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Histoire d’un fou 

lundi 23 avril 2007, par J.B.B. Charbonnel

En 1837 parut l’Histoire d’un fou qui s’est guéri deux fois malgré les médecins et une troisième fois sans eux. On ne manquera pas de signaler les remarquables analogies que ce récit présente avec l’Aurélia de Gérard de Nerval : extrême lucidité, maladie vécue non comme une diminution mais comme une exaltation de la personnalité, visions d’ordre cosmogonique et métaphysique, chants mystiques, perception du double, absence d’idées proprement délirantes telles que l’interprétation ou la persécution. Raymond Queneau cite des passages de ce long récit dans Les enfants du limon.

Un jour [en 1832], il m’arriva de vouloir me rendre compte de moi-même : une idée nouvelle s’était emparée de tout mon être, et comme je la trouvais très belle, je voulois lui appartenir, et je tremblois au moindre mouvement qu’elle ne m’échappât ; j’oubliai donc tout ce qui m’entourait, et je m’ensevelis en quelque sorte dans moi-même.
En cet instant, je fus mis entre les mains de personnes supposées amies et incapables alors de comprendre rien à mon état ; je montai paisiblement dans le fiacre, qui attendait à la porte dans la rue, et deux hommes jeunes s’y placèrent, l’un à ma gauche, l’autre sur le siège opposé, et le fiacre commença à s’acheminer.
[...] L’esprit s’était emparé de moi, et contractant les fibres de mon cou, il imprimait à ma tête et à ma pensée la direction que je devois suivre. Peu à peu je m’étendis dans le fiacre, et je m’y roidis, et je forçai, d’un soufflet bien et dûment appliqué, le dernier de mes gardes à en sortir, lorsqu’il voulut m’en retirer de vive force.
[...] Mon imagination était frappée de l’idée qu’on me portait au cimetière ; il me semblait qu’on m’avait ouvert le côté, et que tout mon sang arrosoit la terre sur laquelle nous avancions ; mais une voix mystérieuse, me parlant à l’oreille droite, me disoit clairement et avec douceur : Ne dis rien, laisse-toi conduire.
[...] Je me vis, dans une petite salle basse et obscure, au milieu de trois hommes, dont l’un, m’adressant la parole avec un ton de satisfaction de l’opération qu’il venait de me faire subir, me dit : Eh bien, vous vous trouvez mieux. Moi je ne m’en étois nullement aperçu.
Je me levai hardiment sans lui répondre ; je frappai du poing à la joue celui qui se trouvoit en face de moi, et levant haut le bras au milieu de ces hommes qui m’avoient saisi, comme quelqu’un qui brandit une épée, je me mis à marcher devant eux, les entraînant en quelque sorte, et je m’écriai avec force : Au nom de Jésus-Christ, je puis aller partout ; cette croyance me soutint alors de toute sa puissance.
Car il me sembloit entrer dans un de ces repaires horriblement mystérieux, où des hommes sacrilèges font entre eux des actes abominables aux dépens des autres hommes. Au fait, deux de ces hommes me saisirent, et, m’étant abandonné à eux, ils me portèrent à travers des corridors étroits ; des portes s’ouvroient et se fermoient avec grand bruit de gonds, de clés et de verroux, et tous les mouvements empressés et convulsifs de ces hommes, joints à leurs soupirs brûlants, excités par les efforts qu’ils faisoient, me donnoient la sensation d’une prison infernale. Je ne voyais pas, mais je sentois tous les moindres mouvements, et mon oreille étoit très subtile à saisir le moindre bruit. Tous mes membres étoient tordus en quelque sorte par les porteurs, pour les ployer à la largeur exiguë des portes et des corridors ; mais ils se prêtoient à tous leurs efforts rudes et grossiers avec une merveilleuse souplesse dont mon corps étoit vivifié.
La saignée n’avoit donc produit d’autre effet que de m’irriter un instant, puisqu’une fois posé sur un lit, dans une assez jolie chambre à deux croisées munies de barreaux, où je me suis vu plus tard, je suis retombé dans le même assoupissement par rapport aux objets extérieurs seulement : qu’on y prenne bien garde. Il paroit que je suis resté dans cet état pendant huit jours, et lorsque j’ai demandé à mon gardien, celui que j’avois frappé à la joue, depuis quand j’étois là, je ne pouvois croire à son assertion, car j’avois vécu intérieurement d’une belle vie, et le temps m’avoit paru durer celui d’une nuit, ou plutôt il me sembloit avoir toujours vécu.
[...] Il me sembla voir l’intérieur de mon corps vide, et je sentis que quelque chose vint se placer au centre de ma tête, et immédiatement la vie y remonta, et s’y précipita de l’extérieur comme de petits filets d’or ou de feu, en forme de cercles, qui se perdoient dans l’espace.
Puis, mon esprit descendit encore ; il parcouroit toutes les parties intérieures de mon corps jusqu’aux pieds, en les divisant comme un boucher ou un charcutier divise les membres d’un animal tué, et je vis que l’homme renferme tout en lui.
[...] Je fus nourri pendant tout ce temps d’une nourriture mystérieuse qui venoit se placer sur mes lèvres et sur ma langue, comme venant de l’air ; cette nourriture étoit comme de la manne et comme de la fleur de farine la plus pure ; je n’en désirois pas d’autre, car cette nourriture revenoit chaque fois que je sentois la faim.

