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Nuit de Sindelfingen 

vendredi 28 février 2014, par Laurent Margantin

Dans le cadre de la web association des auteurs, Pierre Cendrin propose une dissémination ayant pour thème "le corps dans tous ses états". Il écrit :"Écrire le corps est l’un des enjeux les plus pri­mor­diaux auquel se confrontent les auteurs les plus divers. De Monsieur Bloom dans ses cabi­nets au goût de la made­leine de Marcel, en pas­sant par le vieil Achab qui a son mal che­villé au corps, les pro­blèmes de foie de l’homme du sous-​sol, ou encore l’attente fébrile de Julien Sorel devant la porte de Mme de Raynal.

Objet his­to­rique, le corps est sou­mis à des normes qui peuvent variées plus ou moins for­te­ment. Châtiments cor­po­rels. Hygiène. Façons de table. Apparence phy­sique conforme, non-​conforme, valo­ri­sée, stig­ma­ti­sée. Corps qui se pare, se cache, entre osten­ta­tion, dis­cré­tion et dif­fé­ren­cia­tion. Corps har­ce­lés, bru­ta­li­sés, frus­trés, malades, dimi­nués, empê­chés, mou­rants. Désir, pas­sion. Corps qui s’aiment, corps dans l’attente de s’aimer, qui se recon­naissent, s’affrontent, se récon­ci­lient, se domestiquent.

Le corps est le pre­mier signe exté­rieur d’appartenance sociale que l’on offre aux regards d’autrui.

Réceptacle des émotions. Gêne, exul­ta­tion, rou­tine. Incorporation des savoir-​faire et des savoir-​être.

« Apprendre par corps » : dis­ci­pline sco­laire, récep­tion docile du savoir et du pou­voir dans leurs formes douces et bru­tales. Attente aux gui­chets. Répression des indis­ci­plines. Corps enfer­més dans des ins­ti­tu­tions totales où l’esprit ges­ti­cule. Le corps-​outil, dis­ci­plines pro­fes­sion­nelles, divi­ser les gestes, à la chaîne et à l’atelier. Le corps spor­tif qu’il faut domp­ter et faire tenir. Capital de force phy­sique qu’il faut entre­te­nir et mettre en dan­ger de façon rai­son­née. Usage ratio­na­lisé du corps.

Le corps et l’esprit. L’hostie.

Le corps en terre.

Ce mois-​ci, ce sont les corps que nous disséminons."

La revue des ressources vous propose un texte de Laurent Margantin autour de ce thème. Il a pour nom : Nuit de Sindelfingen

Les chariots jaunes avançaient, suspendus et entraînés par un circuit au plafond,
les chariots jaunes on les entendait arriver, on n’avait même pas besoin de les regarder venir, de les voir chacun suivre son circuit à l’intérieur du bâtiment,
il y avait un chariot venu de l’atelier de tapisserie à décharger et, juste en face, venu de l’autre côté, un autre à charger,
et toi tu naviguais entre les deux,
tu étais la machine d’os et de chair et de sang qui déchargeait l’un et chargeait l’autre, faisant à chaque fois les mêmes gestes,
il y avait une grille à ouvrir,
pièces du futur siège à disposer aux bons emplacements,
grille à refermer (bien la claquer),
tu avais quelques secondes pour disposer chaque pièce,
puis le chariot chargé s’ébranlait et partait à l’autre bout du bâtiment
où s’activaient les monteurs,
et toi tu attendais déjà le prochain chariot,
grille à ouvrir, les mêmes pièces à décharger puis à recharger sur l’autre chariot, à bien disposer,
grille à claquer, chariots qui s’ébranlaient, partant chacun dans une direction opposée
les mêmes chariots, les mêmes pièces, les mêmes gestes des centaines de fois dans une journée, le même circuit,
aux côtés du Croate qui se traînait la tête penchée,
ou bien aux côtés de Salvatore qui d’un air sérieux accrochait sur les chariots des pages de magazine porno pour les monteurs à l’autre bout du bâtiment,
c’était la façon qu’avait Salvatore de s’amuser en travaillant,
le Croate lui soupirait, se traînait, laissait traîner son regard sur le sol, ne vous parlait pas,
dès qu’il pouvait allait s’asseoir en silence dans un coin, avec son regard de chien fatigué
pendant que Salvatore toujours s’activait, faisant claquer ses vieilles savates,
ouvrir la grille, placer les pièces du futur siège, dont la structure mécanique qu’on saisissait par cette poignée en plastique qui sert dans le véhicule à régler la distance du siège par rapport au volant,
poignée en plastique qui n’était pas commode à tenir d’une seule main (vous portiez des gants pour ne pas vous blesser),
il fallait se pencher pour saisir cette pièce lourde de quelques kilos, se redresser, la placer correctement tout en refermant la grille dessus, retourner à sa place si on avait le temps de s’asseoir quelques instants, ou bien s’avancer vers le prochain chariot qui avait déjà fait son tour du circuit à partir de l’élévateur qui l’amenait de l’étage au-dessus.

Les chariots tu n’avais plus besoin de les voir venir,
tu connaissais le circuit par cœur, tu en reconnaissais chaque automatisme, chaque secousse, chaque bruit, chaque sifflement à l’oreille,
comme si le circuit électronique était déjà une part de toi-même,
comme si tu l’avais intégré dans ta conscience,
il suffisait d’un léger choc électrique à quelques mètres pour que tu te lèves en remettant tes gants, prêt à décharger et charger les chariots qui approchaient,
le Croate se traînant, Salvatore arrachant une nouvelle page des magazines porno qu’il devait consommer en grandes quantités car il en avait toujours avec lui,
il lui arrivait de trotter derrière un chariot en faisant claquer ses savates pour finir d’accrocher une de ces pages,
Salvatore, Salvatore que tu revois dans le virage que prenait le chariot, juste un bref instant, une silhouette qui s’évanouit bien vite.

Avec toi il y eut Alex aussi, un Allemand d’une vingtaine d’années,
bien baraqué mais qui à cause de son torse et de ses bras trop lourds peinait au début, trimbalait maladroitement les structures mécaniques des sièges d’un chariot à l’autre, souffrant du dos,
il y eut des heures et des heures où lui aussi se traîna et souffla, maudissant les chariots,
il y eut des heures et des heures où il ne parla pas, profitant de chaque répit pour se jeter sur sa bouteille d’eau,
puis il s’habitua, devint une bonne machine à son tour, machine tout de même capable de bavarder et de plaisanter tout en machinant,
ô ces heures ces jours ces semaines passés au premier étage de ce bâtiment sans fenêtre, de jour comme de nuit éclairé par des lampes électriques tandis que tu déchargeais et chargeais les chariots alors qu’au bout du bâtiment les monteurs assemblaient les sièges,
ô ces heures que tu passas aux côtés du Croate, de Salvatore ou d’Alex observant en silence comment ils machinaient, comment toi-même tu machinais, ouvrant, claquant la grille des chariots,
ô ces heures au cœur de l’usine à oublier souvent que tu machinais, car quand tu commençais à six heures du matin ou quand il était six heures du soir en hiver tu n’étais pas encore ou plus vraiment éveillé, tu avançais dans une longue galerie qui n’avait pas de commencement ni de fin, tu creusais ta galerie au-dedans, comme guidé, happé même par les rythmes du circuit électronique, tu machinais au-dedans je ne sais quoi, comme chargé en secret d’une tâche obscure, d’une tâche pour laquelle tu n’étais pas payé,
tu n’étais pas éveillé lorsque tu machinais ainsi, tu étais dans un état de conscience inférieur peut-être, les lumières électriques au plafond, les gestes machiniques des collègues autour et le circuit des chariots t’avaient transporté dans une zone inconnue,
et tu commençais à l’explorer cette zone, oui, tu commençais tout juste, ce n’était que les premières semaines au cœur de l’usine, dans la nuit de Sindelfingen.

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