La Revue des Ressources

L’ordonnance 

mercredi 12 décembre 2012, par Henri Cachau

On avait frappé, le plombier était passé l’avant veille, sa femme de ménage viendrait le lendemain, le médecin renouvellerait l’ordonnance en fin de mois, le trimestre suivant elle rencontrerait le psychiatre, elle était seule... Aux commandes d’un jumbo-jet, entre deux aéroports son mari se trouvait à dix mille mètres d’altitude, sa fille Elodie depuis plusieurs mois pensionnaire – interne dans un établissement religieux suite à un accrochage avec sa mère –, sa chatte Clarisse en chaleur vadrouillait... On avait frappé alors qu’elle n’attendait personne, que son époux lui avait recommandé de n’ouvrir à quiconque, surtout de scrupuleusement respecter l’ordonnance, les prises et doses de psychotropes... Réfugiée au salon, comme autrefois dans leurs inexpugnables donjons les dames de cour, nuit et jour elle se laissait bercer (berner) par les vagues rumeurs, les agitations d’individus (des spectres ?) apparaissant puis disparaissant sur différents postes de télévision ; ces appareils peuplaient les pièces de leur grande maison, à chacun de ses déplacements lui était loisible de saisir des séquences de films, de séries, d’émissions n’ayant aucun rapport entre elles. Ne vivant que par l’intermédiaire de ces fausses apparences elle se contrefichait des scénarios, s’attachait aux seuls comédiens, selon son humeur les contrefaisait, convaincue d’être à leur hauteur si jamais l’occasion se présentait de devoir jouer : comédie, romance ou thriller ! De ces séquences, souvent saisies au vol, elle en décryptait les allures et mimiques des acteurs, surtout des actrices, afin d’interpréter d’autres sentiments que ceux joués par ces agents considérés double ou triple ! Elle se moquait de leurs maladresses, dénonçait leurs désajustements, sachant qu’elle aurait pu jouer les figures les plus tarabiscotées du théâtre contemporain, que par essence la comédie est féminine, les actrices se coulant plus naturellement dans la peau des personnages, sûre que dans ces sortes de représentation la schizophrénie est meilleure conseillère que la paranoïa masculine...

Il lui sembla avoir entendu frapper, sans hâte elle se leva, d’un geste machinal éteignit sa cigarette – éteinte, elle s’en rendit compte en l’écrasant – ajusta son peignoir, en referma ses pans, puis empruntant le long couloir séparant les nombreuses pièces se dirigea vers l’une des portes d’entrée... Avant d’atteindre l’une d’elles – combien de fois s’était-elle plainte des dimensions de leur vaste demeure – passant à hauteur de la chambre de sa fille elle y perçut des appels ; bien qu’assurée qu’on eut frappé ou sonné, tout en ne sachant pas exactement de quel endroit, que malgré l’interdiction il lui faille répondre, car on ne pouvait jamais savoir de quoi il retournait... de récurrentes hallucinations visuelles et auditives embrouillant ses esprits, elle stoppa, hésita sur le pas de porte avant de l’ouvrir. À l’intérieur elle remarqua qu’une poupée avait chu, qu’ébranlé par le choc son mécanisme s’était déclenché, émettait des sons d’où se distinguaient des : maman ! maman ! Confuse, elle voulut la remettre à sa place, essaya de lui en retrouver une dans les étagères ; elle pesta, marmotta des imprécations, étant donné qu’à chaque tentative les unes après les autres les poupées chutaient, en un concert désaccordé s’écriaient ou pleuraient ou riaient... A savoir si de rage ou pensant à sa fille, elle aussi émit quelques rires, versa quelques pleurs, se remémora ce clash les ayant définitivement éloignées ; Elodie la traitant de folle intégrale ! son père était mollement intervenu afin de faire cesser leurs chamailleries. En divers endroits de la chambre de nombreuses photographies attestaient de son évolution physique, devenue un joli brin de fille sur ses quinze ans, déjà rivale, déloyale dans son comportement... Elle en effleura, en caressa certaines, en retourna d’autres, notamment les plus récentes où Elodie apparaît demi nue resplendissante au soleil méditerranéen ou atlantique ; ce manège dura jusqu’à ce que surprise par un énième appel elle fasse tomber un cadre qui éclatât en morceaux ; comme prise en faute, de longues minutes cet incident la maintint figée avant qu’elle n’abandonne la pièce. En avait-elle franchi le seuil qu’elle ne sut du vaste couloir quelle direction prendre, dans ce même temps se rendit compte qu’au niveau de son cœur elle tenait cette poupée qui précédemment l’avait embarrassée. Elle décida de l’appeler Virginie, que dorénavant elle lui tiendrait compagnie, deviendrait sa confidente, la remplaçante de l’autre ! lui permettrait de rompre cette inhumaine solitude dans laquelle elle était maintenue, avec son mari s’envoyant en l’air et sa fille ruminant ses rancoeurs avec la bénédiction des religieux... Oubliant l’intempestive sonnerie et les coups redoublés provenant de Dieu sait quelle porte, à pas lents elle regagna le living, puis s’adressa à la poupée, la berça, la déshabilla, lui promit de lui changer ses parures, fugacement se souvint de ses jeux de petite fille, des réflexions de ses camarades la qualifiant de tricheuse ! Parce que disaient-elles « Jamais tu n’acceptes les rôles qu’on te propose ! Si tu dois jouer la marchande, tu préfères jouer l’infirmière ! Tu n’as pas le droit de changer de personnage, sinon comment veux-tu ! »... Bien plus tard à l’université, on la surnommerait ‘Reine de l’équivoque’, il est vrai que longtemps elle avait abusé de malentendus, notamment lors de ses amours débutantes...

A peine pénétra-t-elle dans le salon qu’elle se souvint, qu’on avait ou qu’on venait de frapper, mais perturbée par des hallucinations redevables à sa prise de psychotropes elle ne sut localiser l’endroit ; trop de pièces, de portes, d’escaliers, de corridors, de dépendances ; à chacun des inopinés retours de l’aviateur elle s’en plaignait... Indécise elle se tint en alerte, puis réemprunta le long couloir en direction de l’entrée officielle, celle munie d’un perron, à nouveau elle passa devant la chambre de sa fille, puis arriva à hauteur de la salle de bain, constatant que sa porte était entrouverte la referma, afin que l’éventuel visiteur – mais lequel ? le plombier était passé l’avant veille, sa femme de ménage viendrait le lendemain y remettre bon ordre, le psychiatre seulement dans trois mois, etc., son mari lui avait recommandé de n’ouvrir à quiconque ne soit autorisé à l’approcher – ne s’aperçoive de l’indescriptible désordre y régnant. En la refermant, malgré la pénombre, fugacement elle y repéra un visage inconnu se reflétant dans un miroir, surprise, elle y pénétra méfiante, puis elle décida d’en allumer les appliques et si cette source lumineuse ne lui révéla aucune présence humaine, une figure mystérieuse se distinguait sur la glace lui faisant face... Elle ne connaissait pas cette étrangère qui l’observait, la défiait, aussi, dans le même temps où s’en rapprochant ses traits grossissaient, l’apeuraient, elle tacha d’y trouver des ressemblances avec d’anciennes connaissances, des collègues ou amies ; risqua quelques noms pouvant correspondre à ce regard nébuleux la dévisageant avec insistance. Bientôt elle crut y percevoir comme un imprécis portrait de sa mère, hélas, ni le plus réussi ni le plus flatteur : l’un des derniers avant sa disparition suite à un cancer ou elle apparaît bouffie, les cheveux en désordre, les lèvres tordues, décolorées, une atroce trombine de monomane (nymphomane ?) qu’elle-même afficherait plus tard lors de cette retraite dont elle ne bénéficierait pas : n’était-elle pas depuis des mois, des années, officiellement en longue maladie ? L’ordonnance, dont les photocopies comme des photos de disparus ou de personnes recherchées (wanted) systématiquement sont placardées en divers lieux de l’immense demeure –seuls les écrans des multiples téléviseurs et les miroirs étant exempts d’affichage –, incessamment lui rappelle et sa maladie et sa prise quotidienne de psychotropes... Malgré un sentiment de répulsion elle s’apprêtait à engager la conversation avec l’inconnue du miroir, puisqu’apparemment ses lèvres avaient bougé bien qu’aucun son n’en sortît, souhaitait l’interroger sur les raisons de son incongrue présence, sur ce qu’elle recherchait, ce qu’elle attendait de sa fille... ? De longue date elle ne fréquentait plus sa mère, lui reprochant son incapacité à tenir sa maison (trop grande) à s’occuper de l’éducation de sa petite fille Elodie, l’avait abandonnée à son cancer généralisé, pour oublier s’était retranchée dans la consommation des psycho... sa chatte Clarisse vint se ficher entre ses jambes, à temps lui rappeler ses devoirs de maîtresse d’animal domestique de concours et suspendre l’improbable dialogue...

