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La forêt de l’homme 

lundi 16 février 2004, par Rodolphe Christin (Date de rédaction antérieure : 1er janvier 1970).

Un écureuil

harcelé par trois pies

Deux bottes

aux semelles de terre,

un manteau de pluie

Nos abris dans les arbres

le ciel, la terre

tous les bruits de la vie

Dernières lueurs. La nuit tombante emplit la forêt de signes furtifs. Assis sur une pierre couverte de mousse, je me souviens du mystère que l’enfant éprouve à l’orée du bois. De cette légère crainte, excitante comme une liqueur, qui aiguillonne sa vigilance tandis qu’il franchit le pas, à cette heure entre chien et loup. Nos enfances de Robinson Crusoé et de coureurs des bois affranchis de toute contrainte puisaient l’inspiration dans les feuillages de l’été : des jeux de rôle qui n’avaient cure de leur vraisemblance, trois copains de plain-pied dans le fantastique de la nature. Nous aimions les bois, ils étaient notre liberté et nous servaient d’abris hors du domicile. Nous y apprenions les têtards et les grenouilles, la beauté d’un rai de soleil posé sur une fougère. Nous préparions des embuscades en bordure du chemin creux, nous n’étions que trois mais nous vivions en bandes imaginaires. En grandissant, la forêt dut céder la place devant les "choses sérieuses" de l’existence. Ce sort collectif s’accompagne souvent d’une omission, dans laquelle se perd une part de notre évolution. Un monde progressivement se dérobe. A moins d’en éprouver le manque, comme si cet éloignement vous arrachait un bras. Pointe alors le désir de rejoindre le bord des rivières et la compagnie des arbres : bon sang ! une vie se tient là, une vie presque tombée hors du champ de la conscience humaine. Une pleine part de notre vie, pourtant. Son éclipse totale se révèlerait un drame.

La forêt nous apprend l’attention et le respect des êtres et des choses, comment un seul coup de bâton dans la fourmilière provoque les plus grands tumultes. Cet espace est un lieu de vie intense. L’homme des villes a oublié que la rencontre entre un mégot et une feuille sèche peut s’avérer désastreuse. Pareil oubli échappe à l’anecdote, un type de conscience s’y reflète tandis qu’un style de vie y dévoile ses contours. La rupture soudain devient manifeste, entre soi et la réalité, entre un acte et ses conséquences, entre l’individu et la communauté. La responsabilité provient d’un attachement qui n’est pas celui de la servitude mais, au contraire, celui de l’appartenance à l’universel qui, de proche en loin, nous environne, même au-delà de la précision de nos sens.

Les catastrophes qui chaque été dévastent nos forêts sont le signe d’un dédain culturel diffus, celui que notre société entretient à l’égard des arbres réunis en peuplements. Nous ne savons plus que ceux-ci sont les rassemblements d’individus en société. La forêt est la communauté des arbres, c’est-à-dire bien davantage que la simple addition des éléments qui la composent. Son mystère se tient dans cet excès de qualité. Cette communauté inquiète car elle abrite une part latente d’inconnu, des forces imprévisibles s’y dissimulent. S’y forgent peut-être des secrets capables de transformer radicalement nos existences, de nous conduire sur des sentes dont on ne sait sous quelle forme nous reviendrons. Ni la raison ni les conventions ne peuvent suivre tous ces cheminements possibles. La forêt est toujours plus ou moins contre-culturelle : le refuge de l’enfance face à l’obligation des adultes, une aire de résistance susceptible d’accueillir exilés et réprouvés, volontaires ou contraints, d’où l’ambiguïté de son statut et l’ambivalence des représentations qu’elle inspire. Elle permet la solitude nécessaire à qui souhaite reprendre conscience de sa présence au monde, s’évader des codes qui balisent le quotidien. Mais la forêt dont je parle ici ne va pas de soi dans un monde comme le nôtre. Sa pratique est devenue interstitielle, obligée de se glisser dans une contre-dimension invisible du réel, parmi d’autres dimensions de nature conventionnelle. Heureusement, la forêt échappe encore au règne de la transparence absolue, malgré les systèmes d’informations géographiques qui l’encartent tout en ignorant sa géographie intime, glissée dans la sensibilité de chacun, parfois à son insu. Nous avons oublié à nos dépens combien notre profondeur et la sienne étaient vastes. Ces systèmes de renseignement n’ont pas appris le secret des ombres forestières, la mélodie des bruissements furtifs qui traversent les sous-bois. La carte n’est pas le territoire.

