La Revue des Ressources

Le fauconnier 

lundi 4 décembre 2006, par Yi Ch’ôngjun

Ses carnets. Des cahiers de notes bon marché. Voilà tout ce que Min Taejun nous laissa quand il mourut, au printemps dernier. Cela nous surprit car il possédait de la terre, quelques rizières, dans les environs de son village natal et n’avait jamais permis de supposer la moindre gêne matérielle. La seule explication possible était que ce célibataire de trente-quatre ans avait senti sa fin venir et qu’il avait mis de l’ordre dans ses affaires. Rien ne lui survivrait d’autre que ces cahiers.

Cette pile de notes nous intriguait.

Bien qu’il n’eût rien publié à ce jour nous le gratifiions volontiers du terme d’ « écrivain » et il ne s’en fâchait pas. Qu’il réfléchît beaucoup à la question de l’écriture et qu’il aimât par-dessus tout en discuter avec nous justifiait le regard que nous portions sur lui. Il était passionné de littérature et rêvait d’écrire un jour. C’était ainsi. Aussi inexacte qu’elle fût, il s’était fait à cette idée, s’y était installé, et sans plus douter, se considérait lui-même écrivain.
Il quittait son domicile de temps en temps et nous savions alors qu’il était parti pour un de ses voyages documentaires qu’il affectionnait tant et dont à son retour il ne nous livrait rien ou presque.
- Je suis allé dans le village ... à Changwôngun... on m’y a signalé une histoire des plus curieuses... Je peux vous dire que je n’ai pas été déçu !
Il laissait son récit en suspens, avec un sourire affecté. Bien qu’il s’offrît de plus nombreux voyages que nous qui produisions réellement, aucun de ses périples ne suscita l’écriture d’un roman proprement dit. Rien ne le laissa penser en tout cas. Et il mourut. Nous sûmes plus tard que tous ces déplacements avaient fait fondre sa fortune. Il souffrait de tuberculose et crachait du sang mais conservait de grandes chances d’être sauvé par la médecine moderne. Nous avions tenté de lui redonner le moral mais rien n’y faisait. Sa manie d’anticiper mentalement son état futur avait suffi à le faire mourir. Sa mort resta en grande partie inexpliquée.

Dans ses carnets étaient consignées des enquêtes, des notes de lectures et des réflexions personnelles portant sur les traditions, les légendes, le savoir-faire de maîtres artisans que l’on croyait disparus. Riches, fouillés, méthodiques, tous ces dossiers révélaient en Min un connaisseur passionné. Ainsi les histoires d’un funambule, d’un artisan insulaire qui sertissait des meubles avec de la nacre, d’une archère du Chôlla [1]... Toutes auraient fourni la trame d’un roman solide. Mais Min n’était pas parvenu à leur donner la forme d’une oeuvre. Il s’était entêté et avait ensilé ces détails pour mieux se consoler de sa stérilité. C’est du moins ce que nous pensions.

Nous nous trompions.
En réalité Min avait écrit un roman, un seul, et de bonne facture. Ceux qui ont lu mes ouvrages précédents se seront dit que le titre du présent récit, « Le fauconnier », leur est familier et qu’un premier livre homonyme existe déjà. Ils se demanderont pourquoi j’entame cette deuxième version. Or la vérité est qu’il s’agit de la troisième. Il en existe une autre, encore inconnue, celle de Min, et c’est en fouillant mon tiroir ce matin que je l’ai découverte. Le temps est venu pour moi de rétablir la vérité sur mon ami disparu l’an dernier.
Voici comment le texte de Min est tombé en ma possession. On comprendra en me lisant une partie du mystère de sa mort et les raisons qui me poussent aujourd’hui à écrire ce troisième récit sous le titre : « Le fauconnier ».

Au printemps dernier, mon ami me demanda par lettre de venir le voir. Comme je le rencontrais fréquemment pour le soulager de l’angoisse excessive qu’il éprouvait du fait de sa maladie, son invitation me parut peu ordinaire et aiguisa singulièrement ma curiosité. Je le trouvai plus pâle que d’habitude mais calme, comme apaisé, indifférent à son problème de santé. Ses premiers mots firent disparaître mon inquiétude.
- Tu as bien fait de venir ! J’ai quelque chose pour toi et je crois que cela t’intéressera.
On ne décelait dans son comportement ni inquiétude ni nervosité.
- Quelle bonne surprise me réserves-tu donc aujourd’hui ?
J’omis de m’inquiéter de son état comme cela eût été l’usage et allai droit au but. Il croisa les jambes, marqua une pause et poursuivit d’une voix tranquille.
- Je ne crois pas t’avoir jamais vraiment parlé de mes voyages...
- Que veux-tu dire ?
- Tu sais bien...
- C’est vrai, cela a toujours été un sujet tabou entre nous, il nous est devenu naturel que tu restes discret.
J’essayai de cacher mon excitation. Il sourit, tira à lui le cahier ouvert près de son oreiller et le plaça devant moi.
- Tu as tellement écrit ces derniers temps, tu dois être à court d’inspiration.
Tout en l’écoutant, je fixai des yeux ce cahier que je n’avais jamais vu. Min y avait regroupé des notes, d’une écriture fine, sans laisser de marge, à la manière des écoliers.
Je regardai Min. Que voulait-il ? Plusieurs fois déjà, face à la page blanche, j’avais songé à ses fameuses notes, à cette matière fertile qui nourrirait tant de romans à venir. L’idée m’était venue de m’en servir jugeant que Min, qui n’écrirait rien de sa vie, n’en serait pas fâché, puis je l’avais chassée.
