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Confession sexuelle d’un Russe du Sud 

mercredi 6 janvier 2010, par Anonyme

« Confession sexuelle d’un Russe du Sud, né vers 1870, de bonne famille, instruit, capable, comme beaucoup de ses compatriotes, d’analyse psychologique, et qui rédigea en français cette confession en 1912. Il faut tenir compte de ces dates pour comprendre certaines allusions politiques et sociales. » (Havelock Ellis, « Confession sexuelle d’un Russe du Sud », Études de Psychologie sexuelle, t. VI, Éd. Mercure de France, Paris, 1926.)

Sachant, par vos ouvrages, que vous trouvez profitable à la science la connaissance des traits biographiques concernant le développement de l’instinct chez différents individus, soit normaux, soit anormaux, j’ai eu l’idée de vous faire parvenir le récit consciencieux de ma propre vie sexuelle. Mon récit ne sera peut-être pas très intéressant au point de vue scientifique (je n’ai pas la compétence nécessaire pour en juger), mais il aura le mérite d’une exactitude et véracité absolues ; de plus, il sera très complet. Je tâcherai de rappeler mes moindres souvenirs à ce sujet. Je crois que, par pudeur, la plupart des gens instruits cachent à tout le monde cette partie de leur biographie ; je ne suivrai pas leur exemple et il me semble que mon expérience, malheureusement très précoce, dans ce domaine, confirme et complète beaucoup de remarques que j’ai trouvées disséminées dans vos livres. Vous pouvez faire de mes notes l’usage que vous voudrez, naturellement, et comme vous le faites toujours, sans me nommer.

Je suis de race russe (issu du croisement de Grands-Russiens et de Petits-Russiens). Je ne connais aucun cas de morbidité caractéristique chez mes ascendants et parents. Mes grands-parents, du côté paternel et maternel, étaient des gens très bien portants, très équilibrés psychiquement, et ils eurent une longue vie. Mes oncles et tantes également étaient fortement constitués et vécurent longtemps. Mon père et ma mère étaient enfants de propriétaires ruraux assez riches : ils ont été élevés à la campagne. Tous les deux ont mené une vie intellectuelle absorbante. Mon père était directeur d’une banque et président d’un conseil provincial électif (zemstvo) où il menait une lutte ardente pour les idées avancées. Comme ma mère, il avait des opinions très radicales et écrivait des articles d’économie politique ou de sociologie dans les journaux et revues. Ma mère faisait des livres de vulgarisation scientifique pour le peuple et pour les enfants. Très occupés par leurs luttes sociales (qui existaient alors en Russie sous une forme différente de celle qu’elles ont aujourd’hui), par les livres et les discussions, je crois que mes parents négligeaient un peu l’éducation et la surveillance des enfants. Des huit enfants qu’ils ont eus, cinq sont morts en bas âge ; deux autres, à l’âge de sept et huit ans ; seul de tous les enfants, je suis arrivé à l’âge adulte. Mes parents se sont toujours bien portés, leur mort eut des causes fortuites. Ma mère était très impétueuse, presque violente de caractère ; mon père était nerveux, mais savait se contenir. Leur tempérament, probablement, n’était pas érotique, car, comme je l’ai su arrivé à l’âge d’homme, leur mariage était une union modèle ; dans leur vie pas l’ombre d’une histoire amoureuse (excepté celle qui finit par leur mariage), fidélité absolue des deux côtés, fidélité qui étonnait beaucoup la société qui les entourait, où cette vertu ne se rencontre guère (la morale des « intellectuels » russes étant très libre dans le domaine sexuel, et même relâchée). Jamais je ne les ai entendus causer de sujets scabreux. Même esprit dans les familles de mes autres parents oncles et tantes. Austérité des mœurs et des conversations, intérêts intellectuels et politiques. En contradiction avec les idées avancées qu’avaient tous mes parents, il y avait chez quelques-uns d’entre eux un peu de vanité nobiliaire, innocente et sans morgue il est vrai : car ils étaient « nobles » dans le sens qu’a ce mot en Russie (c’est une « noblesse » beaucoup moins aristocratique que celle de l’Europe occidentale).

J’ai passé mon enfance dans plusieurs grandes villes de la Russie méridionale (surtout à Kiev) ; l’été nous allions à la campagne ou au bord de la mer. Je me souviens que, jusqu’à l’âge de six ou sept ans, quoique couchant dans la même chambre que mes deux sœurs (l’une d’elles avait deux ans de moins que moi, l’autre trois ans) et me baignant avec elles, je ne remarquais pas du tout que leurs organes sexuels fussent autrement faits que les miens. Tant il est vrai qu’on ne voit que ce à quoi on s’intéresse ! (Chez l’enfant, voisin de l’animal, l’utilitarisme de la perception est peut-être particulièrement marqué ; l’enfant est curieux, il est vrai, mais est-ce en vertu d’une curiosité désintéressée ? J’en doute.)

Voici un souvenir à ce sujet. Ayant l’âge de six ans environ (je puis préciser mon âge à cause de quelques autres souvenirs connexes), j’ai eu un jour l’idée d’habiller de mon propre costume de petit matelot ma sœurette de quatre ans. C’était dans une chambre où il y avait un vase de nuit dans lequel je me suis mis à uriner en ouvrant la braguette de mon pantalon. Puis, je tendis le vase à ma sœur en lui disant de faire comme moi. Elle ouvrit la braguette, mais ne sortit pas, naturellement, le membre que je ne savais pas ne pas exister chez elle et urina dans le pantalon. La maladresse de ma sœur m’indigna, je ne compris pas du tout pourquoi elle n’avait pas agi de la même manière que moi et cet accident ne m’apprit rien touchant nos différences anatomiques.

Autre souvenir « urinaire », mais plus ancien (je devais avoir cinq ans environ) : à cette époque vivait chez nous une fillette qui avait à peu près mon âge. C’était, comme je l’ai su plus tard, la fille d’une prostituée de bas étage qui, en mourant, laissa un enfant de deux mois : cette fillette. Ma mère recueillit l’enfant (la mort ayant eu lieu dans une grande maison dont nous louions un étage), la fit allaiter et eut l’idée de l’élever avec ses propres enfants. Mais, chose intéressante pour ceux qui croient à l’hérédité des sentiments moraux, cette enfant, quoique recevant absolument la même éducation que nous autres et qui ne savait même pas être un enfant adoptif, manifesta dès les premières années de sa vie de fortes inclinations immorales. Nous ne savions pas du tout qu’elle n’était pas notre sœur, elle non plus n’en savait rien et pour elle notre mère était sa « maman » comme pour nous ; étant des enfants très aimants, très tendres, nous caressant sans cesse, nous l’aimions comme nous nous aimions entre nous, en l’embrassant et la cajolant, tandis que ce petit démon ne pensait qu’à nous faire du mal. Quand elle devint plus grande, nous nous rendîmes compte de son caractère. Nous avons fini par voir, par exemple, que, chaque fois que l’occasion s’en présentait, elle faisait une action contraire à notre éthique de bébés, mais avec une infaillibilité de loi physique. Par exemple, jamais elle ne racontait ce qui s’était passé dans la nursery en l’absence des grandes personnes sans calomnier ses compagnons de jeux. Elle avait la passion d’inciter les autres enfants à un méfait pour aller tout de suite en dénoncer l’auteur à nos parents. Elle était habile à semer la division entre les grandes personnes (domestiques, etc.) par des inventions calomnieuses. Alors que nous adorions les animaux, elle les tourmentait — jusqu’à la mort quand elle le pouvait — et puis nous en accusait sans vergogne. Elle aimait à faire des cadeaux, mais — sans que jamais cette règle ait souffert la moindre exception — c’était pour les reprendre immédiatement après et jouir des pleurs de la victime. Comme elle était plus forte physiquement et plus intelligente dans le mal que nous, nous étions ses souffre-douleur. Elle nous battait et nous n’osions pas nous plaindre, elle nous calomniait et nous ne savions pas nous disculper. Elle nous volait sans cesse nos joujoux ou les détruisait ; très gourmande elle nous enlevait — quand les enfants n’étaient pas surveillés de près — notre part des friandises. Chose curieuse, malgré tout cela, nous n’avions pas la moindre animosité contre elle et continuions à l’aimer parce que c’était notre sœur. Cela s’explique sans doute par la débilité mentale des enfants qui aiment parfois les personnes qui les maltraitent (les parents brutaux par exemple) par incapacité de raisonner sur les actes. Nous savions seulement qu’il faut s’aimer entre frères et sœurs et nous obéissions à cette règle éthique. À l’âge de six ans, cette fillette eut l’idée de voler l’argent que notre bonne cachait dans son lit. Nous, c’est-à-dire mes sœurs et moi, savions aussi que la bonne mettait de l’argent sous son matelas, mais, outre que l’idée de vol nous faisait déjà horreur, nous n’avions pas le moindre intérêt pour l’idée de posséder de l’argent, tandis que notre compagne, élevée absolument dans les mêmes conditions que nous, ne manquant naturellement de rien, ayant les mêmes joujoux, avait déjà l’instinct de cupidité ! Vers la même époque, il paraît qu’elle fit sur nous des attentats sexuels, mais je ne me souviens pas du tout de cet épisode : du reste, mes souvenirs concernant les six premières années de mon existence sont très fragmentaires et incomplets. Alarmée par le développement précoce des inclinations vicieuses chez l’enfant adoptive et craignant le voisinage de celle-ci pour ses jeunes compagnons, ma mère l’éloigna enfin de sa famille : la fillette fut confiée à l’une de mes tantes, vieille fille très charitable et à idées philanthropiques : cette brave personne s’attacha extraordinairement à notre pseudo-sœur, l’éleva le mieux qu’elle put, mais tout fut inutile au collège, Olga ne voulut jamais travailler ; à dix-huit ans, ayant abandonné sa bienfaitrice, elle faisait déjà le métier de sa mère. À vingt-deux ans, elle fut envoyée en Sibérie pour vol avec tentative de meurtre. J’ai fait cette digression un peu longue, ayant été frappé par l’opinion de Wundt qui, dans son Ethik, prétend que la doctrine de Spencer, suivant laquelle les inclinations morales peuvent se transmettre héréditairement, est du pur roman. Je crois que l’histoire d’Olga semble bien indiquer que des dispositions morales héréditaires (car l’éducation ici n’a joué aucun rôle) se manifestent de bonne heure chez certains enfants. Mais je reviens à mon récit.

Donc, je me souviens que, jouant une fois au jardin avec les trois autres enfants, j’ai eu l’idée (pourquoi ? je ne sais, mais certainement les sensations sexuelles n’y étaient pour rien absolument) d’uriner dans une boîte d’allumettes vide (ces boîtes étaient à cette époque cylindriques, en Russie, elles ressemblaient à un petit gobelet) et de faire boire mon urine à mes sœurs. Les trois fillettes obéirent docilement et avalèrent consciencieusement le contenu du gobelet que je remplissais de nouveau quand il était vidé. La petite Olga paraissait trouver à cette incongruité un plaisir particulier, mais, comme l’amour de la délation était le trait dominant de son caractère, elle n’eut rien de plus pressé que de courir à la maison raconter la chose à notre maman. Cette inclination à la mouchardise était vraiment inexplicable chez cette enfant, car nos parents tâchaient toujours de nous inspirer la haine la plus profonde de la dénonciation, nous disant toujours qu’il n’y a rien de si mauvais que d’être rapporteur et grondant toujours Olga quand elle essayait de « rapporter ». Mais la délation et la calomnie étaient chez elle une passion irrésistible. Elle haïssait tout le monde et s’efforçait de faire du mal à tous, ne trouvant autour d’elle qu’affection et amour. Cela paraît d’une psychologie invraisemblable et pourtant c’est un fait. Je pense, encore une fois, que la chose ne peut s’expliquer que par quelque triste hérédité. Quand Olga fut retirée de notre maison, ma mère, pour expliquer l’événement, nous raconta une histoire fantaisiste. Nous voyions cependant Olga (qui demeurait désormais avec ma tante à la campagne), de loin en loin. Nous connaissions le vol commis par la petite, puisqu’il se découvrit en notre présence, mais nous n’y avions pas attaché d’importance. Encore moins fûmes-nous frappés par ses manipulations sur nos organes sexuels, puisque j’avais même oublié cet épisode qui me fut raconté beaucoup plus tard. Quand, à l’âge de dix ans, ma tante se transporta dans notre ville pour mettre Olga au collège, en qualité d’élève externe, j’ai eu l’occasion de voir mon ex-compagne plus souvent et c’est seulement alors que j’appris qu’elle n’était pas ma sœur véritable.

À l’âge de sept ans je savais déjà comment étaient faites les fillettes, ayant observé la conformation de mes sœurs, mais cela ne m’intéressait nullement. Ici se place un épisode dont j’ai gardé un souvenir très net, bien qu’il ne m’ait pas du tout impressionné sexuellement. J’avais entre sept et huit ans.

Nous passions l’été dans une villa au bord de la mer Noire, dans une ville du Caucase. Nous avions pour voisins la famille d’un général dont les trois fils (six, neuf et dix ans) venaient souvent jouer avec moi dans l’immense jardin qui entourait nos maisons de campagne. Je me souviens qu’un jour j’étais seul avec le garçonnet de neuf ans, Sérioja (diminutif de Serge), auprès d’un mur sur lequel était dessiné au charbon un homme avec un énorme pénis et cette inscription : « Monsieur de la p… pointue. » Je ne sais plus de quoi nous causions ; Sérioja me dit tout à coup : « Est-ce que tu fous tes sœurs ? (Il employa un équivalent russe de ce terme, tout aussi grossier ou même davantage.) — Je ne comprends pas ce que tu veux dire, lui répondis-je ; je ne connais pas cela. — Comment, tu ne sais pas ce que veut dire le mot foutre ? Mais tous les garçons savent cela. » Je lui demandai l’explication de ce mystère : « Foutre, me dit-il, c’est quand le garçon enfonce sa pissette dans la pissette de la fille. » Je pensai, à part moi, que la chose n’avait pas le sens commun et n’offrait aucun intérêt, mais, par politesse, je ne dis rien et me mis à parler d’autre chose. Je ne pensais plus à cette conversation qui avait été une déception pour ma curiosité, mais quelques jours après, voilà que Sérioja et Boria (Boris), l’aîné des trois frères, me dirent : « Victor, viens avec nous foutre Zoé. » Zoé était une jeune Grecque de douze ans, fille du jardinier du général. Ayant déjà appris la signification du mot foutre et m’intéressant d’autant moins à un acte qui me paraissait absurde, je déclinai d’abord l’invitation ; mais on insista : « Viens donc imbécile ! Tu verras comme c’est bon ! » Ayant eu toujours par tempérament peur de désobliger quelqu’un, toujours poli jusqu’à la pusillanimité, je suivis les deux garnements auxquels vinrent se joindre leur petit frère Kolia (Nicolas), la Zoé en question, un jeune Juif de huit ou neuf ans qui s’appelait, je m’en souviens, Micha (Michel), et un garçon russe d’une dizaine d’années, Vania (Ivan).

Nous pénétrâmes dans les profondeurs du jardin. Là, dans un bosquet retiré, les garçons sortirent leurs pénis du pantalon et se mirent à jouer avec. Je me souviens de l’aspect qu’avaient ces organes, et je comprends maintenant qu’ils étaient en érection. Zoé les maniait avec ses doigts, introduisait des brins d’herbe entre le prépuce et le gland et dans l’urètre. Elle voulut me le faire à moi aussi, mais cela me fit mal et je protestai. Puis elle se coucha sur l’herbe en retroussant son jupon, en écartant ses cuisses et montrant ses parties sexuelles. Elle écarta les grandes lèvres avec les doigts et je fus étonné de voir que la vulve était rouge à l’intérieur. Car, si j’avais déjà vu les parties génitales de mes sœurs, je n’avais jamais vu la vulve entrouverte. Cela me fit une impression désagréable. Alors les garçons se couchèrent, l’un après l’autre, sur le ventre de Zoé en appliquant leur pénis sur la vulve. Comme la chose continuait à ne pas m’intéresser, je n’ai pas essayé de me rendre compte s’il y avait eu une immissio penis ou si le contact était superficiel. Je voyais seulement les garçons et la fillette s’agiter beaucoup, l’une dessous, les autres dessus, et chaque garçon continuer, à mon grand étonnement, cet exercice pendant assez longtemps. Le petit Kolia fit comme les autres. Vint mon tour. Toujours par politesse pour la compagnie, je mis mon pénis sur la vulve de la petite Grecque, mais celle-ci ne fut pas contente de moi, me traita d’imbécile et de vieux rossinante (kliatcha), dit que je ne savais pas faire, que ma pissette était comme un chiffon. Elle essaya de m’apprendre à mieux faire, mais n’y réussit pas et répéta que j’étais un imbécile. J’étais très blessé dans ma dignité, surtout de la qualification de « vieille rosse », d’autant plus que j’avais conscience de faire une chose si absurde et si insipide par pure courtoisie pour la compagnie et sans m’y intéresser le moins du monde. Du reste, je n’avais pas le moindre soupçon que tout cela pût être considéré comme honteux ou immoral. Aussi, de retour à la maison, je racontai à ma mère devant tous et le plus tranquillement, le plus ingénument du monde (ce n’était nullement une délation, puisque je ne savais pas que « foutre » une fillette fût répréhensible) à quoi nous nous étions amusés. Épouvante générale, terrible scandale. Mon père va voir le général pour l’avertir du danger moral auquel ses enfants ont été exposés, sans doute par la fréquentation de quelques petits mauvais sujets, comme cette Zoé, ce Micha, ce Vania, tous enfants de familles grossières ; mais le général devient furieux à l’idée qu’on ait pu supposer ses enfants (pensez donc, les enfants d’un général !) capables de faire des choses sales, il affirme que j’en ai menti, il dit des injures à mon père qui lui répond avec virulence ; la brouille entre les deux familles voisines est complète. Tel fut mon premier contact avec les choses sexuelles, contact qui, du reste, ne me salit nullement, car je n’ai rien compris à ce que j’avais vu et n’ai pas ressenti l’ombre d’une émotion génésique. C’est comme si j’avais vu les enfants se frotter les uns aux autres le nez.

Je me souviens que, quelque temps après cet incident, et de retour à Kiev, ma tante, venant d’arriver de la campagne, causait avec ma mère sans savoir que je les entendais. Elle disait avoir découvert qu’Olga qui, à la campagne, dormait sur la terrasse à cause des chaleurs estivales, avait été continuellement visitée la nuit par un garçon de douze ans, le fils du cocher, qui s’introduisait dans son lit « pour lui faire des saletés ». Après le scandale du Caucase, je compris de quelles « saletés » il s’agissait. Et ma mère de dire à ma tante : « Ah je comprends maintenant pourquoi Olga est arrivée ici si jaune et avec des bleus sous les yeux. » J’en conclus que faire des « saletés » était nuisible à la santé.

À cette époque, et jusqu’à l’âge de onze ans, j’étais excessivement pudique. Cette pudicité n’avait aucune base sexuelle et était, je pense, purement imitative, mais je croyais que c’était chose effroyable que de se montrer à une personne du sexe féminin non seulement nu, mais même en chemise et en caleçon. À partir de sept ans, j’eus une chambre pour moi tout seul et je me souviens de la terreur que j’ai éprouvée quand notre femme de chambre faillit me surprendre pendant que je changeais de chemise. Depuis ce moment, je m’assurai toujours avec soin si ma porte était bien fermée, avant d’uriner, de me déshabiller, etc. Ce qui me fait croire qu’il n’y avait rien de sexuel en cela, c’est que je connais des cas d’enfants de quatre et même trois ans éprouvant les mêmes terreurs pudiques : c’est un phénomène d’imitation et de suggestion : les enfants voient les grandes personnes se cacher pour se déshabiller, pour faire leurs besoins, etc., entendent les cris des dames sur le point d’être surprises en déshabillé et en concluent qu’être vu peu ou point vêtu est chose terrible. Les impressions de cet âge sont si profondes, si tenaces ! Mon père, pour m’inspirer le courage physique, parlait devant moi avec mépris des garçons faibles, poltrons, qui sont comme des « femmelettes » : cela fit sur moi une si profonde impression que jusqu’à l’âge d’homme je considérai la faiblesse physique comme la chose la plus honteuse, pire que les plus grands vices, et je m’épouvantai à la pensée que j’étais peut-être une de ces « femmelettes » dont me parlait mon père, alors que j’étais, au contraire, très robuste pour mon âge et physiquement courageux quoique poltron moralement (ainsi je n’hésitais pas à me battre avec un garçon plus grand que moi, mais je n’osais pas élever la voix pour réclamer mes droits les plus clairs).

Pour revenir à la pudicité, j’ai eu à cette époque des rêves qui se sont perpétués à travers toute mon existence et se continuent encore aujourd’hui je rêvais que je me trouvais dans la rue ou dans un salon, sans vêtements, sans pantalon ou seulement déchaussé ou sans veste (ou avec un seul pied déchaussé) : je tâchais de cacher ce scandale et j’éprouvais d’indicibles souffrances. Comme je viens de le dire, ces rêves, je les ai encore maintenant et ils me font souffrir autant qu’à l’âge de huit ou neuf ans Et pourtant, à partir de douze ans, je n’éprouvais plus dans la vie réelle aucune espèce de sentiment de pudicité et, si j’évitais de me faire voir nu, c’était par respect pour les règlements publics et nullement par sentiment intime. Nouvelle preuve de la profondeur des traces subconscientes des impressions infantiles. Un autre rêve horrible dont rien n’a pu m’affranchir, c’est la vision d’être sur un banc de collège (gymnase), sans savoir la leçon et dans l’attente d’être interrogé par le professeur. J’ai ce torturant cauchemar, encore maintenant, au moins une fois par semaine. Quant au rêve d’être incomplètement vêtu au milieu des gens, je l’ai tous les quinze ou vingt jours et il est vraiment pénible. Des conversations m’ont appris que beaucoup de personnes (surtout les femmes) ont des rêves angoissants où elles se trouvent dévêtues ou incomplètement vêtues au milieu des gens. Quand j’étais enfant je rêvais souvent aussi que je tombais dans des profondeurs ou que j’étais poursuivi par des bêtes sauvages et des chiens, mais arrivé à l’âge adulte, j’ai cessé d’avoir ces rêves-là.

Je me souviens que lorsque j’avais sept ou huit ans (c’était après l’histoire avec les fils du général), je me promenais, une fois, dans la rue avec mes sœurs et notre gouvernante française et qu’un petit garçon du peuple (un petit moujik) que je ne connaissais pas, me dit en me montrant du doigt une de mes sœurs : « Est-ce que tu la fous ? »

À cette époque nous avions une institutrice française, très brave fille que nous aimions beaucoup. Elle me faisait lire des livres français, ce que je faisais avec passion, surtout quand c’étaient des livres de voyages ou d’aventures de guerre. Je ne redoutais Mlle Pauline que lorsqu’elle m’enseignait le piano : j’abhorrais l’exercice qui consiste à taper sur le clavier. Nous aimions bien aussi notre femme de chambre et je ne sais pas ce que je préférais écouter : les chansons provençales que chantait Mlle Pauline en s’accompagnant du piano ou les contes de fées que nous racontait la femme de chambre Pélagie. J’avais la ferme intention de devenir plus tard un explorateur du centre de l’Afrique, mais je voulais y voyager avec ma femme, comme Bekker dont je lisais les voyages. Je me demandais seulement qui je devais épouser, Mlle Pauline ou Pélagie. Je comprenais que, pour un voyageur, il était plus pratique d’avoir une femme comme Pélagie, fille du peuple, forte et sachant cuisiner. Mais j’avais plus d’affection pour Mlle Pauline et puis, elle était plus instruite et sa conversation était plus intéressante. Il valait donc mieux l’emmener avec moi, d’autant plus qu’au désert il n’y avait pas de piano pour me tourmenter avec les gammes. Mais une fois j’ai entendu dire à quelqu’un que Rubinstein voyageait avec un petit piano portatif muet pour ne pas laisser « se rouiller » ses doigts en voyage. Alors j’ai eu peur que Mlle Pauline n’emportât avec elle en voyage un piano portatif pour m’obliger à faire dessus les odieux exercices. À cette idée tout mon courage d’explorateur africain m’abandonnait. Cela fit pencher la balance en faveur de Pélagie à qui j’ai déclaré solennellement mon intention de la prendre pour femme quand je deviendrai grand pour être accompagné par elle dans mes explorations en Afrique, à quoi elle consentit de bon cœur.

À cette époque de ma vie, j’étais plein d’affection pour toutes les personnes qui m’entouraient. J’aimais Mlle Pauline et les domestiques (surtout Pélagie) autant que mes parents, mais j’adorais surtout les soldats. En effet, tout près de notre maison il y avait un corps de garde où j’avais de nombreux amis parmi les soldats. Par principe, mes parents laissaient aux enfants une pleine liberté de mouvements (de même que par principe également, ils ne nous punissaient jamais. Si je consentais à des corvées désagréables telles que, par exemple, l’étude du piano, c’était par politesse et faiblesse de volonté et non par contrainte extérieure) : l’institutrice devait se soumettre à ce système tout en le trouvant étrange. Nous sortions quand nous le voulions, faisions des connaissances pour notre propre compte. Moi, j’ai noué des relations d’amitié avec plusieurs soldats qui, à mes yeux, étaient entourés d’une auréole de majesté quasi divine, surtout les cavaliers : hussards, dragons. J’éprouvais une volupté céleste à toucher leurs boutons de métal, leurs galons, leurs casques, mais surtout leurs armes. Comme tous les enfants, j’étais fou des armes (sabres, fusils, pistolets) et je restais des heures entières dans la caserne à passer ma main sur ces objets qui me fascinaient. Combien aurais-je été heureux si mes parents, au lieu de m’acheter des chemins de fer et autres joujoux qui m’intéressaient peu, m’avaient acheté des sabres et des fusils ! Mais ils ne le faisaient jamais, probablement par principe, et moi j’étais trop timide pour exprimer mes désirs. Mes parents, internationalistes et antimilitaristes, ne savaient pas quel petit admirateur des « traîneurs de sabre » et quel chauvin était leur fils ! En effet, les soldats m’ont initié au patriotisme russe en m’assurant que l’armée russe n’avait jamais été battue et ne pouvait être vaincue par aucune force humaine, parce qu’un seul soldat russe est plus fort que cinquante soldats allemands, français, anglais ou turcs. J’ai même demandé à mon père si tout cela était vrai. Il me dit que non ; mais je ne l’ai pas cru. Les affirmations de mon ami le hussard me persuadaient davantage, comme émanant d’un homme compétent, d’un spécialiste, alors que mon père était un simple pékin. Il est si agréable d’appartenir à une nation dont les soldats n’ont jamais pu être battus ! Mon père me disait que Sébastopol avait été pris par les Français, mais mes amis les soldats assuraient que, tout au contraire, ce sont les soldats français et anglais qui avaient été battus et exterminés sous Sébastopol et cela me paraissait bien plus vraisemblable. Pendant la guerre russo-turque de 1877-1878, mes parents (ce que j’ignorais, du reste, alors) désiraient, par haine du gouvernement, la défaite de la Russie. Moi, je lisais passionnément les journaux et m’exaltais au récit des victoires de mes compatriotes (les revers n’étaient jamais avoués par la presse russe) ; je rageais d’être enfant et de ne pouvoir m’enrôler dans les troupes pour combattre à côté de mes amis les hussards. Les généraux Gourko et Skobéleff étaient mes héros préférés.

Vers la même époque (entre huit et neuf ans), je faillis devenir croyant. Mes deux sœurs et moi, nous avions été élevés en dehors de toute religion, ce qui est le cas de presque tous les enfants d’« intellectuels » en Russie. On ne sait pas assez en Europe que les classes instruites en Russie sont totalement irréligieuses et athées. On juge la Russie d’après des esprits exceptionnels, tels que Tolstoï ou Dostoïevski. Leur mysticisme, leur christianisme est complètement étranger à la société éclairée en Russie. Et les femmes, chez nous, sont aussi peu croyantes que les hommes. Nous autres Russes, nous ne pouvons même comprendre comment les gens instruits, dans l’Europe occidentale et surtout en Angleterre, s’intéressent tellement aux questions religieuses ; nous nous étonnons que des Anglais intelligents, et quelquefois savants, aillent dans un temple pour écouter les banalités morales et les plats lieux communs d’un prédicateur ; l’habitude anglaise de lire sans cesse la Bible, de la citer en toute occasion, nous paraît une manie étrange, car nous trouvons qu’il y a des milliers de livres plus instructifs, plus agréables, plus intéressants à tous les points de vue que la Bible. De même, lorsque nous apprenons que, dans les pays de l’Europe occidentale, des savants et des philosophes, des penseurs sérieux discutent pour savoir si le sentiment religieux est éternel et si l’humanité pourra jamais s’en passer, nous ne pouvons pas cacher notre surprise, puisque nous vivons dans un milieu où tout sentiment religieux a disparu sans laisser de trace. Comment pouvons-nous admettre la nécessité et la pérennité de la religion, si chez nous toute la société instruite, la fleur et l’élite de la nation, un million d’individus ou davantage, vit sans éprouver le moindre besoin des croyances religieuses ? À ce point de vue, le Russe typique ce n’est pas l’excentrique Tolstoï, mais bien Kropotkine qui, pendant sa longue existence, a médité sur une foule de choses, mais jamais sur Dieu, ni sur l’âme. La question religieuse ne se pose pas à lui, pas plus que la question de l’astrologie, de la chiromancie, etc. Dans ma famille, comme dans toutes les familles avec lesquelles nous étions en relation, on ne parlait jamais aux enfants de Dieu, de la vie future, de Jésus-Christ.

