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MM. Burke et Hare, assassins 

lundi 17 août 2009, par Marcel Schwob

Monsieur William Burke s’éleva de la condition la plus basse à une renommée éternelle. Il naquit en Irlande et débuta comme cordonnier. Il exerça ce métier pendant plusieurs années à Edimbourg, où il fit son ami de M. Hare sur lequel il eut une grande influence. Dans la collaboration de MM. Burke et Hare, il n’y a point de doute que la puissance inventive et simplificatrice n’ait appartenu à M. Burke. Mais leurs noms restent inséparables dans l’art comme ceux de Beaumont et Fletcher. Ils vécurent ensemble, travaillèrent ensemble et furent pris ensemble. M. Hare ne protesta jamais contre la faveur populaire qui s’attacha particulièrement à la personne de M. Burke. Un si complet désintéressement n’a pas reçu sa recompense. C’est M. Burke qui a légué son nom au procédé spécial qui mit les deux collaborateurs en honneur. Le monosyllabe burke vivra longtemps encore sur les lèvres des hommes, que déjà la personne de Hare aura disparu dans l’oubli qui se répand injustement sur les travailleurs obscurs.


M. Burke paraît avoir apporté dans son oeuvre la fantaisie féerique de l’île verte où il était né. Son âme dut être trempée des récits du folklore. Il y a, dans ce qu’il a fait, comme un lointain relent des Mille et une Nuits. Semblable au calife errant le long des jardins nocturnes de Bagdad, il désira de mystérieuses aventures, étant curieux de récits inconnus et de personnes étrangères. Semblable au grand esclave noir armé d’un lourd cimeterre, il ne trouva point de plus digne conclusion à sa volupté que la mort pour les autres. Mais son originalité anglo-saxonne consista en ce qu’il réussit à tirer le parti le plus pratique de ses rôderies d’imagination de Celte. Quand sa jouissance artistique était terminée, que faisait l’esclave noir, je vous prie, de ceux à qui il avait coupé la tête ? Avec une barbarie toute arabe, il les dépeçait en quartiers pour les conserver, salés, dans un sous-sol. Quel profit en tirait-il ? Aucun. M. Burke fut infiniment supérieur.

En quelque façon, M. Hare lui servit de Dinarzade. Il semble que le pouvoir d’invention de M. Burke ait été spécialement excité par la présence de son ami. L’illusion de leurs rêves leur permit de se servir d’un galetas pour y loger de pompeuses visions. M. Hare vivait dans un petit cabinet, au sixième étage d’une haute maison très peuplée d’Edimbourg. Un canapé, une grande caisse et quelques ustensiles de toilette, sans doute, en composaient presque tout le mobilier. Sur une petite table, une bouteille de whisky avec trois verres. De règle, M. Burke ne recevait qu’une personne à la fois, jamais la même. Sa façon était d’inviter un passant inconnu, à la nuit tombante. Il errait dans les rues pour examiner les visages qui lui donnaient de la curiosité. Quelquefois, il choisissait au hasard. Il s’adressait à l’étranger avec toute la politesse qu’aurait pu y mettre Haroun-Al-Raschid. L’étranger gravissait les six étages du galetas de M. Hare. On lui cédait le canapé ; on lui offrait du whisky d’Ecosse à boire. M. Burke le questionnait sur les incidents les plus surprenants de son existence. C’était un écouteur insatiable que M. Burke. Le récit était toujours interrompu par M. Hare, avant le point du jour. La forme d’interruption de M. Hare était invariablement la même et très impérative. Pour interrompre le récit, M. Hare avait coutume de passer derrière le canapé et d’appliquer ses deux mains sur la bouche du conteur. Au même moment, M. Burke venait s’asseoir sur sa poitrine. Tous deux, en cette position, rêvaient, immobiles, à la fin de l’histoire qu’ils n’entendaient jamais. De cette manière, MM. Burke et Hare terminèrent un grand nombre d’histoires que le monde ne connaîtra point.

