La Revue des Ressources

Une disparition 

vendredi 29 novembre 2013, par Laurent Margantin

Dans le cadre de la dissémination sur le cinéma du mois de décembre de la web-association des auteurs, la revue des ressources propose ce texte de Laurent Margantin qui part d’une rencontre avec Werner Kofler avec des souvenirs du Troisième homme.

K. devait disparaître le 10 décembre. Il fallait donc me dépêcher si je voulais le rencontrer, car nous étions déjà le 30 novembre. J’avais écrit au traducteur de K. que j’allais à Vienne, et celui-ci m’avait aussitôt répondu : Si vous allez à Vienne, allez absolument voir K. , et il avait ajouté (ce qui m’intrigua) : Pour vous comme pour lui, il faut que vous alliez le voir. Avais-je un message à lui transmettre ? Me donnerait-il une photo, ou une indication qui me permettrait de le reconnaître ? Avait-il un nom de code ? Le traducteur de K. me dit simplement d’écrire un télégramme à une amie de K., qui transmettrait (mais en fait de télégramme, il s’agissait d’un mail, on était en 2011 quand même, sauf que K. n’avait pas d’ordinateur, tout juste un numéro de téléphone que je ne connaissais pas encore, et qu’au téléphone il préférait les lettres).

Arrivé à Paris, je prenais donc un autre avion pour Vienne, à bord duquel, en plus de quelques livres de K., j’avais emmené la correspondance avec son éditeur d’un autre auteur autrichien bien plus célèbre que K., B., correspondance que je lisais avec ferveur depuis plusieurs jours. Pris par cette lecture, je ne prêtais aucune attention aux différentes régions que nous survolions, et, moi qui suis plutôt angoissé à bord d’un avion, je lus avec amusement la lettre de B. où il évoque un vol au départ de Londres lors duquel son appareil échappe à une catastrophe. B. avait semble-t-il fait preuve d’un sang-froid admirable. – Mais est-ce qu’il serait possible que vous disparaissiez ? Oui, vous avec votre caméra fixé sur moi et le moindre de mes gestes depuis le début du vol ! Je vous ai déjà repéré à l’aéroport, caché derrière votre journal comme dans un de ces vulgaires films de série B, et j’ai tout de suite vu que vous me suiviez. Oui, c’est ça, rangez votre appareil, et cessez de filmer la moindre phrase que je suis en train de lire ou d’écrire. Merci.

Arrivé à Vienne, je pris un taxi qui me conduisit jusqu’à mon hôtel. Pendant le parcours, je pus découvrir les nombreux bâtiments en ruine suite aux bombardements. – Après avoir récupéré mes bagages à l’aéroport de Vienne, je me dirigeai vers le métro, et rejoignis le quartier de la Westbahnhof (gare de l’ouest) où se trouvait mon hôtel. Sorti du métro, il fallait suivre une longue rue dont les boutiques étaient tenues par des étrangers aux visages bruns qui me parurent souvent familiers.
Une fois dans ma chambre, j’essayai d’appeler K. (avant mon départ j’avais reçu une réponse de son amie qui avait imprimé mon mail, l’avait transmis à K., lequel avait donc donné son accord pour la communication de son numéro de téléphone), mais je tombai sur son répondeur automatique, une voix grave et ferme, comme je me l’étais imaginé. Je ne me souviens plus si je laissai un message la première fois. Cette absence de K. m’intriguait. Tout cela commençait à ressembler à un mauvais film d’espionnage : la chambre d’hôtel plutôt confortable dans un quartier semble-t-il malfamé (en regardant à la fenêtre la nuit tombée j’avais vu une prostituée marcher sur le trottoir au coin de la rue en face), les visages familiers dans la rue qui avaient attiré mon attention, et parfois une silhouette furtive que je croyais distinguer en me retournant, évidemment un homme muni d’une caméra comme celui dans l’avion… Et puis K. qui ne répondait pas, K. qui ne répondrait pas pendant plusieurs jours, au point que j’allais même finir par renoncer à le rencontrer, bientôt certain qu’il avait déjà disparu de la ville.
Malgré mes appels téléphoniques répétés et vains, car ils aboutissaient tous à la voix de K. qui prononçait automatiquement les mêmes mots et les mêmes phrases brèves avec la même intonation, je ne cessais, pendant ces quelques jours à Vienne, de me documenter sur K. C’est-à-dire de lire ses livres, dont K. était le personnage principal. Parmi ses livres, il y en avait un, déjà ancien, composé de quelques nouvelles dont une se déroulait dans un train. K. cherchait le wagon-restaurant sans le trouver, et ne parvenait plus à revenir à son compartiment où il avait laissé sa veste et une valise remplie de marchandises achetées en Italie. Dans un autre récit, plus court, ce n’est pas son compartiment et ses affaires qui avaient disparu, mais lui-même : il racontait sa propre disparition, et les témoignages divergents à propos de celle-ci. Avait-il été enlevé par des hommes en voiture, ou une femme l’avait-elle entrainé dans une ruelle obscure ? K. ne savait pas lui-même comment l’auteur avait disparu…

Pendant les nuits à Vienne, il m’arriva de courir dans des ruelles sombres, poursuivant une ombre. Pendant les nuits à Vienne, il m’arriva de courir à travers des places, renversant un vieux marchand de ballons. Celui que je poursuivais courait à travers les décombres, sautait dans une rue plus bas, puis disparaissait dans une bouche d’égout. Il connaissait décidément trop bien la ville pour que je puisse le rattraper. Dans une autre séquence du rêve, le type avec la caméra me poursuivait en même temps que je poursuivais l’ombre, puis comme je n’arrivais à la rattraper, je me retournais vers mon poursuivant, et constatais avec effarement qu’il s’agissait de l’auteur de ce texte, qui m’avait donc suivi depuis Paris sans jamais éteindre sa caméra ! Quand ma course-poursuite nocturne s’acheva avec cette découverte et que la vue de mon propre visage derrière la caméra me réveilla brutalement, je me levai et allai à la fenêtre : la femme au coin de la rue d’en face avait disparu, remplacée par un homme fumant une cigarette comme un vulgaire acteur de série B.

Plusieurs jours passèrent à errer dans la ville et les récits de K. où celui-ci disparaissait. Le 8 décembre, j’étais assis au café Engländer dans la Postgasse quand mon portable sonna (ce qui n’était pas arrivé depuis que j’étais à Vienne). Alors j’entendis une voix caverneuse, et je fus surpris de ne plus entendre les mêmes mots que j’avais entendus des dizaines de fois m’invitant à laisser un message, mais une voix qui ressemblait à celle de K., ou du moins à celle de l’homme qui prétendait être K. sur le répondeur. Comme il y avait du monde dans le café, j’eus du mal à comprendre ce que me disait la voix. Je pus seulement noter le rendez-vous qu’on me proposait : au Demel, un célèbre café viennois, le lendemain, c’est-à-dire le 9 décembre, soit la veille de la date à laquelle K. devait disparaître. Je ne pouvais évidemment pas manquer ce rendez-vous, le dernier rendez-vous possible.

Le 9 décembre eut lieu une autre rencontre, rencontre qui précéda de quelques heures celle avec K. Depuis mon arrivée à Vienne, j’avais cessé de lire la correspondance de B. pour me consacrer entièrement aux récits de K. Me promenant dans une ruelle voisine de la cathédrale Saint-Etienne, je tombai par hasard sur une plaque signalant la présence entre les murs d’un immeuble d’une fondation dédiée à B. Après avoir sonné, on m’ouvrit la porte, et je passais un moment à discuter avec la directrice de la fondation, qui m’offrit plusieurs livres. En sortant de l’immeuble puis de la ruelle, je vis qu’il s’agissait de la Blutgasse (rue du sang). Mais pour la première fois depuis que j’étais à Vienne, j’eus le sentiment d’être seul à cet endroit, comme si j’avais enfin réussi à semer le type à la caméra dont je devinais constamment la silhouette dans mon dos.

Je me dirigeai ensuite vers le Graben, une large avenue piétonne de Vienne, et m’assis à une terrasse. Bizarrement, alors que je n’avais pas été depuis très longtemps à cet endroit – mon premier séjour à Vienne remontait à une vingtaine d’années –, je m’adressai au serveur comme si j’étais un habitué des lieux, et, au chaud dans mon manteau, savourai le soleil d’hiver. C’est à cet endroit précis qu’il apparut : B., oui, B., ou plutôt un sosie de B., passa devant moi. Mêmes cheveux gris coiffés en arrière, même front, mêmes yeux avec cette expression ironique si caractéristique, même allure, même élégance, c’était bien B., c’était du moins quelqu’un qui lui ressemblait de manière presque parfaite, le même qui, il y a une trentaine d’années, aimait marcher sur le Graben du même pas, avec la même allure, c’était bien B., pas de doute, peu importe en vérité que ce fût un sosie, mais pourquoi avais-je laissé mon appareil photo au fond de mon sac, le temps que je l’attrape et l’allume, B. avait disparu, et je n’eus pas la présence d’esprit de le poursuivre, B. était passé devant moi pendant quelques secondes, je l’avais bien vu, pas de doute, puis il avait disparu aussitôt, ses yeux moqueurs se perdant dans la foule.

