La Revue des Ressources
Accueil > Champ critique > Recensions > Une seule photo vous manque et tout est oublié (à propos de "La Fille aux (...)

Une seule photo vous manque et tout est oublié (à propos de "La Fille aux neuf doigts", de Laia Fabregas) 

jeudi 17 juin 2010, par Elisabeth Poulet

« Je m’appelle Laura. J’ai neuf doigts. Depuis toujours.
Avant je pensais que mon auriculaire droit était au ciel, près du bon Dieu, puis j’ai compris que Dieu n’existait pas et mon auriculaire droit pas davantage. Je ne suis pas comme les autres, voilà tout. »

Les parents de Laura et de sa sœur Moira, eux non plus, ne sont pas comme les autres. Ce sont des Catalans militants communistes et autonomistes, un mouvement encore clandestin dans l’Espagne du franquisme finissant. Si les deux petites filles semblent à l’abri du danger inhérent à cet engagement, leur enfance est pourant marquée par le sceau d’un inerdit redoutable, une règle terrible instituée depuis toujours sans la moindre explication : l’absolue interdiction de prendre des photographies. Pas d’album de famille pour Laura et Moira. La circonspection devant la vie est-elle si forte qu’il soit impossible de conserver des souvenirs heureux ? Les photos sont-elles considérées comme des menteuses ? Une source de trahison ? Qui ment dans cette histoire ? Quel est donc cet horrible mensonge qui ne doit en aucun cas apparaître sur la pellicule ?

« Comment décider de ce qui est vrai et de ce qui ne l’est pas ? » se demande Laura.
Pour tenter de garder la mémoire des moments importants, des instants heureux ou encore la beauté d’un lieu ou celle d’un visage, Laura et sa sœur ont été entraînées dès leur plus jeune âge à composer des « photos-pensées », comme le peintre peut composer un tableau. Tâche extrêmement difficile mais seul moyen pour elles de sauvegarder le temps passé, l’instant et l’image d’elles-mêmes cruellement voués à l’effacement.

Mais, à l’aube de ses trente-quatre ans, Laura ne peut plus se satisfaire des « photos-pensées ». Le silence obstiné de ses parents lui est devenu intolérable et elle veut lever l’interdit car elle est désormais persuadée que des photos ont été prises à son insu, qu’elles sont cachées quelque part et qu’il est temps de les exhiber à la lumière. Elle en a besoin. Un jour, elle s’est rendue compte que les « photos-pensées » ne pouvait plus suffire, qu’elle ne parvenait plus à se souvenir des moments qui pourtant avaient compté. Un peu honteuse, elle fait part de son inquiétude à sa sœur, devenue photographe, et qui, au grand soulagement de Laura, partage le même sentiment :
« Est-ce qu’il t’arrive de douter ? demande Laura, directe mais nerveuse (…).
— Douter de quoi ?
— Des choses dont tu te souviens.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? (…)
— Crois-tu que nous sommes capables d’oublier des événements importants ?
— Naturellement. » (…)
« Même si nous sommes bien entraînées ? » Laura cherchait à capter le regard de sa sœur.
« De quoi tu parles, Laura ?
— Je note des souvenirs ces derniers temps. (…)
— C’est à cause des photos-pensées, n’est-ce pas ? » dit Moira après un certain temps. Laura fit signe que oui. « Tu en fais encore ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ? s’indigna Laura.
— Des photos-pensées ? Tu en fais encore ?
— Evidemment. Comment est-ce que je pourrais m’arrêter ? »
Moira ne répondit pas. Elle jeta machinalement un regard en biais vers son épaule droite, là où l’appareil photo pendait encore il y a un instant. Laura sentit la complicité qu’elle avait avec sa sœur s’effriter. « Tu veux dire que toi, tu n’en fais plus ?
— C’est venu progressivement. (…). Je ne dis pas non plus que je n’en fais plus jamais.
— Comment tu fais pour arrêter ? Moi, je n’y arrive pas. J’en fais souvent sans même y penser.
— Je crois que j’ai remarqué que chaque fois que je faisais des photos avec mon appareil, elles montraient des choses que je n’avais pas retenues et, petit à petit, cela m’a rendue paresseuse. Mon appareil fixait en une fraction de seconde ce que je mettais des minutes à reconstituer dans ma tête. »

Dès lors, libérée par les paroles de sa sœur, Laura s’entête et ne cesse d’enquêter sur les raisons pour lesquelles elle est née avec neuf doigts, cherchant des clichés capables de la renseigner sur cet état de fait. Est-elle réellement née avec neuf doigts ? Qu’est donc devenu son auriculaire ? Régulièrement, elle demande à sa mère de lui montrer les photographies de son enfance et la réponse de celle-ci, invariable, ne fait qu’engendrer le trouble et le chaos dans l’esprit de Laura qui fantasme la perte progressive mais inéluctable de ses autres doigts comme on exorcise un traumatisme.

Pourtant, le souvenir de son père en train de prendre une photo en cachette de leur mère hante la jeune femme. Parviendra-t-elle au terme de sa quête et réconciliera-t-elle le passé avec le présent ? Qu’adviendra-t-il du double onirique de Laura ?

Laia Fabregas nous offre ici un roman remarquable sur la douleur de l’oubli, la mémoire enfouie, le secret et le trouble infini des mystères de l’origine. Déconcertant de cruauté, original et flamboyant, ce premier roman est une belle promesse.

P.-S.

Laia Fabregas, La Fille aux neuf doigts, Actes Sud, 2010. Traduit du néerlandais par Arlette Ounanian. Titre original : Het meisje met de negen vingers.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter