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Un amour de petite fille 

lundi 24 septembre 2007, par Alma Miday

C’était il y a un an.
Ses ongles sont peints en rouge. Elle sent le parfum et elle sourit. C’est l’un de ces jours où ma mère est belle.
Je sais pourquoi c’est moi toute seule qu’elle emmène, pas mes sœurs. Ce n’est pas parce qu’elle me préfère, c’est parce que ça a toujours été mon rôle d’aller avec elle voir les hommes.
Je sais qu’elle m’emmène parce que je suis belle et que je suis une menteuse. Je répète ses mensonges et je ne me trompe jamais. Je réponds « oui » ou « non » sans même écouter ce qu’elle me demande. J’ai toujours su ce que je devais répondre pour lui faire plaisir dans ces moments-là.
En plus, je sais me tenir dans les restaurants, elle me l’a appris toute petite, tellement petite que je ne m’en souviens plus. C’est mon rôle, c’est comme ça.
J’ai deux sœurs, il y en a une qui bave, c’est normal parce qu’elle est mongolienne. Elle n’est pas belle du tout et ne mange jamais au restaurant, mais elle a un rôle aussi. Son boulot à elle, c’est de faire pitié. Les jours où ma mère est habillée de noir, avec un visage blanc et ridé. Ces jours-là, elle répète que c’est dur d’être veuve avec trois enfants dont une handicapée et elle demande de l’argent à l’aide sociale.
Le travail de ma sœur est beaucoup plus facile que le mien, il lui suffit de se poser et d’attendre que ça se passe dans le bureau de l’assistante sociale ou de l’huissier. Parfois elle gesticule ou bien elle se pisse dessus, c’est bien, c’est comme ça qu’elle doit être, mais elle ne fait aucun effort parce qu’elle est naturellement débile alors pour elle c’est plus simple de ne penser à rien et de faire ce que ma mère attend. Moi, si j’avais pu choisir, au lieu d’être belle j’aurais préféré être forte, donner des coups de poings fulgurants qui mettent les gens à terre, et qu’on me laisse tranquille.

Et puis il y a Lydie, qui n’a aucun rôle, elle ne sert à rien. Ma sœur Lydie n’est pas une menteuse ni une débile. Elle s’habille mal exprès pour être moche, elle mange beaucoup pour être grosse et elle crie parfois sur ma mère. Ma sœur Lydie, c’est une guerrière. Ma mère la déteste mais moi je l’adore. Plus tard je voudrais ne servir à rien comme elle.

Le problème c’est que je n’ai toujours pas réussi à ce qu’un homme se marie avec maman. A chaque fois j’ai fait de mon mieux mais ils finissent toujours par disparaître ... et elle finit toujours par pleurer dans la salle de bains et à prendre des cachets. La plupart du temps Lydie est furieuse que ma mère pleure pour ces hommes. Parfois il y en a même qui puent. Une fois elle a ramené un électricien aux dents jaunes, le soir même il a touché les seins de Lydie en douce, Maman lui a retourné une grosse baffe et elle l’a foutu dehors. J’ai vraiment rigolé ce jour-là, j’adore quand ma mère est en colère contre les autres gens.
Je pense que tous les hommes sont comme ça : souvent ils puent ou bien quand on les aime ils meurent, comme mon père, et ceux qui ne sont pas trop moches retournent avec leurs femmes qui ne sont pas veuves.
Moi je suis bien sans homme à la maison. Je ne sais pas faire de vélo, je ne sais pas jouer au football et je ne sais pas nager, parce que ma mère n’a pas le temps. Mais sinon on est bien entre filles. Ça m’ennuie de devoir aider ma mère a trouver un mari mais je suis obligée, c’est comme ça.

Aujourd’hui nous allons voir un homme à Paris. C’est loin. Nous sommes en voiture depuis longtemps et je m’ennuie, je suis un peu malade.
J’essaie de compter les voitures rouges mais ce n’est pas drôle car Lydie n’est pas là. Ma mère ne dit rien, elle sourit comme une speakerine de la télé, j’ai l’impression qu’elle est en plastique.