Cela ne dura que quelque secondes, et je crus même à une plaisanterie du type à la caméra qui, planqué dans un coin, aurait voulu me faire une blague et filmer la scène, avec gros plan sur mon visage effaré. Mais je regardai autour de moi et ne vis personne qui ressemblât au type à la caméra.

Le même jour, je me rendis au café Demel, et m’installai à une table au premier étage. J’étais en avance d’une bonne demi-heure. Je repensai à ce que son traducteur m’avait écrit (je cite le passage en entier) : Si vous allez à Vienne, allez absolument voir K. - il est un peu intimidant car très silencieux (ses silences sont célèbres, on peut rester 30 minutes face à face sans dire un mot), mais très chaleureux aussi. C’est quelqu’un de très solitaire, et blessé par la reconnaissance insuffisante car, bien sûr, il sait ce qu’il vaut. Donc pour vous comme pour lui, il faut que vous alliez le voir. Qu’allais-je faire si K. refusait de parler, et se taisait une trentaine de minutes ? Me taire moi aussi ? Le questionner, quitte à buter sur son silence, voire le renforcer ? Je me préparais mentalement à cette éventualité. C’est alors qu’en me tournant vers le fond de la salle je vis K. Oui, pas de doute : l’homme assis à la table à l’autre bout de la pièce était K., je le reconnaissais (j’avais vu des photos de lui sur la quatrième de couverture de ses livres, souvent plus jeune). Puis en regardant plus attentivement, je me mis à douter : l’homme avait bien les mêmes cheveux gris, le même visage anguleux, mais était-ce bien lui ? Et puis, par où était-il entré ? Il n’y avait qu’une seule porte, j’étais assis juste à côté, et je n’avais vu personne passer à côté de moi. Mais où était passé le type avec la caméra ? Je regardai autour de moi, et ne vis que des touristes avec leurs appareils photo posés sur la table.

Je m’approchai de l’homme que je prenais pour K. et le saluai. Après quelques mots échangés, je reconnus la voix grave du répondeur, oui, c’était bien la même voix, et ce regard semblable aux photos, ce ne pouvait être que K., et non un sosie.

K. sembla prêt à parler avec moi. Mais je n’ai plus le souvenir exact de nos échanges, et, trop troublé par ce que j’appris le lendemain, je n’ai pas pris de notes après cette rencontre qui dura tout de même une heure et demie. Je me souviens d’un homme souriant timidement, attentif à ce que je disais, et aussi reconnaissant que je sois venu à Vienne pour le rencontrer. Dans la conversation, il mentionna quelques films français qu’il avait aimés, et aussi Jacques le fataliste qu’il était en train de lire (ce qui fut pour moi un précieux indice).

Le soir, je rentrai à l’hôtel et me plongeai dans son dernier livre, qu’il m’avait offert. En rêve, je parcourus de nouveau des ruelles sombres de Vienne, mais elles étaient désertes et je n’y poursuivais plus personne.
Le lendemain matin, je pris mon petit-déjeuner dans un bar à côté de l’hôtel, et feuilletai le journal : on y annonçait la disparition de K., « grand écrivain originaire de Carinthie », le 8 décembre, et non le 10. Il était donc impossible que j’aie vu K. la veille, puisqu’il était décédé un jour plus tôt.

Note de l’auteur : Il est affligeant de lire tant d’inexactitudes à propos de mon séjour à Vienne et de ma rencontre avec K. Voici quelques faits réels en guise de rectificatif : 1) Cette rencontre a eu lieu le 29 juillet 2010, et non le 9 décembre 2011. 2) J’ai vu le sosie de B. dans la Kärtnerstrasse et non sur le Graben (là où B., dans son roman Holzfällen, rencontre par hasard les Auersberger). 3) Je n’ai pas rencontré K. chez Demel, mais au café Engländer ; en revanche j’ai reçu l’appel de K. chez Demel et non au café Engländer, ce que je peux prouver puisque j’ai filmé ces événements et tout mon voyage depuis le début, les scènes de rêve incluses (qui elles sont tout à fait exactes).

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