Cela affligeait la brave Pélagie qui voulut convertir les petits païens et nous enseigna la religion, ce qui fut possible sans que nos parents en sussent rien, car, s’ils nous aimaient, ils s’occupaient de nous assez peu, comme je l’ai déjà dit. Pélagie non seulement m’expliqua les principaux dogmes chrétiens, mais m’apprit même des prières que je récitais avec componction. Enfin elle se décida à me mener, ainsi que l’aînée de mes deux sœurs, à l’église pour nous faire communier. Dans l’Église grecque (à laquelle j’appartenais par ma naissance, car, en Russie, le baptême est obligatoire pour tous les enfants russes, c’est-à-dire nés de parents grecs-orthodoxes ; l’État ne considère pas comme des Russes les catholiques, les juifs, les mahométans, les protestants ce sont seulement « des sujets allogènes (inorodtsy) de l’Empire », mais non des Russes. Je connais un étudiant juif, sujet russe, qui a été très étonné quand, dans un document officiel français, on lui attribua la nationalité russe ; il crut à une erreur, et s’écria : Mais non, je suis de nationalité juive, ne comprenant pas la réponse du fonctionnaire français : « En France, nous connaissons la religion juive, mais nous ne connaissons pas de nationalité juive. ») Il n’y a pas d’âge déterminé pour la première communion, on peut faire communier l’enfant dès qu’il est baptisé et, dans le peuple, cela se fait quelquefois. Mais avant de me mener à la communion, Pélagie m’expliqua que le prêtre me confesserait. Je me préparais donc à la confession en tremblant et en parvenant à me découvrir des péchés qui étaient bien minuscules, je suppose. Mais j’avais infiniment d’amour-propre, comme tous les timides, et l’idée de révéler mes petites fautes à un étranger m’effrayait beaucoup. Pélagie m’avait appris que j’étais accompagné d’un ange gardien qui me protégeait contre le diable. Je me souviens que, couché dans mon petit lit de fer, les lumières éteintes, je ne pouvais m’endormir, pensant à ce que j’allais dire au prêtre. Tantôt je me décidais à lui cacher mes péchés (tels que celui d’avoir, avec une intention blessante, montré ma langue à ma sœur ou de m’être montré paresseux dans l’étude des gammes et de la grammaire française que m’imposait Mlle Pauline) — mais je me disais alors que cette décision impie m’était suggérée par le diable —, tantôt je me résolvais à tout dire et je sentais que j’obéissais alors à l’ange gardien. Finalement, l’ange gardien l’emporta, je me décidai à tout révéler au confesseur, quoi qu’il en coûtât à mon amour-propre ; j’éprouvai un sentiment de sainte joie et de béatitude et m’endormis là-dessus. Le lendemain le cœur me battait fort quand Pélagie nous mena à l’église, mais ma sainte décision était inébranlable. Quel ne fut pas mon étonnement quand, à confesse, le prêtre ne m’interrogea sur aucun de mes péchés, mais me demanda seulement si je savais les prières et le Symbole de Nicée, que Pélagie m’avait appris, et que je récitai tant bien que mal, n’y comprenant du reste à peu près rien (car en Russie la langue liturgique est le vieux slavon qui est au russe actuel ce que l’anglais de Beowulf ou de Caedmon’s Paraphrase est à l’anglais d’aujourd’hui. C’est pourquoi les prières que récite le peuple russe sont, pour lui, absolument inintelligibles). Puis j’ai communié sans éprouver aucune espèce d’émotion et me demandant seulement pourquoi le pain (les grecs-orthodoxes communient avec des morceaux de pain et non avec des hosties) et le vin que j’avalais n’avaient nullement le goût de la chair et du sang. À propos de la confession, je remarque en passant que les prêtres grecs-orthodoxes la comprennent bien autrement que les prêtres catholiques. En effet, quand plus tard, élève du gymnase, j’étais obligé, par les règlements scolaires, de me confesser et de communier tous les ans, le prêtre ne m’a jamais posé de question sur les péchés sexuels, même quand j’eus dix-sept ans ; il me demandait seulement si j’étais respectueux avec mes professeurs, si je ne me battais pas avec mes camarades et si j’apprenais consciencieusement mes leçons ! Je connais, du reste, le cas d’une dame catholique convertie à la religion grecque, qui s’indignait —toute déçue et désappointée — de la manière sommaire et « superficielle » dont confessaient les prêtres de sa nouvelle religion ! « Il ne m’a presque pas interrogée ! », disait-elle.

Ma ferveur religieuse ne dura pas longtemps. Pélagie nous quitta quelque temps après ma communion clandestine (que mes parents ignorèrent). Mon intelligence fit, à cette époque de ma vie (entre huit et dix ans), des progrès rapides. Je compris que mes parents étaient athées, ce qui me fit subitement cesser de croire, d’autant plus que l’autorité intellectuelle de l’excellente Pélagie, absente, ne s’exerçait plus sur moi, tandis que mes sentiments patriotiques et militaristes étaient entretenus par la conversation de mes chers amis les soldats, incarnation de la force physique pour laquelle mon père lui-même, sans prévoir les conséquences de ses discours, m’avait inspiré une profonde vénération. La période mystique fut donc bien brève dans ma vie.

À l’âge de neuf ans, je perdis mes deux sœurettes. Elles furent emportées par le croup dont je fus atteint en même temps qu’elles, mais dont je guéris. On me cacha leur mort pendant plusieurs mois, en inventant des histoires. Mais je commençais déjà d’avoir un esprit plus critique et soupçonnais quelque malheur. Quand je sus enfin la vérité, elle me fit de la peine mais, chose étrange, ne me fit point pleurer, alors que je pleurais toujours en voyant mourir un chien, un chat, un oiseau ou une souris. Peut-être cela tenait-il à ce que je n’éprouvais pas de choc moral, ayant soupçonné déjà la vérité qu’on me cachait.

Quelque temps après, Mlle Pauline nous quitta aussi, ce qui fut pour moi un gros chagrin, de même que le départ de Pélagie antérieurement. Ma mère me donna des leçons pour me préparer au gymnase (collège ou lycée). Le cours du gymnase russe se compose de huit classes, sans compter une ou deux ou même trois classes préparatoires (de mon temps il n’y avait qu’une seule classe préparatoire). On entre dans la première classe à dix ou onze ans et on termine les études secondaires (si on ne se trouve pas obligé de redoubler certaines classes, par suite des mauvaises notes aux examens de passage) à dix-huit ou dix-neuf ans. La réussite au dernier examen du gymnase (examen de maturité) ouvre les portes des universités et de certaines écoles supérieures, comme le baccalauréat français. Je ne fis pas la classe préparatoire — mais je suis entré, après examen, dans la première classe du gymnase quand j’avais un peu moins de dix ans.

Ma mère fut étonnée de mes aptitudes : elle ne les soupçonnait pas. J’avais une mémoire extraordinaire, beaucoup de goût et de facilité pour le calcul et un immense amour pour la lecture. De plus, mes exercices de narration étaient remarquables pour mon âge. Bientôt j’eus une réputation de petit prodige. Je connaissais ma réputation, cela n’augmenta pas mon assurance ; ma confiance en moi-même ne diminua en rien ma timidité, mais développa mon amour-propre qui était déjà excessif. Mes parents étaient fiers de voir que je lisais des livres sérieux, français et russes, que d’autres enfants de mon âge ne pouvaient même pas comprendre : j’en étais fier également.

Entre huit ans et demi et dix ans, j’ai passé deux étés à la campagne, dans la propriété d’un de mes oncles. Il avait plusieurs fils qui ne causaient pas avec moi, sauf un seul, le plus jeune, un garçon de seize ou dix-sept ans, élève de la sixième classe du gymnase. Ce jouvenceau était, je crois, sous le coup d’un véritable étourdissement érotique. Il ne pensait qu’aux femmes et ne parlait que des choses obscènes. Seulement, me supposant bien mieux renseigné et plus expérimenté que je ne l’étais, il ne s’expliquait pas en détail et me parlait de telle sorte que je ne comprenais pas ce qu’il disait. Il me racontait des anecdotes scandaleuses et pornographiques dont la signification m’échappait absolument et que je n’ai comprises que bien plus tard. Il poursuivait, en ma présence, les jeunes filles (femmes de chambre, ouvrières), leur prenait la taille, les embrassait, mais cela ne m’excitait nullement, ni ne m’intéressait. Il me disait, en me montrant,« J’ai couché avec elle » ; mais je ne connaissais pas la signification équivoque du mot « coucher » et ne comprenais pas quel plaisir ou intérêt il pouvait y avoir à dormir avec une femme. Quelquefois, il quittait notre chambre la nuit, en disant : « Je vais coucher avec des filles », et m’invitait à l’accompagner ; je refusais en m’étonnant de ces idées bizarres et en me demandant s’il n’était pas fou. Une fois, nous nous disposions à nous baigner dans la rivière et étions assis nus au bord de l’eau. Mon cousin me montra son scrotum en disant : « Vois comme c’est gros ; ce n’est pas étonnant, puisque c’est de là que sortent les enfants. » Cette phrase m’étonna : « Comment, pensai-je, il ne sait donc pas, à son âge, que les femmes ne sont pas faites comme les hommes et n’ont pas de testicules ! » Mais je ne crus pas nécessaire de dissiper cette ignorance. J’étais peut-être content d’en savoir plus long qu’un garçon de dix-sept ans. Je savais alors que les enfants sortaient du ventre de la femme ; seulement, je croyais que c’était par une déchirure qui, au moment de l’accouchement, se formait à l’endroit où se trouve le nombril. C’est ainsi que j’avais compris l’expression rencontrée dans les livres : « L’enfant, en naissant, déchire les entrailles de sa mère. » Mais, naturellement, je n’avais aucun soupçon de la participation de l’homme dans la création de l’enfant.

Lorsque nous prenions des bains dans la rivière — quelquefois en compagnie des frères aînés de mon cousin —, les jeunes filles du village, de douze à dix-sept ou dix-huit ans, venaient nous regarder. Contrairement à l’opinion courante, j’ai remarqué que les jeunes filles sont bien moins pudiques dans les villages que dans les villes. Du moins, en Russie, il en est ainsi. Il faut savoir que les individus de tout âge et des deux sexes ont l’habitude en Russie (surtout dans les campagnes) de se baigner absolument nus dans les rivières et dans la mer. Les hommes et les femmes forment des groupes séparés qui ne se baignent pas ensemble, mais assez près pour pouvoir s’examiner les uns les autres d’une façon assez détaillée. Il en était ainsi dans le village où je passais l’été. Mais, en dehors de cela, pendant que nous nous baignions, nous autres garçons, des gamines, des adolescentes et des grandes filles venaient, comme je viens de le dire, nous regarder, restant elles-mêmes habillées. Elles s’asseyaient tranquillement sur l’herbe à huit ou dix mètres de l’endroit où étaient jetés nos vêtements et elles attendaient que nous sortions de l’eau. Cela ne gênait nullement mes compagnons, leur faisait plaisir au contraire, leur fournissant l’occasion d’échanger avec les filles quelques propos plus ou moins lestes, mais c’était — par suite de la pudicité dont j’étais alors atteint, comme je l’ai dit plus haut — un vrai supplice pour moi. Je sortais de l’eau avec des ruses d’apache, me cachant derrière les buissons qui croissaient au bord de la rivière et profitant du moment où les filles ne faisaient pas attention à moi, ce qui n’était pas très difficile, car ce n’est pas sur moi, mais sur les grands garçons qu’étaient fixés leurs regards. La plupart du temps il me suffisait d’attendre, caché jusqu’au menton dans l’eau bourbeuse du fleuve, que les grands garçons fussent habillés : alors les filles s’en allaient et, moi, je pouvais sortir de l’eau et m’habiller tranquillement. Mais une fois, quand mon cousin était déjà habillé, deux maudites fillettes, l’une d’une quinzaine, l’autre d’une douzaine d’années, s’obstinèrent à garder leurs positions, attendant mon apparition in naturalibus. Voyant qu’elles ne voulaient pas décamper, je n’osais pas sortir et, plongé dans l’eau jusqu’au cou, me désespérais, versant des larmes amères, lesquelles se mêlaient avec l’eau qui ruisselait de mes cheveux sur mes joues. Mon cousin comprit enfin ce qui se passait et eut une idée infernale. Il se redéshabilla, entra dans la rivière, me saisit traîtreusement par-derrière et me souleva hors de l’eau à bras tendus, en écartant mes cuisses et en montrant mes organes sexuels aux fillettes ravies qui riaient aux éclats. J’ai éprouvé en cette circonstance une commotion psychique violente et douloureuse et, pendant longtemps, je ne pouvais me rappeler cette scène sans éprouver une souffrance réelle. Et pourtant on se tromperait si on voyait quelque relation entre ma pudeur hystérique et la vie sexuelle.

Dans l’impudeur je ne voyais qu’un manquement aux convenances sociales, une insulte à la bonne éducation. Je savais que se montrer nu aux femmes était chose choquante, vilaine, grossière, mais absolument comme ne pas quitter son chapeau en entrant dans une maison étrangère. Ce qui prouve l’exactitude de cette explication, c’est que dans mes rêves torturants je me voyais plus souvent tout simplement sans bottines dans un salon que déshabillé et pourtant le premier cauchemar me faisait souffrir autant que le second. Je me serais fait plutôt tuer que de consentir à me promener dans la rue sans chapeau, ce que mes petits camarades faisaient sans la moindre gêne. Et celui qui, par la contrainte, m’aurait obligé à traverser la ville sans chapeau m’aurait fait subir un supplice aussi terrible que celui qui m’aurait promené tout nu. J’étais (et le suis encore) affligé d’un immense amour-propre et ma pudeur en était une conséquence. Se montrer nu, comme se trouver sans chaussures ou sans chapeau, c’était se présenter dans une situation ridicule : ce n’était que cela. Dire un gros mot, c’était se montrer mal élevé. Cet état de mon âme enfantine était peut-être dû à l’influence de mon père qui était un gentleman accompli, poussant la correction extérieure jusqu’au cant, très minutieux dans tout ce qui concernait les devoirs mondains : cet attachement aux conventions, aux règles traditionnelles de l’étiquette dans la vie extérieure était même contradictoire avec ses idées sociales et politiques ultra-radicales et ultra-démocratiques. La peur du ridicule (au point de vue mondain) m’a accompagné pendant toute mon existence. Chose singulière : quand aujourd’hui je me ressouviens de quelque maladresse mondaine, quelque balourdise que j’ai commise étant enfant (un coup de chapeau non rendu à temps, un salut ridicule, une question intempestive, une réponse maladroite, une inconvenance par distraction, etc.), j’en souffre comme si la chose s’était passée hier et souvent, en pensant à ces choses-là, je ne puis retenir un cri ou un gémissement. Je l’avoue à ma honte : des souvenirs de ce genre me causent des sensations plus cuisantes que les remords des plus mauvaises actions. Chez moi, les plaies de cette espèce ne se cicatrisent jamais : elles restent éternellement fraîches, le temps ne peut rien sur elles. Eh bien, dans ma pudeur d’enfant il n’y avait que des éléments de ce genre : la peur (suggérée par l’exemple et les paroles des grandes personnes) de l’inconvenance et du ridicule.

Les baignades des garçons et des filles du village avaient ordinairement lieu à la même heure de la journée. Il m’est arrivé plusieurs fois de voir deux groupes de garçons et de jeunes filles, de quatorze à dix-huit ans, se baigner dans la rivière à la distance d’une vingtaine de mètres l’un de l’autre. Ils étaient absolument nus, dans l’eau jusqu’aux genoux seulement, se faisant face, se plaisantant grossièrement et se bombardant avec des boulettes de limon extraites du lit du fleuve ils dirigeaient leurs projectiles de manière à atteindre les parties génitales de l’autre sexe, ce qui provoquait des tempêtes de rires. Quand je prenais un bain chaud le soir dans la maison, j’avais soin que les volets fussent fermés sans laisser aucun interstice, car je savais que les jeunes servantes (et elles étaient nombreuses chez mon oncle) observaient, par les fenêtres, mes cousins pendant qu’ils se baignaient. J’ai même surpris une fois une conversation de deux d’entre elles qui ne laissa pas de m’étonner : « L’as-tu donc bien vu, quand il se baignait hier, le panitch ? » (en petit-russien : le jeune maître). — Si je l’ai vu ! Je voyais ce qu’il a entre les jambes comme je te vois ! J’en pissais même de plaisir ! » (ya aj stsala vid vissilia !)

Comme une assez grande distance me séparait toujours des jeunes filles que je voyais se baigner dans la rivière, je ne pouvais bien voir les détails de leur nudité : je voyais sur leurs bas-ventres des triangles noirs, mais je ne savais pas que ces triangles étaient formés de poils. Par suite, je me demandais si c’était de la peinture ou la couleur naturelle de leur peau à cet endroit ou bien si elles mettaient sur leur vulve (pour la cacher et par pudeur ?) des pièces de papier gommé ou d’étoffe. Je savais pourtant que les hommes avaient du poil sur le pubis, mais, comme cela m’arriva souvent, je ne rapprochais pas les deux renseignements l’un de l’autre.

Comme on voit, la sensualité et la grossièreté m’entouraient à la campagne et pourtant je restais complètement innocent. Cela s’explique par cette circonstance que je vivais alors surtout dans un monde intérieur de rêveries et d’images fictives. Je me figurais tantôt dans le rôle de Godefroi de Bouillon, tantôt dans celui de Fernando Cortez ou de Livingstone. La tête remplie des Croisades et des romans de Walter Scott, j’observais peu le monde actuel, qui m’intéressait médiocrement. Il est vrai que, lorsque je ne lisais pas, je m’adonnais aux exercices physiques : équitation, natation, canotage à rame et à voile ; je sautais les fossés, escaladais les murs, grimpais sur les arbres les plus hauts et même chassais, non sans succès, avec les gros fusils de mon oncle, étant assez robuste pour les manier. Mais pendant tous ces exercices je jouais à quelque personnage imaginaire. Je me figurais être Mungo Park ou Barth ou Speke ou Grant ou René Caillié ou Gordon Cumming (rarement, car je ne l’aimais pas, le trouvant trop impitoyable pour les bêtes nobles telles que l’éléphant) ou Jules Gérard, le tueur de lions ! Tantôt je pensais aux personnages historiques, tantôt aux héros des romans de Mayne Reid, de Jules Verne, de Fenimore Cooper, de Gabriel Ferry, tantôt aux différents voyageurs dont je lisais les explorations dans le Tour du Monde, illustré français auquel nous étions abonnés. Quand je tuais un corbeau ou une caille, c’était pour moi un condor ou un oiseau de paradis ; quand j’entrais dans mon canot, je m’embarquais pour la découverte de l’Amérique ou pour la conquête de Jérusalem ; escalader un mur, c’était traverser les Cordillières, etc. D’autre part, n’ayant pas autour de moi de compagnons de mon âge, je causais très peu et, comme dit le poète français : « Je marchais tout vivant dans mon rêve. » Quand je ne comprenais pas ce qu’on disait en ma présence, je ne demandais jamais d’éclaircissements, soit par timidité, soit par orgueil, et je feignais de comprendre. Voilà pourquoi le mystère sexuel ne se dévoila pas devant moi à cette époque.

Des petites filles des familles nobles voisines venaient souvent dans la maison de mon oncle. Mais je ne daignais pas jouer, ni converser avec elles ; d’abord, je me croyais trop savant, trop grand personnage, ensuite je méprisais profondément les femmelettes incapables de prendre part à mes sports. Les dames m’embrassaient volontiers à cela rien d’étonnant, j’étais joli comme un amour, rose et joufflu avec des cheveux blonds naturellement bouclés et de grands yeux bleus. Mais je détestais ces caresses qui, du reste, ne faisaient sur moi aucune impression sexuelle. Jusqu’à l’âge de onze ans et demi je n’ai jamais eu aucune émotion génésique, jamais la moindre érection. Mes sentiments affectifs n’avaient aucune nuance sexuelle non plus. J’aimais les personnes qui m’entouraient, hommes et femmes, mais ne m’énamourais de personne et n’avais pas d’attachements exclusifs.

Je quittai la campagne pour passer l’examen d’entrée au gymnase. L’examen fut pour moi un triomphe, j’eus la note maximum pour tout et les professeurs me complimentèrent. En entrant dans la première classe du gymnase, je n’avais pas tout à fait dix ans. Mes études pendant les deux premières années furent brillantes. Je n’avais jamais d’autre note que cinq (le maximum dans les gymnases russes) et étais toujours inscrit au tableau d’honneur ou tableau d’or, comme on dit en Russie : c’est une planche rouge dans un cadre doré, sur laquelle sont inscrits les noms des meilleurs élèves il n’y en a guère plus d’un par classe et quelquefois aucun élève d’une classe n’est jugé digne de cette distinction. L’élève qui termine ses études après avoir été au tableau d’or pendant la dernière ou les dernières années reçoit une médaille d’or. J’étais naturellement élève externe, mais mes parents ne m’aidaient jamais dans la préparation de mes leçons et dans mes exercices scolaires. Ils étaient heureux d’entendre dire au directeur du gymnase que j’étais un sujet d’orgueil pour l’établissement, surtout à cause de mes compositions que les professeurs lisaient aux élèves des classes supérieures pour l’édification de ces derniers et pour leur faire honte de leur infériorité. Ma traduction en prose latine d’une poésie de Lermontoff intitulée Le Prophète (je ne connaissais pas alors, bien entendu, la métrique latine, étant en seconde classe seulement, et c’est à cause de cela que la traduction a été faite en prose) fut montrée au recteur de l’Université qui dit que peut-être, grâce à moi, la Russie pourrait s’enorgueillir un jour de posséder un Denys Lambin, un Bentley ou un Ruhnken (j’ai su cet éloge plus tard). Et le professeur d’arithmétique m’appelait en plaisantant : « Notre futur Lagrange ». Combien loin de se réaliser ont été, hélas ! ces prédictions !

J’étais aimé de mes camarades parce que, fidèle aux enseignements de mes parents, je ne les dénonçais jamais (vertu qui était très rare dans notre gymnase par ordre du gouvernement et pour former de futurs sujets fidèles du tsar, de futurs vrais Russes, les autorités scolaires tâchaient de développer parmi les élèves l’esprit de mouchardise et de délation par tout un système, bien organisé, de mesures), parce que je les soufflais artistement quand on les interrogeait, leur passais, les jours de composition en classe (extemporalia), mes brouillons, les solutions de problèmes, etc. Bref, j’étais dévoué à la collectivité et, quoique choyé par les professeurs, voyais en eux les oppresseurs de mes condisciples. Mais, n’étant jamais en révolte ouverte, j’avais les meilleures notes pour la conduite. Parmi mes camarades, j’avais quelques amis intimes. Je les faisais profiter des fruits de mes lectures en leur racontant ce que j’avais appris dans les livres. Je tâchais, d’autre part, de les intéresser aux lectures sérieuses : histoire, géographie, astronomie, livres de Brehm sur les animaux, de Tyndall sur les phénomènes géologiques et physiques (ma mère, précisément, avait publié une adaptation populaire des ouvrages de Tyndall). J’ai fait entièrement partager mes goûts à un de mes amis et nous étions bien vains de notre science. Je me souviens que nous avons eu une fois l’idée de nous promener dans un jardin public en causant à haute voix, pour être entendus par les grandes personnes et en émaillant notre conversation de toutes sortes de mots savants et difficiles, dont nous ignorions la signification, tels que : transcendantal, subjectif, objectif, synthétique, atomicité, paramètre, évolutionnisme, précession des équinoxes, thermodynamique, etc., mots que nous avions retenus, en petits perroquets que nous étions, au hasard de nos multiples et confuses lectures. Quel dommage que cette remarquable conversation au jardin public n’ait pas pu être sténographiée !

Jamais il ne m’est arrivé alors de parler avec mes camarades de choses sexuelles. Mon ami le plus intime (le petit amateur des mots savants) était aussi innocent que moi. Voyant les chiens s’accoupler dans la rue, nous ne comprenions rien à ce phénomène ; voyant qu’ils ne pouvaient pas se décoller et ne sachant pas du tout qu’ils étaient « collés » par les organes sexuels, nous croyions que c’était une espèce de maladie et tâchions de séparer les pauvres bêtes à coups de pied. Un jour, j’ai demandé à mon père l’explication de cette « maladie » et lui racontai mes efforts pour séparer les animaux. Il ne me donna aucune explication, mais me dit de laisser les chiens tranquilles, ce que je fis.

Étant en première classe du gymnase et ayant un peu plus de dix ans, j’ai failli faire un pas décisif dans la voie de la geschlechtliche Aufklarung, comme disent les Allemands. Nous avions à cette époque une servante qui s’appelait Macha (diminutif de Marie). C’était une florissante campagnarde de dix-huit ou vingt ans, bien différente de la citadine Pélagie. Tandis que cette dernière ne donnait aux enfants que des leçons de bonté et de religion, Macha entreprit mon « instruction sexuelle ». À cette époque, tous les soirs je me retirais dans ma chambre, où était ma table de travail, pour préparer mes leçons, ce qui était vite fait, et pour lire ensuite à mon aise. Mes parents ne venaient jamais me déranger. Mais Macha prit l’habitude d’y venir me tenir compagnie après le thé du soir. Au commencement, j’étais content de cette société. Désireux de répandre autour de moi les lumières de la science, j’essayais d’instruire la servante en lui expliquant les mystères de l’astronomie, en lui exposant ce que je savais en histoire et en géographie, en lui montrant des images, etc. Mais Macha avait peu d’inclination pour les connaissances encyclopédiques et leur préférait certaines notions d’anatomie et de physiologie. Ainsi, quand, en lui parlant des faits historiques, je mentionnais des mariages ou des amours, elle faisait des plaisanteries et des allusions que je ne comprenais pas. Quand je lui montrais des livres de voyages avec des gravures qui représentaient les sauvages in naturalibus, elle ne manquait jamais de mettre le doigt sur l’endroit où était représenté le pénis de quelque Botocudo ou de quelque Hottentot en riant bien fort et en ajoutant quelquefois : « C’est dommage que ce ne soit qu’une image. » De même, quand elle regardait la reproduction de quelque statue antique dont on voyait la virilité. En montrant le bas-ventre de quelque nudité mythologique féminine, elle me disait : « On n’a pas dessiné le plus joli. Voudriez-vous le voir dans la réalité ? » Ces inconvenances me choquaient et je tâchais de l’intéresser aux matières graves, mais elle m’interrompait en disant : « Comme vous êtes savant, comme vous êtes savant ! Si jeune et si savant ! Vous savez tout ce qu’il y a dans le ciel et sur la terre, vous avez lu tous les livres. Et pourtant il y a un point où je suis plus savante que vous ; il y a une chose que vous ne savez pas et que je sais. Vous ne savez pas ce que les messieurs et les dames font au lit la nuit. — La belle affaire ! disais-je. Ils dorment. — Ah ! mais pas du tout, ils font quelque chose de bien plus agréable. » M’attendant à quelque nouvelle inconvenance, j’essayais de donner une autre direction à la conversation, mais Macha s’obstinait : « Vous ne savez pas comment se font les enfants ! — Mais si, je le sais : ils sortent du ventre des femmes. — Oui, les femmes font les enfants comme ça. Mais les hommes, comment les font-ils ? Vous me prenez pour un imbécile, je sais bien que les hommes ne font pas d’enfants ! — Comme vous vous trompez ! Ce sont les hommes qui font les enfants aux femmes. — Quelle absurdité ! » Et, persuadé qu’elle se moquait de moi, de nouveau je parlais d’autre chose. Mais elle revenait à la charge : « Il faut que je vous dise ce que les messieurs et les dames font quand vous dormez. Je vous dirai quelle danse ils dansent au lit. Et votre papa et votre maman dansent cette danse ! » Je protestais : « Et d’abord, papa et maman ne couchent jamais ensemble ! » (En Russie, dans la bonne société, les chambres des époux sont toujours séparées les lits appelés dans le Midi de l’Europe matrimoniaux sont considérés en Russie comme une chose scandaleuse.) « Encore une erreur, reprend Macha, votre papa vient la nuit rejoindre votre maman. Écoutez donc, je vais vous dire quelle danse ils dansent. » Alors je me fâche, défends à Macha de parler et menace de m’en aller si elle continue. Ce n’est pas que je devine ce qu’elle va dire, pas le moins du monde ! Mais je sens qu’elle va dire quelque chose de contraire aux bienséances et de calomnieux en même temps. Cette conversation, dont je me souviens si bien, recommençait tous les soirs et chaque fois je la coupais en menaçant de m’en aller. Une fois, Macha me dit : « Pendant que vous dormirez, je viendrai auprès de vous et entourerai vos testicules (en Russie on désigne vulgairement ces organes par le mot ordinaire qui veut dire œufs, yaitsa) avec une ficelle que je serrerai très fortement en faisant un nœud avec elle ! Et alors qu’est-ce que vous ferez ? Vous ne pourrez rien faire ! » L’idée de ce danger mystérieux m’effraya et alors je dis à Macha que, pour prévenir cette attaque, je me plaindrais à mes parents. Ce fut son tour de s’effrayer, elle me pria de n’en rien faire et jura que ses paroles n’étaient qu’une plaisanterie. « Une plaisanterie bien bête », lui répondis-je. Enfin, un soir, elle fut plus hardie. Pendant que je lui montrais les gravures in-folio de l’Histoire des Croisades de Michaud, étant assis à gauche de la jeune fille, elle retroussa doucement sous la table ses jupons (en Russie, les femmes du peuple ne portent pas de pantalon) et saisissant brusquement de sa main gauche ma main droite, elle mit celle-ci sur sa vulve, tandis que de sa main droite elle ouvrit mon pantalon et saisit fortement mon membre viril. Ma main, avec laquelle elle essaya de frotter son mont de Vénus, sentit quelque chose de velu et d’humide, ce qui me dégoûta profondément. Indigné, je me levai en m’arrachant aux mains de Macha et lui déclarai que j’irais tout de suite voir mon père. Elle pâlit, se mit en travers de la porte et me supplia, en pleurant ou feignant de pleurer, de ne pas la perdre en la dénonçant. J’avais le caractère trop faible pour ne pas céder à ses supplications et je lui promis de ne jamais parler à personne de cet incident. Mais désormais j’avais peur de rester avec Macha en tête à tête. Par suite, je dis à ma mère qu’il m’était plus agréable de préparer mes leçons dans son cabinet de travail où elle passait souvent la soirée en écrivant ses brochures ou en faisant sa correspondance. Ma demande fut acceptée. Quand j’étais seul dans ce cabinet, Macha n’osait y entrer.