Seconde « excursion » (16 août - 1er septembre 1834)

Un jour donc, que je m’étois entièrement abandonné à ma foi, je perdis encore le goût ou la sensation des choses étrangères à cette foi, et je tremblois, interrogeant tout ce qui m’entourait ne sachant ce que cela pouvoit être.
Au lieu de me répondre, on me plaça de nouveau dans un fiacre, et je fus conduit chez le même ami supposé qui m’avoit déposé la première fois en maison de santé. Je me résignai sans dire mot ; mais lorsque le fiacre s’arrêta à la porte de celui chez qui l’on me conduisoit, mon corps devint sans force apparente et comme privé de vie ; je sentis qu’on m’arrosa d’eau, et je vis le portier me porter au haut de l’escalier avec grand effort, car il étoit frappé de terreur et de tremblement. Arrivé à la porte de l’appartement, je me redressai entre les deux ou trois personnes qui me soutenoient, et j’avançai à grands pas bien comptés et bien calculés jusqu’au lit sur lequel je me couchai moitié habillé. Après quelques instants de repos, comme le lieu me déplaisoit, je m’habillai entièrement, et je sortis emportant avec moi tout ce que j’y avois porté, pour revenir là d’où j’étois venu.
En parcourant les rues où l’esprit me disoit de passer, je formulai par gestes quelquefois extraordinaires, les pensées qui m’occupaient, mais aucun de ceux qui me rencontrèrent alors ne s’avisa de se moquer de moi, ni même de me suivre, ni de me montrer du doigt ; car un geste ou un regard leur en avoit bientôt imposé.
En passant devant la colonne Vendôme, je me pris à rire de pitié de la sottise des peuples qui élèvent des statues de bronze aux grands hommes qu’ils ont tués, car ils sont insensibles, me disois-je, à ces vains honneurs.
J’entrai donc, en gesticulant d’une façon très expressive dans le jardin des Tuileries, sautant en quelque sorte par-dessus les deux sentinelles, ou plutôt me glissant entre elles deux en faisant une feinte pour détourner leur attention. Je me promenai à ma manière, ou plutôt je caracolai un instant malgré moi ; je fus jusqu’au pavillon de l’Horloge, dont je vis avec douleur la porte fermée ; et, après avoir pris par-dessous le bras un des gardes du jardin, et lui avoir frappé avec amitié sur l’épaule droite et sur sa poitrine couverte de la croix, je lui serrai affectueusement la main, et je m’éloignai en me retournant par intervalles, et regardant de son côté d’un air menaçant qui ne s’adressoit point à lui. Je sortis du jardin par la même grille par laquelle j’étois entré, et je revins paisiblement à la maison en manifestant néanmoins, par tout mon extérieur, les idées qui m’occupaient.
Mais il fallut encore en sortir ; on fit venir un fiacre, et j’y fus impitoyablement jeté.
[...] La porte du grand jardin me fut ouverte et je le parcourus à grands pas, élevant mes mains vers le ciel et chantant les louanges du Très-Haut avec le mot Alleluia, dont je prononçois chaque voyelle d’abord isolément ; il me sembla alors être dans un feu qui descendoit, et je voyois les nuages accourir et se former en cercle allongé, et s’obscurcir au-dessus et à l’entour de ma tête, tandis que le ciel étoit serein presque partout ailleurs ; plus ce feu devenoit actif, plus je sentois que je marchois dans les flammes, et plus ma joie intérieure s’augmentoit et se manifestoit par la vigueur et la majesté du chant que proféroit ma bouche. Mon imagination appeloit d’une expression amoureuse le lion, la lionne, le tigre et les animaux les plus féroces dont je sentois en quelque sorte la force en moi.
On me laissa calmer, et l’on me conduisit dans la petite chambre que j’avois déjà occupée ; en y entrant, je la vis pleine d’une fumée noire ; je fis dessus le signe de croix, et cette vapeur disparut à l’instant, et je me trouvai là bien.
[...] J’arrivai [...] à prononcer le mot Adonaï ; et tout à coup, il se fit en moi comme une nouvelle lumière ; il me sembla que je venois de franchir la hauteur des cieux.
En prononçant ce nom, ma voix devint très douce tout à coup ; si je chantois A ! elle étoit l’expression d’une joie pure et abondante qui me remplissait ; si je chantois O ! mon esprit s’élevait en s’abaissant d’admiration en présence des grandeurs du Dieu tout-puissant dont mon âme étoit amoureusement saisie. Si je chantois I ! mon esprit se reposoit en parcourant légèrement l’immensité des cieux qui sembloient s’ouvrir à mes regards et la joie pénétroit tous mes membres.
Qui pourra exprimer la bonté et l’amour de Dieu envers sa créature ? Je l’ai vu en repos au milieu des eaux, appelant tous les êtres d’une voix amoureuse, compatissant avec les petits et les faibles qui venoient à lui, et les réchauffant sur son sein. Alors mon corps prenoit la position d’un homme assis et couché à moitié, la tête haute, les pieds appuyés sur la terre, les genoux ployés, et les bras ouverts et arrondis comme quelqu’un qui reçoit un fardeau ; ma voix tremblotoit comme le bêlement de l’agneau et du chevreau, et je sentois en même temps un froid qui me pénétroit ; puis elle devenoit forte comme celle du bœuf ; elle imitoit le bruit des grandes eaux, le rugissement amoureux du lion ; et Dieu m’apparaissoit grand et majestueux, et tout mon être étoit embrasé d’un feu d’amour.
J’ai compris les secrets de la véritable harmonie.

Troisième « excursion ».

Les chants dont j’ai parlé m’étant revenus, et s’étant emparés de moi en quelque sorte, je m’y livrai.
Aux Tuileries, je me vis cerné par des soldats qui me dirent poliment de les suivre, et je fus conduit au corps de garde voisin.
Là, montant sur l’estrade qui sert de lieu de repos, je me mis à chanter et à gesticuler paisiblement, et mon chant étoit un chant de prière ; car je me sentois dans un feu brûlant qui me rappeloit à mon esprit la fournaise ardente et les trois jeunes hommes dont parle l’Ecriture. J’imposai une sorte de respect pour ma personne à ces jeunes militaires, avec l’un desquels je jouai un instant à l’épée ; puis je m’étendis sur son foulard la tête appuyée sur son sac, et chantant toujours sans m’occuper d’eux. Et m’étant levé, je fouillai dans le sac, et y ayant trouvé un demi-pain de munition, je l’en retirai, et le jetai devant eux ; car je me disois : Ce pain est bon pour les chiens, et je continuais à chanter en faisant sauter les autres sacs que j’aperçus sur une planche.
[...] et le fiacre se mit à courir.
Le fiacre me paroissoit un char enchanté qui parcouroit le monde, ou bien une nacelle qui voguoit sur la mer. Chaque élévation qui faisoit pencher la voiture me représentoit une montagne qu’une des roues franchissoit, ou bien une vague qui venoit de soulever la barque.
La poussière que le fiacre mettoit en mouvement, chassée par le vent, me représentoit les populations détruites ou près de leur ruine, et je voyois avec une secrète horreur dans chaque atome de poussière un homme disparoissant enlevé et dispersé par le vent.
[...] Une tristesse profonde s’emparoit ainsi peu à peu de moi ; et lorsque je descendis dans la cour de la maison de Charenton, que je ne connaissois pas, car c’est là qu’on me conduisoit, j’y vis régner une vapeur noire qui remplissoit l’air et couvroit toute la maison. Comme la première fois, je crus être arrivé au cimetière, et qu’on alloit m’enterrer vivant ou m’y donner la mort.
Je m’approchai d’un paralytique occupé dans son lit à écrire sur des papiers, et sa figure et les objets qui l’entouroient me représentant un autre homme que je connois occupé de sciences de magie, et dont les actions me faisoient horreur, je le menaçai, et satisfait de lui en avoir imposé, je m’éloignai...
[...] Je recommençai à poursuivre et à chercher de tous côtés l’homme de sang que j’avois vu. Je pénétrai dans une salle où étoient réunis les malades de ce quartier pour prendre leur repas, et je montai sur la table autour de laquelle ils étoient rangés. Je frappai du pied les couverts posés en tas au milieu de cette table ; car je voyois mon adversaire et je les défiois de toutes les manières.
