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Le langage des grenouilles 

lundi 16 avril 2007, par Jean-Pierre Brisset

Jean-Pierre Brisset, après la guerre de 1870, se consacra à l’enseignement des langues vivantes. Il fut notamment l’auteur de La Grammaire logique, ouvrage visant à résoudre toutes les difficultés linguistiques et faisant connaître par l’analyse de la parole aussi bien la formation des langues que celle du genre humain (calembours, jeux de mots, analyse systématique et insolite des mots).


"Attention [...] lecteur, qui que tu sois, si tu veux poursuivre, ne le fais pas sans avoir lu tout ce qui précède et compris combien cet ouvrage est sérieux ; autrement tu pourrais rire et ton rire serait peut-être stupide et idiot." (Jean-Pierre Brisset, La Grammaire logique, 1883)


[...] Voici donc comment eut lieu la création. Les preuves les plus irréfutables et les plus convaincantes abonderont, surabonderont et déborderont dans le résumé analytique de la parole qui suivra et toutes les langues viendront porter le même témoignage. C’est la Parole qui parlera et dira ce qu’elle a entendu, ce que les ancêtres ont fait, dit, pensé, et même ce qu’ils n’ont pas pensé mais auraient pu penser.
La création de Dieu n’est pas l’homme animal, c’est l’homme spirituel qui vit par la puissance de la Parole et la parole a pris son origine chez le bi-archiancêtre, la grenouille, il y a plus d’un million et moins de dix millions d’années. Les grenouilles de nos marais parlent le français, il suffit de les écouter et de connaître l’analyse de la parole pour les comprendre car tout son instinct exprime un même mouvement chez les animaux commes chez les hommes.
La grenouille n’a pas de sexe apparent, mais quand elle devint forte et immense comme en témoignent les squelettes trouvés partout dans les terrains géologiques, les sexes se développèrent et le langage acquit une étendue considérable. C’est alors que l’éternelle Puissance créa les anges les plus purs, c’est-à-dire les mots les plus vivants et les plus abstraits, tels que création, être, essance, puissance.
« Car le mot, qu’on le sache, est un esprit vivant. » C’est à ce moment aussi que pénétra l’esprit de caste, car les sexués formèrent la première noblesse avec le développement des parties nobles.
Ces archiancêtres n’avaient point de nombril ; ils vivaient, comme les grenouilles, de mouches, moucherons, sauterelles et commençaient à devenir herbivores. Les sexes développèrent chez eux un feu inextinguible, l’amour et les passions les plus impérieuses et les plus infâmes les enflammaient, tout était sans pudeur des mâles ni des femelles. C’est alors que l’obéissance cessa et les anges rebelles furent appelés démons, on les nomma aussi les diables ou le diable, les diablesses. En même temps que les sexes, le cou commença à se dégager et le cerveau devint déjà énorme. La faculté de procréer n’arriva qu’après une longue époque primitive de stérilité.
Un jour, une vierge, car c’était leur nom, mit au monde un enfant ; ce fut un immense événement. Que voulait dire cela ? Comment cela s’était-il fait ? Ce premier-né fut comblé d’attentions, ce fut le premier des dieux, on l’adora et les démons se prosternèrent devant sa mère. C’est elle que l’on adore sur toute la terre, sous le nom de reine des cieux et mère de Dieu. Avec le temps, ces naissances se multiplièrent et la rivalité s’établit entre les enfants des dieux et les démons ou les diables. [...]
Les dieux devinrent herbivores, fructivores et se nourrissaient aussi de poissons, d’insectes, du lait des mammifères qui se laissaient traire avec plaisir, couchés dans les pâturages. Ils dévoraient aussi les grenouilles et même les sexués. [...]
Il arriva, un jour, qu’un dieu se tint debout et marcha ainsi ; grand sujet d’étonnement et d’admiration. Ce fut le premier roi, il était le maître du marais et dieux et diables formaient sa cour, c’étaient ses vassaux, ses maréchaux. Le premier roi devint supérieur aux dieux. A chaque nouveau roi qui paraissait, des combats se livraient et le plus fort ne permettait pas à ceux qu’il avait vaincus de se tenir debout en sa présence, c’est pourquoi on approche encore les rois, en certains pays qu’en rampant. [...]
Il arriva que les hommes, devenus nombreux firent une guerre acharnée aux dieux qui dévastaient, pour vivre, leurs cultures maraîchères. Les dieux souffrirent des atrocités inimaginables ; entre autres, on les crucifiait au bord des marais, pour être un avertissement, de plus on les tuait, on buvait leur sang et on les mangeait. Il se fit donc que l’homme mit à mort son père, le dieu. [...]
Toute la création étant achevée, les hommes devenus intelligents, mais pleins de l’esprit d’orgueil de Satan, pour dominer leurs frères, se mirent à inventer les infâmes argots : sanscrit, zend, hébreu, grec, latin, etc. [...]