- Parmi tous ces sujets, j’aimerais t’en suggérer un...
Lisait-il mes pensées ? Il se tut un instant et reprit.
- Je te le présenterai seulement, pour ne pas l’éventer...
Il me proposa d’écrire une histoire. J’aurais à faire un petit voyage dans un village de la province du Chôlla pour me faire une idée. Il ne doutait pas que le sujet compris je me sentirais inexorablement poussé à écrire. Il m’indiqua des passages dans son cahier. Quand je le quittai, les choses me semblaient encore très floues. Un fauconnier habitait ce fameux village où je devais me rendre. L’histoire dont il m’avait tracé les contours ne faisait naître en moi aucun enthousiasme. Il ne m’avait rien révélé de sa conclusion. J’avais mis dans ma poche le bout de papier qu’il m’avait tendu après y avoir noté le chemin à suivre et quelques noms puis j’étais parti, sceptique.
Pourquoi m’avait-il choisi ? Comment pouvait-il être aussi sûr que j’irai là-bas ? Quand il m’avait offert une somme couvrant les frais du voyage, je n’avais pu me dérober. J’avais accepté malgré moi tout en sentant que sa proposition amicale m’était imposée comme une dette qu’il me fallait honorer.
- Je n’ai plus besoin de cet argent désormais.
Il me l’avait remis en souriant. J’avais pensé à sa maladie et à sa fortune dont il ne devait plus rester grand-chose. J’étais parti le lendemain. Min désirait que je commence au plus tôt et tant qu’à partir, mieux valait partir vite.

Je ne nourrissais que peu d’espoir sur ce qui m’attendait dans ce village mais une sorte de curiosité était née en moi. Ce n’était pas sur les traces de ce fauconnier que je partais mais sur celles de Min. Qui l’avait rencontré, quelles enquêtes il avait menées, quels détours mystérieux et nonchalants l’avaient emporté vers ces villages inconnus où l’on se souviendrait de lui...? Je n’avais rien d’autre en tête quand j’entrai pour la première fois dans le village décrit par Min. Pourtant ce jour-là mes nerfs se tendirent. Ainsi que mon ami l’avait décidé, la tragédie du fauconnier allait s’offrir à moi.

Le village se perdait au cœur de la montagne. On pouvait y parvenir par la vallée de l’ouest. Partout ailleurs il fallait franchir un col, ce que je fis en arrivant de l’est. Il me fallut monter sur la crête pour découvrir à mes pieds une quarantaine de chaumières poussées à flanc de montagne comme des champignons. Des rizières s’étendaient vers l’ouest et limitaient l’espace habitable. C’était là. Le temps de marche depuis la descente de l’autobus et la physionomie du village correspondaient aux indications de Min. Je m’allongeai à même le sol et allumai une cigarette. Avec ses poumons malades, lui aussi avait dû reprendre son souffle à cet endroit. Je songeai à lui et un sentiment indicible m’étreignit.
Je scrutai les lieux. Il me semblait difficile de trouver où dormir plusieurs jours et je ne pensais pas rester plus d’une nuit, même si Min avait laissé entendre que j’y passerais plus de temps. Je n’apercevais rien qui puisse servir à héberger les gens de passage, rien que ces maisons champignons. Pourtant Min m’avait signalé un endroit.
Malade, il avait dû garder le lit quelque part. Je m’accrochai à cette idée et me régalai tranquillement de cigarettes. Tandis que la lumière du soleil printanier déclinait peu à peu sur le col, l’ombre des montagnes était déjà descendue sur la vallée. Encore allongé par terre, je me sentis un peu ridicule. S’était-il moqué de moi ? Quelle histoire de fauconnier ou quelle autre histoire y aurait-il à raconter à propos de ce hameau aux allures modestes ?
Je descendis. La brume du soir s’était dissipée et le profond silence de la nuit enveloppait les alentours. Dans ce village qui, vu de l’amont, avec l’obscurité et l’habitude des hauts bâtiments de la ville, m’avait semblé si petit, comme vissé à terre, la hauteur des toits dépassait la taille d’un adulte et les cours des maisons étaient assez larges. J’empruntai dans un sens puis dans l’autre plusieurs ruelles où je croisai des villageois sans rien oser leur dire. Quand le froid commença à me pénétrer, j’abordai un homme qui descendait vers moi et lui donnai le nom du garçon que Min m’avait indiqué.
- Savez-vous où habite Chungsik ?
Il me prit pour quelqu’un du village.
- T’es qui, toi ?
Il s’approcha et me dévisagea dans l’obscurité. Comme il ne me reconnaissait pas, il opta pour un ton plus courtois.
- Oh, pardon ! J’ai cru que...Venez par ici.
Il me précéda. Parvenu à la dernière habitation du village il s’arrêta.
- Vous voyez la maison au-delà de ce champ ? C’est là.
Une fenêtre tendue de papier luisait faiblement, éclairée de l’intérieur par une lampe à huile.
- Je vous remercie d’être venu jusqu’ici pour moi.
- Ce n’est rien mais...
Il s’interrompit puis parut oublier ce qu’il voulait dire.
- Je vous laisse, lança-t-il avant de rebrousser chemin.
