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Tartare délirant 

jeudi 11 octobre 2012, par Frédéric L’Helgoualch

Les regards sont apeurés désormais. La surprise a disparu, place à la peur et la méfiance ! La dame assise près de moi me tourne le dos dorénavant. Inquiète mais urbanité oblige, elle ne pousse pas sa logique jusqu’à changer de siège. On ne sait jamais pourtant, je pourrais essayer de lui becqueter le groin ou de lui arracher les yeux. Bordel ! Je ne l’ai pas vue venir, cette saloperie ! Que fais-je, je descends du wagon ? Je suis loin d’être arrivé chez moi. Mais, ces regards, autour de moi, ces reluquages sans gêne... Un taré, ils me prennent pour un taré ! Remarque, je ne me vois pas mais, mes gesticulations doivent sembler pour le moins bizarres, je le conçois. La porte s’ouvre, je me précipite sur le quai. La bête revient à la charge. Je me pose sur un banc, la tête entre les mains. Les visages condescendants disparaissent avec le départ du métro. J’enrage. D’où ça sort, ça, encore ? Bien sûr, je reconnais le monstre : j’ai déjà eu affaire à lui. Mais je reste stupéfait à chaque visite. Et puis, plus d’un an qu’il n’avait pas sévi. Je n’ai plus aucun contrôle, ni sur mes nerfs, ni sur mon corps. La crise d’angoisse est violente cette fois encore, incroyablement brutale. Je me tamponne de passer pour un habité aux yeux des usagers. Y passer aux miens, par contre, me pose un plus grave problème. Un marionnettiste invisible semble tirer des fils dans ma caboche, de manière impromptue, sadique. Tac ! Un coup à gauche ! Hop ! A droite ! Pause... Vlan ! Gauche, droite ! C’est quoi ce cirque ? Mon cerveau me semble tendu, comme un muscle. A chaque pulsion, ma main se précipite sur la zone torturée. Je songe à l’AVC, panique davantage. Mes pieds, furies indépendantes, frappent le sol sans relâche. Bordel ! Je ne pensais à rien de particulier en cette journée quelconque, ni vague à l’âme ni perturbations extérieures à signaler. La période n’est pas extraordinaire mais, bof, j’en ai vu d’autres. Alors, pourquoi ? Pourquoi aujourd’hui ? Tac ! Ca continue ! La douleur n’existe pas. Une gêne, plutôt, une impression de rébellion de mes organes internes : ils se font sentir, ils bougent. Ils sont perceptibles, ce qui, me semble-t-il, est inhabituel. Leurs mouvements m’obligent à visualiser cette viandasse qu’ils forment, à personnaliser ces tuyaux sanguinolents, ces amas de chair écoeurants. Faire ça à un végétarien, merde... Mon unité se fissure, les parties de moi-même, physiques, psychiques, se disloquent, devenant toutes sauvages et intenables. C’est quoi, ce trip, bordel ? Mon cœur, désormais ! Je le sens, je sens sa présence, sa vie mouvante. C’est dégueulasse, ma main s’agite sur ma poitrine. Une pour calmer la caboche, l’autre pour amadouer le palpitant. Je gesticule comme un damné sur mon banc, entouré de maints usagers mais, incroyablement seul. L’ennemi n’est pas externe, pas localisable. Le combat entre ma volonté et mon inconscient antipathique, totalement ingérable et libéré, est titanesque. Le ring est mon corps et, je suis l’unique spectateur de ce chaos. Je me traîne à l’extérieur, me tenant aux rampes, sursautant à chaque assaut, à chaque sursaut organique. Je finirai dans un asile un jour, si ce cinéma devient une habitude. Que n’ai-je pensé ? Mon cœur s’emballe, je me tortille sur place, tel un pantin hystérique, mes pognes vont et viennent, de ma poitrine à ma tête, dans des mouvements épileptiques, impuissants, désespérés. Les péquins croisés s’écartent sur mon passage. Barrez-vous, barrez-vous ! Place ! Nous sommes nombreux, là-dedans ! Accoutumé à y accorder trop d’importance, là, pour une fois, je me tape des opinions et réactions d’autrui. Deux en un : horrible impression. Le deuxième combattant, mon inconscient, m’appartient mais il n’est pas censé se manifester que je sache. Un lapsus, occasionnellement, me suffisait bien comme rappel charmant de son existence. Pourtant, aujourd’hui, ce con s’en donne à cœur joie, étouffant ma raison, prenant en main, sans autorisation ni préavis, toutes les manettes mécaniques de ma carcasse. Cette dépossession, ce hold-up de soudard sont terrifiants. Les images de la folie, du claquage en pleine rue me viennent. En punition, la tachycardie redémarre. Je n’ose plus penser, de crainte qu’il m’entende. Je gueule tout seul dans la rue, me pose contre un arbre, tenant