Dans la vie ordinaire, malgré notre modernité, notre soi-disant émancipation des lois de la nature, il arrive pourtant que la forêt s’oppose à notre société et lui rappelle ses limites. L’histoire de l’Occident est une histoire de conquête des hommes et de défrichement des terres. Ces dernières, fussent-elles lointaines et inhospitalières, perdirent les unes après les autres leur intégrité devant les assauts, souvent violents et destructeurs, d’une civilisation persuadée qu’elle était le destin de l’humanité. Les sauvages habitaient les forêts, aussi les décimait-on à mesure qu’on déforestait pour installer la civilisation. Ce phénomène perdure aujourd’hui en Amazonie et dans les jungles d’Asie. La forêt est l’abri du "sauvage" et le "sauvage" est toujours suspecté d’apporter le désordre et l’opposition. Il existe dans un espace inquiétant, ces bois nimbés de mystère lui offrent de l’invisibilité ; la civilisation du "progrès" bute contre cette frontière opaque qui traverse le paysage, à l’écart des villes, au pourtour des campagnes. Celles-ci, qui sait si la forêt ne pourrait pas les engloutir un jour ?

Nombre d’agriculteurs vous le diront : la forêt menace car elle prend pied partout, dès que l’homme a le dos tourné et cède le terrain. Les aménageurs du territoire luttent contre elle et guettent avec anxiété ses signes avant-coureurs : la friche, cette colonie temporaire. La friche avance en éclaireur végétal. Elle gagne le champ dès qu’il n’est plus cultivé. Dans l’imaginaire occidental, qui oppose civilisation et nature, la friche et la forêt qu’elle précède, et dont elle prépare les conditions, symbolisent le retour de la "sauvagerie" : "Tous ces terrains qui s’ensauvagent, c’est pas malheureux tout ça ?", entend-on parfois dans des bouches désespérées… La forêt, quand elle occupe le terrain et défait le travail de l’agriculteur, accompagne un changement signalé en certains endroits par le déclin de l’agriculture ou son difficile maintien. S’ensuivent alors des programmes de gestion de l’espace et des plans de développement censés lutter contre cette déprise agricole et l’avancée tenace de la forêt. Cette dernière progresse par les hauteurs tandis qu’en bas, dans les vallées, les agglomérations s’étalent en banlieues, en quartiers résidentiels, au détriment de l’espace cultivé. Celui-ci progressivement se transforme en couronne péri-urbaine peuplée de citadins soucieux de se mettre au vert. Un jour peut-être, en divers points de l’espace, la forêt butera franchement contre des villes de plus en plus étalées. La campagne, habitée d’urbains étroitement dépendants de la ville, ne sera plus rurale tandis que la ruralité profonde, celle éloignée des centres urbains, poursuivra sa désertification et laissera la forêt prendre la place. Une nouvelle catégorie de coureurs des bois verra-t-elle le jour, éprise d’une liberté nouvelle, soucieuse d’échapper au modèle dominant sous la pression de contraintes de plus en plus fortes ?

Que l’avancée forestière soit vécue tel un drame est le résultat parmi d’autres de modèles en vogue, fondés sur l’imaginaire du développement à tout prix, de l’humanisation totale de l’espace. Il fut un temps où la forêt et les champs s’alliaient pour que, chacun à sa manière, ils contribuent à la persistance de la vie locale de manière complémentaire et équilibrée : alors les paysans pouvaient être forestiers, maniant tantôt la houe tantôt la hache, manifestant chez un seul homme des compétences multiples. Celles-ci garantissaient une économie en grande partie fondée sur l’autosubsistance et l’autonomie (à ne pas confondre avec l’autarcie), assurant une existence qui faisait de l’homme l’artisan de son quotidien. Cette époque est révolue, la friche inquiète aujourd’hui pour une raison à la fois économique et psychologique : elle réduit à néant l’espace du champ cultivé, niant pour les uns la présence même de l’homme, et n’est pas rentable au plan économique. La forêt qui la suit est une forêt spontanée, qui échappe, au moins dans ses débuts, au contrôle des forestiers. Cette forêt improductive oppose sa densité opaque au regard d’une esthétique paysagère qui a généralisé une norme touristique fondée sur une vision désireuse d’espaces ouverts. Le touriste aime les hauteurs, les cols et les panoramas ; il lui faut prendre aussi quelques pauses. Ainsi ouvre-t-on les forêts à coups de bulldozers et de tronçonneuses afin d’aménager des aires propices à la détente dominicale et au stationnement des voitures.

La forêt pose la question de l’isolement, donc de son accessibilité. Elle peut servir d’arrière-pays de résistance, de territoire retranché, de lieu propice au ressourcement et à la fécondation hors normes de projets novateurs et archaïques, reliés aux forces du ciel et de la terre. Mais les institutions surveillent la forêt d’Etat tandis que les propriétaires arpentent leurs forêts privées. Pour rompre l’isolement forestier et une difficulté d’accès peu compatibles avec la fonction de production attribuée à la forêt, comme à l’usine, des techniciens imaginent des schémas de desserte : la forêt balisée et bornée doit être pénétrée pour être exploitée, on doit pouvoir accéder à ses moindres recoins afin de la protéger des incendies, on doit offrir aux visiteurs des itinéraires balisés où la perdition sera impossible. Il s’agit toujours de valoriser la ressource forestière en la rendant fréquentable pour les exploitants, les cueilleurs de champignons ou les randonneurs… Mais en canalisant ce beau monde sur des réseaux distincts : les randonneurs n’apprécient guère de voir les pistes qu’ils empruntent défoncées par les tracteurs forestiers. Il faut bien en faire quelque chose d’utile, de cette forêt, c’est-à-dire la rendre d’un rapport économique appréciable qui puisse se compter de diverses manières, en hectares, en mètres cubes ou en stères, en kilomètres de pistes ou de sentiers.

