La Revue des Ressources
Accueil > Champ critique > Recensions > L’homme d’en bas

L’homme d’en bas 

lundi 10 mai 2004, par Laurent Margantin

« Cancrelats » : c’est ainsi que, pendant des décennies, les Hutus nommèrent les Tutsis, rendant possible le génocide rwandais dont on essaye de se souvenir ce printemps, puisque pour les assassins il ne s’agissait que d’éliminer des insectes, et ce en toute impunité bien avant la catastrophe de 1994. Etudiant les métamorphoses « où l’homme ancien est devenu son propre reste, son propre rebut », le livre de Michel Surya est donc « d’actualité », si l’on veut bien entendre par ce mot une situation historique et philosophique qui implique toute la modernité, situation dont la littérature à partir de Kafka a rendu compte, en annonçant le pire, hélas advenu et à venir encore.

"Humanimalités" : c’est le terme proposé ici pour qualifier ce processus d’hybridation, de passage de l’homme à la bête, de descente de l’humain à l’animal. Tandis que pendant des siècles c’était l’élévation vers Dieu, un phénomène de purification donc, qui semblait porter l’homme, voici qu’après la disparition de la transcendance un mouvement inverse a été engagé, celui de la dégradation et de l’avilissement, de la métamorphose en plus bas que soi, toujours plus bas. Qu’il s’agisse du Gregor Samsa de La métamorphose changé en cafard - mais en cafard qui pense encore en humain, ce qui en fait un être hybride -, des personnages des romans de Bruno Schulz devenus mouche, chien ou souris, des rats de Hofmannsthal dont l’écrivain raconte l’agonie dans une cave en s’identifiant à eux, la littérature moderne est hantée par ce que Deleuze a appelé un jour le "devenir-animal". Surya en étudie les figures les plus prégnantes, et analyse l’effort de pensée dont elles sont traversées, la pensée se métamorphosant elle-même au contact de ces êtres dégradés.

Bataille avait été attiré par le "caractère de fracas sacré de la violence archaïque" que représentait l’animal, Rilke par sa simplicité et son innocence, comparables à celle de l’enfant, l’animal ayant su préserver la "vision de l’Ouvert". Or chez Kafka la bête abêtit l’homme, elle en fait un monstre. Dieu n’étant plus là pour établir une séparation entre l’homme et la bête, la confusion s’impose, ou bien, face à la monstruosité que représente cet abêtissement, une nouvelle ligne de séparation entre les hommes eux-mêmes, ce que souligne avec force Surya, et ce qui nous transporte dans le vingtième siècle, et dans "le nôtre" : si ces hybridations " ont réellement ce caractère conscient de prémonition qu’on leur reconnaît, c’est en cela. Elles disent, d’une part, qu’il est loisible à l’homme de ne plus se sentir distinct des bêtes qu’on extermine ; de l’autre, qu’il lui est loisible de ravaler des hommes au rang de bêtes pour les exterminer". On pense aussi à la terrible scène de l’abattoir dans Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin (curieusement omise ici) où semblent annoncés d’autres abattages massifs. Plus l’homme se rapprochera de l’animal, plus il se voudra en même temps héritier de la puissance divine sur les animaux et les autres hommes qui y ressembleront, écrit Surya en s’appuyant sur les analyses célèbres d’Adorno et d’Horkheimer dans la Dialectique de la raison.

Que dire alors d’une "France d’en haut " se réclamant d’une "France d’en bas ", répondant à un "homme d’en bas", selon l’expression ici mentionnée de Macherey à propos des Misérables de Victor Hugo ? Que ce schéma et ces formules ne sont évidemment possibles que dans une société à 20% (voire plus) lepéniste. La dégradation est collective, sociale, intellectuelle, industrielle. Nous avons entendu cette France qui souffre, est-il répété par un ministre fier de comprendre les attentes des pauvres gens. De ce peuple abattu, toujours mineur, humilié. (C’est le discours ambiant, la réalité est tout autre, selon une étude récente sur les électeurs de Le Pen à Marseille qui ne sont justement pas dans les milieux les plus pauvres.) Rien à voir ? Pas sûr, lorsqu’on sait que le fascisme se fonde sur l’abaissement volontaire et collectif de l’homme. Fermons la parenthèse.

Nous nous sommes permis cette digression à partir d’un livre qui est riche en détours divers, et dont l’auteur ne se fait visiblement pas d’illusions sur ce que signifient ces "humanimalisations" sur un plan politique. Il y est question de la solitude de Blanchot et de l’idiotie de Bataille (son "non-savoir"). Mais aussi de la rage de l’écrivain et de l’utilité de la littérature, textes parus dans la Quinzaine. Nous parlions de dégradation intellectuelle : il y a peu des milliers d’intellectuels signaient une pétition pour que la recherche française, aussi bien nucléaire ou biologique, vive et se développe, sans se demander si les impératifs de la recherche dans une société moderne étaient conciliables avec leurs propres idéaux (s’ils en ont encore), notamment écologiques et éthiques. Surya règle son compte à la littérature contemporaine - qu’il en soit remercié : "Aujourd’hui, la littérature est aussi loin que possible de la rage de mettre le possible en pièces. Il semble même que la littérature n’ait pas d’autre rage ni d’autre désir que de s’accorder au possible. A la littérature aujourd’hui, le possible suffit." Ce qui est possible, demandez-le à la France d’en haut, elle le sait, elle répondra à votre souffrance.

P.-S.

Humanimalités, éditions Leo Scheer, 2004.

Article paru dans la Quinzaine littéraire, 1er mai 2004.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter