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Le pays bleu 

lundi 17 août 2009, par Marcel Schwob (Date de rédaction antérieure : 1er janvier 1970).

A Oscar Wilde

Dans une ville de province que je ne saurais plus retrouver, les rues montantes sont vieilles et les maisons vêtues d’ardoises. La pluie coule le long des pilotis sculptés et ses gouttes tombent à la même place, avec le même son. Les petites fenêtres rondes se sont enfoncées dans les murs, comme pour se garer des coups. II n’y a de hardi, parmi ces ruelles, que le lierre à la pointe des portes et la mousse à la crête des murs : car les feuilles sombres et luisantes du lierre avancent leurs dents, et la mousse ose envelopper les grosses pierres extérieures de son velours jaune - mais les êtres sont aussi fugitifs que l’ombre des fumées.

Là sont encore des fanaux rougeâtres attachés aux linteaux, et des chandelles minces dans les chandeliers d’étain, et des paquets d’allumettes soufrées, et de petits carreaux pleins d’ombre et de poussière derrière lesquels dorment d’étranges petits flacons où les liqueurs étaient autrefois vertes et bleues. Des cornettes froncées tremblent aux vitres, et parfois on aperçoit de pâles visages d’enfants et des doigts frêles qui agitent un pantin décoloré, une oie de bois ou une balle demi-bariolée.

Là, un soir d’hiver, sous un porche noir, une petite main froide se glissa dans la mienne, et une voix d’enfant murmura à mon oreille : "Viens !" Nous montâmes un escalier dont les marches vacillaient ; il était tordu en spirale et une corde servait de rampe ; les fenêtres étaient jaunes de lune et une porte solitaire battait, agitée par le vent. La petite main froide me serrait le poignet.

Quand nous entrâmes dans la chambre, fermée de quatre planches disjointes, avec un loquet de ficelle, une chandelle bruissante fut allumée et fichée dans une bouteille. A côté de moi, tenant ma main, était une fillette de treize ans ; ses cheveux fins couleur d’or tombaient sur ses épaules et ses yeux noirs brillaient de satisfaction. Mais elle était maigre et menue, et sa peau avait la nuance que donne la faim.

"Je m’appelle Maïe", dit-elle, et, tendant le doigt : "Pas que tu as eu peur, affreux monstre, quand je t’ai pris la main ?"

Puis, elle me mena autour de la chambre. - "Bonjour, ma belle glace, dit-elle ; tu es un peu cassée, mais ça ne fait rien. Voilà un ami très gentil que je te présente. - Bonjour, ma vilaine table, qui n’a que trois pattes ; tu es vilaine, mais je t’aime tout de même. - Bonjour, ma cruche, qui n’a plus de gueule ; ça ne m’empêchera pas de t’embrasser pour boire ton eau. - Bonjour, mon chez-moi, je te salue syndicalement : aujourd’hui j’ai de la société."

J’avais mis, je crois, un peu d’argent sur la pauvre table. Maïe me sauta au cou. "Tu veux bien, dit-elle, je vais chercher un grand pain, un pain de six livres. - Au revoir, mon chez-moi : soyez sage pendant mon absence ; il y a un vieux cahier d’images dans le coin."

Elle remonta gravement, le menton sur le pain poudré de farine, les deux bras dessous, et les mains tenant son tablier gonflé. Elle fit tout rouler par terre. "Vois-tu, dit-elle, j’ai acheté des marrons ; comme ça je ne serai pas en peine ; ça bourre, ça nourrit, et j’en ai pour mon hiver." Elle les rangea un à un, à plat, dans le tiroir de la table, leur rit avant de le fermer et s’assit sur le lit. Puis elle prit le grand pain et mordit à même le croûton ; à mesure qu’elle mangeait, sa petite figure avançait dans la brèche et elle me regardait sans cesse, pour voir si je me moquais d’elle.

Quand elle eut mangé, elle soupira. "J’avais faim, dit-elle. Et Michel aussi, probable. Où est-il encore, ce garnement ? - Tu sais, Michel est un petit garçon très malheureux, qui n’a plus ni mère, ni père ; il est affreux ; il est bossu ; il m’aide à faire mon feu et va me chercher mon eau ; ça fait qu’il mange avec moi, et je lui donne des sous, quand j’en ai."

On entendit un cliquetis de sabots, et la ficelle du loquet tressaillit. - "Le voilà ", dit Maïe. Je vis entrer un avorton blême, les mains et le nez noirs de charbon, sa culotte courte ouverte au vent : il me tira la langue et me fit une longue grimace avec sa bouche. - "Allons, Michel, reste tranquille, dit Maïe. Tu ferais mieux d’écouter Monsieur qui te parle. Va vite." Michel remonta avec la bouteille de vin doux que je lui demandais.

Le petit poêle de fonte avait été rempli et allumé. Il y avait un peu de bois de démolition, encore taché de ciment. Les châtaignes rôtissaient sur le couvercle : Maïe les avait mordues, pour leur donner de l’air. Elles éclataient parfois et Maïe les grondait : "Vilains marrons, voulez-vous bien ne pas sauter ?" Cependant elle recousait la doublure de finette d’un corsage. L’aiguille y passait avec un crissement doux.

La lueur du poêle tombait sur ses mains agiles, et faisait briller l’étoffe. Michel, accroupi, fermait les yeux à la chaleur.

"Je couds, je couds, dit Maïe. J’aurai cinq sous. Pas, c’est bien payé ? Donne-moi un peu de vin doux, monstre. Bois le fond : je ne veux être ni mariée ni pendue." Dans son langage enfantin elle me conta sa vie. Elle ne savait ni bien, ni mal. Elle avait erré dans la campagne, avec d’horribles garçons, pour jouer la comédie. A neuf ans, elle était princesse au fond d’une grange, les pieds nus dans la paille, et une couronne de papier d’or sur la tête. Elle savait encore des tirades de ses rôles, et m’en récita. "Oh ! il y avait une belle pièce, dit-elle. Ça s’appelait, je crois, le Pays Bleu, On ne voyait pas qu’il était bleu, mais on se figurait, tu comprends. Les montagnes étaient bleues, les arbres bleus, l’herbe bleue et les bêtes bleues. Et je disais :"Prince, voici le palais du roi mon père ; il est d’acier fort et la porte de fer rouge, gardée par un dragon à triple gueule. Si vous voulez obtenir ma main..." Hou - c’est un marron qui vient de sauter. Michel, épluche donc les marrons au lieu de dormir. Est-ce que c’est vrai qu’il y a un pays bleu ? Je suis sûre que j’y serais ; mais on a mis en prison tous les gars qui jouaient avec moi. On prétend qu’ils volaient dans les maisons. Un jour un garde est venu, et il leur a dit, et il leur a dit... ça ne fait rien, je ne me rappelle plus - mais je ne les ai pas revus. Et depuis je demeure en ville ; mais c’est triste. Il pleut tout le temps. On ne voit que des ardoises et des petites boutiques noires." Ainsi elle jasait ; puis elle se mit en colère : "Michel, je t’ai défendu de salir la chambre avec tes épluchures. Ramasse-les. Oh gueux ! Tiens !" Elle ôta une bottine et la lui jeta à la tête. Sa figure était rouge, et ses yeux étincelants.

"Tu ne peux pas te figurer comme il est méchant. J’en endure avec lui !"

Cependant, je dus quitter la petite Maïe ; mais je promis de revenir. Je la voyais chaque jour, et elle cousait sans cesse, devant son poêle. Maintenant elle rassemblait de singuliers costumes avec des chiffons de couleur. Sa peau reprenait de la vie ; Maïe mangeait enfin. Mais elle devenait triste, à mesure que la misère s’en allait. Elle regardait tomber la pluie. "Monstre, vilain monstre", disait-elle, l’œil vide et les lèvres molles. Une fois, entrebâillant la porte, je la vis devant la glace brisée, ses cheveux d’or sur les seins à peine formés, une couronne de papier découpée avec des ciseaux sur la tête. Quand elle m’entendit, elle la cacha. "Michel est méchant, dit-elle : il ferait un beau dragon."

L’hiver touchait à sa fin. Le ciel était encore sombre, mais quelques rayons faisaient luire le bord des ardoises. La pluie tombait moins dru.

Un soir, je trouvai la chambre vide. Il n’y avait plus ni table, ni chaise, ni poêle, ni cruche. En regardant par la fenêtre, il me sembla que des épaules contournées disparaissaient au fond de la cour. Et, à la lueur du rat de cave qui me servait pour monter l’escalier, je vis une pancarte épinglée au mur, avec ces mots écrits en grosses lettres :

BONSOIR, MON CHEZ-MOI. MAÏE ET MICHEL SONT PARTIS POUR LE PAYS BLEU.

P.-S.

Marcel Schwob, Le roi au masque d’or, 1892.

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