Pourtant, il existe des gens que la forêt attire en profondeur, une forêt qui ne se calcule ni ne s’exploite, une forêt abritant d’autres formes d’existence que celles qui prévalent d’ordinaire. Cette forêt marginale est celle de mes origines, celle des mises au monde successives qui marquent la vie de certaines personnes. J’ai trouvé dans les forêts de Chartreuse des espaces suffisamment écartés pour que j’y décèle une part de mon destin, y emplisse mon imaginaire, y découvre la double dimension que toute vie humaine contient. Cette forêt est aussi celle de mes rêveries aventureuses sur les pistes du Grand Nord ; celle de ces carbets marginaux et libertaires de Guyane, installés parmi les frondaisons épaisses d’Amazonie. Les lézards couraient dans les feuilles du toit, à la poursuite des insectes qui avaient cru trouver là un abri sûr. Cette forêt est aussi la taïga de cet été en terre sâme. Parmi la multitude d’îles du lac Inari, elle a abrité nos nuits, alimenté les flammes du feu sur lequel nous faisions cuire le poisson pêché à la traîne, de notre barque, l’après-midi même. Partis pour trois journées de navigation, le couvert des pins était notre refuge, les îles nos escales lapones. Parfois des rennes fracassaient les bois morts dans leurs débandades parmi les grands pins et les bouleaux.

En guise de provocation, j’avance que les Français n’aiment guère la forêt ; ils ne savent comment vivre avec elle au quotidien. Ils existent contre elle. L’implantation des maisons finlandaises compose avec la forêt - la maison est parmi la forêt - tandis que l’implantation de la maison française a lieu en terrain ouvert et dégagé - à l’écart de la forêt. La taille des arbres et la menace qu’ils font planer en cas de chute n’expliquent pas totalement cette façon d’habiter l’espace. La différence des essences non plus, même si le pin du nord est plus éclairé que nos feuillus opaques et obscurcit moins les jardins. Les français ne parviennent en général à vivre la forêt que professionnellement, pour l’exploiter, ou de façon temporaire les fins de semaine, pour s’oxygéner. Ils savent en donner l’illusion par des formes ornementales. Les cueilleurs qui la fréquentent, le regard penché sur sa terre, ne semblent pas être animés d’un quelconque esprit d’autonomie rebelle. Ils souhaitent faire des économies en se faisant plaisir, sans désirer de manière explicite, ne serait-ce qu’un instant, échapper aux circuits de l’économie marchande. Peu de nos concitoyens aspirent à vivre concrètement parmi les mousses et les craquements mystérieux, rares sont ceux qui savent écouter le chant des arbres au passage du vent, et s’inspirer de cette verticalité, dressée comme l’homme, droit debout entre le ciel et la terre.

La forêt est propice au voyage. Au voyage qui dépouille, défait pour refaire, déprend pour mieux se reprendre. La forêt est le lieu propice à la disparition de nos repères trop humains, elle se propose aussi à notre propre disparition. Masqués par les branchages, entrés à pas de loup dans un autre monde, nos egos socialisés, jalonnés de balises rassurantes mais engourdissantes, ne doivent pas résister : voici l’occasion de, simplement, apprendre la présence du milieu et reprendre conscience de ce que représente la terre qui nous porte. L’expérimentation est primordiale car ce devenir ne peut se satisfaire d’une simple conscience écologique envisagée sous l’angle, nécessaire mais insuffisant, de la seule rationalité politique. Le défi lancé à l’homme d’Occident est justement celui de son ensauvagement volontaire, afin de retrouver des racines cosmiques qui le connectent avec le réel dans toutes ses dimensions. Ce devenir sauvage est une expérience concrète et spirituelle de déconditionnement. La forêt est une alliée favorable à de tels cheminements. Mais pour cela, il faut aimer la forêt pour ce qu’elle est par elle-même et non à l’aune de critères strictement économiques, dictés par l’appétit démesuré de croissance qui tenaille notre société. Les arbres poussent, bruissent, laissent éclore des signes qui ne sont pas seulement destinés aux oiseaux ; des forêts animées peuplent encore la sensibilité des hommes. "Le silence qui s’abat juste après la chute d’un arbre, écrit John Berger, est pareil au silence qui suit immédiatement une mort. Même sentiment de culmination. Pendant un moment, le poids de l’arbre - dernier élément qui le rende encore un peu dangereux - tombe d’accord avec le poids de l’acte accompli."

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