Formation de la parole

Tant que la grenouille ne fit qu’être grenouille, son langage ne se développa pas considérablement, mais aussitôt que les sexes commencèrent à s’annoncer, des sensations étranges, impérieuses, obligèrent l’animal à crier à l’aide et au secours, car il ne pouvait se satisfaire lui-même, ni amortir les feux qui le consumaient. La raison en est que la grenouille n’a pas le bras long et tient son cou enfoncé dans les épaules. Or, ce développement des sexes et le changement de la grenouille en mammifère amphibie apte à se reproduire par l’accouplement sexuel, dura de l’âge de quarante à cent vingt ans pour chaque individu. Cet archi-ancêtre devait vivre en moyenne, comme la fête apocalyptique, de 12 à 13 siècles. Qu’on ne croie pas que cet animal manquât d’intelligence : il était adroit, prudent et rusé, le langage très développé et au plus haut point obsédé de désirs vénériens et charnels qu’il satisfaisait par tous les moyens en son pouvoir, desquels le lèchement et le sucement réciproque des sexes était le plus innocent.
En effet, les grenouilles s’entre-aidant n’avaient pas encore la possibilité de se servir des doigts ; elles ne pouvaient employer que les lèvres, la gueule et la langue. Ces actes n’étaient pas plus blessants à la vue que ne l’est celui de la vache nettoyant son veau ou de la sainte mère allaitant son enfant ; mais avec le temps, ils devinrent repoussants et les mêmes cris qui avaient été innocents créèrent des esprits ou des mots de révolte ou de dégoût. De plus le bras devint long et celui qui avait le bras long pouvait se satisfaire lui-même ; le cou se développa ainsi que l’échine dorsale qui devint très flexible et l’ancêtre porta la gueule sur sa propre nudité. Tout cela se passait au bord des mares, des marais, des étangs et des rivières, en très nombreuse compagnie et au milieu d’un tapage et vacarme démoniaques dont les cris d’une bande de chats en rut peut donner une légère idée. C’est alors que les étoiles du matin poussaient des cris de joie et que tous les enfants de Dieu chantaient en triomphe (Job. 38-7).
Ce sont donc les plus vives passions amoureuses qui ont délié la langue des ancêtres : ils étaien,t là les yeux fixés réciproquement sur leur apparence sexuelle, et c’est dans cette vision béatifique, s’appelant et se stimulant que leur esprit, le nôtre aujourd’hui, s’est formé ; car l’esprit est né de la chair et pour cela la chair a dû être torturée par tous les feux de l’amour le plus furieux.
On voit clairement par cette explication ce que va devenir l’analyse de la parole, car toutes les syllabes et presque tous les mots ont pris là leur naissance.

Première valeur des cris de l’ancêtre

[...] Les premiers cris sont des impératifs. Or l’impératif du verbe avoir est : aie. Aie = prends. L’impératif qui crée la parole donc à tout cri la valeur primordiale de prends. Le verbe avoir tout entier possède cette valeur. J’ai faim = Je prends faim ; j’aurai le temps = je prendrai le temps.
Mais comme nous venons de le voir, l’ancêtre ne prenait qu’avec la bouche que nous appelons bec, un de ses noms les plus anciens. Par conséquent, tout cri désigne le bec nominativement, ou, tout au moins, verbalement.
Ainsi le mot prends désigne la main verbalement, car le mots prends fait tendre la main.
D’autre part l’ancêtre ne poussant de cris pour la première fois que stimulé par les feux sexuels et le plus souvent par des érections furieuses, chaque cri appelle le bec sur le sexe et tout cri désigne aussi le sexe. On doit savoir que chaque sexe est pourvu d’un bec. Le mot bec désigne donc la bouche et les sexes, et tout cri primitif a eu cette même origine.
Pour se rendre propice à celui que l’on appelait vers le sexe, il arriva tout naturellement qu’on lui offrit au bec un manger, généralement bec à bec, et ainsi presque tout cri désigna peu à peu un manger. Mais l’ancêtre ne prenait pas au bec sans voir, cela lui coûtait souvent cher quand il le faisait, il regardait, flairait, sentait, léchait, suçait, etc.
[...] Ces besoins sexuels déterminèrent tous les mouvements, toutes les actions, qui se trouvèrent désignés par les cris qui les accompagnaient le plus souvent.

Commentaire :

Certaines théories de Jean-Pierre Brisset ne sont pas sans analogie avec celles de Freud : l’importance de la sexualité dans le développement de la pensée humaine, l’importance mythique du parricide (« l’homme mit à mort son père, le dieu »). Sa théorie de l’origine de l’homme est sans doute le point le plus extravagant de son œuvre. Cependant, il faut bien reconnaître que la grenouille est un ancêtre de l’homme, et que l’habitat primitif de l’homme (le liquide amniotique) est bel et bien aquatique ! On peut aller plus loin et suivre Brisset : il désigne quatre ancêtres de l’homme : le têtard, la grenouille, le diable et le dieu. Le têtard pourrait désigner le fœtus vivant dans les eaux, la grenouille le nourrisson, l’enfant le diable de deux à cinq ans (« le pervers polymorphe ») et le dieu l’enfant pendant la période de latence de la sexualité. La méthode même de Brisset, son analyse du langage, n’est pas sans lien avec l’analyse freudienne de l’interprétation des rêves. Les hommes parlent sans connaître véritablement le sens des mots qu’ils emploient. Le passage suivant montre bien que Brisset attribuait un sens aux discours délirants des aliénés mais aussi qu’il reconnaissait l’existence d’un inconscient collectif : « Certains fous se plaignent de n’avoir pas de cœur ; c’est très explicable ; le cœur fut d’abord le sexe et les non-sexués se plaignaient justement de n’avoir pas de cœur. [...] Une autre preuve que ces esprits d’ancêtres vivent en nous tous, c’est que chacun se sent blessé dans le fond de son âme par l’abjection de son origine. » (Science de Dieu). Ainsi, ces analogies entre Freud et Brisset ne sont pas aussi insensées qu’il y paraît. Il est possible de trouver dans l’œuvre de ce dernier de nombreuses intuitions confirmées par la psychanalyse telles l’ambivalence des symboles sexuels, l’importance du membre viril pour le primitif ou encore le symbolisme du diable.
L’opinion de Brisset selon laquelle le latin serait un argot ne manque pas de piquant. Le pape, affirme-t-il, parle argot. Selon lui, le latin n’est que de « l’italien renversé »
(Grammaire logique) ; par conséquent, il n’y a jamais eu de langue romane. Il est d’ailleurs, toujours selon Brisset, tout à fait possible d’interpréter le latin en vocables français :

« [...] Paris se nommait Paris plus de cent mille ans avant que les maudits Romains s’avisassent de l’appeler Lutetia ; nom que lui donnent encore les traîtres à la patrie qui enseignent toujours l’argot de ces brigands-là.
Les mots en usage que l’on dit venir du grec sont tout simplement du français.
[...] Ainsi le mot grafe vient du français agrafer qui a pour valeur griffer [...]. T’ai le hait, grafe = télégraphe [...]. Né au logis = néologie. J’ai au logis = géologie. Os ce t’ai au logis = ostéologie [...]. L’athée au logis fait de la théologie [...].
[...] Le tramway se prononce : tire ou teure à moué, c’est du dialecte français [...] le latin [...] s’analyse en français avec les éléments français [...]. Mets-à-cul le pas, mea culpa. Paterne austère, pater noster. Y tai mis ça es-çeu, ite missa est. [...]. Queue raide os ine-de, homme, credo in Deum. D’homme ist nu, ce veau bisque on-meu, dominus vobiscum. » (Mystère de Dieu)

Brisset dénonce ainsi toutes les langues sacrées (le latin, le sanscrit, l’hébreu, le grec) et il les nomme ainsi car il y voit le langage des « diables », c’est-à-dire selon sa terminologie le langage des prêtres, autrement dit le langage d’une clique dominante qui harcèle les pauvres grenouilles crédules en jargonnant.

Elisabeth Poulet

Sur Brisset voir « Jean-Pierre Brisset et les hommes grenouilles » de Jérôme Solal.

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