaye Miler m’ont beaucoup aidée, ainsi que leur conseils éditoriaux. Certains membres du Silicon Valley Research Project de l’UCSC, certains participants des conférences et ateliers de la SVRP m’ont apporté une aide précieuse, en particulier Rick Gordon, Linda Kimball, Nancy Snyder, Langdon Winner, Judith Stacey, Linda Lim, Patricia Fernandez-Kelly et Judith Gregory. Je veux enfin remercier Nancy Hartsock, pour toutes ces années d’amitié et de discussion autour de la théorie féministe et de la science fiction féministe. Merci aussi à Elisabeth Bird pour mon slogan politique préféré, “ Cyborgs for Earthly Survival” (Cyborgs pour survie terrienne).

P.-S.

Trad. : Marie Héléne Dumas, Charlotte Gould, Nathalie Magnan.
© Ecole Nationale Supèrieure des Beaux-arts, Paris 2002.

Publié en français dans" Connexion, art réseaux , média", Annick Bureaud, Nathalie Magnan, edition de l’ensb-a, collection guide de l’étudiant en art, 2002.

Publié en anglais dans "Simians, Cyborgs, and Women, The reinvention of nature". Donna Haraway. Routledge NY. 1991. Première publication " Manifesto for Cyborgs : science technology, and socialist feminism in the 1980’s" Socialist review 80 (1985).

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