Je me souviens des réflexions que je fis après cette histoire, sur la sensation de velu que j’avais en touchant malgré moi le mont de Vénus de Macha. « Pourquoi a-t-elle du poil là ? Est-ce une maladie ? » (je connaissais des cas de cuir chevelu, je pensais aussi à la grande verrue couverte de longs poils qu’avait une de mes tantes). Chose curieuse je n’ai pas rapproché ma nouvelle expérience du souvenir des « triangles noirs » des jeunes filles que j’avais vues se baigner, ni de la connaissance que j’avais de la pilosité du pubis des hommes adultes. Cela montre bien que nous pouvons posséder des connaissances qui se complètent l’une l’autre et dont le rapprochement ferait immédiatement jaillir une vérité nouvelle sans avoir l’idée de faire précisément ce rapprochement des deux renseignements acquis dans des circonstances différentes. Si on avait suffisamment observé cette imperfection de l’intelligence humaine, on aurait peut-être traité avec moins de mépris le syllogisme et on aurait peut-être hésité un peu avant d’affirmer que cette opération mentale ne nous apprend rien de nouveau. Nous pouvons pendant toute notre vie posséder séparément la majeure et la mineure sans jamais penser à la conclusion qui jaillirait de leur réunion syllogistique.

Macha ne me poursuivit plus avec ses tentatives libidineuses. Une fois seulement, comme un dimanche je tardais à me lever, elle fut envoyée par ma mère dans ma chambre pour me réveiller. Sous le prétexte de m’obliger à me lever tout de suite, elle voulut m’enlever ma couverture. Une lutte acharnée s’engagea. Je m’aperçus bien que Macha voulait seulement voir mes organes sexuels et me défendis vaillamment. Comme j’étais très fort, elle ne put arriver à me dénuder et, après de longs et énergiques efforts, dut abandonner la partie.

Je ne me souviens d’aucun autre épisode se rapportant aux choses sexuelles pendant la période de mes deux premières années au gymnase. Pour être complet, je puis raconter seulement que, pendant que j’étais en première classe, je fus frappé par différents mots obscènes qui s’étalaient partout dans les rues, sur les murs, sur les bancs des promenades publiques, etc. J’ignorais le sens de la plupart de ces termes et interrogeai là-dessus mon père. Il me dit seulement que c’étaient de vilaines choses écrites par des voyous. Alors, avec mon petit ami (celui-là même avec qui nous avions si naïvement essayé de nous faire passer pour de grands savants), nous nous fîmes un devoir d’effacer ces mots sur les murs ou sur les bancs des jardins quand personne ne nous voyait. En dehors de ce fidus Achates, j’avais dans ma classe d’autres amis, moins intimes ; du reste, j’étais en bons termes avec tous les élèves de ma classe : je ne me battais jamais avec eux. Ceux qui pouvaient ne pas éprouver pour moi de sympathie particulière étaient tenus en respect par la réputation de ma force physique. On savait que j’avais rossé plusieurs élèves des deux classes immédiatement supérieures à la nôtre et cela me faisait une grande popularité.

Je passai les vacances entre la première et la deuxième classe en Crimée, au bord de la mer. L’année suivante, ayant subi, avec le succès habituel, l’examen de passage de la deuxième à la troisième classe, étant, par conséquent, reçu élève de troisième, je partis en vacances avec mes parents, non plus au bord de la mer, ni au village de mon oncle, mais dans une ville aux environs immédiats de Kiev, au bord du fleuve Dnieper, au milieu des bois. Des amis de notre famille venaient nous visiter souvent, entre autres ma tante célibataire qui amenait avec elle Olga. Celle-ci, le jour même de son arrivée, exhiba devant moi, au jardin, ses parties sexuelles, en soulevant sa robe et en disant : « Comme il fait chaud aujourd’hui ! Tu vois, je n’ai même pas mis mon pantalon ! » Je lui tournai le dos sans me sentir troublé. Mais, quelques jours après, tout mon équilibre psychique se modifia.

La maison de campagne que nous occupions était louée meublée. Parmi les différents meubles abandonnés à notre usage il y avait une bibliothèque pleine de livres, la plupart vieux et sans valeur. Ce fut une aubaine pour moi ; en ma qualité de savant en herbe et de rat de bibliothèque, je passais des heures à fouiller dans le tas de vieux bouquins, à les feuilleter, à les lire. Sous mes yeux tombèrent un gros traité d’accouchement et un petit manuel des maladies vénériennes. Aucun de ces deux livres n’était illustré : le traité d’accouchement devait être accompagné de planches hors-texte qui manquaient. Par curiosité, je me mis à lire ces livres et mes yeux se dessillèrent tout à coup. Ni dans l’un ni dans l’autre de ces livres le coït n’était explicitement décrit, mais, en quoi il consistait, j’ai pu le deviner à travers le texte. Tous mes souvenirs d’ordre sexuel affluèrent à mon esprit, en s’éclairant les uns par les autres : pour la première fois ils se présentaient à moi simultanément. Je me suis rappelé l’aventure avec les fils du général, à laquelle je ne pensais jamais, les plaisanteries obscènes de mon cousin et des filles du village, la copulation des chiens, l’épisode avec Macha, etc. Si, dans le traité d’accouchement, le coït n’était pas décrit, on y disait que « le spermatozoïde de l’homme pénètre dans la matrice où il se rencontre avec l’ovule de la femme et le féconde ». D’autre part, dans la brochure sur les maladies vénériennes, on conseillait à l’homme de se laver le pénis après le coït. Ces deux phrases me donnèrent la clef de l’énigme sexuelle, bien que je ne fusse pas absolument sûr d’avoir bien compris et de ne pas m’être trompé. Je lus la description détaillée des organes sexuels de la femme dans le traité d’accouchement (pubis, mont de Vénus, clitoris, grandes et petites lèvres, vagin, etc.) et cela m’émut prodigieusement, me donnant de véritables palpitations de cœur. La phrase sur le clitoris : « organe de la volupté chez les femmes : il est analogue au pénis de l’homme et est susceptible des mêmes mouvements », me troubla particulièrement. Je devinai que le vagin était l’endroit où s’introduisait le pénis. Je relus cent fois les mêmes lignes avec avidité. Et pendant cette lecture j’eus, pour la première fois dans ma vie, une érection. Elle m’effraya un peu : je me demandai si ce n’était pas un phénomène morbide et dangereux. Mais, dès lors, chaque fois que je pensais aux choses dont parlaient ces deux livres (cela arrivait souvent), l’érection se reproduisit, et ce phénomène m’inquiétait.

Je venais donc de tout comprendre. J’avais plus de onze ans et demi. On était au mois de juin (les grandes vacances scolaires durent en Russie du 15 juin au 15 août). Mais je n’étais pas certain d’avoir bien compris, j’avais encore des doutes, je voulais que quelqu’un me dît explicitement si, oui ou non, les enfants se faisaient par l’introduction du pénis dans le vagin et si des personnes graves et vénérables faisaient les « saletés » que j’avais vu faire aux enfants du général avec Zoé. Car ce souvenir qui, pendant des années, était comme complètement effacé de ma mémoire, ne se présentant jamais à mon esprit, reparaissait maintenant dans toute sa fraîcheur et devenait obsédant. En même temps, j’éprouvais le désir intense de voir les organes sexuels de la femme, de les bien examiner, de les toucher. Il me semblait que leur contact devait produire une sensation extraordinaire.

Ma tante était alors installée chez nous avec Olga. Les amis, qui, de la ville toute proche, venaient nous voir, couchaient souvent chez nous : en Russie on est très hospitalier (ou, pour parler plus véridiquement, l’usage exige qu’on soit très hospitalier. Car chez nous les bonnes ménagères pestent dans leur for intérieur, comme elles le feraient ailleurs, contre les bons amis qui leur occasionnent des frais et qu’il faut héberger au risque de bouleverser toute la maison : mais que voulez-vous faire ? Les usages sont tyranniques et les gens les plus avares sont obligés chez nous de montrer une hospitalité qu’au fond de leur cœur ils envoient à tous les diables.) Par suite, il y avait presque toujours encombrement. Les chambres ne suffisaient pas, quoique nombreuses. Moi, je dormais souvent sur un canapé au salon. À l’autre bout du salon, on mettait par terre côte à côte deux matelas sur lesquels dormaient Olga, une petite servante de douze ou treize ans appelée Glacha (diminutif de Glaphyra) et un petit garçon de huit ou neuf ans, appelé Kostia (Constantin), fils de notre cuisinière (il aurait pu dormir avec sa mère, mais ma mère ne le voulait pas, à cause du mari de la cuisinière, lequel parfois, pris de boisson, se mettait la nuit à battre l’enfant). Ce garçonnet était très expérimenté en choses sexuelles comme, du reste, ses deux compagnes de nuit. Avant ma geschlechtliche Aufklarung, je ne faisais pas attention à ces trois dormeurs et m’endormais avant eux. Mais la lecture fortuite me changea complètement. J’avais un désir intense de voir les vulves des deux fillettes. Le lendemain même de ma mémorable lecture, de très bonne heure, avant le lever du soleil je quittais mon canapé et m’approchais, sur la pointe de mes pieds nus, des matelas où étaient couchés les trois enfants. Ils étaient tous les trois entièrement nus, ayant enlevé leurs chemises, et dormaient profondément, recroquevillés sur le flanc « en chien de fusil », comme disent les Français, c’est-à-dire en forme de s (ou plutôt de z). Glacha était couchée entre les deux autres enfants. Kostia lui faisait face et elle tournait le dos à la face d’Olga (z z z). Olga tenait une main entre ses jambes et ses parties sexuelles étaient ainsi complètement cachées. Glacha serrait entre ses cuisses une main du petit Kostia, laquelle, appuyée sur la vulve, la cachait également. Enfin, une des mains de Glacha endormie tenait les parties sexuelles du garçon. J’étais bien fâché de ne pouvoir apercevoir les organes sexuels des fillettes, mais l’attitude de Glacha et de Kostia endormis m’excita beaucoup et j’eus une forte érection. De plus l’aspect de Glacha nue devait éveiller les sentiments érotiques. Cette fillette était un délicieux type de Petite-Russienne. Elle avait une opulente chevelure châtain foncé, des sourcils noirs comme faits au pinceau, de très longs cils également noirs, des yeux non pas noirs, mais plutôt brun jaunâtre ou fauve ; d’une couleur un peu plus foncée, mais aussi chaude que celle du vieux xérès où se joue un rayon du soleil. Ces grands yeux magnifiques pétillaient d’intelligence, de malice et d’ironie. Les formes étaient remarquablement développées pour son âge (de douze ou treize ans) le corps, resplendissant de santé, était fort et gras, partout des fossettes, partout des plis de graisse sous une peau fine, satinée, luisante, délicieusement rose ; par cette couleur et par ses formes dodues et potelées, ce corps d’enfant rappelait les nudités de Boucher. Mon but n’a pas été atteint, puisque je n’ai pas vu ce que je voulais voir surtout, mais j’ai pu repaître mes yeux des rotondités rosées de la petite servante et, pour ne pas être surpris, je me recouchai bientôt sur mon canapé.

Pour me convaincre de la vérité des conclusions que j’avais tirées de ma lecture, je n’osais pas, naturellement, m’adresser aux grandes personnes. Je pensais que les deux fillettes devaient être renseignées sur ce point. Ainsi dans la journée même qui suivit la matinée dont je viens de parler, me trouvant seul avec Olga, je voulais lui demander des renseignements, quand elle me devança en me parlant de Glacha et Kostia. « Tu sais, la nuit, ils en font de belles ! Après le coucher, je les entends causer. Et Glacha dit à Kostia : Voilà, comme ça ! Fais-moi ça encore ! Mets-le dedans ! Plus fort ! Ah non assez, tu me fais mal, tu l’enfonces trop ! — Mais qu’est-ce que cela veut dire ? fis-je, feignant de ne pas comprendre. Qu’est-ce qu’il met dedans et où ? — Comment, répondit Olga, tu ne comprends pas ? Mais il lui plante sa pissette dans le ventre ! » Je répliquai : « Ce que tu dis là n’est pas possible. Est-ce que la pissette d’un garçon peut entrer dans celle d’une fille ? — Si elle le peut, dit Olga, je le crois bien ! Même la pissette d’un homme — Mais le trou est si petit ! — Il s’élargit. Veux-tu, je te montrerai ça. » Elle se retroussa et la vue de sa vulve, qui se détachait, en plus brun, sur la blancheur du reste du corps, vue qui ne m’avait nullement ému quelques jours auparavant, m’excita beaucoup cette fois : c’est que je possédais maintenant la clef du mystère sexuel. Mais les choses n’allèrent pas plus loin ; quelqu’un, en survenant, fit rabattre la jupe à Olga. Je pus seulement lui demander à voix basse : « Mais pourquoi est-ce qu’on ferait ces choses que tu dis ? » Elle répondit : « Les grandes personnes pour faire des enfants ; les petits, pour s’amuser. » Cette fois et le jour suivant, je ne pus trouver l’occasion de continuer cette conversation.

Ensuite Olga, accompagnant ma tante, fut absente pendant plusieurs jours. Malgré la confirmation de mes suppositions obtenue ainsi, je n’étais pas encore complètement convaincu, sachant qu’Olga était une grande menteuse. Mais une autre conversation, cette fois avec Glacha, dissipa définitivement mes doutes. Nous étions seuls dans le jardin pendant qu’il n’y avait personne dans la maison. À une certaine distance de nous, le petit Kostia était assis à côté d’un adolescent d’une quinzaine d’années, fils du jardinier de la villa voisine, sur un mur élevé qui la séparait de la nôtre. Tous les deux nous tournaient le dos, ayant les jambes de l’autre côté du mur. Les mouvements que, vus du dos, ils faisaient ne présentaient pour moi aucune signification, mais l’experte et futée Petite-Russienne se mit à rire malicieusement et me dit : « Voyez-vous ce qu’ils font ? Voyez-vous ce qu’ils font ? » Je répondis : « Mais je crois qu’ils ne font rien du tout. — Comment, vous ne devinez pas ce qu’ils font ? Ils se tirent la saucisse qu’ils ont entre les jambes », dit Glacha, en riant toujours. Je compris qu’elle parlait de l’onanisme contre lequel mon père m’avait déjà mis en garde et pour lequel j’ai conservé longtemps une horreur quasi mystique, me le représentant, du reste, d’une façon assez vague. Mais, décidé à tirer de Glacha le plus de renseignements possible, je feignis ne pas savoir de quoi il s’agissait, poussant l’hypocrisie jusqu’à avoir l’air d’ignorer la différence des sexes. Je m’y pris de la façon suivante. Je lui demandai pourquoi on faisait ces choses. Elle me dit que ça donnait du plaisir. Alors je voulus savoir si elle-même avait expérimenté ce plaisir. Après quelques hésitations et négations embarrassées, elle finit par avouer. Alors, exprès, je lui posai une question absurde : je lui demandai si elle se tirait seulement le pénis ou les testicules aussi. Ma feinte ingénuité la fit rire comme une petite folle. « Comment ? disait-elle, vous ne savez pas que les filles ne sont pas faites comme les garçons ? » Et elle me dit que les filles avaient une ouverture et non un tuyau entre les jambes. Je fis mine de ne pas la croire, alors elle m’invita à entrer à l’intérieur de la maison (où il n’y avait personne) pour me montrer comment les filles étaient faites. Nous entrâmes dans une chambre, elle se coucha en travers d’un lit, et, soulevant son jupon, écartant ses jambes, me montra ce que je brûlais de voir. La vue de la fente béante et écarlate entre les tendres roséités des cuisses grassouillettes, loin de me dégoûter, comme lors de l’aventure avec Zoé, me plongea dans le ravissement, sans me suggérer, cependant, le désir du coït. Mais Glacha se mit à m’expliquer la raison de la différence des sexes et à me décrire le coït en m’invitant à effectuer avec elle cet acte. Pris de je ne sais quels scrupules, je m’y refusai, disant que « ce n’était pas bien ». « Comment, ce n’est pas bien ? insistait la jeune fille ; mais tout le monde fait ça ! Toutes les dames font ça avec leurs maris et pas seulement avec leurs maris ; et tous les jeunes gens font ça avec leurs amies ; et toutes les collégiennes font ça avec les collégiens c’est bien plus doux que les confitures. » Et prenant avec sa main mon pénis dans le pantalon, elle ajoutait : « Voyez comme il est gonflé, il veut entrer dans mon gâteau. » Voulant tirer au clair le phénomène de l’érection, je dis à Glacha : « Ce n’est pas une maladie, qu’il est gonflé comme ça ? — Quelle bêtise, me répondit-elle, il se gonfle toujours comme ça quand il faut le fourrer dans le gâteau des femmes ; autrement, il ne pourrait pas entre ! » Glacha ne put alors m’induire à coïter avec elle ; regarder et toucher avec ma main sa vulve m’étaient un plaisir suffisant, je n’avais pas encore d’autre désir. Et j’étais content d’avoir dissipé tous mes doutes. Je relus les pages les plus troublantes pour moi du traité d’accouchement et du manuel des maladies vénériennes et je vis qu’il était absolument impossible de les interpréter autrement que je l’avais fait à la première lecture. Et je lisais et relisais ces livres, en ayant tout le temps de fortes érections.

Pendant les quelques jours qui suivirent, Glacha me permit plusieurs fois de lui regarder et toucher les organes sexuels ; elle faisait la même chose avec les miens ; mais je ne lui permis pas de me masturber quand elle me le proposa. Puis je fus initié à la vie sexuelle plus complètement, de la manière que je vais dire.

Parmi les connaissances qui, de Kiev, venaient nous faire visite dans notre villa, il y avait une famille un peu équivoque, mais dont mes parents ne se défiaient pas assez. Le chef de cette famille était un ancien camarade de collège de mon père qui, l’ayant perdu de vue depuis sa jeunesse, le rencontra par hasard, cette année même à Kiev. Ce monsieur, après toutes sortes d’aventures et d’avatars, devint directeur d’une troupe de théâtre dramatique qui était loin de faire des affaires brillantes et qui venait d’arriver à Kiev, après avoir parcouru toute la Russie, depuis l’océan Pacifique jusqu’à la mer Noire. Mon père considérait son ami d’enfance comme un bohème incorrigible et désordonné, mais comme un brave cœur et, en tout cas, inoffensif. Ayant retrouvé, par hasard, mon père, cet aventurier ne le lâchait plus, comptant sur sa générosité pour lui demander des services pécuniaires. En cela il ne se trompa pas. Sa femme était une Roumaine, une ancienne chanteuse d’opérette ou même de café-concert. Elle avait auprès d’elle deux demoiselles : sa fille qui avait alors dix-huit ans et sa nièce de seize ans. Avec un sans-gêne de bohème ces quatre personnes s’introduisirent dans notre famille et vinrent constamment dîner chez nous sans être invitées, comme c’est, du reste, l’usage en Russie. (C’est même un des principaux traits qui distinguent la vie domestique russe de celle des Européens occidentaux.) On pourrait se demander comment mes parents, personnes plutôt austères, ont admis dans leur intimité ces individus dont le passé était en grande partie obscur et même suspect, et qui, dans tous les cas, appartenaient à un tout autre monde. À cela il est facile de répondre. En premier lieu, il y a en Russie, même dans la société plus aristocratique que celle à laquelle appartenaient mes parents, une certaine simplicité des mœurs, une certaine familiarité, un laisser-aller, qu’on ne connaît pas dans l’Europe occidentale et qui enlève quelquefois aux gens les moyens de se prémunir contre l’intrusion des importuns. La raideur des relations sociales anglaises n’existe pas chez nous. Même dans la haute aristocratie russe, l’esprit de caste est bien moins sensible que dans l’aristocratie anglaise ou allemande. Dans ses Mémoires sur son préceptorat auprès de l’empereur actuel de Russie (qui était alors le prince héritier), le professeur français M. Lanson raconte qu’à la cour d’Alexandre ni il y avait un laisser-aller qui frisait le débraillé et que l’étiquette y était assez peu observée. Les règles conventionnelles s’accordent difficilement avec les mœurs russes. En second lieu, en Russie, les dames, même les plus vertueuses et appartenant à la meilleure société, ont des idées très larges en matière de morale sexuelle et ne comprennent pas la sévérité pour les faiblesses des personnes de leur sexe. Une fille-mère, en Russie, n’a à baisser les yeux devant personne, elle est reçue partout et dit, au besoin, sans le moindre embarras, qu’elle n’est pas mariée et a eu un enfant. Je connais le cas d’une dame célibataire qui a eu quatre enfants de quatre hommes différents cela n’a fait aucun tort à sa position de professeur dans un gymnase gouvernemental de jeunes filles, toutes ses élèves connaissaient sa situation, qui aurait paru scabreuse dans un autre pays. De même, une femme qui, ayant abandonné son mari, vit ouvertement avec un autre homme est reçue en Russie dans toutes les maisons. Les dames russes se moquent non seulement du puritanisme rigide des terribles Anglaises, mais aussi bien du décorum hypocrite et mondain des femmes du continent européen. Voilà pourquoi le fait que la femme de l’ancien camarade de mon père avait été chanteuse de café-concert et avait passé, probablement, par nombre d’aventures galantes n’était pas du tout un obstacle à ce qu’elle fût reçue par une dame aussi sérieuse que ma mère.

Le directeur du théâtre et sa femme venaient donc nous voir souvent à notre maison de campagne. Quelques jours après ma conversation avec Glacha, les deux jeunes filles (j’appellerai Minna la fille de Mme X, celle de dix-huit ans, et Sophie celle de seize ans, la nièce) me proposèrent d’aller faire avec elles et Olga (qui, avec ma tante, était réinstallée chez nous) une promenade dans les bois environnants. Comme les femmes m’intéressaient maintenant, j’acceptai sans hésiter. Une fois au milieu de la solitude sylvestre, les deux grandes filles donnèrent à la conversation une tournure érotique. Elles me demandaient si j’étais amoureux, si je flirtais avec de petites filles, si les femmes m’intéressaient, etc. Fidèle à ma nouvelle tactique, je feignis une ignorance et une naïveté complètes. Olga qui était là, expliqua en riant aux jeunes filles que j’étais innocent comme un enfant qui vient de naître, que, dans ces choses-là, je ne comprenais rien de rien. On décida de me donner tout de suite la geschlechtliche Aufklarung. Dans un endroit bien solitaire de la forêt, au milieu des buissons qui nous cachaient, Olga se coucha par terre, Minna et Sophie me firent voir et toucher avec les doigts sa vulve. Elles me montrèrent avec des explications les différentes parties de l’organe, le clitoris, les petites lèvres, l’orifice urinaire, l’entrée du vagin, puis elles me décrivirent le coït et m’invitèrent à l’accomplir sur Olga. Pendant qu’une des jeunes filles écartait avec les doigts les grandes lèvres d’Olga, l’autre, également avec ses doigts, dirigeait mon pénis vers le vestibule. Mais l’acte ne réussissait pas, le pénis se heurtait contre la chair sans prendre la direction voulue. Après des tentatives infructueuses, Minna et Sophie me firent coucher sur le dos et dirent à Olga de s’accroupir sur moi, à cheval sur les hanches. En guidant manuellement mon membre, après l’avoir mouillé avec de la salive, elles réussirent à le faire entrer dans le vagin de la petite qui, depuis longtemps, n’était plus vierge. La glissade du pénis dans le vagin, laquelle, en retroussant le prépuce, découvrit mon gland, me fut assez douloureuse et, comme j’ai pu m’en apercevoir après, me fit une écorchure accompagnée de quelques gouttes de sang ; mais cette douleur ne fit pas cesser l’érection. Pendant qu’Olga était accroupie sur moi, gardant mon pénis dans le vagin, Minna se mit à chatouiller le clitoris de la petite, ce qui provoqua chez celle-ci l’orgasme : c’est la première fois que je voyais un orgasme féminin et je fus presque effrayé en voyant les lèvres de la fillette blanchir tout à coup, ses yeux se révulser, pendant que la respiration haletait, les membres se contractaient convulsivement et le visage changeait de couleur. En même temps elle avançait la tête vers mon épaule comme si elle voulait me mordre. D’autre part, cette extase était accompagnée d’une contraction spasmodique de la vulve et cela me fit très mal au col du pénis. Alors les grandes filles nous retournèrent tous les deux sans nous séparer, avec des précautions, de manière que, pendant l’opération, le pénis ne sortît pas du vagin ; elles couchèrent ainsi Olga sur le dos en me laissant sur son ventre, dans la position normale du coït. Je restais immobile, mais une des jeunes filles se mit à me soulever rythmiquement par les hanches, en m’apprenant ainsi à faire les mouvements du coït. Ces mouvements m’étaient douloureux, surtout au moment où Olga eut un nouvel orgasme avec une nouvelle contraction des muscles du vagin. De mon côté, il n’y eut pas d’éjaculation, mais l’érection cessa peu à peu. En me levant, je fus effrayé en voyant du sang sur mon membre et surtout en constatant que le gland du pénis était dénudé et légèrement tuméfié. Je ne réussissais pas, malgré tous mes efforts, à le recouvrir avec le prépuce et je ne pouvais remettre le pénis dans le pantalon à cause de la sensation insupportable qu’occasionnait le contact de mon gland avec les vêtements. Mais les jeunes filles se mirent à me rassurer en disant que cela passerait et en m’essuyant le membre ensanglanté avec leur mouchoir. Et en effet, après avoir passé environ une demi-heure à causer avec elles, le pénis à l’air, j’eus la satisfaction de constater que le prépuce se remettait de lui-même à sa place en recouvrant le gland. Nous nous acheminâmes alors vers la villa. Minna me dit : « N’est-ce pas que c’est bon ? Cela vaut mieux que la grammaire latine. » Je ne répondis rien, j’avais des remords et un sentiment de honte. D’autre part l’acte ne m’avait pas fait jouir ou, s’il y avait eu jouissance, ce fut celle d’une forte érection : en revanche, j’avais éprouvé des douleurs assez aiguës que cette jouissance ne pouvait compenser. Olga nous raconta qu’elle faisait ça avec Kostia et coïtait avec d’autres garçons depuis des années. Naturellement, on me fit promettre de ne rien dire à personne de ce qui venait de se passer. Recommandation inutile : la honte suffisait à m’empêcher de parler.

Mon premier coït fut donc pour moi une déception, puisqu’il me causa des sensations plutôt douloureuses que voluptueuses. Et pourtant j’étais tourmenté du désir ardent de recommencer l’expérience. Pendant les jours suivants, je m’arrangeai de façon à me retrouver seul avec Olga et aussi avec Glacha et à avoir avec elles des coïts plus ou moins complets. Une fois, je les ai rejointes quand elles dormaient avec Kostia sur les matelas du salon, et Kostia et moi nous les possédâmes chacune alternativement. Maintenant j’éprouvais plus de plaisir ou, pour mieux dire, moins de souffrance en coïtant, mais les spasmes vénériens de la vulve me faisaient mal encore et je redoutais le moment, quand, à l’expression du visage des fillettes, je devinais que le paroxysme du plaisir suprême allait venir pour elles. Glacha, comme Olga, n’était plus vierge depuis des années.

Une semaine environ après la promenade au bois, Minna et Sophie m’emmenèrent à Kiev. Le prétexte était une fête de bienfaisance qui devait avoir lieu dans un jardin public de la ville. Faisaient partie du programme de la fête une tombola pour enfants, différents concours et jeux, également pour les enfants, mais une partie des divertissements était destinée aux grandes personnes ; le père et la mère des jeunes filles devaient y figurer : l’un devait déclamer une poésie, l’autre chanter des romances. Mes parents furent invités, mais ils ne voulurent pas y aller et, sans la moindre appréhension, me laissèrent partir seul avec Minna et Sophie dont ils ne soupçonnaient pas les passions. Nous allâmes à la fête qui me parut plutôt ennuyeuse ; puis, quittant leurs parents qui restèrent dans le jardin, les jeunes filles rentrèrent avec moi chez elles bien avant la fin de la fête. Le soleil était encore assez haut sur l’horizon et les jeunes filles me dirent que leurs parents, invités ailleurs, ne rentreraient pas avant la nuit. La famille logeait à l’hôtel où elle occupait trois ou quatre pièces. Les jeunes filles m’introduisirent dans leur chambre. Elles me montrèrent d’abord des gravures où il y avait des nudités ordinaires, reproductions des tableaux du Titien, de Rubens, etc., puis quelques photographies obscènes, chose que je voyais pour la première fois de ma vie. Une de ces photographies, achetées par le père de Minna en Égypte, représentait une scène de pédérastie. Cela me parut renversant, je ne voulais pas admettre la possibilité de choses pareilles. Minna et Sophie m’assurèrent que ce n’était pas une fiction, que c’était un sport très répandu entre hommes et que les femmes aussi s’aimaient et coïtaient entre elles. Nouvel étonnement, nouvelles manifestations d’incrédulité de ma part. Alors les jeunes filles confirmèrent leurs paroles par des actes. Elles ôtèrent leur pantalon, se mirent sur un canapé, entrelaçant leurs jambes et appliquant leurs vulves l’une sur l’autre, et coïtèrent en ma présence. Pendant la durée de l’acte, les deux cousines manifestaient leurs sensations voluptueuses par les changements de couleur de leur visage, par leur respiration haletante, par de petits cris et gémissements, par des baisers ardents entremêlés de légères morsures, enfin par les contorsions involontaires de leurs corps. Mais moi, en les regardant faire, j’étais presque autant ému qu’elles et l’érection que j’éprouvais était douloureuse à force d’être intense. Ayant terminé l’acte, Minna se leva : Sophie restait couchée sur le dos, les jambes écartées. Je remarquai que la vulve de la jeune fille était lubrifiée par un liquide dont un filet blanchâtre et épais glissait lentement le long du sillon génital et du périnée, et, tombant sur le velours défraîchi du canapé, tachait l’étoffe. Me rappelant mes lectures dans le manuel des maladies vénériennes, je crus que c’était une suppuration due à une maladie secrète et le dis aux jeunes filles qui se mirent à rire et me dirent que cette espèce de « jus » coule toujours des organes sexuels des femmes quand elles éprouvent du plaisir dans cette partie de leur corps.

Ayant vu que les deux jeunes filles avaient le mont de Vénus poilu, je compris enfin qu’il en était ainsi chez toutes les femmes adultes. J’ai raconté déjà que j’eus une sensation de dégoût la première fois qu’il m’arriva de toucher le poil des parties sexuelles de la femme (c’était lors de l’aventure avec la servante Macha). Cette sensation de dégoût disparut après mon aventure avec les deux cousines, mais laissa cependant une trace dans mon âme. C’est ainsi, du moins, que je m’explique cette circonstance que les poils du pubis féminin n’ont pas d’attrait pour moi ; plus ils sont abondants et plus ils me sont désagréables. Quand ils sont trop longs, leur vue fait cesser chez moi l’érection. La vue d’un mont de Vénus couvert de poils peu touffus et courts (comme chez la plupart des jeunes filles de quatorze ou quinze ans) et ayant, par suite, un aspect juvénile m’excite, au contraire, fortement. L’impression est encore plus forte quand il n’est couvert que d’une espèce de poil follet ou de duvet, comme chez beaucoup de jeunes filles de treize ans. Mais ce qui me plaît le plus, c’est un mont de Vénus entièrement glabre. En cela je partage le goût des Orientaux et des Grecs anciens. Ce goût vient, sans doute, chez moi de ce que c’étaient de petites filles (Olga et Glacha) qui me firent éprouver la première émotion sexuelle (du reste, intense) et chez lesquelles j’examinai pour la première fois avec un prurit libidineux les parties génitales féminines. Chez les Orientaux ce goût a, peut-être, les mêmes causes. Les garçons restent dans le gynécée, tout imprégné d’atmosphère voluptueuse, tout plein de conversations lubriques, assez longtemps (jusqu’à l’âge de onze, douze et même, quelquefois, treize ans). Comme la maturité sexuelle est précoce dans les pays chauds, il est probable qu’ils s’essayent à des jeux érotiques avec les petites filles qui sont élevées avec eux, ou du moins les voient nues ; par association d’impressions, les pubis glabres restent pour eux un symbole érotique particulièrement suggestif. De plus, on marie ordinairement les jeunes musulmans à l’âge de quatorze et de quinze ans, même (dans les contrées les plus chaudes, par exemple en Afrique) à treize ans, et on leur donne souvent des femmes non nubiles (dans certains pays des fillettes de dix, neuf et même de huit ans ; normalement, la jeune fille qu’on marie n’a pas moins de douze ou onze ans, mais, à cet âge, même dans les pays chauds, elle a le pubis glabre). Chez les Grecs anciens où les enfants des deux sexes jouaient ensemble nus jusqu’à onze ou douze ans, la curiosité sexuelle devait s’éveiller de bonne heure, comme cela a lieu, pour la même raison, selon les observations de Mantegazza, sur les rives de La Plata ou de l’Uruguay ou encore à Madagascar, où, selon tous les observateurs, les relations sexuelles commencent entre enfants à l’âge de six et sept ans. Par suite de ces souvenirs érotiques d’enfance qui sont, généralement, décisifs pour toute la vie, les Grecs anciens conservaient le culte de la femme glabre. Dans les pays du Nord (où, à cause du climat et des habitudes, les fillettes portent plus souvent le pantalon et même le pantalon fermé, de flanelle, etc.), les garçons ont moins souvent l’occasion de voir les organes sexuels féminins et c’est peut-être pour cette raison que le goût du pubis glabre y est moins répandu. Mais je reviens à mon récit.

Tout de suite après le coït homosexuel, Sophie m’invita à coïter avec elle, ce que je fis avec plus de volupté que les fois précédentes ; je crois même que j’ai eu cette fois quelque chose comme une éjaculation (quoique, sans doute, sans sperme). La contraction de la vulve de la jeune fille pendant l’orgasme me fut cependant un peu douloureuse. Un peu après, j’essayai le coït avec Minna, mais n’y réussis pas, ayant, sans doute, été épuisé par l’effort précédent ! Alors Minna me pria de faire avec elle le cunnilingus. Chose étrange, non seulement je n’eus aucune répugnance pour cet exercice, mais j’y trouvai tout de suite un vif plaisir. Pendant le reste de la soirée, les deux jeunes filles tâchèrent d’achever mon éducation en m’expliquant les différents raffinements sexuels, me parlant en détail des différentes figuræ Veneris, etc. Ces deux jeunes personnes étaient de véritables encyclopédies des connaissances érotiques. Elles firent mon lit sur le canapé du salon et je m’endormis avant la rentrée de leurs parents à l’hôtel. Le lendemain, elles me ramenèrent chez mes parents qui ne se doutaient pas de l’espèce d’initiation que je venais de recevoir.

Pendant les jours qui suivirent, j’ai coïté encore avec Minna et Sophie, avec un plaisir croissant dans trois occasions différentes. La fin des vacances approchait : une douzaine de jours me séparaient seulement de la rentrée des classes. Mon père avait une propriété avec maison de maître, grand jardin, etc., à la distance d’une vingtaine de kilomètres de la propriété de mon oncle. Mais c’est chez mon oncle et non dans la propriété de mon père que nous passions habituellement l’été, car cette dernière était affermée. L’année dont je parle, mon père avait besoin de voir le tenancier de sa propriété et comme il ne devait y passer que quelques jours, il m’emmena comme compagnon de voyage. On nous installa dans notre maison et nous y passâmes dix jours, et revînmes à Kiev pour la rentrée des classes. Pendant ces quelques jours une nouvelle aventure érotique m’arriva que je note surtout parce que ce fut une des rares circonstances où il m’advint de prendre l’initiative des relations sexuelles. Voici comment la chose se passa.

La famille de notre fermier était nombreuse et joyeuse : des amis et des parents venaient la voir. Entre autres, il y avait une jeune parente étudiante d’université, ou koursistka, comme on dit en russe, c’est-à-dire celle qui suit les cours supérieurs ; cette jeune fille, d’une vingtaine d’années, suivait les cours supérieurs d’histoire et de lettres à Moscou. Immédiatement après notre arrivée, mon cousin (le jeune Don Juan du village dont j’ai déjà eu l’occasion de parler) vint nous voir, en arrivant à cheval du village de mon oncle. On nous donna, à lui et à moi, une chambre à coucher commune dans une espèce de tourelle ou de mezzanine au-dessus de la maison. Cette mezzanine contenait deux chambres à entrées indépendantes donnant sur le palier de l’escalier ; mais ces chambres communiquaient aussi par une porte commune. Mon cousin et moi, nous occupions une de ces chambres, l’étudiante dormait dans l’autre. Une fois il m’arriva de me réveiller au milieu de la nuit. J’entendis dans la chambre à côté un bruit de baisers et des craquements de lit. Les rayons de la lune filtrant par les vitres, je vis que mon cousin avait quitté son lit et notre chambre. Comme je n’étais plus l’enfant innocent d’il y avait deux mois, je compris tout de suite ce qui se passait. M’approchant, à pas de loup, de la porte qui conduisait dans l’autre chambre, je regardai d’abord par le trou de la serrure, croyant que le clair de lune me permettrait de voir le lit de la demoiselle, mais le lit était placé de telle sorte qu’on ne pouvait le voir de cette façon. Alors je collai mon oreille à l’endroit où j’avais mis d’abord mon œil. Grâce au silence de la nuit rurale, je percevais tous les sons dans la chambre à côté, même les plus faibles : je tâchais d’en deviner la provenance et cela m’excitait violemment. J’entendais non seulement les baisers, les soupirs, le halètement des respirations, les petits cris de femme réprimés, la danse du lit, mais des bruits plus intimes encore : le tapotement des ventres nus qui s’entrechoquaient, les claquements et clapotis produits sans doute par les mouvements rapides de va-et-vient du pénis dans les plis, ruisselants de mucus et palpitants de volupté, du vagin et de la vulve. Du moins, c’est ainsi que j’interprétais certains bruits qui arrivaient jusqu’à mon ouïe. Je voyais, pour ainsi dire, par les oreilles : je pouvais suivre les progressions de l’extase charnelle jusqu’au moment suprême. Puis mon ouïe me fit savoir que l’acte était terminé. J’entendis des chuchotements c’étaient d’abord des conversations banales sur les événements de la journée. Puis mon cousin se mit à raconter des anecdotes pornographiques à sa compagne qui poussait quelquefois de tout petits rires. Le coït se renouvela plusieurs fois dans la nuit. Accablé de fatigue et moulu d’excitation sexuelle, le pénis constamment érigé, avec des douleurs aux testicules et aux aines, je restais debout auprès de la porte, sans pouvoir me décider à me recoucher. Enfin, vers le matin, je rentrai dans mon lit et m’endormis, non sans peine. Je me réveillai assez tard, à la mode russe ; mon cousin était dans son lit, c’est donc pendant mon sommeil qu’il avait quitté la voisine. Je ne lui dis rien de ma découverte. Il nous quitta dans la journée, rentrant chez son père. Profitant du moment où les grandes personnes faisaient leur sieste (en Russie, surtout dans le midi, on dîne ordinairement à trois ou quatre heures de l’après-midi ; c’est le seul grand repas de la journée ; étant extraordinairement copieux, il alourdit l’organisme, de sorte que la plupart des gens éprouvent le besoin de se reposer tout de suite après on dort donc, une heure ou deux. Ensuite on prend le thé à sept ou huit heures du soir avec des tranches de pain beurré, des ronds de saucisson, des viandes froides. Quelquefois on fait, en plus, un souper dans la nuit ; dans la plupart des familles, ce n’est pas un usage constant, mais ces soupers ont lieu quand, dans la maison, il y a des visiteurs qui s’attardent, chose, du reste, tout à fait normale en Russie alors, à minuit ou à une heure du matin on sert un grand repas, aussi abondant que celui de trois heures de l’après-midi ; on reste quelquefois à table jusqu’à trois heures du matin au grand désespoir des domestiques qui, en Russie, même dans les familles les plus libérales et radicales, sont surchargés de travail comme des esclaves). Je fis aussi (contrairement à mes habitudes) un somme de deux ou trois heures, ce dont personne ne s’aperçut, puisque tout le monde avait fait comme moi et qu’on ne se revoit pas avant le thé du soir. Nous nous couchâmes assez tard. Seul dans ma chambre, en entendant les mouvements de ma voisine qui se couchait et me rappelant la nuitée de la veille, je fus pris d’une excitation si violente qu’elle me poussa à une démarche dont l’audace n’était pas du tout dans mon caractère, habituellement timide. J’entrai en chemise dans la chambre de l’étudiante et lui dis que j’avais peur de dormir seul, la priant de me permettre de dormir dans son lit. Après un moment d’hésitation, elle y consentit. Il ne faut pas oublier que je n’avais que onze ans et demi. J’étais étonné moi-même du succès de ma témérité et ne craignis pas de pousser l’aventure plus loin. Pendant une demi-heure ou une heure — je ne le sais pas exactement — je suis resté immobile, couché auprès de la jeune fille, la touchant de mon corps, sous la même couverture. Nous ne dormions pas, ni elle ni moi. Finalement, en me retournant et feignant de faire un mouvement involontaire, j’ai touché avec ma main le bras nu de ma compagne de lit. Je me suis mis à le caresser doucement. Comme il n’y eut pas de protestation, cela m’enhardit et je touchai avec mon pied nu le pied, puis le mollet nu de la demoiselle. Je posai ma main sur le genou de la voisine à laquelle enfin — sous l’influence d’une excitation de plus en plus intense, et tout tremblant, non seulement de luxure, mais aussi de peur à la pensée des conséquences possibles de ma hardiesse — je pris, sous les couvertures, une main et la mis sur mon membre fortement érigé. La demoiselle retira vivement sa main, mais ne dit rien et ce silence me rassura. Je me risquai à glisser ma main sous la chemise de la jeune fille, en caressant son ventre d’abord, puis son mont de Vénus. Au moment où ma main appuyait sur ce dernier, la jeune fille poussa un léger soupir et écarta ses jambes l’une de l’autre. Je compris qu’elle était, elle aussi, sexuellement excitée. Alors je me soulevai en mettant mes genoux entre les cuisses de ma compagne et me couchai sur son ventre, en tâchant d’introduire mon pénis dans le vagin, à quoi je parvins enfin après quelques tâtonnements et tentatives ratées. Pendant que je coïtais le mieux que je pouvais, elle restait immobile et silencieuse. Seuls les soupirs qu’elle poussait de temps en temps et quelques rares mouvements involontaires qu’elle ne pouvait réprimer me démontraient qu’elle prenait part à ce qui se passait. Après l’acte, je me suis recouché auprès d’elle sans que nous ayons échangé une parole. Au matin, en nous réveillant, nous coïtâmes toujours de la même façon, moi agissant et elle se taisant, les yeux fermés. Seulement, cette fois, à mes baisers sur ses seins elle répondit par un baiser sur ma tête. Silencieusement, je suis rentré dans ma chambre pour m’habiller. Pendant la journée, il m’est arrivé de causer avec l’étudiante, ce fut de choses indifférentes. Nous passâmes encore deux nuits d’une façon absolument semblable, coïtant sans presque échanger deux mots. Puis elle partit pour Moscou et, quelques jours après, je rentrai avec mon père à Kiev où je repris les cours du gymnase.

Ma troisième année de gymnase fut bien différente des années précédentes. En proie à une excitation érotique constante, fatigué par des excès prématurés, mon organisme s’affaiblit vite et je devins paresseux. En classe j’avais des somnolences irrésistibles. Dans les livres, je ne m’intéressais plus qu’aux pages érotiques. Je cherchais dans les dictionnaires tous les mots qui se rapportent aux choses sexuelles. Je ne pouvais pas faire de recherches semblables dans la Bible, attendu que ce livre ne se trouve presque dans aucune maison russe (on ne le trouve même pas dans la plupart des librairies), mais je me plongeais dans les romans français que laissaient traîner mes parents, surtout dans ceux de Zola qui étaient déjà en circulation : La Curée, L’Assommoir, La Faute de l’abbé Mouret, Nana, Pot-Bouille. Entre douze et treize ou quatorze ans, ces romans furent ma lecture favorite, mais j’ai su me procurer beaucoup d’autres ouvrages français naturalistes ou grivois, des auteurs du XVIIIe siècle, etc. Ce qu’on enseignait en classe n’avait plus aucun attrait pour moi et m’assommait. Je cessai d’être le fort latiniste que j’étais jusqu’alors et ne mordis pas du tout au grec dont on commençait alors l’étude en troisième. Mon nom ne brillait plus au tableau d’or ; mon petit ami des années précédentes, dont je ne sais quel scrupule m’empêcha de troubler l’innocence par des révélations sexuelles, prit ma place dans l’ordre des élèves et moi, de trimestre en trimestre, je dégringolais de plus en plus sur le tableau des élèves par ordre de mérite. Mes parents n’arrivaient pas à comprendre les causes de ce changement, mes professeurs non plus. Ma santé aussi s’affaiblit, je maigrissais, j’avais des maux de tête, des nausées, j’attrapais souvent des bronchites et des rhumes, ce qui ne m’était jamais arrivé auparavant. Maintenant j’avais des relations d’amitié, de préférence avec des garçons que je supposais être expérimentés en matière sexuelle. Quant à mes propres expériences pendant cette période, elles furent nombreuses. D’autre part, j’eus, à partir de douze ans, des pollutions nocturnes fréquentes accompagnées de rêves érotiques. Mais suivons l’ordre chronologique.

J’avais un peu moins de douze ans en entrant dans la troisième classe. Ma tante ayant quitté Kiev, je ne voyais plus Olga et comme nos femmes de chambre d’alors avaient l’air sérieuses, je n’ai pas eu de relations sexuelles pendant trois ou quatre mois. Comme je ne me masturbais pas, je commençais même à me calmer un peu ; mais, à ce moment, nous changeâmes de logement et je fis une connaissance nouvelle qui me replongea dans la fièvre érotique. J’avais alors plus de douze ans.

Nos nouveaux voisins de palier étaient des Juifs de basse origine, mais enrichis et qui montraient un grand luxe. Ils avaient un fils de mon âge à peu près qui était élève du gymnase, mais dans la classe immédiatement inférieure à la mienne, (c’est-à-dire en seconde) et une fille de treize ou quatorze ans qui allait au gymnase de filles. Nous sortions le matin en même temps pour aller en classe ; seulement j’y allais à pied, mes parents ne tenant pas de chevaux en ville, tandis que les petits israélites allaient au gymnase en calèche. Nos parents respectifs ne se connaissaient pas, mais les enfants me proposèrent une fois, en allant en classe, de monter dans leur voiture, ce que j’acceptai et c’est ainsi que nous liâmes connaissance. Elias (c’est ainsi que j’appellerai le jeune israélite) vint me voir chez moi et ses visites du soir devinrent fréquentes, sous le prétexte d’explications des difficultés de la grammaire latine. Puis j’allai le voir chez lui. Je fus étonné du luxe au milieu duquel vivaient Elias et sa sœur Sarah. Leurs parents non seulement les adoraient, mais, comme c’est le cas dans beaucoup de familles juives, avaient pour leur propre progéniture une espèce de vénération. Comme la plupart des Juifs, ils avaient pour le travail intellectuel un respect presque superstitieux. Parvenus ignorants, ils admiraient sincèrement leurs enfants qui allaient au gymnase et y étudiaient tant de belles choses mystérieuses. Ces enfants étaient donc les tyrans de la maison et jouissaient d’une liberté aussi complète que la mienne, ne permettant à personne de venir les déranger quand ils s’enfermaient dans leurs chambres, et recevant les personnes qu’il leur plaisait de faire venir. J’allais les voir souvent en disant à mes parents qui, non plus, ne gênaient jamais mes volontés, que nous préparions ensemble les leçons. Et, en effet, nous essayâmes de le faire au commencement, mais bientôt nos relations prirent un autre caractère. Sarah était une superbe enfant. Aussi rose et florissante de santé que Glacha, elle avait les traits bien plus fins, le corps d’aspect plus délicat. Elle avait de magnifiques cheveux roux, naturellement frisottés, qui entouraient son visage d’un cadre d’incendie, un nez droit et fin, des yeux très noirs, de petites quenottes, des lèvres un peu grosses et sensuelles. Au commencement, il y eut entre nous une espèce de flirt. Sarah me montra son album en me priant d’y inscrire des vers. Un jour Elias me confia que lui et sa sœur s’amusaient mutuellement « avec leurs pissette ». Selon mon habitude, je fis le niais. Le soir suivant, en présence de son frère, Sarah me demanda si réellement j’étais naïf au point d’ignorer la différence des deux sexes. Elle me promit de me montrer comment les femmes étaient faites et me pria, en attendant, de lui montrer mon membre qu’elle compara à celui de son frère. Celui-ci était circoncis ; Sarah examina avec curiosité mon prépuce et, avec les doigts, le retroussa sur le gland. Puis elle se coucha sur le sofa et me permit de lui examiner la vulve. Depuis, nous nous réunissions souvent tous les trois pour nous amuser de la sorte, le soir, et, quelquefois (les dimanches, par exemple), dans la journée. Sarah était vierge ; c’était la première fois que je voyais des parties sexuelles d’une vierge et, notamment, l’hymen. Ne voulant pas perdre sa virginité, Sarah ne concédait pas le coït complet, mais seulement le coït superficiel, in ore vulva. Nous nous couchions quelquefois tous les trois sur le flanc, Sarah entre nous deux. Pendant que l’un de nous, avec le gland du pénis, lui chatouillait l’anus, l’autre lui frottait la vulve avec son pénis. Quand mon pénis s’égarait et appuyait sur l’hymen, Sarah, avec sa main, retirait de cet endroit fragile l’organe dangereux. Pendant l’acte, j’aimais à baiser la jeune fille sur sa bouche fraîche et vermeille. Je ne me lassais pas non plus de regarder ses organes sexuels. Ils réalisaient pour moi, alors — et réalisent encore pour mon imagination aujourd’hui, leur image étant profondément gravée dans ma mémoire — l’idéal de la beauté des parties naturelles de la femme. Le mont de Vénus, très prononcé, replet et rebondi, élastique sous la pression, était à peine ombré d’un léger duvet doré, à travers lequel transparaissait la blancheur rosée de l’épiderme dont la finesse était admirable. Et ses épaisses grandes lèvres, en s’entrouvrant, laissaient voir les tons les plus riches du rouge, depuis le rose tendre jusqu’au carmin et à l’écarlate. Rose était le clitoris érigé, dont la dureté résistait élastiquement au doigt, roses étaient aussi les ailes extérieures des petites lèvres, mais le sillon qui s’ouvrait entre elles et qui se prolongeait vers le vestibule était d’un magnifique cramoisi sanguinolent. Au fond du vestibule on voyait l’ombre mystérieuse de l’entrée des régions inconnues, mais en élargissant fortement la fente on voyait le disque carminé de l’hymen percé de deux trous minuscules. Humides, les nombreux plis de l’intérieur de la fente génitale, gracieusement et harmonieusement modelés, reluisaient quand les rayons du soleil ou de la lampe les frappaient et cela rehaussait encore la splendeur de leur couleur vermeille. Encore aujourd’hui, je n’ai qu’à fermer les yeux pour voir tout cela mentalement jusqu’aux moindres détails. Je n’ai pu apprécier l’ensemble de la nudité de Sarah, car jamais je ne l’ai vue nue. Elle se couchait sur le sofa tout habillée, soulevait son jupon, ouvrait son pantalon et, de son exquise carnation, je n’ai jamais vu que la partie inférieure du ventre et les côtés intérieurs des cuisses. Elle me permit cependant de palper la nudité de ses seins naissants.

Profitant de l’instruction que m’avaient départie Minna et Sophie, je proposai à Sarah de faire le cunnilingus. Elle s’opposa d’abord à cette idée, mais finit par céder à mes instances. Après en avoir goûté, elle préféra cet amusement au coitus in ore vulvæ. Et, en effet, il était visible que cette seconde méthode la faisait jouir davantage. Il n’y avait qu’à observer son visage, qu’à voir les contorsions de son corps, qu’à entendre sa respiration et les cris involontaires qu’elle poussait. Je voyais les tressaillements de son ventre convulsé, je voyais se tordre son bas-ventre, la grasse pelote de son mont de Vénus, qui, par des mouvements involontaires de côté, échappait à ma bouche. Pendant que je suçais, léchais et mordillais le clitoris et les petites lèvres, toute la vulve palpitait, je voyais l’orifice du vagin s’élargir et se rétrécir spasmodiquement ; un liquide visqueux filait de cette ouverture de plus en plus abondamment, ruisselait partout. Pendant ce temps, la jeune fille se démenait frénétiquement, agitait les bras en l’air, en crispant les doigts, ou saisissait les objets qui étaient à sa portée, mon épaule, mon bras ou bien le bras de son frère, qui était auprès de nous, ou encore le pénis de celui-ci quand cet organe était exhibé. Tantôt elle serrait vigoureusement, à m’étouffer, ma tête entre ses cuisses veloutées et parfumées, comme si ses jambes avaient des crampes ; tantôt, au contraire, elle ouvrait ses jambes et les distendait démesurément, comme si elle voulait se fendre en deux, tantôt les levait en l’air, les agitait, les approchait de sa tête. Elle se débattait si énergiquement que ses organes sexuels à chaque instant s’arrachaient à ma bouche qui les reprenait ensuite. Des paroles entrecoupées exprimaient aussi l’intensité de la jouissance de la fillette. Son frère apprit à faire comme moi. Elle, à son tour, eut l’idée de lui exciter avec la langue l’extrémité du pénis et le masturbait avec la main. Elle m’offrit de me le faire aussi à moi, mais je ne le voulus pas, par peur panique de toutes les pratiques qui ressemblaient à la masturbation directe. Je me contentais du coitus in ore vulvæ, ne considérant pas cela comme une sorte de masturbation. Quant aux pratiques du cunnilingus, elles m’étaient agréables surtout par la vue de l’orgasme aigu de la fillette ; j’éprouvais aussi un plaisir direct à manier intimement et à regarder de si près ces parties si secrètes, cette vulve écarlate, béante, palpitante qui, avec ses plis chauds et humides, semblait, comme un visage, avoir une expression de langueur douce ou de désir enflammé. Ce n’est pas pour le plaisir de faire des descriptions que je raconte tout cela, c’est pour analyser exactement mes sensations. Le goût même des muqueuses sexuelles était très agréable à ma langue et à ma bouche. C’est, du reste, ce qu’ont éprouvé tous les viveurs : souvent ils disent qu’il n’y a pas de mets plus savoureux que ces parties de la femme. Le mucus que sécrète la femme qui jouit (qui jute, comme disent les Français) est également très agréable au palais, malgré son goût âcre et salin et quoique Aristophane l’appelle (dans les Chevaliers) [...] [l’abominable rosée]. Une fois je recueillis ce liquide dans la fente génitale de Sarah avec une cuillère à thé, après avoir masturbé la fillette, et avalai avec délices ce nectar salé. L’odeur de l’urine que je sentais en passant ma langue dans le voisinage du méat urinaire m’était, au contraire, désagréable, mais cette odeur ne se faisait sentir qu’au commencement de l’opération et disparaissait ensuite, sans doute à cause de l’abondance des sécrétions voluptueuses qui venaient recouvrir les traces d’urine.

Les séances que je viens de décrire ne pouvaient avoir lieu très souvent. En effet, quelquefois des camarades venaient me voir le soir et me retenaient chez moi. D’autres fois, et cela arrivait fréquemment, Elias et Sarah recevaient des visites chez eux ; or j’étais, parmi leurs amis, le seul qu’ils eussent admis à leurs amusements sexuels et rien de compromettant ne pouvait se passer en présence d’une autre personne que moi. Enfin, bien que les parents n’entrassent pas généralement dans les chambres des enfants, ceux-ci n’osaient presque jamais s’amuser de cette manière tant qu’ils ne se savaient pas seuls dans la maison (les domestiques n’entraient pas en ligue de compte, car il était facile, le cas échéant, de ne pas leur ouvrir la porte) ils attendaient donc les soirées où les parents étaient dehors. Cela faisait que nous ne pouvions nous amuser que de temps en temps. Tels furent donc les plaisirs que j’eus avec les deux enfants juifs pendant cette année scolaire. Quant à eux, ils s’étaient amusés sexuellement longtemps avant d’avoir fait ma connaissance. Une femme de chambre qu’ils n’avaient plus les avait initiés aux plaisirs de l’amour.

Comme élève du gymnase, j’ai eu d’autres liaisons sexuelles. Un camarade de classe me raconta qu’il coïtait avec des collégiennes qui venaient le voir chez lui. Il n’avait pas ses parents à Kiev et logeait en pension dans une famille qui ne le surveillait pas du tout. En sortant de classe, il emmenait chez lui les collégiennes quand, habituellement, il n’y avait personne à la maison ; sa chambre avait une entrée indépendante. Du reste, au point de vue des mœurs russes, il n’y avait rien de scandaleux dans le fait que les collégiennes vinssent, isolément ou en groupe, visiter un collégien. Personne n’avait rien à y redire. Il fit la connaissance d’une de ces fillettes au moment où elle sortait du gymnase, c’est-à-dire tout simplement dans la rue. Il lui glissa dans la main un billet pornographique avec des dessins appropriés ; le lendemain, en sortant de classe, elle consentit à venir chez lui. Ensuite, elle amena avec elle deux de ses compagnes. Mon camarade m’assura que plusieurs collégiens de notre classe avaient des liaisons du même genre. Il m’invita à venir chez lui quand il recevait les fillettes, c’est-à-dire immédiatement après la classe. Je fis donc chez lui la connaissance de trois collégiennes à peu près de notre âge. Après des baisers et des attouchements, deux d’entre elles se couchèrent sur le dos en travers du lit, les fesses au bord de ce lit, les jambes écartées et pendantes. Nous les prîmes en nous tenant debout entre leurs jambes. La fillette avec qui j’étais n’avait pas les parties sexuelles aussi jolies que celles de Sarah ; le mont de Vénus avec les grandes lèvres était moins grassouillet et les teintes de la fente génitale étaient d’un pourpre moins éclatant. Néanmoins, c’est avec un sentiment de félicité que j’introduisis mon pénis dans le vagin de la fillette. Je fis à cette occasion une observation qui excita mes ardeurs. Le vagin serrait mon pénis étroitement, comme un gant, et, par suite, le mont de Vénus suivait le pénis dans tous ses mouvements, s’élevant et s’abaissant avec lui. Pendant que je besognais, toute la motte génitale, entraînée par le pénis, dansait éperdument, semblant faire des glissades dans tous les sens sur l’os du pubis. La troisième collégienne était vierge et ne tolérait que le coitus in ore vulvæ et le cunnilingus. Il paraît qu’un autre camarade la dépucela quelques mois plus tard. Elle avait une particularité quand, après lui avoir sucé le clitoris (très développé et allongé), je le lâchais, l’extrémité de l’organe, au lieu d’aller s’effondrer dans la fente désormais close, continuait à s’ériger, comme une verrue et d’un air mutin, entre les brunes grandes lèvres refermées ; chez les autres jeunes filles, au contraire, l’extrémité du clitoris, une fois mise en liberté, ne se dressait entre les grandes lèvres refermées que pendant quelques secondes, puis se contractait, se retirait au fond du sillon génital et devenait invisible.

Ces relations continuèrent, plus ou moins régulièrement, jusqu’à la fin de l’année scolaire. D’autres collégiennes, avec le pubis glabre ou poilu, vinrent se faire besogner par les garçons. Quelquefois nous nous réunissions plusieurs garçons et plusieurs filles ensemble et chaque garçon prenait plusieurs filles, l’une après l’autre, tant qu’il en avait la force. Cela se passait tantôt dans les chambres des collégiens, tantôt à la promenade dans les bois des environs de Kiev, notamment dans une maison de bois abandonnée au milieu de la forêt.

J’ai dit que je lisais de préférence à cette époque les romans français. Les romans russes n’étaient pas suffisamment érotiques pour moi. La littérature russe était alors très chaste elle a bien changé depuis, surtout dans ces dernières années. En ce qui concerne la manière de traiter des relations sexuelles, il y a autant de différence (mais dans le sens inverse) entre la littérature russe d’il y a vingt à trente ans et celle d’aujourd’hui qu’entre la littérature anglaise du temps de la reine Anne et celle de la période comprise entre 1830 et 1862. Nous avons aujourd’hui des écrivains dont raffole le public (Artsibacheff, par exemple) qui poussent la pornographie aussi loin que les naturalistes et décadents français les plus libidineux. Il n’en était pas ainsi alors. Les belles lettres étaient austères. Je lisais aussi, avec grande excitation et quand je pouvais me les procurer, les livres ou chapitres scientifiques sur l’anatomie et la physiologie des organes sexuels. Une lecture surtout me donna la plus forte émotion érotique. C’était un article publié dans un périodique médical qui tomba entre mes mains chez un médecin, ami de mon père. Pendant que les grandes personnes causaient dans le salon, je lisais fiévreusement, dans le cabinet du médecin, la revue médicale. C’était le compte rendu détaillé d’un procès qui fit alors beaucoup de bruit en Russie. Une jeune personne excentrique, fille d’un marchand très riche, tua, avec la complicité de ses compagnons de débauche, dans un lupanar de Moscou, un homme appartenant, comme elle, à la bonne société. Cette jeune fille de moins de vingt ans était homosexuelle et le mobile du crime fut la jalousie : elle voulut se venger de ce qu’on lui avait enlevé une amante. Il résulta du procès que cette riche héritière, nageant dans le luxe, avait coutume de se déguiser en homme et de visiter, en compagnie de jeunes gens de la jeunesse dorée, les lupanars de Moscou, les plus luxueux comme les plus misérables. Telles sont les circonstances de ce procès, si j’ai bonne mémoire, car jamais, depuis, je n’ai eu l’occasion de lire quelque chose au sujet de cette affaire. Mais je me souviens avec précision que, dans le compte rendu publié par la revue en question, il y avait la reproduction complète de l’expertise médicale. Il y avait, entre autres, une description des parties sexuelles de la jeune fille, description tellement complète que je n’ai vu, depuis, rien de pareil : le moindre détail était indiqué, tantôt en termes pittoresques, tantôt avec des mesures exactes en centimètres, millimètres, etc. En lisant cela, je m’excitais à penser de quelle façon ces mesures avaient été prises, comment on avait mesuré la longueur du clitoris, les dimensions des petites lèvres dans leurs différentes parties, la profondeur du vagin ; je me représentais les savants appréciant les teintes de la coloration de la vulve sur différents points… Cette phrase me faisait rêver : « La sensualité de la patiente se décèle par la grande excitabilité des petites lèvres et du clitoris qui entrent en érection violente au moindre attouchement. » Comme la jeune fille n’était plus vierge, il y avait des détails sur les sensations qu’elle éprouvait, d’après son propre témoignage, dans le coït normal ou bien dans les relations homosexuelles. Bref, cette lecture agit sur moi comme un puissant aphrodisiaque. Je suis constitué, en effet, de telle façon que c’est par l’imagination que je reçois la plus forte excitation sexuelle. Les images mentales ont sur moi, à cet égard, autant et plus d’action que les images physiques. Mais ce n’est pas tout à fait de l’auto-érotisme : enfermez-moi entre quatre murs et l’obsession sexuelle m’abandonnera bientôt. Mon imagination, pour travailler dans la direction érotique, a toujours besoin d’un stimulus extérieur vue des organes sexuels de la femme, vue d’un dessin obscène, lecture pornographique, conversation grivoise. Il ne suffit pas qu’il y ait auprès de moi une femme, jolie et appétissante ; la vue de la plus jolie, de la plus charmante femme, si elle est habillée avec décence et a un maintien honnête, ne me suggère jamais le désir de coïter avec elle, ne provoque jamais chez moi une érection. Pour que l’appétit érotique se réveille chez moi, il est absolument nécessaire que la femme se comporte d’une manière provocante, que j’entende des paroles lascives, que je voie des nudités ou bien que je sois sous l’impression d’une lecture érotique, d’une conversation obscène toutes fraîches. Les souvenirs érotiques anciens cessent de m’exciter, une lecture lascive me laisse généralement froid si elle n’est pas neuve pour moi, c’est-à-dire si elle date car, au commencement, les mêmes grivoiseries m’excitent, même si je les relis plusieurs fois de suite : au bout de quelques jours l’aiguillon s’émousse. Ainsi je puis rester pendant longtemps dans un état de neutralité sexuelle absolue : une image voluptueuse qui, par hasard, se présente du dehors (il est absolument nécessaire qu’elle vienne du dehors et ne soit pas engendrée par mon propre esprit) vient brusquement rompre cet équilibre et m’enflammer d’ardeurs charnelles. Je ne sais pas jusqu’à quel point ces dispositions psychologiques sont anormales et morbides c’est à un spécialiste de se prononcer là-dessus.

Je n’ai jamais éprouvé de sentiments homosexuels véritables [1]. Je me souviens cependant qu’entre douze et treize ans, la vue d’un certain camarade de classe du même âge que moi me causait une légère excitation sexuelle. Il avait la peau très fine, les cheveux naturellement frisés et ressemblait tout à fait à une fille. C’est sans doute pour cette raison que sa proximité m’était agréable ; j’aimais à lui pincer le cou un peu gras, à lui prendre la taille. Je ne pensais jamais à son sexe, ni à la possibilité de relations charnelles avec lui, je ne souhaitais même pas le voir nu et pourtant son image se présentait quelquefois à mon esprit dans les rêves érotiques ; je voyais en rêve, nue, une partie de son corps (pas le sexe, mais, par exemple, les bras ou les épaules), l’embrassais, le baisais sur les joues et cela aboutissait à des pollutions. Dans toute mon existence, c’est le seul souvenir ayant quelque rapport avec l’homosexualité. Du reste, nous n’avons jamais échangé aucun propos tendre, aucune démonstration d’amitié particulière. Je crois que la finesse féminine de l’épiderme de l’enfant a été la seule cause de mes émotions érotiques. Les organes sexuels d’un petit garçon me sont indifférents ; ceux d’un homme fait provoquent mon dégoût je ne consentirais pas à les toucher avec la main.

Vers la fin de cette année scolaire, j’eus trois aventures avec des femmes adultes. Une jeune femme mariée, assez jolie brunette, venait souvent nous voir, seule ou avec son mari. Ma mère me chargea un jour d’aller rendre à cette dame un livre prêté par celle-ci. La dame me retint assez longtemps chez elle, causa avec moi littérature et me fit promettre de revenir chez elle le lendemain soir pour lire ensemble des romans, mais de n’en rien dire à mes parents. « Mon mari, dit-elle, s’en va le soir au club, je m’ennuie toute seule et la lecture me fatigue la vue. Vous lirez à haute voix et je vous écouterai. » J’ai déjà dit que je sortais quand je voulais ; je sortis donc de chez moi à l’heure convenue, me contentant de dire à mes parents que j’allais voir un camarade, et me rendis chez la dame. Elle me fit asseoir auprès d’elle sur un sofa et me fit lire un roman de Goncourt. Arrivé à un passage érotique, je me sentis un peu gêné et ma voix tremblait. Alors la dame m’arrêta et se mit à m’interroger pour voir si je comprenais bien les allusions érotiques. Comme je le faisais toujours dans les cas semblables, je fis l’ignorant. Cela parut enchanter mon interlocutrice, elle plaisanta doucement mon ingénuité à mon âge (j’avais douze ans et demi), me dit que je devrais déjà avoir une amourette et me proposa de me montrer comment les femmes étaient faites et comment on faisait l’amour. Elle m’embrassa sur la bouche, puis déboutonna mon pantalon et saisit mon membre érigé. S’extasiant sur ses dimensions, affirmant qu’il était très gros pour mon âge (mes organes sexuels, en effet, ont toujours été très volumineux), elle l’embrassa et me dit : « Vous avez un si joli instrument et vous ne savez pas vous en servir ! Voyez comme il est dur et chaud, ça prouve qu’à l’insu de son maître, il désire déjà la femme ! Avec un pareil objet, vous pouvez rendre heureuse une femme. » Je faisais comme si je ne comprenais pas. Alors elle poursuivit l’explication, décrivit, en termes lascifs, la copulation, puis leva son jupon et montra ses jambes nues et ses organes sexuels qu’elle me fit palper. Elle n’avait pas de pantalon. À demi-couchée, elle m’attira sur elle et, de sa main, introduisit mon membre dans le vagin. Nous coïtâmes très voluptueusement. Après l’opération, elle me recommanda de ne parler à personne de notre aventure et ajouta qu’elle avait fait cela exclusivement en vue de mon bien, pour me préserver de l’onanisme et des méchantes femmes. Nous eûmes depuis plusieurs autres tête-à-tête, qui se terminaient toujours par la copulation.

Les deux autres aventures ont eu lieu avec des élèves des classes supérieures du gymnase, de dix-sept et de dix-huit ans, qui ont eu aussi l’idée charitable de m’« éclairer sexuellement ». J’étais en visite chez l’une d’elles, nous causions de chevaux et je feignis d’ignorer la différence entre l’étalon et le cheval hongre. La jeune fille en fut étonnée, me demanda si je savais comment on faisait les enfants, et voyant mon ignorance, me coucha sur le dos, fit sortir du pantalon mon pénis érigé et, levant le jupon, se coucha sur moi en plantant mon pénis dans l’intérieur de son ventre. Puis, en faisant des mouvements rapides avec son ventre et ses cuisses, elle me chevaucha jusqu’à ce que se produisit chez elle l’orgasme qui lui fit presque perdre connaissance. Pendant qu’elle coïtait, elle me baisait sur la bouche more columbarum : c’était la première fois que je goûtais ce plaisir. Je me souviens encore de la sensation du pénis fortement comprimé et tiraillé par les muscles de la vulve de la jeune fille. Au moment suprême de la jouissance, son visage eut un aspect cadavérique. Je n’ai pas eu l’occasion de renouveler les rapports sexuels avec cette jeune personne.

L’autre grande collégienne me parla des choses sexuelles la première fois que nous nous trouvâmes seuls. Je fis le nigaud selon ma coutume. Elle me décrivit la différence des organes de l’homme et de ceux de la femme, exposa la manière dont s’accomplissait l’acte sexuel et, sur ma prière, me montra ses parties génitales. Je n’ai pu cependant obtenir d’elle quelque chose. Elle disait qu’elle était vierge et ne voulut pas me permettre de la prendre même in ore vulvæ. Elle me permit par contre, de lui tâter et chatouiller la vulve avec les doigts et même de mettre mon doigt dans le vestibulum vulvæ, ainsi que de caresser ses seins dénudés. Je voyais que tout cela l’excitait comme le prouvait non seulement l’expression de son visage, mais aussi le fait que la fente génitale dans laquelle je promenais mon doigt était toute mouillée, chaude et frémissante. Nous nous revîmes souvent pour renouveler cet amusement. Chaque fois, j’étais obligé de la prier avec instance et longtemps de me montrer ses parties sexuelles. Après plusieurs refus, elle cédait à mes prières, s’asseyait au bord d’un meuble quelconque : lit, canapé, coffre, fauteuil, relevait son jupon et écartait ses jambes. Je m’agenouillais pour mieux voir et explorais avec mes doigts l’ouverture génitale. Mais elle ne me permit jamais de l’élargir suffisamment ou d’y enfoncer mon doigt assez profondément pour voir ou toucher l’hymen. Elle disait que, par un mouvement rude ou maladroit, on pouvait facilement déchirer cette membrane. Elle ne me permettait pas non plus de la masturber véritablement, c’est-à-dire par un frottement continu, ne tolérant que des attouchements légers, rapides et discontinus. Puis elle me faisait asseoir à côté d’elle et jouait avec mon pénis rigide, sans toutefois me masturber, ce que, du reste, je n’aurais pas supporté non plus. Pendant ce temps, je lui caressais les seins nus et nous nous embrassions sur la bouche. Ces pratiques ne provoquaient pas chez moi d’éjaculation, mais seulement une érection agréable. Chaque fois je la suppliais de m’accorder le coït, au moins le coït in ore vulvæ, mais jamais elle n’a voulu y consentir pas plus qu’à l’onanisme buccal ou lingual.

Vinrent les vacances. Si on me permit de passer dans la classe suivante (la quatrième), ce fut par une grande indulgence de la part des professeurs et en souvenir de mes succès passés. En réalité, tout plein de préoccupations érotiques, je n’avais pas du tout travaillé en troisième et mes notes de l’année avaient été déplorables. Mais l’examen de passage entre la troisième et la quatrième était exclusivement écrit et je fus sauvé par le copiage qui vint en aide à l’indulgence des examinateurs, de sorte que j’obtins per fas et nefas la moyenne nécessaire.

Nous passâmes les vacances au village de mon oncle, endroit que je n’avais pas revu depuis deux ans. Mais j’y revins tout changé, aussi expérimenté en matière érotique qu’une grande personne. Maintenant, mon cousin racontait des obscénités à quelqu’un qui les comprenait ! Et, au milieu des nombreuses servantes de la maison, des filles de ferme et des filles de champs, j’étais plongé dans une atmosphère vraiment cythéréenne. Je ne tardai pas à nouer des relations avec la plupart de ces filles, guidé du reste par mon cousin qui me facilitait les approches. Il m’expliqua qu’on pouvait tout obtenir de ces viragos robustes avec quelques cadeaux insignifiants : un paquet d’épingles à cheveux, un ruban de quatre sous, un bonbon, un gâteau, même un morceau de sucre. Et, en effet, pour ces offrandes dérisoires, les « vierges fortes » de l’Ukraine me permettaient de regarder et de palper les parties les plus secrètes de leur corps. Cela se passait n’importe où, dans une chambre, dans un hangar, une écurie, derrière une meule, dans les buissons. Les vierges ne permettaient que les attouchements ; celles qui n’étaient pas vierges se laissaient prendre le plus volontiers du monde. Avec mon cousin et d’autres jeunes gens, j’allais les voir se baigner dans le fleuve. J’échangeais avec elles des propos à double sens. Du reste, elles riaient toujours aux éclats quand elles entendaient une obscénité. Une fois nous traversions avec mon cousin une salle où une magnifique fille de dix-sept ou dix-huit ans, véritable incarnation de la force et de la santé, les joues rouges comme des pivoines, les seins pointant en avant, lavait le plancher, pliée en deux et plantée sur deux jambes écartées, massives comme des colonnes et dont on voyait la blancheur, car les jupons étaient retroussés plus haut que les genoux. Sans perdre un instant, mon cousin s’approcha de la fille par derrière et lui saisit fortement, sous la jupe, l’organe sexuel. La jeune fille se récria, en s’arrachant des mains de l’agresseur, mais sans se fâcher et en riant. C’est que les jeunes filles du village étaient habituées à ces hardiesses-là. Dans les grandes cuisines du seigneur où des dizaines de servantes et d’ouvrières dînaient ou prenaient le thé avec des dizaines de cochers, surveillants, travailleurs de champs, etc., et où, poussé par l’ardeur érotique, j’entrais souvent maintenant, les familiarités les plus audacieuses étaient licites. La conversation générale était un feu roulant d’obscénités, les gestes ne le cédaient en rien aux paroles. J’ai vu, par exemple, un jouvenceau qui brandissait devant les jeunes filles un tison éteint et carbonisé à forme phallique, en leur demandant si elles voudraient que leurs amants fussent pourvus d’un membre aussi imposant. Aucune des jeunes filles n’avait l’air choquée, toutes riaient aux larmes. Les navets, les trognons de chou ou de raifort servaient de prétextes à des facéties analogues. Quelquefois, quand une jeune fille, s’occupant du feu du poêle ou arrangeant le samovar placé par terre, se baissait, un jeune homme, en veine d’humour, la saisissait par-derrière, collait son ventre à ses fesses (sans sortir son membre, ni la trousser, bien entendu) et simulait les mouvements du coït a retro, disant qu’il était un étalon ou un taureau qui saillait une cavale ou une vache. Ces comparaisons n’offensaient pas la rustique beauté, amusée par la plaisanterie comme le reste du public. J’ai dit déjà que les jeunes filles et les jouvenceaux (paroubki) se baignaient tout nus très près les uns des autres. Quelquefois les garçons amenaient avec eux des chevaux qu’ils baignaient et j’ai vu plus d’une fois un de ces baigneurs, tout nu, collant son ventre et ses parties sexuelles sur la croupe de l’animal et mimant les mouvements du coït et cela en présence des jeunes filles, également nues, qui l’appelaient cochon, mais que cette pantomime amusait énormément. On m’a même dit d’un garçon de dix-neuf ans que, dans une de ces scènes coutumières, il avait réellement coïté une cavale pendant que les jeunes filles le regardaient faire, en l’injuriant, mais restant là jusqu’à la fin de l’acte. Dans la cuisine noire (c’est ainsi qu’on appelle en Russie la cuisine où l’on prépare les repas des domestiques ou des ouvriers), j’ai vu souvent des jeunes hommes lutter, par manière de jeu et de plaisanterie, avec des jeunes filles. Quand un jeune homme parvenait à renverser et à coucher une jeune fille par terre, il ne manquait jamais de se coucher à plat ventre sur la lutteuse vaincue (sans toutefois se déboutonner) et d’imiter, en riant, les postures et les mouvements de la copulation. Les enfants présents à ces scènes s’esclaffaient, comprenant bien le symbolisme du simulacre. On m’a raconté que parfois, dans les banquets de cette cuisine, les jours de fête, quand on était échauffé par l’eau-de-vie distribuée à titre gracieux par le maître ou par les intendants (pour le paysan russe une fête n’est pas une fête sans abondantes libations d’eau-de-vie de grains), les hommes se permettaient des tours plus pendables. Ils saisissaient inopinément et par-derrière quelque belle fille, l’arrachaient du banc ou elle était assise, la renversaient et la tenaient pendant quelque temps la tête en bas et les jambes gigotant en l’air. Comme les femmes du peuple, ainsi que je l’ai dit, ne portent pas en Russie de pantalon, tout le monde pouvait ainsi repaître sa vue des charmes les plus secrets de la victime. Et la victime ne gardait pas longtemps rancune à ses bourreaux, tellement les mœurs étaient grossières.

On pouvait aussi voir pas mal de choses au village. Une fois, en entrant brusquement avec mon cousin dans une salle des communs (c’était une buanderie, je crois), je vis un jeune cocher par terre avec l’une de nos servantes. « Eh, que faites-vous là ? » s’écria mon cousin. « Nous coïtons », répondit le cocher (en employant, naturellement, le terme le plus grossier qui exprime cette idée) et il continua tranquillement son travail jusqu’à ce que mon cousin, à coups de pied dans le derrière, l’eût obligé à lâcher prise et à se lever. La servante rabattit ses jupons et s’en alla sans paraître confuse le moins du monde. J’ai su d’autre part que les veillées du village (les vétcherinki, « vesprées » en petit-russien) — réunions du soir et de la nuit de jeunes filles et de jeunes hommes célibataires, pendant lesquelles le beau sexe travaille (file, brode, etc.) et les jeunes soupirants font de la musique, chantent ou tâchent de faire rire les dames par des histoires plaisantes — se terminaient d’une façon particulière : on attendait que les lumières s’éteignissent, faute d’aliment, et on les aidait quelquefois à s’éteindre, puis chacun asseyait sur ses genoux sa voisine et la masturbait tout en se laissant masturber par elle dans l’obscurité. Après quoi chacun rentrait chez soi, content de la vesprée.

La grossièreté des mœurs rurales peut être mise en lumière par un épisode de la chronique de notre village, épisode dont je n’ai pas été le témoin, étant arrivé au village quelques semaines plus tard, mais dont je puis garantir l’authenticité, la chose s’étant passée publiquement et, pour ainsi dire, officiellement. Parmi les jeunes paysans, il y avait un gars de vingt ans au sujet duquel les filles firent courir le bruit qu’il n’avait qu’un seul testicule. Ce furent des railleries sans fin : dès qu’il apparaissait dans une réunion où il y avait des jeunes filles, celles-ci s’éloignaient de lui comme d’un pestiféré, en lui criant : « l’homme à un seul testicule ! » (odnoyaïts, [...] de odno, un seul, et yaïtso, testicule). Navré, il se plaignit de cette calomnie au tribunal communal, volostnoï soud, composé de paysans souvent absolument illettrés, de sorte que toute la procédure se faisait verbalement, mais qui pourtant pouvait infliger non seulement de petites amendes et quelques journées de détention, mais aussi la fustigation, souvent très cruelle, et jugeait les menus délits de paysans et les menus différends entre les gens du village. Les décisions de ce tribunal improvisé de simple police n’étaient du reste guidées par aucune loi écrite : comme en Orient, on s’en remettait à l’inspiration des juges, inspiration qui était souvent influencée par des offrandes sous forme de seaux (vedro) d’eau-de-vie de la part des plaignants ou des défendeurs. Le volostnoï soud de notre village prit à cour l’infortune du jeune homme. Les jeunes filles coupables (il y en avait plus d’une vingtaine) furent mandées par-devant les juges qui prononcèrent la sentence suivante : chacune des coupables devait être introduite isolément et l’une après l’autre dans la salle communale où se tenaient les juges et le plaignant et, après avoir mis la main dans le pantalon de celui-ci et s’être assurée qu’il avait deux testicules et non un seul, recevoir sur les fesses deux claques de la main dudit plaignant. Ainsi fut fait. La salle communale était pleine de monde, on introduisait successivement les jeunes filles et après les avoir obligées à mettre la main dans la braguette du plaignant, on leur demandait : « A-t-il deux testicules ou un seul ? » Force était bien à la jeune fille de répondre : « Il en a deux. » Après quoi on la menait vers le chef du tribunal (volostnoï starchina) qui était assis sur un banc, le dos appuyé au mur, et faisant face au public. On disait à la jeune fille de se baisser et l’on mettait sa tête sur les genoux du juge, comme dans le jeu de main chaude. En même temps on lui relevait le jupon par-derrière, découvrant ainsi, par suite de la posture de la patiente, non seulement ses fesses, mais aussi, entre celles-ci, ses « charmes », comme on disait au XVIIIe siècle. Le derrière était, du reste, tourné vers le public. Alors le jeune homme calomnié appliquait sur les robustes rotondités deux claques retentissantes. C’est de la bouche des acteurs même de la comédie que j’en ai recueilli tous les détails.

Dans la très nombreuse domesticité de mon oncle, il y avait une fillette de treize à quatorze ans, du nom de Yévdochka (diminutif d’Eudoxie), fille d’un cocher. Si je n’avais pas connu cet échantillon des mœurs rustiques, je croirais que les nombreuses figures de jeunes femmes qui, dans les romans de Zola, représentent la pure animalité, la pure incarnation de l’instinct sexuel (la Mouquette dans Germinal, etc.), ne correspondent à aucune réalité et sont un pur symbole poétique. Mais Yévdochka était bien un exemplaire de cette collection. À toute heure de la journée et de la nuit (excepté peut-être pendant le sommeil), elle ne pensait qu’à l’acte sexuel. Comme une chienne en chaleur, elle rôdait partout où elle avait la chance de rencontrer un mâle isolé et se livrait indifféremment à tout le monde, aux enfants comme aux vieillards. On l’accusait d’actes de bestialité. Une fois, mon cousin et moi, nous la rencontrâmes avec une amie de son âge, dans un fourré de broussailles. Les deux fillettes relevèrent leurs jupes et nous montrèrent leurs vulves en écartant les jambes et en nous invitant, par des paroles, des gestes, au coït. Mais mon cousin me dit qu’on pouvait, avec Yévdochka, attraper une maladie et nous résistâmes à la tentation. Je ne sais pas si l’appréhension de mon cousin était fondée : tous les jeunes gens du village couchaient avec Yévdochka et, pourtant, je n’ai pas entendu dire qu’ils soient tombés malades.

Un matin, avant le lever du soleil, mon cousin me conduisit dans une salle des communs, une espèce de hangar, où dormaient les jeunes ouvrières. C’était au cœur de l’été ; comme il faisait très chaud, les jeunes filles étaient couchées tout simplement en chemise sur des paillasses jetées par terre, sans se couvrir même de draps de lit. Elles étaient une vingtaine et dormaient profondément, comme on dort lorsqu’on est jeune, plein de santé et qu’on s’est livré, pendant la journée, à de durs labeurs physiques. Les chemises de la plupart d’entre elles s’étaient relevées ou dérangées pendant le sommeil et l’on voyait les cuisses nues, les ventres nus. Quelques-unes étaient couchées sur le dos, les jambes écartées.

Nous pouvions examiner à notre aise les vulves brunes à la fente rosée, les monts de Vénus poilus. Il y avait des toisons génitales de différentes couleurs. Je me souviens qu’un pubis couvert d’une toison rousse ou plutôt rouge m’impressionna particulièrement. Une odeur forte se dégageait de toutes ces nudités féminines. Très excités, nous n’osâmes cependant réveiller personne et nous nous en allâmes doucement sans que les jeunes filles se fussent doutées de notre visite matinale.

Mon cousin avait des relations sexuelles avec un grand nombre de servantes, d’ouvrières agricoles, de jeunes paysannes. Une jeune servante venait le voir quelquefois la nuit dans sa chambre où était aussi mon lit, sans se sentir gênée par ma présence : simplicité bucolique des mœurs ! Ces nuits-là je ne pouvais m’endormir : j’écoutais les baisers, le craquement du lit et autres bruits caractéristiques du coït, plusieurs fois renouvelé, les anecdotes pornographiques racontées par mon cousin à la jeune fille et tentigine rumpebar, comme disaient les Romains.

De mon côté, comme je l’ai dit déjà, je coïtais souvent avec les jeunes filles du village et de la domesticité in ore vulvæ avec les vierges, normalement avec celles qui étaient déjà déflorées. Ces fortes femelles, admirablement râblées, étaient exubérantes de santé et de vie animale, avec leurs joues rouges, leurs énormes postérieurs, leurs seins durs et saillants, leurs jambes semblables aux colonnes doriques, leurs vulves musculeuses et puissantes. Elles profitaient de leur jeunesse et on les voyait se rouler avec les garçons dans tous les fossés, dans toutes les granges, sous toutes les meules, dans tous les coins où un couple pouvait s’étreindre. Si on les engrossait, elles avaient recours aux substances abortives (l’usage de l’ergot du blé était connu de toutes les jeunes filles) ou se faisaient avorter mécaniquement par des vieilles femmes expertes en ces manœuvres. Du reste, l’opinion n’était pas sévère pour les faiblesses charnelles. Tout le monde, par exemple, savait qu’un veuf avait fait des enfants à ses deux filles, l’une d’elles étant mineure. Cela ne faisait aucun tort la considération générale dont il jouissait.

Pour être complet, je dois dire que, pendant ces vacances, il se trouva encore une propriétaire mariée, notre voisine, qui crut nécessaire de m’« éclairer sexuellement » et, croyant à mon innocence, m’expliqua ce que je savais depuis longtemps et se fit faire l’amour par moi dans un kiosque de son jardin.

J’avais un peu moins de treize ans en rentrant à Kiev comme élève de la quatrième classe du gymnase. Au point de vue des études, cette année fut, pour moi, encore plus désastreuse que l’année précédente. J’étais incapable de concentrer mon attention sur les livres scientifiques qui, du reste, m’intéressaient de moins en moins. Mes notes devenaient de plus en plus mauvaises, j’étais parmi les derniers élèves de la classe. Mes parents s’expliquaient mes échecs par cette circonstance que j’étais trop jeune (entre treize et quatorze ans) pour la quatrième classe : pourtant plusieurs de mes camarades avaient le même âge que moi. Quoi qu’il en soit, mes notes de l’année et celles de l’examen ne me permirent pas cette année de passer dans la classe suivante et je dus redoubler, chose que j’avais considérée auparavant comme très honteuse. C’est donc toujours dans la quatrième classe que je passai la quatorzième année de ma vie, et j’avais prés de quinze ans en entrant en cinquième. Non seulement force me fut de redoubler la cinquième classe aussi, mais je ne pus satisfaire aux épreuves nécessaires pour être reçu dans la sixième classe (j’avais alors prés de dix-sept ans). Or, comme on ne peut en Russie rester trois ans de suite dans la même classe, je dus sortir du gymnase. On me fit entrer dans l’école dite réale (gymnase sans latin ni grec), mais là aussi je subis des échecs. On trouva le moyen de me préparer a un examen qui me permit de retourner au gymnase classique (qui a plus d’importance, car il confère plus de droits), dans la sixième classe. J’avais alors dix-huit ans. Mais j’échouai à l’examen nécessaire pour passer dans la septième classe. J’avais alors près de dix-neuf ans. J’essayai de redoubler la sixième classe, mais les notes continuaient à être si mauvaises que, découragé, je quittai le gymnase définitivement au milieu de l’année : j’avais dix-neuf ans et demi. Pendant toutes ces années ma santé fut assez mauvaise, j’interrompais souvent mes études à cause de maladies de la poitrine et de névralgies, et cela ne contribuait pas à des succès scolaires. À l’âge de dix-sept ans, j’avais perdu ma mère qui avait eu tardivement un enfant et était morte d’une fièvre puerpérale contractée par suite de la négligence du médecin accoucheur, qui ne s’était pas suffisamment désinfecté après avoir visité une malade. L’enfant était mort aussi quelque temps après.

Ma vie sexuelle pendant toute cette période a été très active (de treize à vingt ans). En rentrant des vacances dont j’ai parlé plus haut, nous changeâmes de nouveau de logement et je ne revis plus jamais la petite Sarah. Mais je repris les relations sexuelles avec des collégiennes de bonne volonté, quelquefois je couchais avec des servantes quand elles étaient jeunes et jolies. Pendant les grandes vacances, quand nous les passions au village, j’avais à ma disposition, pour ainsi dire, tout un harem. Et enfin, je trouvai toujours des dames prêtes à « m’éclairer sexuellement ». Je pratiquais toujours avec succès la méthode qui consistait à feindre mon innocence, ma naïveté absolue. Je voyais que c’était un moyen presque infaillible pour « allumer » les dames et leur donner des idées libidineuses. C’est étonnant ce qu’elles aiment à donner l’enseignement en cette matière ! Chacune désire être la première initiatrice. Mais, en même temps, ces dames étaient jusqu’à un certain point honteuses de ce qu’elles faisaient, à en juger par cette circonstance que toutes me disaient qu’elles faisaient cela pour mon bien, pour me « détourner de l’onanisme et des méchantes femmes » ; hypocrisie qui ne pouvait me donner le change. Mon expérience me fait croire que l’inclination pour les enfants impubères ou les adolescents à peine pubères n’est pas plus rare chez les femmes que chez les hommes.

Feindre l’innocence n’était pas seulement, pour moi, un moyen plus sûr d’atteindre mon but ; c’était aussi une source de plaisirs particuliers. En effet, j’éprouvais et j’éprouve encore une volupté intense à entendre une femme et surtout une jeune fille parler des choses sexuelles. On sent, en effet, quand elles en parlent, qu’elles sont érotiquement excitées, qu’un frémissement parcourt leurs parties génitales. Pendant que les femmes me décrivaient, par exemple, le coït, je me figurais que leur clitoris devait être en érection et que leur vulve commençait à sécréter le mucus. De plus, les femmes ne parlent pas de ces choses de la même façon que les hommes : elles emploient rarement le mot propre, mais se servent, le plus souvent, de circonlocutions, d’euphémismes, de métaphores qui, par leur nature même, ont un caractère pittoresque, imagé, suggestif et excitent la pensée bien plus que les termes techniques et exacts. Les très jeunes filles surtout, ne connaissant pas le vocabulaire érotique technique (scientifique ou populacier) ou n’osant pas l’employer, sont obligées de faire des efforts d’imagination pour décrire nettement les choses, inventent des comparaisons, suggèrent des images frappantes, se troublent et rougissent tout cela est très excitant. Chacune raconte les choses à sa manière, par conséquent au moyen d’images nouvelles ; or la nouveauté des sensations, des images, des mots même, est un élément essentiel de l’acuité des sensations sexuelles : un livre pornographique monotone cesse d’être excitant au bout de quelques pages ; il ne faut pas qu’il raconte des aventures semblables et en termes semblables.

Chez moi, comme, sans doute, chez toutes les personnes nerveuses, l’imagination constitue l’élément le plus important du plaisir sexuel. Je ne puis pas jouir si le ne me représente la jouissance éprouvée par la femme. Il me serait impossible de faire l’amour à une femme endormie ou évanouie. Et l’idée seule qu’une femme éprouve une émotion sensuelle suffit pour me faire moi-même jouir (bien que cette jouissance n’aille pas jusqu’à l’éjaculation). L’idée de la jouissance masculine m’est, au contraire, indifférente : les émotions érotiques de l’homme n’éveillent en moi aucune sympathie.

Les idées ou (si l’on veut) les préjuges spiritualistes rendent les jouissances sexuelles plus aiguës et plus variées. C’est ce que Huysmans (en parlant de l’art de Rops) a exprimé avec exagération et grosso modo en soutenant que la grande et profonde luxure n’est pas possible sans le diable, et ce que Renan fit remarquer avec une finesse exquise en glorifiant le christianisme comme le maître des voluptés érotiques plus subtiles que celles de l’Antiquité. Voilà ce qu’oublient les nombreux auteurs qui flétrissent le christianisme au nom de l’érotisme triomphant et des droits de la chair. La titillation purement physique dans les relations sexuelles n’est rien ou presque rien à côte de l’excitation psychique et du prurit mental : or le christianisme a précisément exaspère ce côté psychique de la jouissance charnelle ; il a ouvert une carrière immense à l’imagination sexuelle, et il me semble que, chez l’homme civilisé, les plaisirs sexuels tirent toute leur valeur et tout leur attrait de l’imagination ; sans elle, l’acte sexuel n’est ni plus ni moins agréable que la défécation ou, tout au plus, que le boire et le manger pour les personnes non gourmandes. La pudeur féminine est un aphrodisiaque pour l’homme, mais seulement quand elle se laisse vaincre par la volupté de la même personne. Quand je suis au lit avec une femme comme il faut, ce qui m’excite le plus, c’est cette idée qu’il se passe quelque chose de paradoxal, d’invraisemblable : voilà une femme qui considère comme quelque chose de terrible le fait de montrer certaines parties de son corps ; elle les cache à tout le monde, surtout aux hommes, elle les considère comme honteuses, elle n’ose pas les nommer… Et pourtant, cette même femme les montre maintenant à un homme et à celui-la précisément à qui elle devrait s’obstiner le plus à ne pas les montrer, car c’est l’homme qu’elle aime, c’est-à-dire celui qui l’intimide et la trouble le plus et celui qui les regarde de l’œil le moins indifférent, le plus lascif ; et cet homme, non seulement regarde ces parties, il les touche, les manie, les excite par des attouchements ; il les touche non seulement avec la main, mais avec une partie du corps qui est également honteuse aux yeux de la femme et que celle-ci, normalement, a peur non seulement de toucher, mais de voir, de nommer, à laquelle elle ne devrait jamais penser (telle est, du moins, la convention), et le contact n’est pas seulement superficiel, l’homme introduit sa partie la plus honteuse dans la partie la plus honteuse de la femme… Et cette violation de la pudeur est d’autant plus piquante qu’elle est temporaire. Une heure plus tôt ou une heure plus tard, la femme a été ou sera habillée, cachera soigneusement presque toutes les parties de son corps et rougira rien qu’à entendre le nom de la chose qui lui causa tant de plaisir… Combien diminuerait le plaisir sexuel sans tout ce conventionnalisme — absurde en apparence — de la pudeur féminine !

Pour les mêmes raisons, les sécrétions voluptueuses de la femme ont pour l’imagination la plus grande valeur symbolique ou fétichiste. Rien ne m’excite autant que la vue, le contact ou la seule idée du mucus vulvo-vaginal. C’est que c’est le signe visible et tangible de la sensualité, de la volupté de la femme. L’érection des organes sexuels féminins est à peine visible ; en revanche, grâce au liquide sexuel, il y a une preuve évidente et matérielle que la femme est érotiquement excitée, qu’elle a « des sens », comme disent les Français, que c’est un être terrestre comme nous autres ou que, si c’est un ange, c’est un ange qui quelquefois déchoit… Par toutes les forces de mon imagination, je me transporte dans les parties sexuelles de la femme, je me représente la jouissance qu’elle éprouve et cela décuple ou centuple ma propre jouissance directe. Dans tout cela, il y a des éléments non seulement sensitifs, mais moraux (ou, si vous aimez mieux, immoraux) éthico-affectifs et intellectuels. Mais je reviens à mon récit.

Ainsi, pendant cette période de sept ans (de l’âge de treize à celui de vingt ans), j’ai eu de fréquentes satisfactions sexuelles. Il y eut cependant, pour des raisons accidentelles, des périodes d’abstinence. J’avais alors des pollutions nocturnes (à raison d’une ou de deux par semaine). Quand il n’y avait pas d’excitation extérieure mes besoins génésiques se calmaient et s’endormaient peu à peu, je me sentais la tête plus libre, l’énergie intellectuelle et physique accrue, mais, par suite de quelque stimulus accidentel (rencontre d’un livre ou d’une image pornographique, d’une nudité féminine, une conversation avec quelque dame qui essayait de m’éclairer sexuellement, etc.), mes ardeurs se réveillaient de nouveau et je retournais aux mêmes plaisirs épuisants. Je ne me sentais pas heureux. D’une part, mes continuels échecs scolaires m’humiliaient et me décourageaient profondément, malgré la bonté avec laquelle mes parents les supportaient. D’autre part, rien ne m’intéressait autour de moi que la femme et, quand je n’avais pas d’aventures érotiques, je m’ennuyais mortellement. je ne m’adonnais plus aux exercices physiques ; à la campagne, je ne chassais et ne montais à cheval que rarement. Mes camarades du gymnase, à mesure qu’ils grandissaient, vivaient d’une vie de plus en plus intellectuelle. La plupart se passionnaient pour la politique, lisaient la littérature révolutionnaire clandestine, s’affiliaient aux sociétés socialistes secrètes, communiaient dans la religion communiste, anarchiste et terroriste. Ils lisaient des livres sérieux : Spencer, Mill, Buckle, Renan, Louis Blanc, Taine, Marx, Lassalle, Laveleye, Proudhon, Darwin, Häckel, Summer Maine, Morgan, Engels, Tarde, F.-A. Lange, Büchner, Letourneau, etc. (je parle des jeunes gens de quinze a vingt ans.) Moi, je me contentais de savoir les noms des auteurs qu’ils lisaient quand j’essayais de lire ces livres, je m’endormais au bout de quelques pages. Mes camarades discutaient à perte de vue sur les questions morales, philosophiques, sociales (non sur les questions religieuses car tous étaient athées et matérialistes)… Ces discussions glissaient sur moi comme l’eau sur les vitres. Je n’y prenais pas part. Les romans m’intéressaient davantage, mais, lorsqu’ils étaient par trop sérieux, ils m’ennuyaient aussi. Mes deux états habituels étaient, ou l’excitation érotique directe, ou la prostration mélancolique accompagnée de rêveries souvent également érotiques. Quand je me remettais à travailler pour le gymnase avec une certaine énergie, c’était pendant les intervalles d’abstinence sexuelle mais, comme je l’ai dit, cela ne durait guère. Je ne me masturbais jamais, ayant horreur de cet acte et ne sachant même pas exactement comment cela se faisait. De peur d’une masturbation involontaire, je ne mettais même jamais mes mains sur mes parties sexuelles. Mais j’avais des remords a cause de mes relations sexuelles si nombreuses. Ce qui contribuait à augmenter ma dépression morale, c’était la nécessité où je me trouvais de mentir souvent à mes parents pour cacher mes escapades. Il m’en coûtait de plus en plus de mentir, à mesure que j’avançais en âge. Je n’ai jamais été un enfant menteur, on me considérait même comme exceptionnellement véridique et, pourtant, tant que je fus enfant, je mentis sans la moindre gêne intérieure quand il fallait cacher mes petits péchés. L’amour véritable de la vérité, la répulsion pour le mensonge ne me vinrent qu’avec l’âge. Combien fausse est l’idée que l’enfant est naturellement véridique ! Combien douteuse me parait l’existence de très jeunes enfants « incapables de mentir » ! C’est comme si l’on disait qu’il y a des enfants incapables de juger les actes injustement ! Malheureusement, ces fausses idées sont encore très répandues, même dans les milieux instruits.

Mes aventures érotiques de la longue période dont je parle n’eurent rien de notable. Elles furent dans le genre de celles que j’ai racontées déjà. Elles étaient facilitées par le libéralisme des mœurs russes, qui fait que les jeunes gens et les jeunes filles jouissent d’une complète indépendance, se font des visites auxquelles personne n’est présent, se promènent seuls tant qu’ils veulent, rentrent chez eux à n’importe quelle heure de la journée, etc. Nous avions une liberté de mouvements aussi complète que celle des grandes personnes, les uns en profitaient pour faire de la politique, d’autres et j’étais du nombre pour faire l’amour. Je n’allais jamais voir les prostituées, comme faisaient la plupart de mes camarades. J’avais peur des maladies vénériennes et les femmes publiques que je rencontrais dans la rue me paraissaient dégoûtantes. Je me contentais donc des collégiennes et des dames « comme il faut » de bonne volonté. Une de ces dernières, une amie de ma mère, ayant, un jour, appris de ma bouche hypocrite que j’ignorais la différence des sexes (j’avais alors un peu moins de quatorze ans), se retira du cabinet de travail de son mari, où nous étions seuls, dans la chambre à coucher qui se trouvait à côté et me dit de n’y entrer que lorsqu’elle m’appellerait. Au bout de quelques minutes, elle m’appela, en effet, et je la vis couchée sur le lit, absolument nue. Après m’avoir laissé contempler sa nudité, elle me dit de me déshabiller, de me coucher auprès d’elle, et m’« enseigna » l’acte sexuel. Elle ne risquait rien du reste, il n’y avait personne dans la maison et le mari ne pouvait rentrer à ce moment-là. Avec cette dame j’ai eu depuis l’occasion de coïter plus d’une fois.

La liaison la plus longue et la plus intéressante fut celle que j’ai eue entre seize et dix-sept ans avec une jeune fille plus âgée que moi de quelques mois seulement. Elle était élève de la dernière classe du gymnase, mais était déjà fiancée à un étudiant qui était alors en prison.

Comme affilié au parti terroriste socialiste-révolutionnaire, il attendait son procès depuis des mois, en prison préventive. Les charges contre lui n’étaient pas très graves, et comme en Russie, dans les procès politiques, les débats sont souvent une pure formalité, une comédie, de sorte que l’inculpé est d’avance condamné par les autorités supérieures dont les membres du tribunal militaire ne sont que les instruments passifs, on savait d’avance que le jeune homme en question serait condamné à huit ou dix ans d’exil en Sibérie sans travaux forcés (na possélénié). La jeune fille était décidée à le suivre et à se marier avec lui. Elle avait également des idées terroristes auxquelles elle tâchait de me convertir. J’allais la voir souvent, feignant de m’intéresser à ces idées qui me laissaient bien froid, mais attiré, en réalité, par elle érotiquement. Je ne lui déclarais pas mes sentiments, d’abord parce que j’ai toujours été timide, ensuite parce qu’elle s’était promise à un autre. Mais ce fut elle-même qui rompit la glace d’une façon assez originale.

À cette époque un livre, traduit de l’anglais, jouissait d’une grande vogue auprès de la jeunesse des écoles russes. Je remarquerai, en passant, qu’il conserve cette vogue encore aujourd’hui, car les intellectuels russes sont très constants dans leurs prédilections livresques (ils lisent encore l’ouvrage de Buckle comme s’il datait d’hier) et sont capables de se passionner simultanément pour les opinions les plus opposées, pour Marx et Nietzsche, pour Bebel et Weininger, pour Tolstoï et B. Shaw, non à cause d’une grande largeur d’esprit, mais à cause du manque de clarté dans les idées, du caractère chaotique de la mentalité russe et aussi d’une grande idolâtrie pour toutes les célébrités et autorités intellectuelles : comme les gens religieux trouvent toujours le moyen de concilier les textes sacrés les plus contradictoires, de même les Russes finissent toujours par prêter les mêmes opinions (les leurs propres) aux hommes célèbres dont les opinions divergent le plus et interprètent, par exemple, Nietzsche dans le sens du communisme révolutionnaire et de la social-démocratie ! Mais laissons cela. Le livre dont je parle était intitulé, je crois : Éléments de la science sociale. Misère, prostitution, célibat. L’auteur anonyme se disait docteur en médecine. On croyait en Russie que c’était un fils du célèbre Robert Owen. Cet ouvrage contenait des notions sur les phénomènes sexuels et recommandait aux jeunes gens des deux sexes de commencer le commerce charnel de bonne heure en pratiquant le néo-malthusianisme pour éviter les grossesses. Il y avait des recettes néo-malthusiennes pratiques : emploi de l’éponge, etc. Ce livre était interdit en Russie, mais, publié en russe à l’étranger, il circulait partout clandestinement et la plupart des collégiens et collégiennes le lisaient, quelquefois dès l’âge de treize ou quatorze ans, et souvent en appliquaient les conseils. J’avais lu ce livre depuis longtemps quand je le vis sur la table de Nadia (appelons ainsi la fiancée du « nihiliste »). Cette demoiselle vivait chez une tante, mais occupait une chambre indépendante où elle ne laissait entrer que ses amis : jamais sa tante n’y entrait ni aucun de ses parents. Naturellement, elle sortait et rentrait aux heures qu’elle voulait. Beaucoup de collégiennes russes jouissent de la même liberté dans leurs familles. Nadia me demanda si j’avais lu ce livre. Je répondis affirmativement, mais j’ajoutai que, comme il y avait longtemps de cela, je le relirais volontiers. Elle me le prêta donc. Quand je le lui eus rapporté, elle engagea une conversation sur les idées qu’il contenait. Elle me dit que l’abstinence sexuelle était condamnée par la raison et la science, puis elle n’apprit qu’elle avait eu des relations sexuelles avec son fiancé avant son arrestation, avec application des moyens préventifs contre la conception et que maintenant elle souffrait de son abstinence forcée, avait des rêves érotiques avec pollutions nocturnes qui la fatiguaient beaucoup. « Voyez, ajouta-t-elle, même en ce moment, en causant avec vous de ces choses, j’éprouve l’excitation sexuelle. » Et, après avoir mis sa main sous son jupon, elle la retira en montrant que les doigts étaient mouillés. « Vous aussi, continua-t-elle, vous devez souffrir de votre vie anti-naturelle » (elle croyait que je vivais dans l’abstinence). M’ayant demandé si je me masturbais et ayant reçu ma réponse négative, elle me dit que ma chasteté pouvait me faire beaucoup de mal, me conduire a la folie. « C’est pour cela, dit-elle, que vous avez si mauvaise mine, l’air si maladif. » Finalement, elle me proposa d’avoir avec elle des relations sexuelles, ce qui devait faire, suivant Nadia, un grand bien a sa propre santé et à la mienne. « Je reste, disait la jeune fille, moralement fidèle à mon fiancé, je ne l’abandonne pas et le suivrai en Sibérie, mais, en attendant, l’hygiène exige que je satisfasse mes besoins physiques et mon futur mari lui-même a tout intérêt à ce que sa femme se porte bien. Et vous, cela rétablira votre santé et vous évitera de vous adresser aux prostituées. » Naturellement, j’acceptai ces propositions : je ne demandais pas mieux, quoique pour des raisons tout autres que celles d’hygiène.

Nadia me pria de tirer les rideaux des fenêtres et de lui tourner le dos pendant quelque temps. Quand elle m’eut permis de me retourner elle était au lit, après avoir introduit dans son vagin, suivant les prescriptions de l’auteur anglais, une éponge de préservation, je me déshabillai à mon tour, rejoignis Nadia au lit et c’est ainsi que commencèrent nos passe-temps « hygiéniques ».

Nadia avait un extérieur assez agréable : les cheveux blonds cendrés, des yeux gris expressifs, des traits assez réguliers, sauf les lèvres trop grosses. Elle était bien proportionnée, de taille moyenne, avec de très grosses fesses et cuisses. Ses seins, au contraire, étaient petits, les parties sexuelles jolies et fraîches, avec une pilosité modérée, le vagin étroit. Jamais je n’ai eu de relations sexuelles avec une femme aussi sensuelle que Nadia et qui me donnât autant de plaisir physique. L’orgasme survenait chez elle vite, facilement et était prolongé, le spasme vénérien se renouvelait à de courts intervalles, se manifestant avec une grande intensité. Pendant le coït elle se démenait de toutes les façons, elle soupirait, gémissait, râlait, poussait des exclamations incohérentes et des cris, ses membres se convulsaient et se raidissaient cataleptiquement, sa vulve se contractait violemment et même, au paroxysme du plaisir, d’une façon douloureuse pour mon pénis ; son visage prenait alors une expression d’agonie, se voilait d’une lividité effrayante. Quelquefois le paroxysme de la volupté se terminait par une attaque de nerfs hystérique qui, dans les premiers temps, m’épouvantait, mais qui passait vite : elle riait hystériquement, pleurait, se débattait, etc. Les sécrétions voluptueuses de Nadia étaient très abondantes, jusqu’à s’écouler sur les draps du lit et y faire de grosses taches ; l’érection du clitoris, des grosses lèvres et des autres parties sexuelles était perceptible au toucher, ainsi que la chaleur accrue de la vulve congestionnée et dont les tissus se dilataient en devenant plus rouges. Tout le bas-ventre avait des mouvements convulsifs. Nadia n’était pas savante en matière érotique ; elle ne connaissait que le coït normal dans la posture ordinaire. Profitant de mes expériences et de mes lectures, je lui appris toutes sortes de raffinements. Je lui fis connaître le baiser more columbarum et le cunnilingus qui lui plut beaucoup et qu’elle finit par préférer au coït. Je l’excitais par toutes sortes de manipulations mammaires, clitoridiennes, anales, vaginales. Nous essayâmes toutes les postures imaginables du coït : le coït par-derrière ou more ferino, […] des Grecs, le coït debout, enfin toutes les figuræ Veneris que nous pouvions inventer ou que je connaissais par les livres ou par les images obscènes. Nous coïtions sur tous les meubles (chaises, canapés, même sur une table, comme nous l’avions lu dans Pot-Bouille), et par terre sur un tapis et des coussins. Une fois, elle pencha la partie supérieure de son corps par la fenêtre dans la rue, en laissant le reste de son corps derrière les rideaux clos, tandis que je la coïtais par-derrière, more ferarum. En nous réunissant nous lisions d’abord ordinairement quelque ouvrage lascif, les contes de Boccace, par exemple, ou les productions naturalistes françaises ; une fois suffisamment excités par cette lecture, nous nous déshabillions pour faire l’amour. Guidé par les livres, j’eus l’idée de pratiquer sur Nadia le coitus inter mammas et l’irrumatio ; pendant que je travaillais ses organes sexuels avec ma bouche et ma langue, elle prenait mon pénis dans sa bouche et opérait la fellatio. Ayant appris de moi que les femmes introduisaient dans leur vagin différents objets, elle me pria de l’onaniser en y mettant des bougies, des clefs, des crayons, des bâtons de cire à cacheter, etc. Je lui dis que le chatouillement de l’orifice urétral devait être particulièrement agréable aux femmes (je l’avais lu) par suite, elle m’autorisa à lui exciter l’urètre par différents objets effilés, par exemple par des épingles à cheveux en corne. Elle ne savait absolument rien de la pédérastie ; je lui expliquai comment avait lieu le coït entre mâles. Comme je lui disais qu’il y avait des individus qui jouissaient quand on leur introduisait le pénis dans l’anus, cela l’intéressa tellement qu’elle me demanda si je ne pouvais pas pratiquer sur elle la paedicatio. J’acquiesçai à ce désir et ne pus consommer l’acte qu’avec beaucoup de peine et après plusieurs tentatives infructueuses. Cette forme de copulation plut à Nadia, bien que l’acte lui fût d’abord douloureux. Dans la suite, nous renouvelâmes la paedicatio assez souvent. Nadia disait que cela ne valait pas le coït vaginal, mais que c’était agréable « pour changer ». À propos des relations homosexuelles, elle me raconta qu’il lui était arrivé une fois de dormir, non dans le même lit, mais dans la même chambre, avec une demoiselle, fille d’un riche négociant de Moscou, et que cette demoiselle se glissa dans le lit de Nadia, se saisit de ses organes sexuels et voulut se coucher sur elle en posture de coït ; Nadia, ne comprenant rien à cela et indignée, la rejeta de son lit, malgré les supplications de la jeune Moscovite qui lui disait que, dans sa ville, toutes les jeunes filles de sa classe faisaient ce que Nadia refusait qu’on lui fit. Malgré ces explications, Nadia crut que la Moscovite était folle et je fus le premier à lui apprendre que les relations homosexuelles étaient, en effet, assez communes dans certains milieux. Quelques années plus tard, à ce qu’on m’a dit, Nadia elle-même s’adonna a ces pratiques.

Si j’ai appris à ma compagne de lit différents raffinements érotiques, ce ne fut pas uniquement par luxure, mais aussi parce que souvent j’en étais réduit à la contenter en l’onanisant de différentes manières, n’ayant plus les forces suffisantes pour la satisfaire par le coït. Nadia avait, en effet, un appétit sexuel très grand et qui dépassait mes forces. Nous coïtions plusieurs fois pendant la nuit ; quelquefois elle me réveillait pendant la nuit ou au point du jour pour renouveler le coït. Quand je me sentais trop épuisé, je la satisfaisais par différentes manipulations et surtout par le cunnilingus qu’elle affectionnait particulièrement. Tous ces excès ne firent, je crois, aucun mal à sa santé, mais la mienne en fut ébranlée. Ce qui m’inquiétait surtout c’était l’affaiblissement de ma mémoire ; c’était peut-être une simple apparence, provenant de ce que les livres m’intéressaient de moins en moins et que je devenais incapable de fixer mon attention sur les matières étudiées.

Mes entrevues avec Nadia étaient fréquentes ; je passais la plupart des nuits dans son lit et ne rentrais chez moi que le matin, quelquefois pour prendre seulement les livres que j’emportais au gymnase. Mon père ne pouvait ignorer que je menais une vie irrégulière, mais il restait fidèle à ses opinions qui lui interdisaient de se mêler de la conduite des jeunes gens ; en outre, il était à cette époque excessivement préoccupé par ses propres affaires matérielles, qui marchaient mal.

Je me souviens que, couché avec Nadia la nuit, j’entendais quelquefois, à travers le mur, un bruit de formidable hoquet, avec des intonations hystériques et presque des hurlements. Nadia m’expliqua (elle l’avait su par les domestiques) que ces attaques vraiment monstrueuses de hoquet s’emparaient de sa voisine immédiate, une jeune Polonaise, chaque fois qu’elle jouissait pendant le coït avec son mari. Chacune de ces attaques durait plus d’une demi-heure. Heureusement pour nous, la jeune Polonaise quitta bientôt ce logement. J’ai déjà dit que Nadia elle-même avait quelquefois des crises hystériques après un coït (ou une séance de cunnilingus) particulièrement voluptueux ; mais cela n’arrivait que de temps en temps.

Ma liaison avec Nadia dura une dizaine de mois. Après le procès et la condamnation de son fiancé, elle se maria avec lui et le suivit en Sibérie. Il fut condamné à huit ans d’exil, mais, par suite des successives commutations de la peine, ne resta en Sibérie que trois ans et demi, y vivant du reste en liberté dans une ville assez agréable. Ensuite, il rentra en Russie, mais sans Nadia, laquelle l’avait quitté au bout de quelques mois de mariage et était déjà depuis longtemps rentrée à Kiev avec un amant. Depuis, elle eut beaucoup d’aventures, qui, d’ailleurs, n’avaient aucun rapport avec la politique.

J’étais assez fortement attaché à Nadia, mais par une passion purement physique. Ce qui l’indique, c’est que, quand il lui fallut me quitter, j’en éprouvai beaucoup de chagrin parce que je perdais en elle une source de grands plaisirs, mais je ne ressentis aucune jalousie à cause de son mariage. Quant à ses sentiments pour moi, elle me disait seulement que je lui étais « sympathique ». Après son départ, j’eus tout de suite d’autres amourettes du même genre, c’est-à-dire purement sensuelles et sans le « bon motif ».

J’ai déjà dit que j’avais quitté définitivement le gymnase à dix-neuf ans et demi, à cause de mes échecs scolaires ; il faut y ajouter un autre motif, le délabrement de ma santé. Je n’avais devant moi aucun avenir, je ne savais pas si je serais jamais en état de gagner ma vie. Mon père en était très attristé et ne savait quel parti prendre. Je pouvais entrer dans la carrière militaire ; mais, outre qu’elle m’était antipathique à cette époque, ma santé ne me le permettait pas. Et à ceux qui n’ont pas terminé leurs études secondaires, toutes les autres carrières « décentes » sont fermées en Russie. Un hasard heureux me montra une issue. Juste à ce moment, un oncle que nous n’avions pas vu depuis des années vint à Kiev et proposa à mon père de m’emmener en Italie et de m’intéresser à ses affaires.

J’acceptai cette proposition avec joie. Toute occasion de déplacement, de voyage, plaisait évidemment à ma mélancolie… Et j’étais content de quitter mon milieu habituel où je souffrais de l’humiliation de me sentir un raté. Et sur quelle imagination jeune le nom même de l’Italie n’exerce-t-il un pouvoir magique ? Je songeais aussi à la beauté tant célébrée des femmes italiennes, aux occasions innombrables d’amours faciles que je supposais pouvoir rencontrer dans ce pays de la volupté. L’arrangement convenait donc à tout le monde et je partis avec mon oncle pour Milan. J’avais alors exactement vingt ans. Nous fûmes un peu déçus par le climat, trouvant à Milan un temps très froid, même de la neige et d’assez fortes gelées. Mais on nous assura que cela ne durerait pas. Selon le conseil qu’on nous donna, nous nous transportâmes sur les bords du lac de Côme où l’hiver ressemblait au printemps ; de notre hôtel nous nous rendions souvent à Milan en dix minutes de bateau à vapeur et en une heure de chemin de fer. Mon oncle me présenta à ses correspondants commerciaux, les pria de me guider par leurs conseils et après m’avoir, sur leurs indications, placé en pension à Milan dans une famille italienne, repartit pour la Russie. Grâce à mon oncle et aux industriels dont il fit la connaissance (ne sachant pas l’italien, il parlait avec eux en français : cette langue est très répandue à Milan), j’obtins la permission de visiter les ateliers, de suivre certains cours de sériciculture, etc. Je me mis à étudier l’italien avec un véritable plaisir.

Depuis mon départ de Kiev, je vivais dans l’abstinence. Les besoins érotiques se faisaient sentir, mais, contrairement à mon attente, je ne trouvais pas le moyen de les satisfaire. Je vivais dans la famille d’un fonctionnaire italien dont la femme, Française d’origine, était une personne jaune et sèche sans le moindre attrait sexuel pour moi, du reste sérieuse et occupée uniquement des soins de son ménage et de ses enfants. Elle avait un garçon et deux fillettes dont l’aînée avait douze ans. Ainsi aucune aventure amoureuse ne pouvait m’arriver dans la maison où je vivais. Je fis la connaissance de plusieurs familles italiennes, mais je vis bientôt que, là non plus, il n’y avait rien à espérer. En effet, en Italie, les jeunes filles ne sont pas libres de leurs mouvements comme en Russie, elles ne sortent qu’accompagnées de leurs mamans, ne reçoivent pas les messieurs toutes seules… Je ne pouvais faire la cour à une jeune fille que « pour le bon motif », c’est-à-dire en qualité de fiancé officiel ; je pouvais, il est vrai, essayer de séduire la fillette en cachette, mais cela, d’une part, était assez difficile matériellement, et d’autre part, avait ici un caractère de gravité que n’ont pas les relations illégitimes en Russie ; comme je commençais à comprendre le caractère des mœurs italiennes, une pareille action me répugnait moralement. Je voyais que, dans ce pays, amener une jeune fille à des relations sexuelles extra-matrimoniales, c’était réellement la « perdre », la « déshonorer », ce qui n’est pas du tout le cas en Russie où, sous un régime despotique, les mœurs sont si libérales. Quant aux quelques dames mariées dont je fis la connaissance, les unes, trop âgées à mon gré, ne m’attiraient pas, d’autres étaient surveillées de trop près par leurs maris, d’autres encore n’avaient pas du tout l’air d’encourager mes timides avances. « Et l’on dit que les Italiennes sont si passionnées ! » me disais-je avec étonnement. À cause du caractère relativement fermé de la famille italienne, de l’autorité despotique du mari, de la crainte des cancans des voisins, etc., on ne trouve pas facilement des occasions de tête-à-tête avec les femmes de la moyenne bourgeoisie italienne. L’adultère dans ce milieu nécessite une certaine audace, une certaine habileté de la part de l’amant qui, dans tous les cas, doit jouer le rôle actif, offensif. Or j’étais timide avec les femmes et je n’avais plus l’âge nécessaire pour leur faire croire qu’elles m’éclairaient sexuellement. En un mot, avec les dames milanaises de ma connaissance (peu nombreuses, du reste), je n’ai pu trouver la moindre occasion de transgresser le sixième commandement. Ces choses-là sont toujours faciles dans les romans et nouvelles, pas toujours dans la réalité !

Je ne songeais même pas aux prostituées, ayant peur de l’infection vénérienne. Pour ce qui est des filles du peuple, des ouvrières, je me disais que celles qui étaient corrompues étaient aussi dangereuses pour la santé que les prostituées et, quant à corrompre moi-même une jeune fille innocente, mes sentiments moraux ne l’auraient pas permis, alors même que j’aurais voulu affronter toutes les conséquences plus ou moins fâcheuses que cela pouvait avoir pour moi : désespoir de la victime, réclamations justifiées des parents, etc. Pour rien au monde, je n’aurais voulu commettre une mauvaise action et, d’autre part, je me disais que toute jeune fille qu’il me serait possible de posséder sans commettre une mauvaise action pourrait être contaminée. Ce que l’on me disait de la corruption des masses ouvrières milanaises n’était pas fait pour me rassurer. Le milieu théâtral subalterne, si nombreux à Milan : choristes, danseuses, chanteuses de café-concert, etc., c’était toujours, je le savais, de la prostitution, c’était le milieu où les maladies vénériennes étaient précisément le plus répandues. J’aurais tâché de me procurer une maîtresse chic, une « entretenue », si mes moyens matériels me l’avaient permis : mais mon budget m’interdisait absolument de recourir à ce moyen. J’avais beau me creuser la tête, je ne trouvais aucune solution. Mais le temps passait et je commençais à m’habituer à l’abstinence. L’instinct érotique comprimé, au lieu de s’exaspérer, se calmait, ce qui ne laissait pas de m’étonner. Les livres de médecine que j’avais lus me faisaient croire que mon abstinence absolue pourrait avoir les conséquences les plus terribles ; elles ne venaient pas et ma santé physique semblait se fortifier. Mon énergie morale semblait renaître également, je commençais à m’intéresser réellement à l’art et à l’étude. Les tentations m’assaillaient à la suite de certaines lectures, à la vue de certaines images, d’un ballet, etc., mais comme je ne savais quelle suite donner à la révolte de ma chair, mes désirs s’apaisaient peu à peu. Je continuais à ne pas me masturber, mais j’avais des pollutions nocturnes qui me soulageaient et m’étaient agréables. Je m’intéressais de plus en plus aux choses de l’industrie, aux applications de l’électricité, suivais différents cours techniques. Un an environ après mon arrivée à Milan, mon père m’annonça que mon oncle avait fait faillite et que sa fabrique était fermée, de sorte que nos plans d’avenir s’écroulaient. J’écrivis à mon père que je voulais cependant rester en Italie pour devenir ingénieur et je me remis énergiquement au travail. Je me préparai à la licenza ginnasiale et à la licenza liceale, et, ayant conquis ainsi le droit d’entrer dans une université, je me transportai à Turin où je suivis, à l’Université, les cours de la section des sciences mathématiques et physiques. Puis je revins à Milan pour suivre des cours pratiques de physique et de chimie industrielles. À vingt-sept ans, j’étais ingénieur. Ayant trouvé une bonne situation dans une entreprise électrique, je ne voyais, pour moi, aucune raison de rentrer en Russie. Du reste, mon père faisait de temps en temps des voyages à Milan pour me voir ; il était heureux que ma vie se soit arrangée d’une façon intelligente et attribuait cela à l’influence salutaire du milieu laborieux de l’Europe occidentale, si différent de l’ambiance morbide et déséquilibrée où vivent les classes intellectuelles de la malheureuse Russie.

J’ai vécu dans la chasteté absolue de vingt à trente-deux ans. L’abstinence me pesa au commencement, ensuite je m’y suis habitué et ne pensai plus aux femmes. En revanche, mes occupations et mes lectures professionnelles, les causeries avec des gens instruits et intelligents qui ne manquent pas à Milan me rendaient la vie intéressante. Ma santé était maintenant assez bonne ; je restais faible de poitrine et nerveux, mais la tuberculose ne me menaçait plus, comme c’était le cas, suivant les médecins, au moment de mon départ de la Russie. Les pollutions nocturnes devenaient plus rares ; elles eurent lieu, d’abord, une fois par semaine, ensuite une fois toutes les deux semaines, enfin, vers trente ans, une fois tous les vingt jours ou tous les mois. Elles étaient toujours accompagnées d’images d’organes sexuels de la femme ; ordinairement, je rêvais que j’allais coïter et l’éjaculation avait lieu avant l’exécution de l’acte ; quelquefois, cependant, j’accomplissais en rêve l’acte tout entier et l’éjaculation avait lieu à la fin. Dans ce cas je sentais une satisfaction plus complète. Quelquefois je me réveillais avant l’éjaculation et tâchais de me rendormir pour prolonger la vision voluptueuse, ce qui ne me réussissait pas toujours. Mais alors j’avais habituellement une éjaculation la nuit suivante, elle était toujours accompagnée d’images voluptueuses. Après des lectures érotiques, j’avais des pollutions en dehors des périodes normales. Contrairement à ce que j’avais lu dans les livres, j’ai vu, par ma propre expérience, que l’instinct sexuel se surexcite d’autant plus qu’on le satisfait davantage et s’apaise, se calme quand on prête moins d’attention à ses appels. Cela me paraît étrange, mais c’est bien ainsi que les choses se passent. Plus souvent on pratique le coït et plus on désire le renouveler ; je l’ai bien constaté dans mes relations avec Nadia ; c’est après plusieurs coïts rapprochés et épuisants que le désir devenait le plus âcre, le plus aigu, à mesure qu’il me devenait plus difficile de le satisfaire. Et le coït ordinaire ne satisfait plus l’imagination échauffée on cherche toutes sortes de raffinements, de perversions. En cela je ne suis pas une exception, tous les hommes m’ont dit qu’ils ont éprouvé la même chose. Quand on a bien mangé, l’appétit disparaît. Au contraire, plus le coït a été voluptueux et plus vite se réveille le désir d’une nouvelle satisfaction sexuelle, après laquelle le désir ne s’éteindra que pour quelques instants, pour renaître ensuite avec plus de force.

Chez les animaux, il ne doit pas en être ainsi. Quelle est donc la puissance de l’imagination dans la vie sexuelle de l’homme ! C’est un vrai poison aphrodisiaque. Il n’y a aucun rapport entre l’intensité du prurit produit par la réplétion des vaisseaux spermatiques, ainsi que par la tendance qui en résulte, et la violence infiniment plus grande de l’excitation et du désir provoqués par les images voluptueuses. Il y a là quelque association trop intime et regrettable de fonctions neuro-cérébrales distinctes qui, dans l’intérêt de notre équilibre psychique, seraient, si notre organisation était plus parfaite, plus différenciées, mieux isolées l’une de l’autre. Encore un manque d’harmonie de la nature ! La machine prodigieusement compliquée du cerveau se détourne partiellement de ses fonctions véritables et intervient dans le jeu des organes, qui se passeraient bien d’une immixtion si fréquente où elle apporte des troubles, tels ces gouvernements qui, à force d’intervenir à tout propos dans les relations entre individus, ne font que fausser la marche de la vie sociale. L’imagination exerce sur les fonctions sexuelles un véritable abus de pouvoir, excède ses propres attributions d’utilité biologique. Quelle utilité y a-t-il, en effet, à ce qu’on désire violemment le plaisir vénérien quand on a dépensé tout le sperme dont on disposait et quand on se sent épuisé ? Et pourtant c’est une chose très ordinaire sans cela, on ne ferait pas d’excès !

C’est parce que j’ai observé le rôle immense de l’imagination dans le développement de la libido que je me permets d’avoir une opinion particulière sur la geschlechtliche Aufklarung. Je sais que j’émets une hérésie épouvantable, un paradoxe qui va à l’encontre de l’opinion de la presque totalité de mes contemporains et que je m’insurge contre toutes les autorités scientifiques, mais il m’est difficile de croire que la geschlechtliche Aufklarung soit le meilleur moyen de préserver d’un érotisme précoce les enfants. J’ai remarqué en effet que l’éveil de l’instinct sexuel a souvent, chez l’enfant, un point de départ purement mental. C’est un livre scientifique qui fit naître chez moi pour la première fois le désir génésique, la libido, et je connais beaucoup de cas analogues. Maint enfant, au lieu de s’épuiser en désirs libidineux, passerait son temps à jouer aux poupées ou aux billes si on ne lui avait pas expliqué « comment se font les bébés » ; telle cette jeune fille que vous mentionnez dans un de vos livres et qui, en quelque sorte, s’onanisa par des rêveries érotiques à partir de douze ans, âge où une dame mariée lui avait expliqué que « l’amant urine dans l’amante ». L’érotisme peut longtemps se trouver dans l’organisme de l’enfant à l’état latent, potentiel. La révélation sexuelle déclenche ce mécanisme inactif, met en jeu l’imagination, et l’activité sexuelle se développe rapidement. Je parle surtout de l’érotisme antérieur à la puberté, car, à partir de la puberté, il est peut-être impossible de retarder par l’ignorance le développement de la libido (bien que j’en doute un peu, voyant que, dans certains pays, les jeunes gens maintenus dans l’ignorance sexuelle restent chastes longtemps, tandis que dans d’autres, comme la France et l’Italie, ils savent tout de très bonne heure et, de bonne heure aussi, se livrent aux excès sexuels. Mais la question est complexe et je n’insiste pas.) Il ne faut pas oublier que les images et les idées qui n’ont aucune action érotique sur l’adulte (notions anatomiques et physiologiques, etc.) peuvent exciter violemment un enfant. Voyez dans les bibliothèques publiques où les enfants sont admis, dans quel état sont les pages des dictionnaires encyclopédiques relatives aux phénomènes sexuels. Ce n’est pas par amour de la science que les enfants les lisent avec une telle passion !

Mon expérience m’a montré aussi que, seule, l’activité de l’imagination rend l’abstinence difficile. Si, par suite de quelque circonstance, l’imagination est détournée des choses sexuelles, on réprime facilement l’excitation purement physique. C’est pour cette raison aussi que l’abstinence est beaucoup plus facile à un homme vierge qu’à celui qui connaît déjà la femme : le souvenir présente au second des images trop vives et trop précises. Nulle part l’importance du premier pas n’est aussi grande que dans l’activité sexuelle qui, dans l’espèce humaine, s’est prodigieusement imprégnée de facteurs psychiques.

Mes onze années de chasteté ont été les plus heureuses de ma vie ou, pour mieux dire, les moins malheureuses. Car quelque chose me manquait et je n’aurais été heureux (peut-être !) que si j’avais été marié (bien marié, naturellement). J’aspirais au mariage moins encore pour pouvoir satisfaire, sans danger ni ennuis, mes besoins corporels qu’en vue de la satisfaction de mes besoins affectifs. Mais l’occasion ne se présentait pas. Finalement, à trente et un ans, j’ai rencontré une demoiselle italienne de vingt-sept ans, qui me convint, me plut, et à laquelle je plus aussi. Bientôt nous fûmes fiancés. Mais, à cause des circonstances matérielles, nous ne nous pressions pas de conclure le mariage et alors survinrent des incidents malheureux qui détruisirent mon bonheur espéré. Je fus envoyé par ma direction à Naples, avec plusieurs collègues, pour y étudier l’installation éventuelle d’une usine électrique et l’adduction, également éventuelle, des forces motrices dont la source se trouvait dans les montagnes voisines. Je me trouvais pour la première fois dans cette ville, la plus voluptueuse, je crois, de toute l’Europe, sans en excepter Munich, Paris et Berlin. Il s’y fait notamment un très grand trafic de petits garçons et de petites filles, et cela très ouvertement : vous achetez quelque chose dans une boutique et voilà que le marchand, à mine parfois respectable, vous propose de vous faire voir une fillette de douze ans, de dix ans, de huit ans ! Des entremetteurs accostent dans la rue les étrangers en leur recommandant cette marchandise-là ou encore des petits garçons. Des familles qui ne sont pas dans la misère, qui ont une certaine position, des petits boutiquiers, des petits employés, des tailleurs, cordonniers, etc., trafiquent ainsi de leurs filles impubères. Pour un prix modéré, vingt, trente ou quarante francs, on ne permet que de s’amuser ou jouer avec elles ; si on veut les déflorer, cela coûte des prix plus élevés, des centaines ou un millier de francs, selon la position sociale de la famille. En y mettant le prix, on peut quelquefois se donner cette satisfaction, même dans les familles tout à fait « comme il faut », en apparence. Au théâtre, vous admirez une dame élégante, entourée de sa famille, dans sa loge. Remarquant votre enthousiasme, votre voisin de fauteuil vous dit qu’on pourrait avoir cette dame pour un prix pas trop élevé et vous propose de servir d’introducteur auprès d’elle ! C’est une population éminemment pratique que les Napolitains : ils font argent de tout, excepté du travail ; cette dernière source de revenus ne leur dit rien qui vaille ! Le grand théâtre de San Carlo a un grand ballet qui se représente indépendamment des opéras. Plusieurs centaines d’enfants des deux sexes font partie de la troupe de ce ballet ; c’est une vaste institution de prostitution infantile.

Deux ou trois jours après mon arrivée à Naples, un individu se cramponna à moi sur la place Carlo en se faisant fort de me faire voir des choses « vraiment intéressantes ». « Je ne vous trompe pas, me disait-il, je suis un parfait gentleman, io sono un galantuomo, je vous montrerai des choses que vous ne verriez pas ailleurs ; vous pourrez vous vanter de ne pas avoir été pour rien à Naples, vous aurez un sujet de conversation avec vos amis. Je vous conduirai dans une famille très honnête, una famiglia onestissima, des gens de bien, gente dabbene veramente ; ils ont deux fillettes que vous pourrez voir et toucher nues, mais pas coucher avec, à moins d’un arrangement spécial avec les parents. Ce sont des fillettes de quinze et de onze ans, jolies comme un cœur, et le prix est très modéré, c’est quarante francs. Vous ne voulez pas ? Voyons, trente-cinq francs, trente francs et un pourboire pour moi ! »

Mû d’une part par la curiosité d’observateur des mœurs, excité d’autre part par l’aiguillon charnel dans cette ambiance de luxure, je me laissai tenter, pour mon malheur.

Nous montâmes dans l’appartement de ces parents pratiques. Sur la plaque de la porte il y avait : « Un Tel, avvocato ». À en juger par l’appartement et l’ameublement, c’était, en effet, des gens bien, sinon des gens de bien. Tout portait le cachet de l’aisance. La mère vint me faire l’article, haussa le prix en affirmant que l’entremetteur s’était trompé, là-dessus appela les fillettes. L’audace de leurs regards démontrait qu’elles étaient loin d’être des novices. Cela tranquillisa un peu ma conscience. Pour la calmer, je me disais : « Je ne corromps personne. Si on peut m’accuser de favoriser le trafic des mineures, c’est dans la même mesure où tout homme qui paie une prostituée favorise le mal social de la prostitution. Je ne pourrais pas changer la destinée de ces fillettes, à moins de soulever un grand scandale public, et qui sait si cela aurait pour elles des conséquences heureuses, qui sait aussi quelle tournure l’affaire prendrait pour moi, surtout dans une ville comme Naples où les pouvoirs publics sont souvent les compères des criminels, où la police est évidemment de complicité avec les trafiquants de chair humaine ? Donnons-nous donc un moment de plaisir qui ne fait, en somme, de mal à personne ! Ce n’est pas moi qui régénérerai la Babylone italienne ! » On me laissa seul avec les deux fillettes. Elles avaient, en effet, l’une quinze, l’autre onze ans et avaient un joli type napolitain : grands yeux noirs, traits fins et réguliers, le teint du visage d’une jolie nuance olivâtre. Le corps était fait au tour, les organes sexuels charmants, « frais comme une bouche d’enfant ». L’aînée avait une toison peu abondante sur le pubis, la cadette y avait exactement deux poils, assez longs d’ailleurs. Toutes les deux étaient vierges, mais leur expérience érotique était vaste. Elles me dirent qu’elles voyaient surtout des Anglais. Je remarquai en passant que la prostitution infantile à Naples était autrefois entretenue surtout par des Anglais, les Italiens n’étant pas assez riches pour cette débauche coûteuse. Actuellement, la clientèle allemande est en progression rapide, surtout en ce qui concerne la pédérastie : les petits garçons de Naples jouissent en Allemagne d’une grande réputation et l’affaire Krupp leur a fait de la réclame.

Les deux fillettes étaient également savantes : elles me donnèrent des renseignements sur la pédérastie et l’amour lesbien dans leur ville, pratiquaient ce dernier elles-mêmes, entre elles et avec des amies, avaient assisté à des copulations raffinées (entre autres, au coït d’une femme avec un chien, d’un homme avec un canard, à qui il coupa le cou pendant l’acte : c’était aussi un Anglais à des coïts combinés de plusieurs personnes en pyramide), avaient posé pour des photographies obscènes, etc. Elles étaient très sensuelles, mais, chose curieuse, la plus jeune l’était encore plus que l’aînée : elle avait des orgasmes violents, avec un visage d’agonisante et des sécrétions abondantes, adorait les conversations, photographies et lectures obscènes, exerçait ses talents érotiques avec passion. Quand je venais à la maison, son visage rayonnait de joie et je me souviens de l’air profondément navré et malheureux qu’elle eut quand, un jour, par économie, je dis que je me contenterais de la seule aînée : quand, après la séance avec celle-ci, je sortis de la chambre, je vis la plus jeune assise sur une chaise devant la porte, aux écoutes, le visage jauni de chagrin, toute frissonnante de désir non assouvi. Et quelle joie la fois suivante quand je l’ai invitée à son tour ; elle se mit à danser. Elle me dit un jour : « Quand j’entends parler des hommes, je n’en puis plus, je m’en vais à la cuisine !… — Pourquoi ? fis-je, ne comprenant pas. — Mais pour me soulager avec le doigt (per sfogarmi col ditino !). » Elle confessa aussi qu’elle éprouvait les désirs charnels les plus forts au matin, après le réveil. Elle aimait à baiser mon pénis, de son propre mouvement et indépendamment de la fellatio : elle exprimait ainsi son amour pour cet organe. Elle ne se lassait pas de contempler mes ébats avec sa sœur. Les deux fillettes me dirent que, lorsqu’elles allaient prendre des bains de mer, elles pratiquaient la masturbation mutuelle sous l’eau avec un petit garçon, leur ami. Je pratiquai sur les deux jeunes filles le coitus in ore vulvæ (leur plaisir préféré), la masturbation et l’onanisme lingual (cunnilingus) qui n’était pas une nouveauté pour elles ; mais ce sont elles, malheureusement, qui m’apprirent une nouveauté : dés que nous fûmes restés seuls, elles ouvrirent mon pantalon et en sortirent mon membre ; elles se répandirent en exclamations admiratives sur sa grosseur et sa longueur, la plus jeune le baisa et puis elles se mirent à me masturber avec leurs doigts. Quoique je leur résistasse, elles firent si vite et si rapidement qu’elles obtinrent une éjaculation au bout d’une demi-minute ou d’un quart de minute. Je n’avais encore jamais pratiqué l’onanisme manuel sur moi-même, ni laissé les autres le pratiquer sur moi ; je ne savais pas par quel mécanisme, quel mouvement des doigts s’obtenait dans ce cas l’orgasme ; la sensation fut nouvelle, âcre et délicieuse, elle me parut plus agréable que celle du coït. Et pourtant j’étais effrayé, croyant que toutes sortes de maladies allaient immédiatement fondre sur moi. Dans la même entrevue, les deux jeunes filles pratiquèrent sur moi la fellatio, mais elle me procura une jouissance moindre. Le soir du même jour, seul dans mon lit, en me remémorant les scènes voluptueuses auxquelles je venais de prendre part, je ne pus m’empêcher de me masturber moi-même. Ainsi naquit chez moi un vice qui devait m’être funeste.

Mon sang était embrasé comme pendant la première fougue des passions précoces de mon enfance. Je ne pus m’empêcher de revenir chez les petites napolitaines et d’y revenir souvent. Le coitus in ore vulvæ qui leur plaisait tant ne me suffisait pas ; je les faisais se livrer à des pratiques homosexuelles, les soumettais au cunnilingus et ne m’opposais que trop mollement à leurs tentatives de me manueliser ; après une lutte à moitié simulée, elles remportaient sur moi la victoire, enthousiasmées de voir mon sperme lancé à une grande distance. Rentré chez moi, je repassais dans mon esprit les scènes brûlantes que je venais de voir et ne pouvais m’empêcher de me masturber de nouveau.

Ma griserie sexuelle augmentait de jour en jour. Je connus bientôt d’autres familles « honorables » où il y avait des fillettes de dix, onze, douze, treize ans, également vierges et savantes comme les deux premières et qui, comme les deux premières, dès la première conversation, me proposaient de faire avec elles le « 69 », fare il sessantanove, en employant non seulement ce terme technique, mais beaucoup d’autres. Elles racontaient leurs amours homosexuelles, les scènes érotiques auxquelles elles avaient assisté, etc. Avec aucune d’elles je n’ai pratiqué le coït vaginal. Il y avait aussi de grandes filles « de bonne famille », de seize à vingt ans, vierges, ayant fiancé et que, sans doute pour augmenter leur petite dot, les mères faisaient voir nues aux étrangers, ne permettant que les attouchements superficiels, le « 69 » quelquefois, mais le plus souvent le cunnilingus seul ou la simple masturbation manuelle. Avec l’une d’elles, on ne permettait que le fare fra le coscie (coitus inter femora). Quelques-unes de ces jeunes filles se marièrent, en effet, depuis et avant mon départ de Naples, avec des fonctionnaires, des négociants, de jeunes médecins. Ils pouvaient tout ignorer, car les parents prenaient toujours de grandes précautions pour que le trafic fût secret. Du reste, à Naples, ville de la camorra, personne ne se mêle des affaires d’autrui quand elles sont louches ; au contraire, dans ce domaine règne l’entraide la plus touchante, qui se limite quelquefois à la conservation du secret, à charge de revanche. On m’a fait connaître, entre autres, une sage-femme qui tenait un vaste assortiment de fillettes impubères. N’ayant pas de penchants homosexuels, je ne me suis pas occupé de la prostitution masculine à Naples. Une vierge de seize ans, avec laquelle on me permit de « jouer » (sans coït, naturellement), avait, au moment du paroxysme génésique, des flatulences du vagin, faisant le même bruit que les « vents » du rectum ; cela me rappela les vers de Martial sur les fatui poppysmata cunni. Est-ce de la contraction brusque et violente du vagin rempli d’air que proviennent ces flatulences ? J’ai fait aussi la connaissance, mais trop tard pour en profiter pour mon propre compte, d’une étrange famille, bien connue à Naples à cette époque.

C’étaient des demoiselles Bal…i, plusieurs sœurs de onze à dix-neuf ans, riches orphelines que laissaient vivre à leur guise leurs tuteurs (probablement dans un but intéressé) ; elles étaient toutes folles de sensualité, recevaient les messieurs élégants et se livraient avec eux à tous les raffinements sexuels. Même la plus jeune, celle de onze ans, était un si fin « gourmet » qu’elle ne s’abandonnait jamais à la luxure deux fois de suite avec le même homme ; il lui fallait une variété et un changement continuels.

Et ma fiancée ? Ayant honte de ma propre conduite, ne voulant pas mentir, je lui écrivais rarement et froidement. Elle en fut blessée et m’écrivit aussi plus sèchement et moins souvent. Il restait cependant convenu que nous nous épouserions dès mon retour à Milan.