À regret elle abandonna la salle d’eau, eut un dernier regard pour sa mère ou son imparfaite effigie disparaissant dans la pénombre une fois qu’elle eut éteint la lumière et refermé la porte ; afin de se rassurer sur sa présence plusieurs fois elle avait joué avec les appliques, mais l’inquisitrice était toujours là, l’épiant, lui reprochant elle ne savait quoi ?... Préoccupée par cette vision, elle suivit l’impatient félidé jusque dans la cuisine, lui versa des croquettes, renouvela le lait de sa jatte, malgré les miaulements et ronronnements de satisfaction de Clarisse entendit un nouveau signal sonore, ce sourd et répétitif martèlement paraissait provenir des portes vitrées donnant sur l’extérieur, côté jardin... Sans ménagement elle repoussa l’angora, traversa le vaste salon en direction des grandes baies au travers desquelles, à contre jour, elle crut y distinguer des silhouettes blanches, par enchantement disparaissant à son approche... Suite à leur évanouissement elle ne tint plus compte de ce qu’elle prit pour des fantasmes, délibérément les confondit avec ceux apparaissant sur les écrans, un court ou long moment attendit au cas où d’autres appels – depuis peu elle était victime d’illusions de ce type, selon son époux, l’aviateur, était soignée en conséquence –, puis rassérénée reprit sa position favorite, allongée sur une bergère face au téléviseur grand angle... D’autant plus heureuse de retrouver cette place qu’elle avait reconnu cette scène ou Marilyn Monroe, ses jupes relevées, généreusement offrait sa plastique de vamp oxygénée ; autrefois, pulpeuse et aguicheuse, ce rôle ainsi que d’autres affriolants, lors de soirées entre amis avec succès elle se les était attribués. Ça déplaisait à son mari, de la voir exécuter des pas de danse sur ce fameux passage où l’actrice au sommet de son art et de sa féminité excitait les mâles américains, inhibés par le puritanisme ambiant et la fameuse chasse aux sorcières... Afin de mieux simuler cette scène elle débrocha son peignoir, en releva ses pans, puis cessa, consciente de la disparition de ses rondeurs au profit d’un disgracieux squelette, se souvint que quelqu’un avait appelé, crié plus longuement, plus fortement, d’autre part elle intercepta le regard réprobateur de l’aviateur dénonçant ce genre d’exhibition depuis un cadre trônant sur une commode – l’ancienne photo en témoignait, joli garçon ce type dont elle était tombée follement amoureuse, dupée comme une majorité de consoeurs par le prestige de l’uniforme –, occulté par des boîtes de médicaments, des fioles... Déçue elle referma son peignoir, rattacha sa ceinture, pivota sur elle-même, ne sachant où donner de la tête ni quelle direction (décision) prendre ; se surajoutant à ces indéterminés mouvements la sonnerie du téléphone vint la soustraire de cet imbroglio, la libérer de ce dilemme... Cependant, le temps qu’elle exécute quelques pas en direction de l’appareil, tergiverse avant de le décrocher, au moment où elle portait l’écouteur à son oreille, des bips, bips, signalèrent l’interruption de cette improbable communication... Elle reposa le combiné, un moment demeura dubitative à ses côtés, essaya de réfléchir à ce concours d’occurrences, ce va-et-vient d’inconnus, de visages, comme aimantée par l’écran le plus proche s’y abandonna en espérant la suite d’évènements, qui peut-être lui apporteraient des réponses, se plongea dans ce vague tumulte de sons et d’images, ajouta les siennes encore plus irréalistes à ce brouet...

Elle avait dû somnoler, elle fut tirée de son assoupissement par des pleurs, des vagissements qui la perturbèrent, inopportunément lui rappelèrent sa fille... mais hormis sa chatte Clarisse n’était-elle pas seule dans cette grande maison ? Momentanément soustraite de cette caverne chimique – une heure ou deux de lucidité – où les ombres des parois l’environnant sont représentées par des êtres animés, gesticulant (surmultipliés) sur les téléviseurs, elle comprit qu’en glissant de son giron Virginie était tombée, que son mécanisme s’était remis en marche, qu’à nouveau elle pleurait ; elle en rit, songea à l’ingéniosité des fabricants de ces poupées qui crient maman quand on les touche ! pour aussitôt rageuse la déchirer, la dépiauter, fracasser sa tête en celluloïd de laquelle jaillirent ses yeux de porcelaine et assez profondément se blessa au talon gauche. Malgré l’abondant saignement elle n’osa regagner la salle de bain afin d’y rechercher l’alcool et le pansement adéquat, craignant de se retrouver nez à nez avec cette folle y ayant (apparemment) élu domicile... Longtemps elle demeura allongée, maintint son talon fortement serré afin d’en contenir le saignement, jusqu’à ce que la plaie s’assèche... Durant cet indéfini laps de temps, le téléphone n’arrêta pas de sonner, cependant, plus boudeuse que blessée elle ne répondit pas, de toute façon son mari le lui avait interdit ; faisant fi de cette interdiction parfois elle s’emparait de l’écouteur, mais ne comprenant rien à ce que l’on souhaitait lui demander ou faire savoir, à son tour dégoisait, et cette fois encore hésitait, bien que sa curiosité... Ayant repris son activité principale, bientôt apparurent sur l’écran des images d’un crash aérien – autrefois suite à de similaires informations, radiophoniques ou télévisées, elle s’informait sur ces accidents, pour le cas où un malheur –, mais à peine ce reportage était-il commencé que l’écran s’enneigea ; en boitillant elle fit le tour des autres pièces, y constata qu’également les téléviseurs étaient noirs. Aussitôt, déconnectée de ce monde virtuel dans lequel elle se déplaçait, elle se sentit abandonnée, seule, infiniment, définitivement seule...

Victime de cet interlude accidentel l’abandonnant en état d’hébétude, revenue dans le salon elle s’apitoya sur cette pauvre Virginie dont les débris lui remémorèrent des scènes d’accidents, de tortures, etc. Vainement essaya d’en rajuster les membres, vite débordée par ce tardif raccommodage à la volée en éparpilla les morceaux au travers du living, puis à pas lents s’en fut vers l’immense baie vitrée. Elle y constata que la lune était pleine – recluse dans sa caverne elle ne connaissait ni jour ni nuit –, décidée à la voir disparaître en suivit son déplacement jusqu’à ce qu’un maniement de clef interrompe son observation... A pas vifs son mari (n’était-il pas aux commandes de son Jumbo ?) se dirigeait vers elle, il était accompagné du médecin psychiatre (mais ne devait-il pas venir en fin de trimestre ?), sans ménagement il la secoua, à diverses reprises l’appela par son prénom : « Sandra, Sandra, écoute-moi, réveille-toi ? » Ensuite lui adressa des reproches (toujours les mêmes), elle pleura, le médecin la rassura, lui dit qu’il allait lui renouveler l’ordonnance, qu’il allait lui faire une piqûre pour la calmer ; au moment ou l’anesthésiant produisait son effet elle constata l’arrivée de deux gaillards en blouse blanche, vaguement elle comprit qu’il s’agissait des fantômes entraperçus au travers des baies ; à peine eut-elle le temps de jeter un ultime regard aux photos, aux débris... Sandra, jamais ne réoccuperait cette immense maison où elle se sentait seule, abandonnée... la chatte Clarisse fut longue à s’habituer à la subite, inexpliquée disparition de sa maîtresse...

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