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« Rites d’amour et de mort » de Mishima Yukio 

vendredi 6 février 2009, par Régis Poulet

Un événement cinématographique majeur, qui dépasse le seul cadre des admirateurs de l’écrivain japonais, est intervenu avec la sortie en dvd de l’unique film réalisé par l’auteur du Pavillon d’or et de la Mer de la fertilité.

Il s’agit tout d’abord de la réapparition d’une oeuvre exceptionnelle à plusieurs titres et que l’on croyait perdue : Yûkoku – Rites d’amour et de mort. En deux jours de 1965, Mishima réalisa ce film d’une demi-heure. Dès sa sortie au Japon la même année, il connut un vif succès dû autant à son caractère hors du commun qu’à la notoriété de l’écrivain. Après une carrière relativement confidentielle dans les grandes villes japonaises et un prix au Festival de Tours en janvier 1966, le film tomba dans l’oubli jusqu’en 2005, notamment en raison de l’attitude de Yoko, la veuve de Mishima, qui s’opposait à sa diffusion – à tel point, crut-on un moment, qu’elle aurait détruit toutes les copies. Or, on retrouva des négatifs peu avant que Yoko ne meure ; la copie fut restaurée, Iichiro, le fils de Mishima, autorisa alors l’exploitation commerciale d’une oeuvre qui n’avait circulé que dans des copies clandestines et de mauvaise qualité.
Saluons donc la sortie de Yûkoku aux éditions Montparnasse !

Je ne souhaite pas, dans cet article, reprendre ce que j’ai dit par ailleurs sur le rapport de Mishima à la mort, notamment dans sa nouvelle éponyme, Yûkoku, mais aborder la question de la représentation de l’irreprésentable chez celui qui ne tarderait pas, dans Le soleil et l’acier, à affirmer que la chair est plus précieuse que les mots pour approcher le Réel au plus près.
On lit beaucoup d’avis, souvent peu amènes, relatifs au rapport de Mishima à l’image. Stéphane Giocanti signale ainsi dans son utile livret de présentation du film que la récente histoire du cinéma japonais de Donald Richie (qui participa pourtant au projet du film) ne mentionne même pas Yûkoku. De Mishima et de l’image on retient complaisamment son narcissisme, son exhibitionnisme (souvent rapproché du dandysme), comme si ces derniers éléments factuels ne prenaient pas un sens dans cet ensemble vie-oeuvre que fut Mishima Yukio. Mon opinion est tout autre : ce film est un des sommets de l’oeuvre de Mishima.
Mishima et le cinéma, ce sont plus d’une vingtaine d’adaptations de son oeuvre, dont plus de la moitié le furent de son vivant, par des réalisateurs aussi divers que Ichikawa Kon, Kenji Misumi, Fukasaku Kinji, Ingmar Bergman ou Benoît Jacquot ; ce sont des rôles dans six films, trois avant Yûkoku, dont Afraid to die (rôle principal [1]), et deux après dont Le lézard noir (rôle de statue vivante) ; sans oublier Life in Four chapters de Paul Schrader (avec Ogata Ken dans le rôle de Mishima). L’image, ce sont aussi des poses en tant que modèle pour photographes, le plus célèbre album étant Ordalie par les roses de Eikoh Hosoe, ou encore des photographies sous la guise de samouraï ou de jeune mâle japonais (chez Tamotsu Yato). Sans parler de sa propension à accorder des interviews télévisées (comme celle, inédite, que propose le coffret chez Montparnasse) et ses ultimes heures filmées en partie par la télévision japonaise...
Qu’est-ce à dire ?
Le rapport de Mishima à l’image correspond à une approche esthétique de l’existence au sens nietzschéen du terme, tel qu’il l’a lue dans La Naissance de la tragédie : « nous sommes déjà des images et des projections artistiques et [...] notre plus haute dignité est dans notre signification d’œuvres d’art - car ce n’est qu’en tant que phénomène artistique que l’existence et le monde, éternellement, se justifient. » [2] Sa construction plastique du corps, sa passion pour le théâtre jusque dans la conception de ses romans, tout s’appuie sur l’analyse faite par le philosophe de l’opposition entre Apollon et Dionysos. Selon Nietzsche, qui s’exprime tout particulièrement, dans cet extrait, sur le Tristan et Isolde de Wagner dont le troisième acte est précisément la musique de Yûkoku, « l’apollinien nous arrache à l’universalité dionysiaque et détourne notre extase sur les individus : (...) c’est par eux qu’il satisfait notre sens du beau qui brûle du désir de formes grandes et sublimes. Faisant passer sous nos yeux des images vivantes, il nous incite à saisir intellectuellement le principe de cette vie qui est en elles. » [3]
Le film que Mishima a écrit, tourné et joué lui permit d’être à la fois devant et derrière la caméra, c’est-à-dire de se sentir projeté comme image, celui qui voit et celui qui est vu, afin d’habiter entièrement la forme apollinienne où le déferlement des forces dionysiaques doit avoir lieu.
Et quelle est-elle, cette forme apollinienne ? Elle s’appuie tout d’abord sur la nouvelle du même nom, intitulée seulement Yûkoku (Patriotisme), sans mention des « Rites de l’amour et de mort », dont la structure en cinq parties se trouvera transposée en cinq actes à l’écran. Les unités de lieu, de temps et d’action de même que le dénouement tragique sont classiques au sens racinien, comme ce dénouement qui fait écho aux doubles suicides (shinju) dont le bunraku, surtout, a donné des représentations (par exemple Double suicide à Amijima, de Chikaemon).
En dépit de quelques différences entre la nouvelle et le film, l’élément le plus novateur et le plus frappant du film est son esthétique nô :

« Dans la période où Mishima conçoit Yûkoku, il écrit pour le théâtre Nô. La référence à cette forme ancienne du théâtre japonais (XIVe siècle) est explicite et omniprésente, très facile à identifier pour un spectateur japonais. Elle tient tout d’abord à la disposition de la scène où l’action est concentrée. Comme le fait le personnage du Shite dans la scène de Nô, le lieutenant entre par la gauche, suivant une disposition qui rappelle la galerie du théâtre. La pièce centrale, où se déroule la quasi-totalité du film, correspond au plateau principal. Mais le Nô est encore présent autrement. La casquette d’officier de la Garde Impériale remplace le masque du Shite. La musique wagnérienne remplace les instruments et le choeur. » [4]

Yûkoku (Acte II) copyright éditions Montparnasse

Et c’est précisément la seconde différence notable avec la nouvelle, l’omniprésence de la musique du troisième acte de Tristan et Isolde, en version orchestrale de 1936, année même où se déroulèrent les événements historiques évoqués [5]. L’on prend parfois pour preuve d’un certain histrionisme dont Mishima se serait rendu coupable la composante musicale de Yûkoku. C’est tomber bien facilement dans les stéréotypes relatifs à Wagner et à Mishima. Plus décisive est la référence implicite à La Naissance de la tragédie qui balaie l’idée que Mishima ait pu concevoir le chant d’amour à la mort (Liebestod) comme un accompagnement (au sens trivial de trop nombreux films) – plutôt une illustration si l’on entend dans ce mot sa dimension plastique :

« ... la musique confère au mythe tragique une signification métaphysique d’une telle force de pénétration et de persuasion – signification que jamais, sans cette aide unique, la parole ni le spectacle ne sauraient atteindre. C’est pourquoi la musique, surtout, est justement ce par quoi se transmet au spectateur de la tragédie le sûr pressentiment qu’il existe un plaisir supérieur auquel on accède par la ruine et l’anéantissement, si bien que pour lui, dans la musique, tout se passe comme si ce qu’il entendait, lui parlant distinctement, c’était la voix même qui surgit de l’abîme le plus enfoui des choses. » [6]

Le crédit accordé par Nietzsche à la musique au détriment du spectacle et des mots, Mishima l’adapte à son époque et à la force du cinéma : c’est toute l’audace de cet apprenti réalisateur qu’est Mishima qui se joue là, lorsqu’il tente et réussit le pari de transférer la dimension dionysiaque exclusivement dévolue à la musique pour Nietzsche, à l’image qui reçoit alors le privilège d’être à la fois apollinienne (c’est toute sa dimension ‘plastique’, classique, nô) et dionysiaque (elle montre l’horreur et le chaos sous-jacents). La musique se dépouille de ses voix, les voix s’absentent des images, les mots n’ont de place qu’écrite, au début de chaque acte pour donner l’argument du drame, et surtout pour affirmer par l’imposante calligraphie placée au milieu de l’image, l’impératif auquel ils semblent incapables de vraiment se hausser : « Sincérité absolue ».

Yûkoku (Acte II) copyright éditions Montparnasse

Le lieu d’exposition du double statut de l’image dans Rites d’amour et de mort est le corps. Le travail sur sa plastique auquel s’est livré Mishima depuis 1958 et dont Le soleil et l’acier rend compte, trouve ici – plus que dans les albums photographiques et que dans le seppuku du 25 novembre 1970 – son apogée véritable. L’image de son corps, dénudé ou entièrement nu, vaut surtout pour ce qu’il est non seulement une forme, mais une forme mouvante  : autrement dit la vitalité dionysiaque sous l’apparence apollinienne. Comme souvent dans son oeuvre, du Pavillon d’or à Patriotisme justement, Mishima édifie pour détruire :

« Reiko reposait les yeux clos. La lumière basse de la lampe révélait la courbe majestueuse de sa blanche chair. Le lieutenant, non sans quelque égoïsme, se réjouit de ce qu’il ne verrait jamais : tant de beauté défaite par la mort. » [7]

Le plaisir que s’offre Mishima est celui d’un Narcisse qui fendrait l’eau de son corps, après qu’une « indicible et mâle volupté » a présidé à sa dernière nuit d’amour, celle qui justifie, dans le film, le recours au mythe de Tristan et Iseut. En effet, dans la nouvelle, si l’ivresse érotique et la tendresse ont leur place, le narrateur précise du lieutenant Takeyama que « ce qu’il allait accomplir appartenait à sa vie publique, à sa vie de soldat dont sa femme n’avait jamais été témoin » [8]. Montrer quelle était « sa conduite sur le champ de bataille » n’est pas davantage présent dans le film. Cependant la camaraderie virile des samouraïs ou des soldats au sens large n’est pas sans planer sur ce film dont les connotations homosexuelles n’échapperont à personne. Il s’agit certes de l’insistance sur le corps du lieutenant, mais d’abord de l’arrière-plan dramatique lui-même qui nous annonce que Takeyama n’a pas pris part à la rébellion parce qu’il était jeune marié, ce qui n’est pas sans rappeler la récréance [9] reprochée à Erec après son mariage avec Enide. Du roman de Chrétien de Troyes à Tristan et Iseut on reste dans la ‘matière de Bretagne’ et dans l’homosexualité latente de la chevalerie européenne, semblable en cela à la japonaise [10]. Aussi, s’il emprunte sa célébration du désir jusque dans la mort (définition proche de celle de l’érotisme selon Bataille) au mythe que Wagner mit en musique, n’est-ce pas sans rapport avec le cri de Tristan agonisant qui souhaite « désirer jusque dans la mort et non mourir de désir ! »
Avant que l’éventration du lieutenant puis l’égorgement de sa femme par elle-même n’interviennent pour couronner le jeu de l’apollinien et du dionysiaque, Mishima a filmé les corps en proie au désir. D’abord montrés étendus et en plan large, le rappel à la fois dramatique, érotique et tragique opéré par les plans sur le sabre légèrement dégainé précède des cadrages qui coupent les corps, avant que des champs-contrechamps sur les regards échangés n’anticipent sur le complément indispensable du sabre que seront les yeux au moment du seppuku.
L’étreinte met en évidence les mains de l’un et de l’autre en des plans fort beaux. La montée dionysiaque et dissolvante du désir est suggérée par la fragmentation de l’image des corps, par le chaos de la chevelure de Reiko et les palpitations de sa chair, le tout avec une photographie certes soignée, mais dont la composition des plans est à mi-chemin entre le Buñuel de L’Âge d’or et le Bataille des Documents.

Yûkoku (Acte III) copyright éditions Montparnasse

Lorsque c’est le corps du lieutenant qui est filmé, dans les mêmes positions que le corps féminin, l’analogie entre la chevelure féminine et la toison des aisselles rappelle à tout lecteur de Confession d’un masque les allusions aux aisselles du jeune Ômi. Puis, le désir s’apaisant, l’on retrouve un plan large et non subjectif sur les corps : la preuve visuelle du chemin spirituel fait vers l’autre est que ces deux corps ont échangé leur place par rapport au premier plan d’ensemble.
Là où beaucoup, sinon tous, se seraient arrêtés, c’est à l’acte IV qui montre le seppuku dans toute son horreur. Mais imagine-t-on un Yukio Mishima pusillanime ? Eût-il fallu qu’il restât dans un wagnérisme de bon et de mauvais aloi ? Dans une fidélité au théâtre Nô alors qu’il s’agit de cinéma ? Ce serait ne pas comprendre le sens du projet. Stéphane Giocanti souligne les ‘ambiguïtés’ et les ‘contraventions’ à la tradition japonaise dont Mishima se serait rendu fautif :

« ... ce qui contrevient à la tradition, c’est la crudité du Seppuku (...) beaucoup plus laid qu’il n’apparaît dans les films des samouraïs comme Hara-Kiri de Kobayashi (1962). Ce grossissement, cette insistance violent la culture japonaise classique, faite de réserve et de discrétion (...). Cette rupture est d’autant plus frappante que tout le reste, dans le film, obéit à la stylisation et à l’abstraction. » [11]

Non seulement le film n’est pas sous le signe de l’abstraction, mais il faut bien voir que les conventions, fussent-elles de stylisation, ne plient parfois devant des bienséances d’ordre moral (et non éthique) que contraintes et forcées : les tragédies classiques françaises en sont bien la preuve. Que cette transgression des codes étonne est sujet à étonnement. Mishima ne s’est pas voulu gardien de la tradition, fût-ce dans ses pièces inspirées du Nô, mais, à la façon de Baudelaire qui distinguait dans la Beauté un élément éternel et un élément transitoire (moderne), Mishima fit de même. Pourtant la question n’est pas celle-ci dans le cas de Yûkoku. Elle n’oppose pas esthétisme et réalisme, qu’abhorre Mishima. Aussi les propos suivants, qui s’enferrent dans un psychologisme étroit, passent-ils à côté de l’effet que l’oeuvre cherche :

« Pourquoi Mishima a-t-il donc choisi pour ces instants le réalisme le plus écoeurant dans un film aussi fortement esthétique ? Il semble bien qu’avec ce sabordage de l’esthétisme au point culminant du scénario, il ait cherché à inscrire le signe de son destin : il montre les détails horribles du Seppuku parce qu’il imagine qu’il aurait pu les vivre dans le passé ou qu’il les vivra plus tard. Il trahit son film parce qu’il envisage sa mort comme la réparation de sa vie. » [12]

Cette rétro-lecture du film continue à présenter Les Rites de l’amour et de mort comme une répétition générale (consciente ou non) du seppuku que Mishima fit le 25 novembre 1970 à Ichigaya. Plutôt que de parler de « l’écoeurante réalité » par la représentation de laquelle Mishima aurait commis une trahison, la compréhension du film selon la ligne suivante justifie totalement les choix esthétiques du réalisateur :

« Ainsi le difficile rapport qui est celui de l’apollinien et du dionysiaque dans la tragédie pourrait être symbolisé par l’alliance fraternelle des deux divinités : Dionysos parlant la langue d’Apollon, mais Apollon, pour finir, la langue de Dionysos – par où la tragédie, comme l’art en général, atteint son but suprême. » [13]

Seule tragédie filmée et jouée par Mishima, Yûkoku est une oeuvre plastique rare qui, après les horreurs cataclysmiques de la Seconde guerre mondiale, ose aller dans la monstration de l’horreur en évitant précisément le pire : l’esthétisation de cette horreur [14]. Après avoir contenu la force chaotique du désir dans une forme apollinienne où l’individuation des corps reste perceptible et leurs limites maîtrisées, la représentation visuelle de l’éventration du lieutenant à l’acte IV laisse sourdre de façon éprouvante et cathartique pour le spectateur [15] la force de l’eros dionysiaque qui court vers l’unité du chaos et ne supporte l’individuation dans un corps que de façon temporaire. Cela se manifeste par des tremblements, des cris muets, la sudation, l’hémorragie, la suffocation, l’écoulement de salive et surtout les intestins [16] qui s’extravasent et glissent sur les cuisses.
Alors que le corps humain est organisé selon une symétrie verticale, l’éventration horizontale du seppuku agresse jusqu’au modèle apollinien (dans le cas de Mishima, construit patiemment depuis huit ans) du corps. Le ‘personnage’ que montre Mishima à partir de ce moment, c’est Dionysos, infigurable autrement que par ses effets :

« ... la blessure s’ouvrit en grand et les intestins jaillirent comme si la blessure vomissait à son tour. Apparemment inconscients de la souffrance de leur maître, glissant dans l’entrejambe, ils donnaient une impression de santé robuste et de vitalité presque déplaisante. » [17]

Face à cette vision d’horreur, l’héroïsme fou de Reiko dont le visage blême où sueur et larmes se confondent nous est montré en contrechamp, fascinée et gardant aussi longtemps que possible la maîtrise de sa pose en seza [18] alors que le cadrage laisse deviner l’élan qui veut la prendre, et qui finalement, sur fond de Liebestod musical et de Sincérité absolue calligraphiée, la place debout, juste derrière son époux, en nipponne Isolde d’un Tristan dont le véritable combat n’est pas tant militaire que spirituel et la véritable fidélité tant impériale que celle à un érotisme cosmique.

Yûkoku (Acte V) copyright éditions Montparnasse

Après un pareil acmé, ce Mishima dont on ne souligne pas assez souvent la puissance des héroïnes consacre à Reiko, qui avait débuté le film dans le ressouvenir d’une certaine insouciance, tout le dernier acte qui témoigne de sa grandeur. Dans un décor de Nô, elle a deux fois vainqueure traversé l’Achéron du sang de son mari sans tomber ni déchoir, portant sur sa vêture et ses mains maculées cette encre qui a coulé du sabre pour écrire un caractère sans forme.
Il ne reste plus, en l’absence d’un regard autre que celui de la caméra, qu’à chercher pour Reiko ce moment où, sa beauté une dernière fois vérifiée dans sa psyché, elle accède au statut d’ordonnatrice apaisée du tragique. Un ultime rite érotique de mort et les corps des deux amants sont enchâssés, à la façon de pierres d’un improbable ryôan-ji, dans un parterre délinéé zen, figuration non pas tant d’une sérénité et d’une plénitude conquises mais, comme le dernier accord du Tristan et Isolde, preuve que les forces cosmiques dionysiaques ont prévalu.

Je vois deux comparaisons possibles avec le film de Mishima, deux films ultérieurs dont j’ignore dans quelle mesure ils auraient pu être influencés par Yûkoku  : il s’agit d’Eros + massacre (Erosu purasu Gyakusatsu, 1969) de Yoshida Kijû et de l’Empire des sens (Ai no corrida, 1976) d’Oshima Nagisa.
Deux se déroulent en 1936, ceux de Mishima et d’Oshima, et l’autre en 1923. Ils font ainsi référence à des événements qui appartiennent à une autre ère de l’histoire du Japon. Tous trois, chacun à sa manière, sont à la fois des tragédies privées et des actes politiques dans lesquels l’érotisme et la mort sont indissociables, confirmant l’influence de Bataille sur ce cinéma japonais indépendant puis « Nouvelle vague [19] ». Alors qu’Eros + massacre est largement supérieur aux deux autres du point de vue formel – chaque plan frôlant la perfection – et narratif – Yoshida entrelaçant cinq destins sur deux époques – et que l’Empire des sens aille plus loin que les deux autres dans l’érotisme, la singularité des Rites d’amour et de mort ne se dément pas. Sa forme est nécessaire à son contenu et réciproquement : l’édification d’une membrane de beauté, qu’elle soit pellicule de film ou peau d’un corps d’athlète, livre son message de vérité en montrant ce qu’elle cache lorsqu’elle est enfin déchirée : l’illusion apollinienne succombe et advient par l’éventration dans Yûkoku et par la pellicule qui brûle dans Eros + massacre.
La radicalité de ces réalisateurs auxquels Mishima, par un coup d’essai de maître, n’a rien à concéder, brouille une fois de plus les pistes de ceux qui ne raisonnent, en politique comme ailleurs, que par dichotomie. Non, Patriotisme (Yûkoku) de Mishima n’est ni nationaliste ni impérialiste, il est en réaction contre une époque et un pays, le Japon américanisé, à tel point soumis à une spectacularisation du réel que Mishima lui oppose d’abord le mythe d’un Japon révolu puis, par le shinju (double suicide) de ses personnages, en montrant que toute résolution du conflit avec le Réel est du seul ressort de l’individu.
Avec ce film dérangeant, Mishima Yukio n’en finit pas de se montrer rétif à toute récupération partisane. Il est parfaitement intempestif !

Notes

[1Singulièrement opposé au rôle de Shinji Takeyama que tiendrait Mishima dans Yûkoku.

[2Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie, Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 2000, t. I, §V, p. 37.

[3Ibid, ch. XXI, p. 117.

[4Stéphane Giocanti, p. 23 du livret.

[5A savoir la tentative de coup d’état perpétrée (appelée ni-niroku jiken « incident 2-2-6 ») les 26, 27, 28 et 29 février 1936 par des soldats de l’armée impériale – tentative qui fut condamnée par l’Empereur en dépit des réticences des loyalistes à tuer les insurgés. Le lieutenant Takeyama fait partie de cette Armée impériale (Kodoha) qui s’est révoltée, mais il n’a pas été associé au coup d’état par ses camarades en raison de son statut de jeune marié. Lorsqu’il rentre, au deuxième acte, c’est parce qu’il se verrait sinon contraint de tuer les rebelles.

[6Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie, op. cit., p. 115.

[7Yukio Mishima, Patriotisme in Patriotisme et autres nouvelles, Gallimard, 2008, Folio, p. 86.

[8Ibid., p. 95.

[9Suspicion de lâcheté, de renoncement.

[10Mishima, interrogé par Jean-Claude Courdy en 1966 (en complément du film), affirme que l’homosexualité est un sentiment plus ancien et plus naturel au Japon que l’amour entre les deux sexes.

[11Art. cit., p. 25.

[12Idem.

[13Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie, op. cit., p. 119.

[14Mutatis mutandis, c’est un peu ce que Bataille reprochait à Sade lorsqu’il récusait la maîtrise classique de sa langue pour évoquer les délires érotiques.

[15Y compris Mishima bien sûr, mais aussi Masakatsu Morita, son amant, qui sera présent lors du seppuku du 25 novembre.

[16Mishima poussa le réalisme jusqu’à utiliser les intestins d’un porc fraîchement abattu et dont l’odeur âcre et écoeurante envahit le plateau.

[17Yukio Mishima, Patriotisme, op. cit., p. 101. Nous soulignons.

[18A genoux, les mains posées l’une sur l’autre.

[19Yoshida et Oshima font alors partie, avec Shinoda Masahiro, de la Nouvelle vague japonaise.

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