J’avançai à tâtons sur le bord du champ cultivé en direction de la lumière. En approchant je m’aperçus qu’elle provenait d’une bâtisse à part, à côté de la maison endormie. La description de Min était juste. Je me dirigeai vers la chambre éclairée. Elle semblait vide. Je frappai doucement, l’oreille collée à la porte. Personne ne répondit mais en écoutant attentivement, je perçus un faible bruit de respiration. En l’absence de maru [2], seule la porte me faisait obstacle. Un peu désolé de mon geste, je la tirai pourtant et elle céda sans difficulté. Un garçon d’à peine dix ans y dormait, le ventre découvert, couché en travers de la pièce. Il ne pouvait être celui que je recherchais, qui devait, aux dires de Min, avoir presque l’air d’un homme.
- Eh ! ....Oh ! ...
Mon cœur battait comme celui d’un voleur. Il ne bougea pas. Sans plus hésiter, j’enlevai mes chaussures, entrai et le secouai fortement. En poussant un gémissement lourd, il se tourna vers moi comme s’il allait se réveiller mais dès que j’eus retiré ma main, il se retourna de l’autre côté en se contorsionnant et recommença à ronfler. Il était inutile d’insister. Je le laissai dormir et allumai une cigarette. Il fallait attendre Chungsik qui rentrerait je ne savais quand. La lampe était allumée, il finirait bien par arriver. L’attente se prolongea. Je me sentais de plus en plus énervé. La nuit fut bientôt très avancée et il devenait probable qu’il ne rentrerait pas du tout. Même les insectes nocturnes avaient cessé de chanter. Je décidai d’essayer encore une fois et secouai le garçon jusqu’à ce qu’il fût réveillé. Il ouvrit enfin les yeux, l’air contrarié. Il regarda un moment dans ma direction sans me voir puis poussa un cri rauque et s’assis.
- Qui êtes-vous...? me demanda-t-il d’une voix traînante. Il savait à présent qu’il avait affaire à un inconnu et me jeta de suite un regard méfiant.
- Je viens voir Chungsik. Tu sais où il est ?
- Chungsik ?
Les yeux ouverts, il garda le silence un long moment, comme hébété, puis revint à moi. Il avait oublié la question.
- Euh...pas rentré. Encore une nuit blanche...
Et il bâilla, la bouche grande ouverte.
J’appris, difficilement, que Chungsik se trouvait dans un hangar. Je harcelai le petit de questions pour que le sommeil ne le reprît pas. Il abandonna toute méfiance envers moi mais continuait de somnoler comme s’il souffrait depuis longtemps du manque de sommeil. Il me fallait voir l’adolescent au plus vite. Que faisait-il dehors ? Faute de réponse à mes questions je proposai au petit de me conduire au hangar. J’avais tenté au début de le persuader en douceur mais je perdis patience et devins un peu brutal. Il se leva et me dit en râlant qu’il irait seul le chercher.
- Les gens qui arrivent de Séoul cherchent toujours ce crétin...
Je n’avais pas dit que je venais de Séoul. Je pensai alors à Min. Il avait séjourné plusieurs jours dans cette même chambre où je me trouvais. J’essayai de déceler ce qui aurait pu témoigner de sa présence passée en me remémorant ses dernières paroles et me repassai mentalement les étapes de mon parcours de la journée.
Je fus tout à coup surpris par un bruit étrange. Je sursautai et m’assis, cherchant à savoir d’où il provenait. Mais je ne vis rien. J’avais repris le fil de mes pensées quand quelque chose remua dans mon champ de vision. Une ombre se détacha sur le plafond. D’un bond je fus debout. La tête dans les ailes, perché sur un morceau de bois cloué au mur, un faucon éveillé roulait des yeux. A mon approche, il sortit un peu la tête mais ne s’enfuit pas. A ce moment-là, des bruits de pas me parvinrent et sans savoir pourquoi, je m’empressai de reprendre ma place.
Ils hésitèrent un peu puis ouvrirent la porte. Derrière le petit garçon aux yeux encore lourds de sommeil, un adolescent d’environ dix-huit ans, très mince, me regardait la bouche fermée. Il me salua de la tête.
- Tu es Chungsik ? Pardonne-moi...
Je me levai pour l’accueillir. Il était mal à l’aise, comme quelqu’un qui n’est pas chez lui.
- Entre ! Je suis venu ici pour te voir, dis-je avec empressement.
Il obéit prudemment tout en cherchant une place où s’asseoir. Ses yeux vifs, mobiles, contrastaient avec l’indolence de sa démarche et lui donnaient l’air intelligent. Une ombre de tristesse voilait son visage émacié. Il se tint debout jusqu’à ce que je lui indique où s’asseoir, comme si c’était lui, mon invité.
- Te souviens-tu de Min Taejun ? Il est venu l’an dernier...
Je me présentai. Ses yeux brillèrent. Il poussa un petit cri étrange et les muscles de son corps se contractèrent légèrement. Il regarda son compagnon.
- Il est muet, murmura le petit.
Je ne m’attendais pas à cela.
Min ne l’avait pas mentionné. On ne l’appelait pas Chungsik, de son vrai nom mais Pobori, le muet, dans le dialecte de la région.
Un court sentiment de désespoir m’étreignit. J’examinai attentivement son visage. Cela le surprit et il s’agita comme pour manifester son désir de parler.
Ce fut le petit qui nous permit de communiquer, tant bien que mal. Le muet n’était pas complètement sourd et en observant mes gestes et ma bouche il comprenait l’essentiel de ce que je lui disais.
Mais quand il avait quelque chose à dire, ses yeux et ses mains avaient beau faire, je n’y entendais rien. Résigné, il demanda au petit de me parler pour lui. Il m’interrogea d’abord sur mon ami et je lui répondis. Mon ami allait bien. C’était lui qui m’avait dit de venir prendre des nouvelles du fauconnier et je voulais savoir aussi ce que Min avait fait durant son séjour au village. Pour dire tout cela je dus m’interrompre plusieurs fois. Le visage grave, les yeux mi-clos pour mieux se concentrer, il ne perdait rien de mes paroles. Sa tête décrivit de larges mouvements puis il laissa échapper un gémissement.
Le fauconnier était mourant.
Mes nerfs se tendirent un peu plus. Je le pressai de poursuivre et trop impatient, j’invitai le petit à me raconter la suite.

Le fauconnier, un célibataire d’une cinquantaine d’années, agonisait dans un hangar où il avait été recueilli par un villageois. Personne ne savait pourquoi il s’était allongé là-bas. Couché par terre depuis plus d’une semaine il refusait de s’alimenter et se laissait mourir. Il ne parlait plus. Certains avaient tenté au début de le ramener à la raison et lui avaient apporté du bouillon de riz, en vain. Voyant qu’il s’obstinait, on commença à souhaiter sa mort. Plus personne ne se hasardait plus du côté du hangar. Seul Chungsik y allait encore et veillait à ses côtés.
Le récit prit fin. Chungsik qui attendait avait l’air épuisé et moi, j’avais faim. Je contins donc ma curiosité et lui fis signe d’aller se coucher. Un éclat brilla dans ses yeux comme s’il voulait ajouter quelque chose mais il se tut. Il alla décrocher le faucon. La clochette tinta. Il enroula autour de ses doigts le fil noué à la patte de l’oiseau, mit le faucon sur son ventre et éteignit la lumière. J’enlevai seulement ma veste et me couchai.
Trop de questions m’assaillaient encore et la faim me tenaillait. Je ne pus dormir. Je pensai à ce fauconnier à l’attitude étrange. L’adolescent devait avoir encore beaucoup à dire de ses longues veillées auprès du mourant, des choses que je ne pouvais même pas imaginer. Pourquoi Min m’avait-il envoyé là ? Que savait-il de ce funeste dénouement ?
Le rythme de sa respiration encore inégal, le garçon n’était pas tout à fait endormi. L’oiseau non plus. A chaque mouvement du garçon qui se tournait et se retournait en cherchant le sommeil, ses yeux roulaient dans l’obscurité. Toujours en déséquilibre, posé sur le ventre gonflé puis dégonflé de l’adolescent, le pauvre animal ne trouvait pas le sommeil. Ce n’est que plus tard que j’appris que de cette façon, on l’empêchait volontairement de dormir.
Moi non plus je ne pouvais dormir. Je vivais un cauchemar. Et je savais que cela durerait plus longtemps que je ne l’avais initialement prévu.

Le lendemain matin je me levais et attendis le réveil du garçon Sur son poignet, le faucon montait et descendait au rythme de son souffle. Dehors, toute la famille était déjà dans la cour pour travailler. L’animal n’avait pas fermé l’œil.
A son réveil, l’air étonné, le garçon se leva et, gêné, il me sourit puis sortit. Je le suivis de l’œil par la porte entrebâillée. Avec des gestes il expliqua quelque chose à un homme d’une quarantaine d’années et le conduisit à moi. C’était son père. Il me salua poliment et me demanda des nouvelles de mon ami. Il se disait encore très confus d’avoir reçu tant de bienfaits de sa part et je songeai alors à sa fortune envolée. Sans attendre la fin de notre conversation l’adolescent me tira par la manche.
- Il veut vous mener au fauconnier. Pour nous cet homme est une énigme. Allez-y, peut-être s’ouvrira-t-il à vous...
Je trouvai le fauconnier dans un hangar à côté d’une maison située sur la partie haute du village. Il était couché sur un tas de paille, les yeux ouverts, cadavérique. Près de lui un bol vide. Son visage inexpressif et ses yeux inertes, transparents comme deux billes de verre, ne réagirent pas à mon arrivée. Le garçon lui parla un long moment en agitant tout son corps et en poussant des cris. Il dut me présenter. Je venais de Séoul, j’étais un ami de Min, je venais lui donner de ses nouvelles. Ses yeux remuèrent alors imperceptiblement. Ce fut tout. Ses prunelles se dilatèrent et il resta sans regard. Je dis de lui donner à manger. Le muet hocha la tête d’un air las mais apporta un bol d’eau et tenta d’en verser quelques gouttes dans la bouche du mourant au moyen d’une cuiller. N’ayant pas la force de refuser, le fauconnier le laissa faire mais ne desserra pas les dents de sorte que l’eau coula sur sa joue et vint former un peu d’écume aux commissures des lèvres.
A notre retour le petit garçon n’était plus là. Il avait dû rentrer chez lui.
Après avoir mangé et pris du repos, Chungsik décrocha le faucon pour en examiner le bec et les griffes.
- Que lui donnes-tu à manger ? Demandai-je encore couché.
Il se tourna vers moi et fit un signe négatif.
- Mais comment peut-il vivre sans manger ?
Pour toute réponse il eut un sourire inattendu. Le genre de sourire qui n’exprime pas de joie ni de bonne humeur mais plutôt de la gêne chez les personnes qui cherchent leurs mots. Il ne voulut pas s’expliquer immédiatement et parut même indifférent à mes questions tandis qu’il continuait à tripoter le faucon. Deux petites clochettes tintaient à chaque mouvement de l’animal. A sa queue était fixée une longue plume avec une inscription : “Kwakdol, fauconnier, village X, l’Eclair” tracée à l’encre.
“Kwakdol” était le nom du propriétaire du faucon et “l’Eclair” celui de l’oiseau.
- Alors il n’est pas à toi ?
Son visage s’assombrit et il reconnut que l’Éclair appartenait au mourant. Puis il ne parla plus que du faucon. Il n’avait rien mangé et avait été privé de sommeil depuis trois jours. Une technique de préparation qu’il m’expliqua avec encore ce même sourire aux lèvres. Affamé, l’oiseau devenait féroce et assurait une meilleure chasse. A l’inverse, trop nourri, il ne poursuivait pas sa proie et pouvait même, une fois lâché, s’enfuir au loin. Un faucon perdu ne revenait pas de lui-même auprès de son propriétaire, et il fallait payer cher pour le récupérer quand il avait été attrapé dans un autre village. Bien que je le comprisse, je trouvai l’usage bien cruel.
- La chasse au faucon, ça se pratique encore ?
Il dit que non. Lui la préparait mais ne chassait pas. Il fallait être plusieurs et on ne trouvait plus personne pour vouloir y participer. En outre le faisan se faisait rare. Il sourit encore en me regardant.
Je compris enfin.
C’est aussi ce qui avait dû arriver à Min.
Bien que ce ne fût pas la saison, il m’invitait à chasser. Lui lancerait le faucon tandis que je traquerais le gibier. Tout fut ainsi décidé.
L’oiseau au poignet et le fil noué au doigt, il commença l’ascension de la montagne. Alors qu’il scrutait la vallée, je tentais de lever le faisan. Au premier envol, le garçon lancerait le faucon du sommet. Le rapace survolerait les alentours puis fondrait sur sa proie comme une flèche pour la clouer au sol. Je devais alors me précipiter à cet endroit et lui arracher son butin. Mais la journée fut mauvaise. Nous franchîmes cols et vallées sans que jamais l’occasion ne fût donnée de lancer l’Eclair. L’oiseau resta sur sa faim, privé de la chair fraîche et des appétissantes entrailles qu’il dévorait les jours de bonne fortune. Quand la lumière déclina, le pauvre animal, toujours perché sur le poignet du garçon, dut redescendre vers le village.
Cette journée ne fut pourtant pas perdue pour moi.
D’abord parce que je venais de m’initier à la pratique d’un métier à propos duquel mon ami m’avait demandé de mener une enquête. Ensuite, parce que le jeune homme, fatigué, s’arrêta sur un rocher et voulut parler. Sans doute voulait-il s’excuser du temps perdu. Je m’étais jusqu’alors davantage préoccupé du passé de Min mais ce qu’il me raconta ramena mon attention sur la personne du fauconnier. Quoique ma curiosité fût loin d’être satisfaite, j’appris de menues choses sur le voyage entrepris par mon ami et sur le mourant et je crus alors saisir l’intention qui fut la sienne quand il m’envoya là-bas. C’est à ce moment que je décidai d’entreprendre l’écriture d’un récit que j’intitulai : Le fauconnier.
Dès notre retour au village, je me rendis au hangar. Il gisait là, dans l’état où nous l’avions laissé. Je priai le garçon de continuer son histoire. Je comprenais de plus en plus rapidement ses mimiques et ses gestes. Il me raconta alors en détail non seulement ce qu’il avait vu, mais aussi ce qu’il avait appris des autres.
Ceux qui ont déjà lu mon premier récit et qui le gardent en mémoire trouveront peut-être cela un peu ennuyeux. Pourtant, comme l’histoire y était relatée avec concision et de façon intelligible, il me semble plus honnête d’en citer un extrait.

Le fauconnier Kwak quitta le village accompagné du garçon muet. Il avait dû se résigner. Même s’ils n’avaient rien d’autre à faire, les villageois ne voulaient plus participer à la chasse. Mieux valait couper des branches de bouleau pour les échanger au marché contre une ration de millet ou bien encore jouer aux cartes dans une pièce bien chauffée. Autrefois, ils prenaient part aux battues pour le plaisir du jeu. Il leur arrivait même de n’attraper qu’un malheureux lièvre de toute la journée, ce qui ne les empêchait pas, même épuisés par la course, de se donner rendez-vous pour la fois suivante, le visage rouge de contentement. La capture d’un faisan était toujours l’occasion d’une soirée bien arrosée. La petite quantité de viande qu’offrait la bête était loin de suffire mais fournissait le prétexte à la fête. Les jours de noce ou lors des cérémonies importantes le faisan était offert et on recevait en remerciement du ttôk [3] et un fût d’alcool. Désormais, le gibier était vendu au marché.
Ces gens d’autrefois n’étaient sans doute pas raisonnables de dépenser ainsi leur énergie mais ils étaient heureux. La vie d’aujourd’hui ne permettait plus l’oisiveté. On calculait tout pour ne rien perdre de son profit. Tout occupé à penser le long du chemin qui traversait les champs jusqu’au pied des montagnes, le fauconnier prit conscience soudainement de la présence du jeune garçon à ses côtés. Il en eut le cœur plus léger et lui en fut reconnaissant. Bien que muet, sa maturité le réconfortait. Les autres gamins se moquaient de lui, qui, les cinquante ans passés, n’avait pas eu d’enfant. Comme les adultes ne le traitaient pas en égal, les plus jeunes suivaient leur exemple et lui parlaient sans ménagement, négligeant de lui témoigner le respect que son âge aurait dû susciter. Lui qui courait les montagnes, un oiseau affamé et mal endormi sur le poignet, avait-il au moins une chaumière ? Avait-il un métier pour lui assurer le bol de riz quotidien ? Trouver de quoi manger était devenu si difficile qu’il devait désormais sa survie au hasard. Le bon vieux temps où il était reçu dignement, lui et son faucon, était bien révolu. Plus question à présent d’espérer que l’oiseau lui ferait gagner ne serait-ce qu’un verre d’alcool. Les enfants qui ne l’avaient pas connu du temps de sa prospérité le prenaient pour un marginal et il était méprisé de tout le village.