A Paris. Il y a des millions de voitures, tout le monde est très beau et marche très vite.
Nous descendons de la voiture. J’ai peur. Il y a tellement de monde. Je sais qu’elle ne fera pas attention à moi, il faut que je me débrouille. Je m’accroche au bas de son manteau de toutes mes forces.
Nous entrons dans un très grand magasin, nous prenons l’ascenseur, tout en haut, il y a un restaurant. Je de suis pas étonnée c’est toujours dans un restaurant.

L’homme est là, assis, il fume. Il est gros, très beau. J’adore les gens qui sont gros, me mettre sur leurs genoux, et poser ma tête sur eux. Je dis bonjour, j’enlève mon manteau et je m’assois. Il regarde ma mère et lui sourit d’une manière que je n’ai jamais vue. Les autres lui sourient autrement, comme s’ils pensaient du mal d’elle mais que ça les faisait rire.
Son nom semble bizarre, je n’arrive pas à m’en souvenir, il a des mains très belles, potelées avec des ongles très blancs.

Je suis pas dans un rêve. J’attends. Je réponds « oui » et « non » comme il le faut, mais je n’entends rien.
Je suis sage, très sage, je sais que tout va comme elle le veut, pas de soucis. Il me dit que je suis calme, je lui réponds que oui, il me demande si j’ai de bonnes notes à l’école, oui j’en ai. Elle me surveille de près en faisant semblant de sourire. Je sais que je dois réussir à plaire, ça sera terrible sinon dans la voiture au retour. Cette fois- ci elle ne me fait pas mentir une seule fois, tant mieux parce que je n’ai pas envie de lui mentir à lui. Il sent bon. Il est tellement propre. Ce n’est pas le genre d’homme à toucher les seins de Lydie, plutôt le genre à mourir une fois qu’on l’aura aimé celui-là.

Après le dessert on peut s’en aller.

Nous sommes dans le grand magasin, elle rit, elle est contente. Il y a du monde, je m’accroche à son manteau. Elle marche vite, elle bouge beaucoup. Je dois la lâcher, je ne la vois plus, elle est là-bas, je cours, j’attrape sa jupe, je la serre fort, je lève la tête, une dame me regarde étonnée, ce n’est pas ma mère.

Je fuis en courant, il y a des milliers de manteaux qui pendent autour de moi, je m’y cache. Personne ne me voit. J’ai tout gâché. Elle ne va plus rire, l’homme va partir et ce sera de ma faute, parce qu’il ne faut pas causer des soucis aux hommes, ça c’est important à savoir quand on a une mère qui est veuve avec trois enfants.

Je pense rester là pour toujours, qu’elle m’oublie et que je vive dans les manteaux, sans plus jamais voir Lydie. Finalement je décide de chercher un policier, voilà, c’est ça qu’il faut faire. Dans ce magasin il n’y a pas de policiers mais des vendeuses, habillées en rouge toutes pareilles, ça fera l’affaire. Je choisis de parler à la plus grosse. Vous savez, j’aime bien les gens gros. Je suis à ses pieds, elle ne me voit pas, elle ne baisse pas la tête, je tire sur sa jupe rouge, elle me regarde en colère. Je suis tombée sur une grosse en colère. « Madame, Madame, je suis perdue... » à ce moment-là une voix dans tout le magasin dit mon nom « La petite Laura est attendue par ses parents porte G ». C’est même pas vrai, j’en ai pas des parents. « C’est moi Madame, c’est moi la petite Laura », elle me dit d’aller « porte G » , que c’est par là. Je ne comprends même pas où c’est « Par là ».

Je cours tout droit. J’arrive à la sortie du magasin, on voit la lumière du jour. Je m’arrête net, il est là, l’homme est là, tout seul, il m’attend, elle est où ma mère ? Il me voit, il vient vers moi, il sourit. D’un seul coup, comme ça, il me soulève comme si j’étais très légère. Il me pose des questions et je réponds ce que je veux. Je pose ma tête sur lui et je ferme les yeux.

Je décide qu’il va rester avec moi pour toujours.

