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Dialogues d’utopie 

lundi 17 août 2009, par Marcel Schwob

Cyprien d’Anarque avait environ quarante ans. On l’eût fâché en le lui rappelant. Il prétendait ne point dépendre de son âge plus que d’autre chose au monde. Haut sur jambes, sec et tanné, il avait l’œil violent et un visage aquilin, où le sourire fréquent s’était marqué par deux vides aux coins de la bouche. Grand lecteur de théories et impatient de toute contradiction, il avait la religion spéciale de ceux qui croient en ce qu’il disent dans le moment où ils parlent, cette religion qui n’a qu’un fidèle, et qui lui suffit. La foi de Cyprien était devenue maniaque. Il avait pour son moi une adoration si pure qu’il eût eu la nausée de le souiller au contact d’un autre moi ; je dis d’un sentiment, d’une volonté, d’une idée, d’une parole qui n’eût pas été très exclusivement cyprianique. Loin de chercher à ressembler aux grands hommes par certains détails familiers (amour assez répandu), il écartait toute ressemblance avec horreur. Il s’était brouillé avec ses parents d’Anarque pour éviter l’air de famille. Il ne pouvait souffrir qu’on lui trouvât d’analogie avec aucun être humain.
D’abord il s’était intéressé à l’art, mais seulement à l’art qui semblait ne relever d’aucune école. Ainsi il avait commencé par admirer une demi-douzaine de peintres, les uns inconnus ; d’autres dont on ne connaissait qu’un tableau ; d’autres encore comme le maître des Demi-Figures, dont nous ne possédons même pas le nom. Il savait qu’en faisant jouer un ressort derrière l’un des tableaux de la grande salle du musée de Haarlem, sous le panneau de la Confrérie Saint-Jean de Jérusalem, une petite porte s’ouvre, comme enchantée, et que dans une chambre secrète on aperçoit une merveilleuse sainte Cécile. Il connaissait à Paris une Descente de Croix de Wohlgemuth, deux portraits de Cranach, un de Fra Filippo Lippi, mais n’en partageait la vue qu’avec leurs possesseurs. Dans certaines chapelles d’Allemagne il était seul à avoir découvert la main de Schoorl ou de Schaüffelin sur des retables que personne n’a regardés depuis quatre cents ans.
Malheureusement, un à un, on violait ses secrets ; de curieux voyageurs, des savants sur une piste, des catalogueurs de musée, révélaient au public ce que Cyprien s’était cru seul à adorer.
Il avait donc songé à écrire, et à garder jalousement enfermés ses manuscrits, copiés avec des plumes d’or sur du vélin. La poésie lui avait paru plus propre à y exécuter d’inimitables entrelacs de rythmes et de mots. Son œuvre se composait donc de volumes immenses où tout l’ordre accoutumé des phrases était bouleversé, et où les phrases mêmes étaient composées, autant qu’il se pouvait, de mots que nul autre poète n’avait mis dans ses vers, disposés de manière telle que personne n’eût pu jusqu’alors imaginer. Cyprien s’était satisfait un temps de cette singularité ; mais, à mesure qu’il avait lu davantage, il avait retrouvé, éparses, inscrites bien avant lui, certaines de ses pensées, de ses phrases et souvent ses excentricités les plus outrées. Tant qu’à la fin il avait jugé qu’en écrivant, nous imitons toujours, même à notre insu.
Mais enfin, s’était dit un jour Cyprien, s’il faut que je ressemble à quelqu’un, s’il faut que je subisse la même admiration que quelqu’un, s’il faut bon gré mal gré que je pense comme quelqu’un, suis-je forcé d’agir comme quelqu’un ? Ne suis-je pas libre ? Et mes parents, mes semblables, les circonstances même s’unissant, ne puis-je pas résister à ce qui déterminerait un autre, être véritablement moi-même ?
Telle était l’actuelle manie de Cyprien le matin même où vint le trouver, vers l’heure du déjeuner, son amie Musaraigne.
Cyprien d’Anarque était assis devant sa table nue où il avait rangé des pièces de cinq francs neuves et exactement semblables. Son attention se portait à en choisir une sans qu’il pût se rendre compte du motif qui avait déterminé son choix. Ainsi la chose avait réussi quand la pièce n’était pas spécialement éclairée d’un rayon de soleil, ni, plus que telle autre, à portée de la main, ni placée dans une série fatidique comme un, trois ou sept. Mais il ne fallait pas non plus qu’une de ces considérations eût déterminé Cyprien à ne pas choisir cette pièce-là, mais sa voisine. Cette délicate opération n’avait été heureusement menée à fin qu’une fois dans la matinée ; et Cyprien fumait un cigare pour se reposer de son action libre, quand Musaraigne entra.
"Musaraigne, lui cria Cyprien, ne bouge pas. Tu vois ces pièces de cinq francs. Prends-en une.
- Voilà, dit Musaraigne. C’est tout ce qu’il y a à faire ?
- Ce n’est pas un si petit travail, dit Cyprien. J’en suis éreinté.
- Pour quelle raison as-tu pris juste celle-là ?
- Je ne sais pas, dit Musaraigne. Pourquoi ? Elle est marquée ?
- Mais non, précisément, reprit Cyprien, elle est pareille aux autres, et c’est ce qu’il y a d’extraordinaire. Voyons, cherche, rappelle-toi...
- Tu m’ennuies, dit Musaraigne. Allons déjeuner. Je l’ai prise parce que je l’ai prise, voilà tout. Dieu, que tes manies sont insupportables ! Tu en as une nouvelle tous les jours."
Cette enfant, se dit Cyprien, est manifestement libre en ses actions comme en ses paroles ; j’entends libre par ce qu’elle en ignore les motifs ; elle est libre par ignorance. Mais, pour moi, ce n’est guère satisfaisant.
Et il la regarda avec admiration.
Lili Jonquille, ou plutôt Musaraigne, avait vingt ans, et pas d’histoire. Sa figure n’était qu’un petit triangle de chair blême et mobile, futé et fureteur. Des yeux d’or ; de menues mains griffues ; une taille cédante comme l’eau qui fuit, et les lèvres agiles sous les paroles. Elle lisait les feuilletons, pleurait à tous les drames, ne croyait pas à la médecine ou à la politique, admirait à la fois les révolutionnaires et les hommes d’autorité, adorait les acteurs comiques, savait par cœur toutes les chansons des cabarets de Montmartre et même avait remplacé un soir son amie Cigale au Casino des Trottins. Sa crédulité égalait son scepticisme ; elle était à la fois très susceptible et très endurante, très pitoyable et très cruelle. Cela dépendait des moments et des gens à qui elle avait affaire. Ainsi elle croyait d’ordinaire à tous les cancans de son amie Cigale, mais haussait les épaules à la moindre explication de Cyprien. Elle s’indignait contre certains criminels dans les faits divers, mais en admirait hautement d’autres qui s’étaient fait guillotiner "crânement", sans qu’on pût très bien démêler ses raisons. Elle aimait les écrevisses, le gibier, le lapin et la salade, le champagne très mousseux et la friture. Elle se disait assurée de reconnaître les bons champignons à des marques certaines. Elle décriait les "grands magasins" parce qu’on y "payait la devanture". Cependant elle avait foi en quelques fournisseurs à la mode qui n’excellaient point d’ailleurs par le bon marché. Enfin elle avait horreur de l’hôpital, de la police, des araignées et des magistrats ; mais elle n’eût point manqué d’aller voir passer le président de la République.
Musaraigne méprisait Cyprien et l’adorait. Elle le méprisait parce qu’il ne comprenait pas l’argot, et l’adorait de ne pas le comprendre. Le mépris est la marque de quelque mésintelligence. L’adoration aussi. Cyprien ne méprisait pas Lili parce qu’elle préférait un chapeau neuf au plus beau des cassoni du XIVe, mais il ne l’adorait pas, pensant trop bien la comprendre.
Cette fois, pourtant, il ne comprenait plus avec son infaillibilité habituelle. Il était arrivé de degré en degré, à établir que le plus haut point de différenciation d’avec ses semblables, c’était l’exercice purement libre de sa personnalité. Et voici que lui, Cyprien d’Anarque, n’était parvenu à ce point que très difficilement, tandis que cette petite fille, du premier coup, l’avait atteint !
Cyprien était ainsi perplexe dans le moment où entra Ambroise Babeuf.
Ambroise Babeuf semblait un champignon singulier avec deux points brillants qui étaient les yeux. Il avait longtemps fait de l’histoire, et s’était persuadé que la méthode n’en était point scientifique. D’abord collectionnant les faits dans les mémoires, les journaux et les correspondances, selon la méthode de Taine, il en avait tiré des lois générales. Puis il avait été pris d’un doute sur l’interprétation de ces faits. Car ils étaient tous rapportés par des tiers ou c’étaient des souvenirs personnels notés à vingt ans de distance ou c’était le témoignage d’une lettre : mais une lettre est adressée à quelqu’un, et y dit-on d’ordinaire la réalité ? De sorte que