La Revue des Ressources

Le Sabot 

lundi 1er novembre 2010, par Marcel Schwob

La forêt du Gâvre est coupée par douze grands chemins. La veille de la Toussaint, le soleil rayait encore les feuilles vertes d’une barre sang et or, quand une petite fille errante parut sur la grand’route de l’Est. Elle avait un fichu rouge sur la tête, noué sous son menton, une chemise de toile grise avec bouton de cuivre, une jupe effiloquée, une paire de petits mollets dorés, ronds comme des fuseaux, qui plongeaient dans des sabots garnis de fer. Et lorsqu’elle arriva au grand carrefour, ne sachant où aller, elle s’assit près de la borne kilométrique et se mit à pleurer.

Or la petite fille pleura longtemps, si bien que la nuit couvrait toutes choses tandis que les larmes coulaient entre ses doigts. Les orties laissaient pencher leurs grappes de graines vertes. Les grands chardons fermaient leurs fleurs violettes, la route grise au loin grisonnait encore plus dans le brouillard. Sur l’épaule de la petite montèrent tout à coup deux griffes avec un museau fin ; puis un corps velouté tout entier, suivi d’une queue en panache, se nicha dans ses bras, et l’écureuil mit son nez dans sa manche courte de toile. Alors la petite fille se leva, et entra sous les arbres, sous des arceaux de branches entrelacées, avec des buissons épineux piqués de prunelles d’où jaillissaient soudain des noisetiers et des coudriers, tout droit vers le ciel. Et au fond d’un de ces berceaux noirs, elle vit deux flammes très rouges. Les poils de l’écureuil se hérissèrent ; quelque chose grinça des dents, et l’écureuil sauta par terre. Mais la petite fille avait tant couru par les chemins qu’elle n’avait plus peur, et elle s’avança vers la lumière.

Un être extraordinaire était accroupi sous un buisson, avec des yeux enflammés et une bouche d’un violet sombre ; sur sa tête deux cornes pointues se dressaient, et il y piquait des noisettes qu’il cueillait sans cesse avec sa longue queue. Il fendait les noisettes sur ses cornes, les épluchait de ses mains sèches et velues, dont l’intérieur était rose, et grinçait des dents pour les manger. Quand il vit la petite fille il s’arrêta de grignoter, et resta à la regarder, en clignant continuellement des yeux.

« Qui es-tu ? dit-elle.

— Ne vois-tu pas que je suis le diable ? répondit la bête en se dressant.
— Non, monsieur le diable, cria la petite fille ; mais, o… o… oh… ne me faites pas de mal. Ne me fais pas de mal, monsieur le diable. Je ne te connais pas, vois-tu ; je n’ai jamais entendu parler de toi. Est-ce que tu es méchant, monsieur ?

Le diable se mit à rire. Il avança sa griffe pointue vers l’enfant et jeta ses noisettes à l’écureuil. Quand il riait, les bouquets de poils qui poussaient de ses narines et de ses oreilles dansaient dans sa figure.

— Mon enfant, dit le diable, tu es la bienvenue. J’aime les personnes simples. Tu me fais l’effet d’être une bonne petite fille ; mais tu ne sais pas ton catéchisme. On t’apprendra peut-être plus tard que j’emporte les hommes : tu vas bien voir que ce n’est pas vrai. Tu ne viendras avec moi que si tu le veux.

— Mais, dit la petite, je ne veux pas, diable. Tu es vilain ; chez toi, ça doit être tout noir. Moi, vois-tu, je cours dans le soleil, sur la route ; je ramasse des fleurs, et, quelquefois, quand passent des dames ou des messieurs, ils me les prennent pour des sous. Et le soir, il y a des bonnes femmes qui me mettent à coucher dans la paille ou dans le foin, des fois. Seulement ce soir je n’ai rien mangé, parce que nous sommes en forêt. »

Et le diable dit : « Écoute, petite fille, et n’aie pas peur. Je vais te tirer d’affaire. Ton sabot est tombé, remets-le. »
Comme il parlait, le diable cueillait une noisette avec sa queue, et l’écureuil en croquait une autre.

La petite fille glissa son pied mouillé dans le gros sabot, et se trouva tout à coup sur la grand’route, le soleil levé dans des bandes rouges et violettes à l’Orient, parmi l’air piquant du matin, la brume flottant encore sur les prés ! Il n’y avait plus ni forêt, ni écureuil, ni diable. Un charretier ivre, qui passait au galop, emportant une charretée de veaux qui meuglaient sous une bâche trempée, lui cingla les jambes d’un coup de fouet en manière de salut. Les mésanges à tête bleue piaillaient dans les haies d’aubépine semées de fleurs blanches. La petite fille, étonnée, se remit à marcher. Elle dormit sous une yeuse, à l’angle d’un champ. Et le lendemain elle continua sa route. De chemin en chemin, elle arriva parmi des landes pierreuses, où l’air était salé.
Et plus loin elle trouva des carrés de terre, pleins d’eau saumâtre, avec des meules de sel qui jaunissaient au croisement des levées. Des culs-blancs et des hoche-queues picoraient le crottin sur la route. De larges volées de corbeaux s’abattaient de champ en champ, avec des croassements rauques.
Un soir elle trouva assis sur la route un mendiant déguenillé, le front bandé de vieille toile, avec un cou sillonné de cordes raides et tordues, et des paupières rouges retournées. Quand il la vit arriver, il se leva et lui barra le chemin de ses bras étendus. Elle poussa un cri ; ses deux gros sabots glissèrent sur la passerelle du ruisseau qui coupait la route : la chute et l’effroi la firent pâmer. L’eau en sifflotant lui baignait les cheveux ; les araignées rouges couraient entre les feuilles de nénuphars pour la regarder ; les grenouilles vertes accroupies la fixaient en avalant l’air. Cependant le mendiant se gratta lentement la poitrine sous sa chemise noircie et reprit sa route en traînant la jambe. Peu à peu le cliquètement de sa sébile contre son bâton s’évanouit.

La petite se réveilla sous le grand soleil. Elle était meurtrie et ne pouvait remuer son bras droit. Assise sur la passerelle, elle tâchait de résister aux étourdissements. Puis, au loin, sur la route, sonnèrent les grelots d’un cheval ; un peu après, elle entendit le roulement d’une voiture. Abritant ses yeux du soleil avec la main, elle vit une coiffe blanche qui brillait entre deux blouses bleues. Le char-à-bancs avançait rapidement ; devant trottinait un petit cheval breton au collier garni de grelots, avec deux plumeaux fournis au-dessus des œillères. Lorsqu’il fut à la hauteur de la petite, elle tendit son bras gauche en suppliant.

La femme cria : « Ma fi, dirait-on pas une garçaille qui chine ? Arrête donc le cheval, toi, Jean, voir ce qu’elle a. Tiens bon que je descende et qu’il ne se trotte pas. Ho ! ho ! allons donc ! Voyons voir ce qui la tient. »
Mais lorsqu’elle la regarda, la petite était déjà repartie pour le pays des songes. Le soleil lui avait trop piqué les yeux, et aussi la route blanche, et la douleur sourde de son bras lui avait étranglé le cœur dans la poitrine.
« On dirait qu’elle va passer, souffla la paysanne. Pauv’ ch’tiote. C’est-y une diote ou ben qu’elle a été mordue par un cocodrille ou un sourd, des fois ? C’est ben malicieux, ces bêtes-là ; ça court la nuit par les chemins. Jean, tiens la carne, qu’elle ne se trotte pas. Mathurin va me donner un coup de main pour la monter. »

Et la carriole la cahota, le petit cheval trottinant devant avec ses deux plumeaux qui se secouaient chaque fois qu’une mouche lui chatouillait le chanfrein, et la femme en coiffe blanche, serrée entre les blouses bleues, se tournait de temps à autre vers la petite, encore très pâle ; et elle arriva enfin dans une maison de pêcheur, coiffée de chaume ; lequel pêcheur était un des plus conséquents du pays et avait donc de quoi faire, et pouvait envoyer son poisson au marché dans le cul d’une charrette.

Là se termina le voyage de la petite. Car elle resta toujours depuis chez ces pêcheurs. Et les deux blouses bleues étaient Jean et Mathurin ; et la femme en coiffe blanche était la mère Mathô, et le vieux allait en pêche dans une chaloupe. Or, ils gardèrent la petite fille, pensant qu’elle serait utile pour mener la maison. Et elle fut élevée comme les gars et garçailles des mathurins, avec la garcette. Les bourrées et les taloches descendirent sur elle bien souvent. Et lorsqu’elle prit de l’âge, à force de raccommoder les filets, et de manier les plombs, et de mener l’écopette, et éplucher le goémon, et laver les cabans, et tremper les bras dans l’eau grasse et dans l’eau salée, ses mains devinrent rouges et éraillées, ses poignets ridés comme le cou d’un lézard ; et ses lèvres noires donc, et sa taille carrée, sa gorge pendante, et ses pieds bien durs et cornés, pour avoir passé maintes fois sur les pustules de cuir du varech et les bouquets de moules violacées qui raclent la peau avec le tranchant de leurs coquilles. De la petite fille de jadis il ne restait guère, sinon deux yeux comme des braises et un teint jus de pipe ; joues flétries, mollets tordus, dos courbé par les panerées de sardines, c’était une cheminote devenue bonne à marier. Elle fut donc promise à Jean, et devant que les accordailles eussent tinté par tout le caquet du village, il y avait un bon acompte de pris sur les épousailles. Et ils se marièrent tranquillement : l’homme alla pêcher au chalut et boire au retour des bolées de cidre avec des verrées de rhum.

Il n’était pas beau avec sa figure osseuse et un toupet de cheveux jaunes entre deux oreilles pointues. Mais il avait les poings solides : le lendemain des jours où il était saoul, la Jeanne avait des bleus. Et elle eut une trâlée d’enfants accrochés à ses jupes quand elle raclait sur le pas de la porte la marmite aux groux. Eux aussi furent élevés comme des gars et garçailles de mathurins, à la garcette. Les journées se passèrent l’une après l’autre, monotones et encore monotones, à débarbouiller les petits et à raccommoder les filets, à coucher le vieux quand il rentrait plein, et les bons soirs, des fois, à jouer au trois-sept avec les commères, pendant que la pluie claquait contre les carreaux et que le vent rabattait les brindilles dans l’âtre.
Et puis l’homme se perdit à la mé ; la Jeanne le pleura dans l’église. Elle fut longtemps, la figure raidie et les yeux rouges. Les enfants poussèrent et partirent, qui par ci, qui par là. Finalement, elle resta seule, vieille, béquillarde, ratatinée, chevrotante ; elle vivait avec un peu d’argent que lui envoyait un de ses fils qui était gabier. Et un jour, comme l’aurore poignait, les rayons gris qui entrèrent par les carreaux fumeux éclairèrent l’âtre éteint et la vieille qui râlait. Dans le hoquet de la mort, ses genoux pointus soulevaient ses hardes.
Tandis que la dernière bouffée d’air chantait dans sa gorge, on entendait sonner matines, et ses yeux s’obscurcirent tout à coup : elle sentit qu’il faisait nuit ; elle vit qu’elle était dans la forêt du Gâvre ; elle venait de remettre son sabot ; le diable avait cueilli une noisette avec sa queue, et l’écureuil achevait d’en croquer une autre.

Et elle s’écria de surprise en se retrouvant toute petite, avec son fichu rouge, sa chemise grise et sa jupe déchirée ; puis elle s’écria de peur : « Oh ! gémit-elle en faisant le signe de la croix, tu es le diable et tu viens m’emporter !

— Tu as fait des progrès, dit le diable, tu es libre de venir.

— Comment ! dit-elle, ne suis-je point pécheresse et ne vas-tu pas me brûler, mon Dieu ?

— Non pas, dit le diable : tu peux vivre ou venir avec moi.

P.-S.

Extrait de Coeur double (1891)

Source :http://www.marcel-schwob.org/Articles/46/coeur-double de notre collaborateur Bernard Gauthier

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