Herbert (je sais que c’est bizarre comme nom) habite avec nous, ou plutôt c’est nous qui vivons chez lui, et c’est bien. Ma chambre est rose, j’ai choisi le papier peint moi-même, il m’a emmenée chez le marchand de peinture et nous avons passé au moins une heure à regarder les catalogues ensemble. Le matin on prend des vrais petits déjeuners et c’est lui qui prépare tout. Lydie l’adore, elle est tranquille, je sais qu’elle est plus heureuse, plus calme. Au début cela me paraissait parfois étrange qu’il y ait un homme dans la maison, il a fallu que je m’habitue à certaines choses. Le dimanche par exemple il nous emmène souvent en forêt, la première fois je ne savais pas trop bien quoi faire à part marcher bêtement, puis j’ai compris, j’ai grimpé sur les rochers, couru, ramassé des glands, et là il a été ravi. Pour l’école il se mêle de tout. Avec maman il suffisait qu’elle n’en entende jamais parler et ça lui allait parfaitement mais lui connaît mieux mon emploi du temps que moi ! Il m’a obligée à discuter de mes cours, de mes professeurs et de ce que je faisais la journée.
Mais, à part le simple fait que je l’adore, le plus important c’est que maman ne me demande plus rien quand Herbert est là. C’est lui qui s’occupe d’elle maintenant. Moi je m’occupe de lui. Je lui offre des dessins, des poèmes, je lui récite mes devoirs, je lui demande de m’acheter des livres, je passe du temps avec lui pour qu’il m’apprenne à filmer en super8, pour qu’il me montre comment on s’occupe d’un potager, pour qu’il m’emmène au musée ou au cinéma. Il adore m’apprendre des choses alors je lui pose des milliers de questions, ça lui plait, je le sais. Pour l’instant j’ai juste un petit problème avec les échecs, il y joue bien et a même gagné des championnats, moi je suis nulle, c’est désespérant. Ca m’ennuie beaucoup parce qu’il joue avec le fils des voisins d’en face, un garçon idiot et laid qui a voulu dernièrement « sortir avec moi ». N’importe quoi !

Parfois j’ai l’impression que même si je lui causais des problèmes, Herbert trouverait ça normal, mais je ne me risquerais jamais à essayer, il ne faut pas exagérer.

Il y a bien eu une période où maman s’est vraiment mal comportée, elle criait, pleurait et s’énervait, je ne sais plus pourquoi, une histoire d’argent je crois. Là j’ai carrément dit à Herbert qu’elle me cassait les pieds et qu’elle avait intérêt à arrêter parce que si elle le faisait partir je ne lui pardonnerais jamais. Herbert a souri et m’a dit qu’il allait rester, que ma mère était une femme formidable et qu’au moins avec elle on ne s’ennuyait jamais, pour moi le principal c’est qu’il en soit convaincu. J’ai suis allée voir maman et je lui ai demandé doucement « Tu veux le faire partir ? Tu veux qu’il s’en aille à force d’être pénible comme ça ? » Elle m’a regardé d’un air drôle, comme si elle était choquée, qu’elle avait soudain un peu peur, puis, très doucement, elle m’a répondu que c’était des histoires de grands et que je ne devais pas m’en mêler, qu’ils ne se disputaient pas qu’ils « discutaient » et que ce n’était pas grave. La crise est passée et depuis elle se tient à carreaux. Elle a bien essayé de recommencer deux ou trois fois mais j’ai pu détourner l’attention avec des stratagèmes du genre apporter le petit déjeuner au lit à sept heures du matin ou vomir à minuit, ça les a empêché de se disputer ou plutôt de « discuter » comme elle dit.