Babeuf avait été conduit à ne plus avoir d’estime que pour les pièces matériellement authentiques : quittances, testaments, registres de naissance et de décès, rapports judiciaires, actes de notaire. Mais ici avait surgi une nouvelle difficulté. Les parchemins prouvent, il est vrai qu’à telle date l’homme dont on s’occupe se trouvait à tel endroit, qu’il avait tel âge, qu’il avait reçu telle somme d’argent, et qu’il possédait tant de bien. Mais ils ne nous font pas connaître la personne elle-même, et l’historien ne saurait la décrire, ni ce qu’elle pensait. Là donc entrait précisément en scène Ambroise Babeuf, et le type qu’il décrivait était peint selon l’image que s’en faisait Babeuf. Là aussi cessait la science. Car Babeuf doutait de Babeuf et se refusait à faire de son moi le critérium de la vérité en histoire.
A cette époque de sa vie, Babeuf, désabusé de l’histoire mais resté confiant dans les faits, avait coutume de répondre quand on l’interrogeait sur son prochain livre :
"Je n’écris plus. Si vous vouliez me rendre heureux, vous me donneriez à copier le Dictionnaire des postes sur fiches. Au moins là il y a quelque certitude. Il faut faire des fiches. Oui ; faisons des fiches."
L’espoir qu’une connaissance exacte de l’esprit de Babeuf par lui-même pourrait lui permettre d’interpréter un jour scientifiquement les faits avait mené Ambroise vers la psychologie, et de là, très vite, par la recherche d’une base solide, à l’anatomie et à la physiologie, particulièrement du cerveau. Quel était l’élément de la pensée ? Etait-ce la cellule cérébrale ? Par quels procédés des cellules qui semblaient bien peu différenciées recevaient-elles les impressions, emmagasinaient-elles de la mémoire, fabriquaient-elles de l’imagination, de la volonté, de la raison ? De sorte que Babeuf passait la journée dans son laboratoire à faire des coupes de cerveau, à les sectionner, à les examiner au microscope. Il connaissait parfaitement l’histologie de toutes les parties de la substance cérébrale et la structure des cellules. Mais la cellule, pour la connaissance de la vérité, n’aidait pas plus qu’un acte signé ou une quittance de compte. C’était un fait qui ne révélait point de personnalité. Pouvait-on décomposer, aller plus loin ? Peut-être ; mais Babeuf s’était convaincu que la science du corps humain, comme celle des faits humains, avait des limites. Et il répétait :
"Nous ne trouverons rien. Nous ne trouverons jamais rien. Mais il faut couper des cerveaux. Oui, travaillons ; coupons des cerveaux.
- Babeuf, s’écria Cyprien, penses-tu en vérité que je sois libre ?
- Mon ami, dit Babeuf, ce n’est pas impossible. Nous voyons parfois de singulières monstruosités. Un de nos plus grands chirurgiens vient d’opérer un hermaphrodite parfait : ce qui prouve qu’une fois au moins la nature n’a pas su se déterminer. M. Boussinesq, qui est un savant physicien, a prouvé que dans certaines conditions, les liquides paraissent se mouvoir à leur gré, en dehors des lois de l’équilibre. M. Boutroux, un bon philosophe, croit que les règles de l’univers ne sont pas tout à fait absolues. Et les observations des astronomes sur les rayons stellaires montrent que l’espace où tournent les mondes n’est pas rigoureusement conforme à l’espace de la géométrie : il a peut-être plus de trois dimensions, ou moins. Si la géométrie n’est pas infaillible, pourquoi toi, Cyprien, ne pourrais-tu pas être libre ? D’ailleurs qu’importerait ta liberté ? Tu serais un être anormal, voilà tout. Il vaudrait bien mieux connaître toutes les règles dans leur détermination. Oui, vois-tu, il faut travailler ; il n’est pas probable que nous trouvions jamais rien ; mais travaillons tout de même, coupons des cerveaux.
- Non, dit Lili, allons déjeuner.
Musaraigne a raison, fit Cyprien. Déjeunons d’abord : je te répondrai après, à moins que nous ne causions d’autre chose."

P.-S.

Note de l’éditeur : Cette nouvelle demeurée inédite semble être l’un des derniers écrits de Marcel Schwob, contemporain de Il libro della mia memoria qui fut publié dans Vers et prose en mars 1905, quelques jours après sa mort. La nouvelle a été publiée pour la première fois dans le recueil du même nom, Dialogues d’utopie, paru chez Ombres en novembre 2001.

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