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Téléphone, travail, sommeil 

jeudi 6 septembre 2007, par D. James Eldon

Le téléphone sonne une fois, puis se tait. Il lui jette un coup oeil, puis se replonge dans son journal. Après avoir parcouru les pages de sport, il pose le quotidien sur la table de la cuisine, vérifie l’heure, et attrape sa veste. Le téléphone sonne une fois, deux fois, trois fois...

- Allo ? Allo ? répète-t-il.

Dans l’écouteur il entend de la musique, les notes faiblardes d’une mélodie pop qui passe dans le fond, puis un clic ! sec, et plus rien. Il continue à tenir le récepteur jusqu’à ce qu’il entende à nouveau la tonalité.
Il est en train d’ouvrir la porte d’entrée lorsque le téléphone sonne à nouveau. Il sort. Il marche dans la rue, fredonnant une chanson dont il ne connaît pas le titre, et il décide de prendre un taxi. En route pour le bureau, il se rend compte que la chanson qui passe à la radio est la même qu’il fredonnait tout à l’heure, et la même qu’il a entendue au téléphone.

- C’est quoi, le titre de cette chanson ?

- Aucune idée, répond le chauffeur, qui est une femme. Elles se ressemblent toutes, pour moi.

- Mouais, acquiesce-t-il.

Le chauffeur insulte les autres voitures à voix basse, et allume une cigarette. La circulation se dégage, et ils commencent à filer à bonne allure le long des immeubles et des trottoirs bondés. Tout d’un coup, le chauffeur écrase la pédale de frein et braque violemment à droite, mais trop tard. Ils heurtent quelque chose, et rentrent dans un autre taxi. Comme au ralenti, ils voient le gamin voler au-dessus des deux voitures, et atterrir au milieu de l’avenue. La bicyclette retombe, complètement tordue, sur le capot du taxi. Le temps semble s’être arrêté pendant une seconde, personne ne bouge. Les passants regardent le gamin étendu sans connaissance sur la chaussée éventrée. Une ambulance arrive au moment où les conducteurs sortent de leurs voitures, comme si quelqu’un, sous le coup d’une prémonition, l’avait appelée avant que l’accident ne se produise.

Il sort du taxi, regarde le gamin se faire examiner par les types de l’ambulance, puis s’éloigne. Il se mêle à la foule épaisse et parcourt à pied les quatre derniers pâtés de maisons qui le séparent de son bureau. Dans l’ascenseur, il se demande si le gamin va s’en tirer. Inconsciemment, il se remet à fredonner la mélodie. L’ascenseur s’arrête, il en sort, traverse le couloir en passant devant plusieurs portes, puis il s’arrête brusquement, se rendant soudain compte qu’il s’est trompé d’étage.

A nouveau dans l’ascenseur, il appuie sur le bouton "36", la mélodie toujours dans les oreilles. Il passe sa main droite plusieurs fois sur sa nuque, puis la laisse retomber sous son menton. Quand les portes s’ouvrent, il s’assure qu’il est bien arrivé au bon étage avant de s’engager dans le couloir. Il entre dans son bureau, et croise la secrétaire de son patron.

- John est là ?

- Non, il est parti jusqu’à jeudi.

Il se gratte le dos de la main gauche.

- Je rentre chez moi. Si on téléphone, dites-leur que je serai là demain.

- Vous allez bien ?

- Je ne sais pas, dit-il, puis il sourit faiblement et sort.

La station de métro où il attend la rame est surchauffée et bondée. Une voix nasillarde sort du haut-parleur.

- Mesdames et messieurs, en raison d’un court-circuit sur la voie à hauteur de la 14ème rue, il y a du retard sur la ligne dans les deux sens. Veuillez....

Puis plus rien.

Il grimpe les escaliers avec le reste du troupeau qui grogne, proteste, et sue. Sur le chemin du retour, il s’arrête à l’entrée de Central Park, mais la lumière du jour l’agresse, et il décide ne pas y entrer.

Lorsqu’il arrive à son appartement, la lumière du répondeur clignote, indiquant la présence de messages. Le premier message est quelqu’un qui a raccroché immédiatement. Le deuxième, pareil. Le troisième vient du bureau.

- Bill Morrissey a appelé. Il a besoin du dossier Haskell pour demain après-midi, au plus tard. Je voulais juste vous prévenir.

Le quatrième message, encore quelqu’un qui a raccroché.

Il enlève sa veste, et la jette sur un fauteuil, tout en essayant de se rappeler du deuxième prénom de sa mère. La sonnerie du téléphone retentit, et il décroche.

- Allo ?

Rien.

- Je sais qui vous êtes, alors arrêtez de m’appeler, sinon je vais chez vous et je vous démolis le portrait ! menace-t-il.

Il entend le bruit d’une télévision dans le fond, puis le clic !, et puis plus rien. Il raccroche en se demandant qui cela peut bien être, et pourquoi ils ne disent jamais rien.

"Francis", se dit-il, en se souvenant brusquement du deuxième prénom de sa mère. Il se déshabille en grommelant : "Il n’y a vraiment plus de politesse dans ce foutu monde". Il se glisse dans son lit, entièrement nu.

Il reste allongé en pensant à la politesse et en se demandant qui peut bien l’appeler comme ça au téléphone. Il finit par s’endormir, toujours la même mélodie aux lèvres. Le téléphone sonne à nouveau. Il ne l’entend pas, perdu dans l’obscurité absolue de son sommeil. La sonnerie persiste, tandis qu’il demeure silencieux et immobile, à part sa respiration calme et légère. Le téléphone qui sonne ne parvient pas à l’atteindre. Rien d’autre non plus, d’ailleurs.

P.-S.

Traduction de l’anglais (américain) par Sébastien Doubinsky.

Texte publié pour la première fois en octobre 2005 dans la Revue des Ressources.

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