serré mon pec gauche, le pinçant comme un furieux. Il continue sa course folle, lui, accélère encore les battements ; je prémédite l’attaque cardiaque. La bestiole se calme, me laisse reprendre esprits et souffle et, perverse, sonne à nouveau le tocsin. Mon bulbe se raidit, comme un poing serré. Je respire comme un petit chien, tente images douces, souvenirs heureux, blablabla... Rien à foutre ! Il tire sèchement les fils pour me forcer à ne penser qu’à lui. Je m’accroupis contre l’arbre, sors mon téléphone. Je ne l’utilise pas, je sais que la crise augmentera si j’en parle à quelqu’un. Un gonze s’arrête, m’interroge. « Ca va passer, merci. C’est bon... » Dégage, Ducon, il arrive ! « Vous êtes sûr, parce que... » Voilà, t’as gagné ! L’hallali est lancée ! Je me courbe, me dandine dans tous les sens ; le type s’éloigne en marmonnant. Les St Bernard ne peuvent rien, hélas, la bataille est privée. Je ne décide plus ni des gestes ni des idées, devenu totalement passif et à la merci des extravagances de cet inconnu censé me protéger. Je n’en peux plus. Une pharmacie ! Je me redresse comme je peux et y pénètre à grandes enjambées. D’une voix faible, exténuée, tous mes membres gigotant, j’explique la situation, implore un calmant ou je ne sais quoi. Les deux apothicaires me dévisagent et me lancent : « Nous ne pouvons rien vous donner. Allez voir un docteur. » Ils me scrutent, hautains et circonspects. Je comprends bien leurs sous-entendus : ils me prennent pour un camé en recherche de quelque produit. Plus ferme, j’insiste : « Non, j’ai déjà eu cela, quand je vais consulter on me répond : ’Faites du sport, du yoga et mangez équilibré.’ Merci du conseil, la prochaine fois j’achèterai directement ’Marie-Claire’ ! Mais, moi, en attendant, c’est insupportable. Je ne vous demande pas un calmant mais, j’en sais rien, de l’homéopathie, un truc léger mais, immédiat, d’accord ? » Ils restent suspicieux, finissent par me vendre des pilules à base de plantes. J’arrache la boîte et, moi et mes parasites ressortons. Faces de raie ! Merci pour votre soutien très professionnel ! A part fourguer des crèmes bronzantes et des arnaques amincissantes... Devant leur méfiance, je n’ai pas osé formuler ma vraie envie : « Allez, endormez-moi ! Faites-moi pioncer ! Calmants, piqûres, même le coup du lapin si vous voulez mais arrêtez ce merdier, par pitié ! C’est inhumain ! » Je fonce dans une brasserie, en quête d’un verre d’eau. « 3 par jour », dit la notice. Ouais, ouais, cas d’urgence : j’en gobe 6, tremblant, suant, crevé. Lors d’une période de stress équivalente, l’année précédente, la crise s’invita à mon travail. Pompiers et tout le toutim : ma tension monta à 24, au plus fort de la bataille. Hôpital, batteries d’examens : « Tout est normal. C’est psychosomatique. » Les symptômes disparurent dès l’annonce du verdict médical. Complètement tordu. Comme si j’avais besoin de ce pouvoir cérébral fantaisiste : l’auto-gonflement de la tension artérielle. Je saute dans un tacos. Les plantes font de l’effet, je crois. Je reste sur mes gardes. Mes paupières deviennent lourdes, ce qui est bon signe mais je retrouve soudain mes tics habituels en cas d’anxiété. Mes yeux sautillent, mes lèvres se mordent, etc... Vincent Lindon et Sarkozy passeraient pour des moines tibétains comparés à moi en ce moment. Le chauffeur zieute régulièrement dans son rétro. Non mais, il ne va pas s’y mettre aussi, celui-là ! Cette journée, définitivement, est cauchemardesque. Le marionnettiste s’amuse encore un peu puis il se calme. Je veux le croire. Quelle démence, quelle perte de temps ! Je ne peux même pas culpabiliser sur une quelconque faiblesse de ma part, à combattre ou rectifier puisque cette créature est indomptable. Dormir, je veux dormir, m’oublier au plus vite. Que Morphée remette ce diable en cage, vite, très vite.

En attendant qu’elle arrive, moi, toujours affligé de mes spasmes, sursauts et peurs incontrôlables, je n’ai rien d’autre à faire que de subir et observer la folie de ce manège, condamné à porter le poids du temps, totalement impuissant et incapable de décrypter le violent message envoyé par cette force normalement discrète et paisible. Cette force-là, ce truc redoutable : cet autre moi.

P.-S.

Photographie de Pery Burge
"Spinning and spinning and spinning around"
Named after Syreeta’s song from way back when
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