Non. Ce garçon-là était différent des autres. Certes, il ne le harcelait pas de mauvaises paroles. Mais il n’y avait pas que cela. Curieusement, le petit prenait plaisir à l’accompagner dans ses courses en montagne et l’accueillait volontiers chez lui. Il était attentif à ses gestes et s’empressait de les imiter. Il apprit par exemple à capturer un faucon avec un pigeon, comment l’apprivoiser pour qu’il ne cherche plus à s’enfuir et comment le dresser pour la chasse en le privant de nourriture et de sommeil. Le muet était devenu le compagnon indispensable de ses parties de chasse.
Au pied de la montagne, au bout de la vallée, le village disparut de l’horizon. Le fauconnier passa l’Eclair au garçon. Il serait le lanceur tandis que le rôle du traqueur était dévolu au vieil homme. Chungsik entreprit son ascension vers le sommet en suivant l’arête. Le regard plongé vers l’aval, il passerait d’un sommet à l’autre pendant que l’homme fouillait les zones ensoleillées pour débusquer le faisan. Ce travail était le plus pénible. Il fallait courir à l’endroit où l’oiseau s’était abattu sur sa proie pour l’en séparer avant qu’il ne se remplisse l’estomac. Le garçon n’ayant qu’à lancer depuis le sommet, les tâches étaient mal réparties. Même habitué à la montagne, une petite distance suffisait à essouffler le fauconnier qui aurait dû logiquement se trouver en haut. Mais que pouvait-on espérer d’un muet, quand il ne pouvait crier pour rabattre l’animal ou pour signaler son envol à son partenaire. Après plusieurs tentatives malheureuses, il avait fallu reconnaître l’évidence. Pourtant le fauconnier s’estimait heureux. Qu’aurait-il pu faire tout seul ? Dans l’espoir chaque jour renouvelé d’attraper quelque chose, il continuait de courir et avait l’impression de gagner en agilité.
En regardant l’enfant s’éloigner il roula une cigarette qu’il porta à sa bouche. L’autre disparut dans le bois et réapparut peu après pour lui faire signe avant d’atteindre le sommet tout à fait. Le fauconnier éteignit son mégot et se mit à courir.
Huyo ! Huyo !
Avec une rapidité étonnante chez un homme de son âge, il sillonna l’adret tout en criant et en lançant des pierres.
Huyo ! Huyo !
Chungsik ressurgit sur un autre sommet et l’homme s’engagea dans la vallée voisine. Le pantalon déchiré par les ronces, il dérapa sur les cailloux du chemin et tomba plusieurs fois. Sur ses mains écorchées, il y avait du sang coagulé. Pas même un pigeon ne s’était jusqu’alors envolé.
Huyo ! Huyo !
Rien ne montait vers le ciel que l’écho de son cri. Le bruit du faisan prenant son vol n’était plus qu’un souvenir confus, comme un rêve qui s’efface, fugitif, au réveil. Ses jambes s’alourdissaient et sa voix s’éteignait peu à peu. Au quatrième sommet, le garçon s’arrêta pour l’attendre. Le ciel était couvert de nuages amoncelés depuis peu. L’heure était avancée. Epuisé, le fauconnier avait rejoint le garçon en s’aidant de ses bras pour grimper. Ils déjeunèrent puis il se reposa à l’abri du vent. Le ciel s’était assombri. Il craignit que le faucon ne s’enrhume, songea un moment à redescendre mais décida malgré tout de continuer.
La chasse se poursuivit. Sans résultat.
Quand le soleil commença à décliner et l’ombre à descendre sur les vallées, la fatigue l’avait complètement envahi. De sa gorge ne sortaient plus que des cris sourds bientôt commués en râles indistincts. Et c’est alors que le criaillement d’un faisan retentit dans la vallée.
Klouc, klouc, klouc !
Ses forces lui revinrent, comme sous l’effet d’un fortifiant.
- Faisan ! Faisan ! cria-t-il à tue-tête en direction du sommet.
Bouillant d’impatience, l’Éclair prit son vol comme un cerf-volant dans le vent. Il tournoya un instant puis s’abattit brusquement. Kwak s’élança à toute allure. Ses pieds ne touchaient plus terre. Mais il chuta violemment en roulant sur des pierres et resta au sol un long moment. Comme aucun signe ne lui parvenait, le garçon dévala le talus en cherchant le faucon des yeux. Il le vit regagner le ciel vide et disparaître rapidement. L’oiseau s’était envolé, le ventre plein. Qu’avait donc fait Kwak tout ce temps ? Il le retrouva, inerte, comme hébété. Le fauconnier regardait le ciel, les yeux rivés dans la direction où le faucon s’était évanoui. Il vit le garçon et se leva en s’ébrouant.
Sur le chemin du retour, il resta plongé dans ses pensées.
- Le père Sô sera content ! Lui qui a tout fait pour que j’abandonne la chasse et que je vive d’autre chose.