Ce soir ils ont des invités pour un barbecue sur la terrasse. Les voisins d’en face sont venus sans leur horrible fils, et la voisine de gauche, qui vit seule, est là aussi. Je ne peux pas la sentir. Elle est assez vieille mais moins que ma mère, elle est bronzée même en hiver et porte des décolletés sur ses gros seins. Quand elle parle de nous elle dit « tes mômes ». Elle sent le parfum vanille, je trouve que c’est bizarre pour une adulte. En ce moment c’est l’été, elle vient chez nous en bikini, juste avec un paréo au-dessus, je ne peux vraiment pas la supporter. Les adultes sont dehors et la nuit tombe, je traîne autour d’eux parce que dans ces cas-là on oublie de me dire d’aller me coucher. Ma mère qui a toujours adoré la musique a mis un disque de Franck Sinatra. J’ai bien vu la voisine, elle regarde Herbert droit dans les yeux, elle fait exprès de lui toucher le bras. Elle rit de ses blagues en jetant sa tête en arrière, les femmes font ça parfois je l’ai remarqué, c’est ridicule et ça veut toujours dire qu’elles en font trop pour faire plaisir à celui qui leur parle. Ma mère sourit gentiment, elle est nulle, elle ne voit jamais rien.
Je monte dans ma chambre je suis furieuse, j’ai envie de hurler sur cette femme graisseuse qui empestait l’huile solaire, j’ai envie de la tuer.
Puis, je suis redevenue calme, toujours en colère, mais calme. Je trouve une solution, c’est facile mais il faut faire vite et ne pas hésiter.
Je sors discrètement dans la rue, ils ne peuvent pas me voir de la terrasse, je pousse doucement son portail, j’entre chez elle par la porte-fenêtre. Personne ne m’a vue, je les entends, ils ont bu de l’alcool et commencent à chanter « Stranger in the night ». Je vais dans sa salle de bains je prends les cachets que ma mère avalait tout le temps avant, j’ai reconnu la boite verte et bleue. J’étais sûre qu’elle en avait, c’est ma mère qui lui a refilé. Je sais aussi qu’on pouvait mourir d’en prendre trop, Lydie le disait tout le temps à ma mère avant. C’est comme ça qu’elle est morte Marylin Monroe, j’adore cette actrice, j’ai plein de photos d’elle dans ma chambre. Je vais dans la cuisine puis j’écrase des cachets avec une petite cuillère. Puis je prends son sucrier, elle utilise du faux sucre, du Canderel en poudre qu’elle met dans une jolie coupe bleue, je verse toute la poudre, ça se mélange vraiment bien. Je retourne à la maison et là en bas de l’escalier je croise ma mère qui marche vers la cuisine, mon cœur bondit dans ma poitrine, mes jambes sont molles et mes genoux ont failli lâcher. Un peu saoule elle me dit « ben qu’est ce que tu fais là toi, t’es pas encore endormie ? », je lui réponds que j’ai été aux toilettes et que je n’arrive pas trop à dormir à cause de la musique, elle me dit de monter et de fermer les portes, de lire un peu, puis elle est repart en chantonnant.
Dans ma chambre, je reste longtemps dans le noir, les yeux ouverts. Mon cœur bat fort, je n’arrive pas à dormir, j’ai peur qu’ils se rendent compte de ce que j’ai fait, d’être renvoyée de la maison, d’aller dans un centre de jeunes délinquants ou un truc comme ça.

Le lendemain je dis que j’ai mal au ventre parce que ma mère me connaît, elle aurait vu de toutes façons qu’il y avait quelque chose, je ne peux pas lui dire que j’ai peur. Maman décide d’apporter le reste de tarte aux pommes à la voisine, je l’accompagne pour voir, en arrivant nous la trouvons endormie. Maman trouve bizarre qu’elle ne se réveille pas, elle finit par appeler le SAMU. Je suis là, paralysée, j’attends que le tourbillon s’arrête. L’ambulance arrive, les infirmiers se mettent à la secouer, ils crient « Vous avez pris quoi Madame ? Qu’est ce que vous avez pris ? », elle finit par répondre en dormant à moitié « Mais rien ! Rien ! ». Les infirmiers ne la croient pas, ils l’emmènent à l’hôpital. Nous rentrons chez nous, Herbert prend un air triste et il dit « C’est con mais elle est vraiment déséquilibrée », puis il met son bras autour de la taille de ma mère et il l’emmène dîner au restaurant pour qu’elle se change les idées.
Il ne la quittera jamais pour la pauvre folle alcoolique d’à côté, il sait maintenant qu’elle lui posera trop de problèmes. Je dis à Lydie qu’on devrait aller chez elle pour que ce soit rangé et propre quand elle rentrera de l’hôpital, ma mère trouve que c’est une idée vraiment gentille. Lydie aussi. Nous faisons la vaisselle et passons l’aspirateur, nous faisons même fait son lit. Je vide la coupe bleue dans les toilettes, je la lave et je la remplis de faux sucre tout neuf. Voilà. Maintenant tout va bien je n’ai plus peur.

Il faut que maman et Herbert fassent un bébé, j’aimerais bien un petit frère.

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