Après avoir été chaste si longtemps, je devins ou redevins un débauché, par suite d’une circonstance purement fortuite, ce maudit voyage à Naples, et de la direction perverse qu’y reçut ma vie sexuelle. L’habitude que j’avais prise de me masturber devenait de plus en plus tyrannique : elle se fortifiait par la fréquentation des petites filles qui savaient faire varier ce plaisir d’une foule de manières. Entre autres, elles m’apprirent un raffinement que je ne connaissais pas par les livres : elles provoquaient chez moi l’orgasme et l’éjaculation par des caresses buccales sur mes seins. (La fillette de douze ans qui me fit cela pour la première fois avec une habileté consommée avait vu, à ce qu’elle me disait, un hermaphrodite et s’excitait beaucoup par l’idée de ce phénomène ; elle me disait que souvent elle en rêvait jusqu’à l’orgasme.) J’étais très effrayé d’être devenu un onaniste et me demandais si, avec ce vice, j’avais le droit moral de me marier. D’autre part, ayant lu dans les livres de médecine populaire que le coït est l’antidote souverain de l’onanisme, je me décidai à essayer des relations normales avec une femme adulte pour faire disparaître mes nouvelles inclinations. On me trouva une jolie danseuse de San Carlo d’une vingtaine d’années. Après les âcres voluptés dans lesquelles je venais de me plonger, le coït normal me sembla un peu fade, presque insipide. Mais ce qu’il y avait de plus triste, c’est que, quelques heures après le coït, en y pensant, il fut plus voluptueux dans mon imagination qu’il ne l’avait été dans la réalité et je ne pus m’empêcher de me masturber de nouveau en repassant dans mon souvenir tous les détails de l’acte accompli. À mon grand désespoir, il en fut ainsi plusieurs fois de suite. Mais un jour j’eus la joie de goûter le coït normal plus fortement que d’ordinaire et de ne pas rechuter ensuite dans la masturbation. La même chose se répéta deux jours après. Je voyais en cela le commencement de ma guérison psychique et je recommençais à rêver avec délices à mon mariage prochain. Mais la fatalité me poursuivait. Ma danseuse me donna une violente blennorragie. Les médecins napolitains me soignèrent, probablement mal, car une blennorragie chronique succéda à la blennorragie aiguë. Tous mes rêves de bonheur s’écroulaient. En effet, je reculais toujours la date de mon mariage, ayant obtenu de la compagnie électrique un congé de convalescence (j’avais prétexté une bronchite), ce qui me permettait de rester à Naples. Cela ne laissait pas que d’étonner ma fiancée. D’ajournement en ajournement, elle finit par m’écrire pour me dire que, dans ma conduite, il était difficile de ne pas voir de ma part le désir de rompre et elle me pria, dans le cas où cette supposition serait une erreur, de répondre enfin catégoriquement à quelle date le mariage aurait lieu et de fixer cette date irrévocablement, car, par ma faute, elle, ma fiancée, commençait déjà à devenir la risée de ses connaissances elle avait dû tant de fois leur annoncer de nouveau le réajournement de son mariage. Hélas ! je ne pouvais fixer aucune date définitive, ne sachant pas quand ma blennorragie chronique disparaîtrait. Je répondis donc évasivement, par suite de quoi ma fiancée m’écrivit qu’elle me rendait ma parole, et me renvoya mes lettres en me priant de lui restituer les siennes. Tout était fini. C’était pour moi un coup terrible. Ma vie aboutissait à une faillite.

Quelque temps après, je quittais Naples. Non sans peine je pus, malgré mon absence prolongée, reprendre mon poste dans la Compagnie. J’en avais vraiment besoin, car, à Naples, j’avais dépensé toutes mes économies. J’étais maintenant bien différent de l’homme que j’étais en partant de Milan. D’abord, j’étais un masturbateur endurci. Un an environ après mon retour de Naples, alors que, d’après les analyses médicales, il n’y avait plus trace de gonocoques dans mes sécrétions urétrales, je repris les relations sexuelles avec les femmes, m’étant affranchi de mon ancienne crainte panique de l’infection. Je n’emploie pas les préservatifs mécaniques, croyant qu’ils nuisent au plaisir, mais je prends d’autres précautions (insuffisantes suivant les médecins) et je recherche des femmes présentant quelque apparence de garantie, des « cocottes propres », mais dans ce cas la garantie absolue n’existe jamais ; aussi, contractai-je une nouvelle blennorragie. Pendant quelque temps j’eus une femme entretenue, mais cela ne dura pas longtemps ; je supporte difficilement une liaison prolongée avec des femmes de cette catégorie, elles me sont trop antipathiques moralement. Chose étrange ! Si je pratique à présent le coït, ce n’est pas pour lui-même ; il ne me satisfait pas assez, c’est pour pouvoir me masturber ensuite, en excitant mon imagination par le souvenir même de cet acte, que je revois mentalement dans ses moindres détails. C’est pourquoi je coïte ordinairement dans la journée et me masturbe la nuit suivante dans mon lit. Le coït est devenu ainsi pour moi comme le fétiche ou le symbole de la masturbation ; c’est un simple excitant ou stimulant de l’imagination, comme une lecture pornographique ou une image obscène ; il ne vaut pas par lui-même. Il ne m’est réellement très agréable que dans le souvenir, dans l’idée, non dans la réalité. Dès que je coïte plus souvent, il faut aussi que je me masturbe plus souvent, dans la même proportion.

D’autre part, deux mauvaises passions se sont développées chez moi. Depuis mes aventures de Naples où j’ai promené mes yeux sur tant de nudités infantiles, la vue des organes sexuels des petites filles m’excite extraordinairement. J’ai donc pris l’habitude de me promener dans les quartiers populaires et d’épier les fillettes qui montrent leur vulve, en relevant leur jupon et en ouvrant leur pantalon quand elles urinent ou quand elles jouent. Pour que je sois excité, il faut que la fillette ait six ou sept ans au minimum. Plus elle est âgée et plus je suis excité. Rentré chez moi, je pense à ces scènes et me masturbe. J’ai remarqué dans les promenades publiques plusieurs messieurs dont les attitudes décelaient la même passion. Une fois j’ai vu une scène qui m’a frappé d’étonnement et que je ne parviens pas à m’expliquer. Je me tenais debout sur le trottoir d’une rue de Milan, pas loin d’un groupe de quatre fillettes du peuple qui jouaient sur un tas de sable ; les deux plus jeunes devaient avoir huit ans, les deux autres dix et onze. Je les guettais depuis longtemps sans arriver à aucun résultat, car il faut souvent attendre longtemps pour surprendre un mouvement qui découvre les parties cachées et pour éviter en même temps d’attirer l’attention des passants. Mais voilà qu’une fillette, en ramassant du sable, s’accroupit juste en face de moi en relevant son jupon de manière à découvrir tout son ventre et sa vulve. Ce faisant, elle ne me regardait pas et je croyais à une distraction, une négligence, déjà rare chez une enfant de cet âge. Mais le geste était intentionnel. Car, quelques minutes après, la même fillette revint au même endroit, avec ses trois compagnes, toutes s’accroupirent en face de moi, mais cette fois en me regardant et, en posant leurs doigts sur leur clitoris, se mirent à uriner ensemble. Puis elles se levèrent et s’en allèrent en riant. Que signifiait cette scène ? Les fillettes ont-elles compris ce que je cherchais et m’ont-elles offert ce spectacle pour me complaire ? Ou bien était-ce pour se moquer de moi ? Ou bien était-ce une espèce de défi, un geste de mépris pour le débauché que leur précoce expérience leur faisait deviner ? Ou bien, enfin, n’y avait-il aucune arrière-pensée érotique en cela ? Les enfants se sentaient gênées de voir qu’un étranger observait leurs jeux et, pour le faire partir, peut-être n’avaient-elles fait là qu’une incongruité aussi innocente dans leur pensée que le geste de tirer la langue… Je ne pouvais savoir quelle était, parmi ces explications, la bonne, mais cette vision rapide m’émut fortement et m’obligea à me masturber, dans ma chambre, je ne sais combien de fois. Ce fut une des plus fortes émotions sexuelles de ma vie.

Vers la même époque, j’eus une autre émotion du même genre, également forte. Je me trouvais dans un water-closet et, à travers les persiennes de la fenêtre de ce réduit, je voyais ce qui se passait dans l’appartement d’en face, séparé du water-closet par une cour étroite ; je voyais un balcon sur lequel donnait la porte, grande ouverte, d’une chambre. Dans cette chambre, il y avait deux enfants appartenant aux classes populaires : une fillette qui ne devait pas avoir plus de trois ans et un garçon qui n’avait pas plus de deux ans. Je n’invente rien. Le garçon leva sa chemise, s’étant approché de la fillette, et lui montra son membre assez gros pour l’âge, et à demi érigé. La fillette regarda pendant quelque temps l’organe, en ayant l’air de s’y complaire, puis releva son jupon et montra sa vulve au garçon. Après cela, restant debout, elle serra fortement le corps du garçonnet contre le sien, en frottant le pénis contre la vulve et en faisant des mouvements de coït. Cela dura trois ou quatre minutes. Après quoi la fillette prit le garçon par la main et le conduisit dans le water-closet dont la porte s’ouvrait sur le balcon. Ils y restèrent enfermés pendant assez longtemps. Je restais à mon poste d’observateur pour voir la fin. La fillette sortit la première, laissant la porte ouverte ; la direction de l’entrée était telle que je ne pouvais voir ce qu’y faisait le garçon resté seul. Quelques instants après, une femme du peuple, sans doute la mère, entra dans la chambre, se dirigea vers le water-closet, et en fit sortir le garçonnet en le battant avec violence. Probablement elle le surprit pendant qu’il se masturbait. Cette scène, à cause de sa rareté même, m’excita extraordinairement.

En épiant les fillettes pour voir leurs organes sexuels, j’ai eu l’occasion de faire beaucoup d’observations sur les enfants des basses classes. J’ai pu constater que, lorsqu’ils ne se croient pas observés, ils se divertissent souvent d’une manière moins innocente qu’on ne le croit. Ils s’amusent souvent à toucher les organes sexuels de l’autre sexe. Une fois j’ai vu un garçonnet faire le cunnilingus sur une fillette ; ils avaient cinq ou six ans, pas plus. Cela se passait entre les barques, à terre, d’un port de mer.

Mon autre mauvaise passion, acquise à la même époque si néfaste pour moi, est une espèce d’exhibitionnisme. Ma danseuse de Naples m’a dit qu’un de ses plaisirs favoris était de regarder les messieurs pisser dans les urinoirs. Il ne faut pas oublier que les urinoirs sont souvent en Italie en plein air, de sorte que les passants peuvent voir facilement le pénis des hommes. « Depuis quel âge t’amuses-tu ainsi ? » lui ai-je demandé. « Mais depuis mon enfance, da bambina ! » Cela attira mon attention sur un fait que je n’avais pas remarqué jusqu’alors, à savoir que les jeunes filles, en Italie, en passant devant les urinoirs occupés, y jettent des regards curieux. Cette idée excita mon imagination. Dès lors, en satisfaisant mes besoins dans un urinoir public, je me postais de manière que mon membre pût être facilement vu par les passantes (chose très facile, étant donné la construction des urinoirs italiens). Et j’ai pu noter que beaucoup de jeunes filles guettaient ce spectacle et le contemplaient avidement. Les femmes d’un certain âge n’y prêtent généralement pas attention.

Les voyeuses les plus passionnées sont les fillettes entre douze et quinze ans. J’ai remarqué que ce sont aussi les jeunes filles de cet âge qui sont le plus fascinées par le spectacle des pénis érigés de certains singes (surtout des cynocéphales et des babouins) dans les jardins publics. Il y en a qui ne s’éloignent pas de la cage pendant des heures et des heures, tantôt regardant le rouge appendice, tantôt attendant qu’il se montre dans toute sa gloire. Pour revenir aux urinoirs, j’ai noté que, d’une façon générale, les fillettes regardent le spectacle en question d’autant plus volontiers qu’elles appartiennent à une classe plus basse. L’immense majorité des jeunes filles des classes supérieures, à partir de l’âge de dix ou de onze ans, détournent le visage en passant devant l’urinoir. Les filles de la classe la plus basse, celles qui sont couvertes de haillons, regardent l’organe viril avec une insistance cynique, s’arrêtent pour mieux voir, se retournent en riant, et quelquefois en causant de la chose entre elles à haute voix. Les fillettes du peuple, mais non de la canaille, épient le moment favorable, jettent des regards furtifs, regardent attentivement quand elles ne se croient pas observées. Souvent elles ont recours à des ruses : après avoir vu en marchant vers l’urinoir votre organe et dépassé l’urinoir, elles reviennent brusquement sur leurs pas comme si elles avaient oublié quelque chose et regardent ainsi la chose une seconde fois. Ou bien, à quelques pas de l’urinoir, elles s’arrêtent devant une vitrine de magasin, et font mine d’admirer ce qui est exposé en observant du coin de l’œil la chose qui les intéresse réellement. J’ai vu une fois une fillette d’une douzaine d’années qui est restée pendant une heure peut-être devant une affiche annonçant la Figlia di Jorio de G. D’Annunzio, absorbée, en apparence, par la lecture de cette affiche, en réalité dévorant des yeux le pénis des hommes qui se succédaient dans l’urinoir à côté. La plupart du temps, l’excitation érotique des jeunes voyeuses se manifestait par des signes non douteux : je voyais leurs yeux briller, leurs joues se colorer ou pâlir, leurs lèvres trembler. Cette excitation devait être d’autant plus forte qu’elles voyaient mon membre érigé, avec le gland mis à nu. Une fois, une jeune fille de quatorze ans environ passa devant l’urinoir où j’étais, en me frôlant presque, mais n’ayant pu voir mon membre par suite de la perspective ; ayant dépassé l’urinoir, elle se retourna et put alors voir ma virilité qui lui produisit une telle impression qu’elle ne put réprimer un cri les yeux hagards, elle saisit sa poitrine, à l’endroit du cœur, avec sa main gauche.

Il est facile de comprendre combien m’excitait ce nouveau sport. Rentré chez moi, je me représentais les visages émus des enfants, et naturellement tout finissait par la masturbation. Je me transportais, pour ainsi dire, dans la peau des jeunes filles que j’observais, et me figurais les sensations voluptueuses qu’elles éprouvaient à la vue de mon organe. Du reste, quand je les voyais guetter un autre homme que moi, j’étais tout aussi ému ; je ne sentais aucun besoin de jouer un rôle actif dans cette comédie. La seule chose qui m’intéressât, c’était l’émotion charnelle des fillettes ; qu’elle fût provoquée par moi ou par un autre, cela ne m’importait nullement, je préférais même le second cas. Mes actes d’exhibitionniste étaient accomplis avec une telle prudence qu’on ne pouvait pas s’apercevoir de leur caractère. Jamais je n’opérais en dehors des urinoirs et je n’y stationnais pas d’une façon trop prolongée.

Toutes les prostituées italiennes avec qui j’ai eu l’occasion d’en causer m’ont avoué que, pendant leur enfance et leur prime jeunesse, le spectacle des urineurs avait été pour elles une source abondante de jouissances. L’une d’elles me raconta qu’à dix-huit ans, lorsqu’elle était vierge, il lui était arrivé de regarder de la fenêtre de son logement l’urinoir qui était en bas dans la rue et de voir le pénis des hommes qui urinaient. Elle se disait alors : « Dieu, comme cela doit être bon de toucher et de manier ce poisson cru ! Quelle chose divine cela doit être de coucher avec les hommes ! » (Dio, come dev’essere buono il toccare ed il maneggiare quel pesce crudo ! Che cosa divina dev’essere il coricarsi con gli uomini !). À propos de cette fascination qu’exerce sur l’imagination des jeunes filles la vue de l’organe viril, je me souviens qu’une autre prostituée m’a raconté l’émotion violente qu’elle avait éprouvée à dix ou onze ans en voyant l’organe sexuel de son père : « Ce morceau de viande ne me sortait pas de l’esprit ! » (Quel pezzo di carne non si rimuoveva dal mio spirito), disait-elle. Elle ajouta qu’elle avait été peut-être encore plus émue sexuellement en voyant pour la première fois la toison du pubis de sa mère. Cette image lui apparaissait en rêve et provoquait chaque fois des pollutions. Toutes, dans leur enfance, s’étaient intéressées aux parties sexuelles des garçons. J’ai eu l’occasion d’observer moi-même l’intérêt que les fillettes témoignent pour les organes virils. Dans le voisinage d’une petite ville côtière d’Italie, j’ai vu un homme qui se baignait dans la mer se laver le pénis au savon. Un groupe de petites filles entre dix et douze ans, se tenant à une certaine distance, observait cette scène attentivement. Une autre fois, au bord de la mer également, près de Gênes, j’ai vu un gars de quinze ou seize ans, tenant dans sa main son pénis érigé. Je crois qu’il se masturbait. Pas loin de lui, une fillette de treize ou quatorze ans se glissait à pas de loup et sans bruit entre les rochers, tâchant de s’approcher pour mieux voir et fixant des regards ardents sur le gros priape du jeune homme. Ce dernier, m’ayant aperçu, entra soudainement dans l’eau et la jeune fille alla se cacher derrière les rochers. Je me trouvais une fois à Florence, dans la salle de Niobé de la Galerie des Offices. Une petite fille d’une huitaine d’années et, à en juger par le costume, appartenant aux classes populaires, entra dans la salle et s’approcha de la statue d’un niobide couché sur le dos. Ayant jeté autour d’elle un regard circulaire et se croyant seule (elle ne me vit pas, car je me tenais derrière une statue), elle se mit à palper et à caresser le pénis de marbre de la statue, puis elle le baisa. Je fis un mouvement, elle m’aperçut, rougit et quitta la salle au galop [2].

Toutes les prostituées italiennes avec qui j’ai causé m’ont avoué qu’elles s’étaient, dès leur âge le plus tendre, amusées sexuellement avec des petits garçons. En jouant, par exemple, au médecin et sous le prétexte d’examiner les malades, on glissait la main sous le jupon et dans le pantalon et l’on touchait les organes sexuels des compagnons et compagnes de jeux. Ou bien on jouait au mariage : ce jeu menait loin quelquefois.

Une Romaine me fit le récit suivant : à l’âge de huit ou neuf ans, avec un compagnon du même âge, elle alla chercher dans le parc Borghèse un coin bien retiré dans l’intention expresse d’accomplir un coït complet ; les deux enfants s’étaient jusque-là bornés à des contacts superficiels, mais ils décidèrent d’accomplir le coït véritable avec pénétration du membre. « J’en avais envie (ne avevo una voglia), disait la Romaine, comme si j’avais été une femme faite. » Mais, malgré tous leurs efforts, ils ne purent rien faire. Le pénis, quoique érigé, ne pouvait pénétrer dans le vagin. « Et pourtant nous nous sommes donné beaucoup de peine. Nous avons travaillé pendant une heure au moins, una oretta almeno ! Mais, si nous n’avons pas réussi, nous avons eu du plaisir tout de même. » Une Milanaise me dit qu’elle pensait encore à présent avec plaisir à ses ébats, entre dix et treize ans, avec des garçonnets du même âge. Ce plaisir était dû surtout au souvenir de leurs membres virils « qui étaient petits, mais si mignons, chauds, avec la peau si lisse, et puis si durs, durs comme du fer. Et quand apparaissaient, continuait-elle, le sperme chez les garçons et les sécrétions chez les filles (la sborratura delle ragazze, du verbe sborrare, lâcher l’eau, éjaculer), comme nous étions étonnés de voir quelque chose de blanchâtre qui sortait de notre corps ! » Le mode ordinaire des relations sexuelles entre enfants était le coitus in ore vulvæ : « on se frottait », ci si sfregava. Quelquefois on s’onanisait mutuellement avec la main. Le cunnilingus n’était pas inconnu. Certaines fillettes furent même déflorées.

Des différents récits que me firent les femmes il résultait que presque toujours, pour accomplir leurs exploits érotiques, les enfants étaient obligés de sortir de la ville et de chercher une cachette dans les jardins ou les bois des environs. Cela confirme ce que j’ai dit, à savoir que la vie de campagne est plus favorable aux jeux érotiques des enfants que celle de ville ; en ville les cachettes ne sont pas toujours faciles à trouver. Une hétaïre bolonaise me dit qu’à l’âge de quatorze ans et étant encore vierge elle avait eu un « fiancé ». Ils allaient ensemble se promener aux environs de Bologne, se couchaient dans les broussailles et se masturbaient mutuellement con furia. E ce ne siamo date, delle pugnette ! s’exclamait-elle. Le fiancé pratiquait aussi sur elle le cunnilingus. Mais ce ne fut pas lui qui la déflora un peu plus tard.

J’ai noté que la plupart des jeunes filles, entre quatorze et dix-sept ou dix-huit ans, préfèrent le coitus in ore vulvæ au coït complet. Récemment une Espagnole me raconta qu’elle s’était laissé déflorer par un amant, qu’elle aimait d’amour, pour lui complaire. Depuis ce moment, l’amant ne voulut plus la coïter in ore vulvæ. Comme le coït complet ne la satisfaisait pas et comme elle avait la nostalgie des anciennes sensations, elle fut obligée de s’adresser à des amis de son âge ou plus jeunes qu’elle pour se faire faire l’amour à l’ancienne façon. Elle trompait ainsi son amant qu’elle continuait à aimer sentimentalement quoiqu’il ne lui procurât presque plus de plaisir sexuel, car il s’obstinait à ne plus pratiquer avec elle que le coït normal. Ce n’est qu’à dix-huit ans qu’elle apprécia ce dernier (une femme qui se livrait à la prostitution depuis l’âge de quinze ans me dit qu’elle avait éprouvé la première jouissance sexuelle, le premier orgasme non simulé, à vingt-trois ans ! Depuis ce moment, elle est devenue très sensuelle). Une exquise Napolitaine de dix-sept ans, déflorée depuis quelques mois à peine, me dit, toute rayonnante de volupté après avoir été coïtée par moi in ore vulvæ : Non vale questo piu di una chiavata ? (cela ne vaut-il pas mieux qu’une « foutée » ?), et pour atténuer la crudité de l’expression chiavata, elle ajouta pudiquement et en baissant les yeux : come dicono i Napoletani… (comme s’expriment les Napolitains). Cela m’a rappelé le « outre… que vous me feriez dire » dans le Tartarin de Daudet. Sur ma prière, elle expliqua sa préférence : In una sola seduta ho fatto due volte. Cio non mi succede mai chiavando. Quando mi si chiava, non ho fatto ancora nemmeno una volta, a malapena comincio a riscaldarmi ed ecco, zick-zack, il benedetto signore ha già sborrato, l’uccellone è uscito fuor della gabbia, ed io rimango fritta. Nell’altro modo, al contrario, io sborro due, o tre volte prima che l’altro abbia fatto. C’est-à-dire : « En une seule séance j’ai fait deux fois. Cela ne m’arrive jamais en foutant. Quand on me fout, je n’ai pas fait encore une seule fois ; à grand-peine commençais-je à m’échauffer et voilà que mon monsieur, une, deux, a déjà éjaculé, le grand oiseau (le membre) est sorti de la cage et je reste en panne. De l’autre façon, au contraire, j’éjacule deux ou trois fois avant que mon partenaire ait fait [3]. » Cela me rappelle ce que me disait une cocotte milanaise qui déclarait aimer beaucoup à coïter avec les Juifs parce qu’ils éjaculent, à cause de la circoncision qui leur endurcit le gland et le rend peu sensible au frottement, moins vite que les chrétiens. « Avec un chrétien, disait-elle, il m’arrive constamment de rester inassouvie parce qu’il éjacule avant moi. Dans un seul coït avec un Juif, j’éjacule souvent deux fois, et encore ma seconde éjaculation aurait lieu avant celle de mon partenaire si je ne retenais l’eau afin de lâcher les écluses en même temps que lui [4]. » Un Juif russe m’a raconté un épisode qui confirme cette théorie. Étant élève du Polytechnicum de Zurich, il avait un camarade russe qui vivait avec une maîtresse, une étudiante, ou plutôt pseudo-étudiante, également russe. Un matin, d’assez bonne heure, le Juif alla voir son ami chez lui. Une voix de femme dit à l’étudiant juif d’entrer ; il entra, n’y trouva pas le camarade, mais, en revanche, trouva sa maîtresse en chemise et auprès du lit défait. Par une pudeur instinctive, le visiteur fit un pas en arrière, mais la jeune femme le retint et, au bout de quelques minutes, il était au lit avec elle. La jeune Russe dit que son amant venait de sortir et ne rentrerait pas avant quelques heures, puis expliqua sa propre conduite. Elle dit que dans ses relations avec l’étudiant russe elle n’était jamais assouvie parce qu’il éjaculait trop vite et terminait la copulation avant qu’elle-même n’ait eu un orgasme, une éjaculation de son côté. Ce matin-là, en coïtant avec elle, il l’excita beaucoup ; c’était, du reste, le cas ordinaire : par le coït rapide il exaspérait au plus haut point le prurit vénérien de la jeune femme sans la satisfaire. Il était donc parti, la laissant inassouvie et en proie aux plus violents désirs. Elle était déjà sur le point de se masturber — moyen auquel elle recourait rarement, car cela lui occasionnait des maux de tête — quand elle entendit une voix d’homme et se décida de se livrer au premier qui entrerait. Et elle fut bien contente de voir un Juif, car elle avait remarqué que le coït avec les Juifs était plus prolongé qu’avec les chrétiens. Comme la Milanaise dont j’ai relaté les paroles, elle prétendait éjaculer parfois à deux reprises en une seule copulation avec un Juif.

Puisque je parle des particularités que j’ai observées chez les hétaïres italiennes, j’ajouterai encore que la plupart m’ont assuré préférer les relations homosexuelles aux relations normales avec les hommes. Celles qui n’étaient pas jeunes affirmaient que ces goûts étaient maintenant bien plus répandus qu’autrefois. Il y en avait qui aimaient les petites filles, pendant féminin de la pédérastie au sens propre du mot.

* *

J’ai maintenant environ quarante ans. J’ai passé les huit ou neuf dernières années dans les fumées de la luxure. Pendant cette période, au milieu des jouissances physiques, j’ai été très malheureux. J’ai dû renoncer à la femme que j’aimais et à l’espoir de fonder une famille (par un caprice des circonstances extérieures, j’ai mené une existence absurde, étant fait, cependant — j’en suis convaincu — pour une tranquille vie monogamique), j’ai eu des maladies vénériennes qui m’ont cruellement fait souffrir, physiquement et moralement, je suis devenu masturbateur… Et dire que, depuis mon enfance, les maladies vénériennes et la masturbation étaient les choses que je craignais le plus ! J’ai acquis des passions honteuses et ridicules ; ma santé générale, depuis que j’ai cessé d’être continent, est redevenue mauvaise. Mon système nerveux est détraqué. J’ai des insomnies fréquentes et des cauchemars. Le coït lui-même n’est devenu pour moi qu’un excitant à la masturbation. Je me méprise moi-même. Ma vie n’a pas de but et j’ai perdu tout intérêt pour les choses honnêtes. J’accomplis mon travail professionnel avec indifférence et il me devient de plus en plus difficile de m’en acquitter consciencieusement. Un travail que je faisais autrefois très aisément demande aujourd’hui de moi un effort pénible. L’avenir m’apparaît sous des couleurs de plus en plus sombres.

Mon père est mort il y a quatre ans, un an après notre voyage commun en Angleterre où il fut écœuré par l’amour du public anglais pour les sports et par le modérantisme des « prétendus » radicaux anglais. En mourant, il ne m’a laissé aucun héritage — la propriété qu’il avait eue s’étant effondrée depuis longtemps sous le poids des hypothèques surhypothéquées ; quant à ce qu’il gagnait par son travail, il le dépensait à mesure, d’une façon qui, du reste, n’était que partiellement égoïste. Dans ces dernières années, j’ai eu l’occasion de revoir la Russie deux fois. J’ai pu constater qu’à Kiev le trafic des fillettes impubères est à présent presque aussi développé qu’à Naples. Il se fait seulement avec moins d’élégance, en vue des bourses plus modestes… Les familles bien s’occupant de ces choses-là ne sont pas une spécialité de ma ville. J’ai fini par quitter l’Italie et par m’installer en Espagne où j’ai trouvé une situation plus avantageuse. Mais, en changeant de pays, je n’ai pas changé d’humeur et reste aussi pessimiste (en ce qui me concerne), aussi dégoûté de moi-même qu’auparavant. Des idées de suicide me hantent de plus en plus souvent. Ma santé s’affaiblit toujours, mais non mes besoins sexuels, ni, par suite, mon penchant à la masturbation.

Ayant lu vos savants ouvrages, j’ai eu l’idée d’ajouter quelques faits à ceux que vous avez recueillis je me suis dit que peut-être quelques-uns des renseignements que je vous donnerais pourraient présenter pour vous un intérêt psychologique. Je crois que ma vie sexuelle pendant mon enfance a été assez extraordinaire par son intensité. Elle le paraîtrait peut-être moins si nous possédions beaucoup d’autobiographies sexuelles complètes. Mais on a honte de parler de ces choses-là. Contrairement à l’opinion générale, les enfants sont très cachottiers pour certaines choses. Je crois qu’ils cachent aux grandes personnes plus de choses que les grandes personnes n’en cachent aux enfants. D’autre part, les grandes personnes oublient souvent une immense partie des événements de leur enfance. Je crois que peu de gens ont des souvenirs aussi précis et aussi complets que les miens touchant les premières impressions sexuelles. Mais j’ai une mémoire particulièrement tenace pour tout ce qui concerne les phénomènes érotiques, peut-être parce qu’ils m’ont toujours fortement intéressé et ma pensée revenait toujours aux souvenirs de ce genre. J’ai tâché d’être le plus exact possible et cela donne peut-être quelque valeur à mon récit.

P.-S.

Texte établi par EROS-THANATOS.COM d’après la « Confession sexuelle d’un Russe du Sud », in Havelock Ellis, Études de Psychologie sexuelle, t. VI, Éd. Mercure de France, Paris, 1926

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