S’il suivait son conseil, l’autre lui ouvrirait sa chambre d’hôte et lui donnerait à manger.
- Dieu sait pourquoi il s’inquiète de mon sort alors que ça ne le regarde pas...
- Tu es un gentilhomme du bon vieux temps des rois Yo et Sun [4], lui disait-il parfois pour se moquer de lui, il faut être de son temps !
Ensuite il devenait franchement désagréable.
En réalité, le père Sô avait été un des clients fidèles des fauconniers. Il s’était occupé d’eux et avait donné l’argent nécessaire au rachat des faucons perdus. Il les avait logés pour les faire chasser les mois d’hiver. C’est pourquoi Kwak faisait appel à lui en cas de difficulté.
Mais l’homme avait changé. Il s’irritait jusqu’à se montrer déplaisant de sorte que, n’ayant plus de recours, le fauconnier était souvent obligé de chercher refuge dans la chambre du garçon. C’était là qu’il avait dressé l’Éclair. Le père Sô n’en avait pas moins continué à lui prodiguer ses conseils.
- Quand il saura que l’Éclair est parti pour de bon, il va danser de joie. Il me dira de ne plus y penser, se disait Kwak.
A partir de ce jour, l’angoisse ne le quitta plus. Si l’oiseau n’avait pas fui trop loin, des nouvelles lui parviendraient sûrement le jour du marché à cause de l’adresse inscrite sur la queue. Il restait trois jours à attendre.
Mais comment ferait-il ? On exigerait le prix d’un sac de riz et il ne possédait rien. Il ne pouvait donc pas aller le chercher mais il ne pouvait pas non plus faire semblant de s’en désintéresser. L’unique espoir de Kwak était la coutume. Selon l’usage ancien, quand le propriétaire ne pouvait payer la somme exigée pour le rachat du faucon, il devait se rendre dans le village où la bête avait été retrouvée et chasser deux ou trois jours pour la collectivité. Cela n’avait rien de pénible. Il n’avait qu’à lancer l’oiseau du sommet de la montagne pendant que le village tout entier travaillait au rabattage du gibier. Pour l’occasion, il était traité en invité d’honneur et on lui offrait, outre le gîte, de l’alcool et du riz. Malheureusement, tout cela n’avait plus cours. Il n’y avait plus de fauconniers. Nulle part. S’il s’en présentait un, on se moquait de lui. On se moquerait de Kwak. Il ne pouvait compter sur cette solution. Pas question de récupérer le faucon sans en payer le prix. Cela eut été commettre aux yeux des autres une erreur impardonnable et était contraire à ses principes. Il préférait encore être vendu comme domestique aux gens du village. Même si cette pratique n’avait jamais été formulée par écrit, la coutume était ainsi faite et depuis fort longtemps. Quand à feindre l’ignorance et ne pas réagir quand on lui apprendrait la capture de l’animal, c’était encore plus impensable - si lui, le fauconnier ne pouvait se permettre de ne pas payer pour reprendre son oiseau, se dérober à ses obligations constituerait un délit que le village ne saurait pardonner.
Il prit enfin une décision. Il alla s’ouvrir au père Sô, le seul qui, dans le village, pouvait lui porter secours. Après tout, ne l’avait-il pas un peu adopté, en l’accueillant de temps à autre sous son toit ? La raison qui l’emporta fut que, malgré tout, il se montrait encore attentif avec le fauconnier alors que les autres le prenaient pour quelqu’un d’à moitié fou. “Même s’il me fait des remontrances, c’est toujours ça”, se disait-il et il alla le voir le jour même avec l’espoir de toucher le cœur du vieil homme.
Le père Sô refusa.
C’était prévisible.
Il fut ravi d’apprendre la fuite de l’oiseau et affirma même que le faucon bienfaiteur offrait à Kwak l’occasion de retrouver une vie normale.
- Cette fois-ci, lance-toi et essaie autre chose ! Avec tout ce qu’il y a à faire chez moi tu ne risques pas de chômer. Ce faucon t’a fait perdre la tête. Dis-toi que c’est pour ton bien que ce maudit oiseau s’en est allé.
Mais le fauconnier s’entêtait.
- La nouvelle de la capture de l’Eclair arrivera au marché après-demain.
- Peut-être, mais, tu veux que je te dise ? Il n’y aura pas un abruti pour oser venir rendre ce truc et même si ça arrivait, tu ferais semblant de ne pas le savoir et ça se retournerait contre lui.
- Je ne peux pas faire ça.
- Et moi je ne paierai pas. Mets-toi bien ça dans la tête. Je t’assure qu’il n’y aura personne pour venir en parler.
Le fauconnier se retira.
- Si tu veux encore parler du faucon, ne remets plus les pieds chez moi ! Je ne cesse de te prier de mener une vie normale ; tu me fais pitié... têtu comme une bourrique !
Le fauconnier retourna dans la chambre du muet et resta là, sans manger, plongé dans ses pensées. Tard dans la nuit, il avala un peu de riz froid que le garçon avait apporté et veilla jusqu’au matin.
- Crétin de faucon ! Bête ingrate !
Le lendemain, en fin d’après-midi, il retourna chez le père Sô. Des nouvelles de l’Eclair étaient déjà arrivées la veille du jour de marché. Un homme qui était passé par le village de Chôngwan, à trente lis de là, était venu dire que l’oiseau y était descendu en plein jour. On demandait au propriétaire de venir le chercher au marché.