[...] Je sentis alors mes entrailles se relâcher tout à coup... je m’approchai des lieux pour m’y arrêter ; mais je les trouvai occupés ; étant revenu, leur malpropreté m’éloigna une seconde fois ; et comme je cherchois une place propre et commode, je vis plusieurs habitants du lieu en blouse, dont le vêtement portait des traces d’évacuation ; et pensant alors que ce pouvait bien être aussi la façon de faire en pareil lieu, ne trouvant pas d’ailleurs où me poser commodément, je me laissai aller tranquillement au besoin factice qui s’étoit emparé de moi et je continuai dans cet état ma promenade.
Ce détail, ainsi que plusieurs autres, paraîtra peut-être trivial ; mais il est cependant très considérable, et je le donne à dessein, afin d’accumuler les preuves que je n’ai pas fait une seule action de quelque valeur, sans m’en rendre bien compte ; et pour que ceux que cela regarde soient avertis par là qu’ils sont très souvent en erreur dans leur appréciation des actions de ceux qu’ils traitent comme fous.
[...] Pendant que j’étois livré à la contemplation, je vis paroître au-dessus de ma tête un soulier noir orné d’une agrafe de diamans, couleur de feu ; une légère vapeur blanche l’entouroit, et je compris que c’étoit le pied de l’Eternel. Puis mon esprit continuoit à s’élever, en résistant à la crainte d’une curiosité téméraire ; il me parut qu’il n’y avoit plus d’obstacle au-dessus du lit sur lequel j’étois couché. Je ne voyois plus qu’un beau ciel d’azur foncé, pur et profond, sans aucune étoile ; et dans cette profondeur immense, je voyois se mouvoir avec grâce et majesté un disque de feu composé de plusieurs disques les uns sur les autres, plus grands chacun que celui de la lune ; sa clarté étoit plus pure et plus dorée que celle de cette planette [sic] dans les plus belles nuits d’été ; et ce bouclier s’élevoit et se balançoit légèrement en parcourant les hauteurs des cieux du midi au nord ; et il me fut dit que Dieu se cachait derrière.
[...] Post-Scriptum.
J’avois écrit ces choses, lorsque, par une action qui n’étoit que la conséquence de l’état de mon esprit par rapport aux obstacles de certains autres esprits, je fus jeté brusquement dans l’hospice de Bicêtre.
[...] J’ai vérifié aussi que, si la science ne procède pas par des voies absolument vraies, on doit convenir que ces voies sont justes, et qu’elles sont en général dirigées avec soin, attention et humanité par ceux qui possèdent cette science. Mais que peuvent tous les trésors de la science sur une chair sans vie ? Ne faut-il pas aussi que l’esprit du malade aide la science ?
J’ai donc vu que la science était bonne en soi et je lui dois aussi quelque reconnoissance.

P.-S.

Illustration : Nuit étoilée, Cyprès et village, par Vincent Van Gogh

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