Quand le conte était définitivement arrêté, avec le souffle du conteur, MM. Burke et Hare exploraient le mystère. Ils déshabillaient l’inconnu, admiraient ses bijoux, comptaient son argent, lisaient ses lettres. Quelques correspondances ne furent pas sans intérêt. Puis ils mettaient le corps à refroidir dans la grande caisse de M. Hare. Et ici, M. Burke montrait la force pratique de son esprit.

Il importait que le cadavre fut frais, mais non tiède, afin de pouvoir utiliser jusqu’au déchet du plaisir de l’aventure.

En ces premières années du siècle, les médecins étudiaient avec passion l’anatomie ; mais, à cause des principes de la religion, ils éprouvaient beaucoup de difficulté à se procurer des sujets pour les disséquer. M. Burke, en esprit éclairé, s’était rendu compte de cette lacune de la science. On ne sait comment il se lia avec un vénérable et savant praticien, le docteur Knox, qui professait à la faculté d’Edimbourg. Peut-être M. Burke avait-il suivi des cours publics, quoique sont imagination dût le faire incliner plutôt vers des goûts artistiques. Il est certain qu’il promit au docteur Knox de lui aider de son mieux. De son côté, le docteur Knox s’engagea à lui payer des peines. Le tarif allait en décroissant depuis les corps des jeunes gens jusqu’aux corps de vieillards. Ceux-ci intéressaient médiocrement le docteur Knox. C’était aussi l’avis de M. Burke - car d’ordinaire ils avaient moins d’imagination. Le docteur Knox devint célèbre entre tous ses collègues pour sa science anatomique. MM. Burke et Hare profitèrent de la vie en dilettantes. Il convient sans doute de placer à cette époque la période classique de leur existence.

Car le génie tout-puissant de M. Burke l’entraîna bientôt hors des normes et des règles d’une tragédie où il y avait toujours un récit et un confident. M. Burke évolua seul (il serait puéril d’invoquer l’influence de M. Hare) vers une espèce de romantisme. Le décor du galetas de M. Hare ne lui suffisant plus, il inventa le procédé nocturne dans le brouillard. Les nombreux imitateurs de M. Burke ont un peu terni l’originalité de sa manière. Mais voici la véritable tradition du maître.

La féconde imagination de M. Burke s’était lassée des récits éternellement semblables de l’expérience humaine. Jamais le résultat n’avait répondu à son attente. Il en vint à ne s’intéresser qu’à l’aspect réel, toujours varié pour lui, de la mort. Il localisa tout le drame dans le dénouement. La qualité des acteurs ne lui importa plus. Il s’en forma au hasard. L’accessoire unique du théâtre de M. Burke fut un masque de toile emplie de poix. M. Burke sortait par les nuits de brume, tenant ce masque à la main. Il était accompagné de M. Hare. M. Burke attendait le premier passant, marchait devant lui, puis, se retournant, lui appliquait le masque de poix sur la figure, soudainement et solidement. Aussitôt MM. Burke et Hare s’emparaient, chacun de son côté, des bras de l’acteur. Le masque de toile empli de poix présentait la simplification géniale d’étouffer à la fois les cris et l’haleine. De plus, il était tragique. Le brouillard estompait les gestes du rôle. Quelques acteurs semblaient mimer l’ivrogne. La scène terminée, MM. Burke et Hare prenaient un cab, déséquipaient le personnage ; M. Hare surveillait les costumes, et M. Burke montait un cadavre frais et propre chez le docteur Knox.

C’est ici, qu’en désaccord avec la plupart des biographes, je laisserai MM. Burke et Hare au milieu de leur auréole de gloire. Pourquoi détruire un si bel effet d’art en les menant languissamment jusqu’au bout de leur carrière, en révélant leurs défaillances et leurs déceptions ? Il ne faut point les voir ailleurs que leur masque à la main, errant par les nuits de brouillard. Car la fin de leur vie fut vulgaire et semblable à tant d’autres. Il paraît que l’un deux fut pendu et que le docteur Knox dut quitter la Faculté d’Edimbourg. M. Burke n’a pas laissé d’autres oeuvres.

P.-S.

Marcel Schwob, Vies imaginaires, 1896

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