- Tu es vraiment cinglé ! As-tu jamais attrapé un seul faisan ces jours derniers ? As-tu trouvé quelqu’un pour vouloir traquer ? Que crois-tu pouvoir faire de ce maudit oiseau ? Tête de mule !
Le père Sô regarda le fauconnier dont l’entêtement, s’il finissait malgré tout par calmer sa colère, le mettait dans l’embarras.
- Même si j’abandonne la chasse, il n’est pas décent de faire semblant d’ignorer...
- Crois-tu qu’il est encore temps de te permettre le luxe d’être décent ?
Le fauconnier se tut. Mais son silence ne signifiait pas qu’il se soumît au raisonnement de son interlocuteur. Au contraire, son maintien, constant, laissait deviner une ferme détermination : acquérir le prix du rachat de l’oiseau par tous les moyens.
- Ce n’est pas que je tienne à cet argent... C’est pas si énorme. Mais je ne veux plus te voir avec cet oiseau.
- Père Sô, il n’est plus question de chasse pour moi. Vous savez bien que ça ne marche plus.
- Alors c’est par principe que tu veux le récupérer ?
La voix du père Sô se chargeait soudain et le ton devenait plus intime.
- De toute façon je suis décidé à le retrouver.
- Si tu promets...
La voix du vieil homme s’adoucissait. Ne comprenant pas la raison de ce changement brusque, le fauconnier leva les yeux pour la première fois vers son interlocuteur.
- Tu te contenteras de le reprendre et tu n’iras plus chasser ?
Le fauconnier se tut encore une fois.
- Je veux bien que tu retrouves ton faucon, mais pas l’obsession de la chasse. En fait, je dois te dire que je partage un peu ton sentiment. Tu sais bien que je me suis occupé de vous, les fauconniers, autrefois. Me crois-tu assez fou pour me mêler de tes affaires, comme ça, sans raison ? Je sais que tu es un brave garçon, alors j’agis de cette façon pour que tu puisses être traité convenablement. Aujourd’hui la situation a changé et tu t’adaptes mal. Ça ne peut plus durer. A vrai dire, parfois je ne sais plus ce qui est bon et ce qui est mauvais. Mais avoue franchement que c’est ce maudit volatile qui a brisé ta vie.
Quand il eut fini de dire ce qu’il avait sur le cœur, le père Sô versa une somme d’argent équivalant au prix d’un sac de riz au fauconnier tout en répétant ses conditions : plus de chasse ! L’autre prit l’argent et s’en alla sans mot dire. Ceux qui savent être de leur époque et s’y adapter sont en général très fiers de leur intelligence, de leur lucidité et s’en félicitent. C’était en peu de mots ce qui venait à l’esprit du fauconnier au sortir de la maison du père Sô. Il en avait conscience depuis longtemps. Aussi n’avait-il jamais ressenti de reconnaissance sincère pour la sollicitude et tous ces conseils que le père Sô lui avait prodigués.

Le lendemain matin très tôt, l’argent soigneusement plié et glissé sous la ceinture, le fauconnier apparut sur la place du marché. Ne sachant ni où aller ni à qui s’adresser, il dériva ici et là, stagna un moment devant la boutique de soieries et se réchauffa du froid printanier au feu de bois de la forge. A chaque fois qu’il reconnaissait quelqu’un, il lui demandait si par hasard on n’avait pas vu son faucon. Tout en inspectant les alentours il tendit l’oreille pour entendre le son du grelot. Il resta un moment devant le bar à soju [5], tout en palpant la bourse accrochée à sa taille.
Quand le fauconnier dénicha l’Eclair, il était déjà plus de midi. En passant devant une taverne il reconnut à l’intérieur un visage rougi par l’alcool, celui d’un ancien fauconnier qu’il avait perdu de vue depuis longtemps. Tout heureux de le revoir, il entra et vit l’Eclair sur ses genoux.
- Je savais que tu allais venir. Pourquoi arrives-tu si tard ?
- Dame ! Comment voulais-tu que je te trouve, caché ici ? J’ai fait au moins dix fois le tour du marché. Allez, dis-moi, comment se fait-il que mon oiseau soit en ta possession ?
Ils étaient très amis. Quoique l’un eût complètement abandonné le métier, ils se comportèrent comme du temps de leur prospérité. Kwak se laissait aller à la joie de retrouver un bien précieux, tandis que son ami, heureux de pouvoir le lui rendre, affichait une satisfaction béate.
- Tu sais, cette sacrée bête à plumes m’a reconnu. Elle m’est tombée dans les bras. Tu vas me payer cher, pas vrai ? Ça tombe bien, je suis fauché.
Un sourire furtif se dessina sur la figure du fauconnier qui pensa à son argent soigneusement plié.
- Mets-toi là, mon vieux et réchauffe-toi pour commencer. Tu ne vas tout de même pas filer comme ça avec ton protégé ?
Le fauconnier tira une chaise à lui, prit l’Eclair et dit :
- Saloperie ! Tu m’en as donné des soucis !
Les yeux du faucon étaient sales et sa queue tombait.
- Quand je l’ai pris, il était gelé et affamé. Il était enrhumé et avait les yeux chassieux.
L’oiseau n’était pas en bonne santé au moment de sa fuite, déjà. Kwak le mit sur ses genoux et se versa à boire.
- Mais alors toi, dis donc, on peut dire que tu m’étonnes avec ton faucon. Ne me dis pas que tu chasses encore. Il reste des faisans dans la montagne ? Comment fais-tu pour les rabatteurs ?
Sans répondre, le fauconnier vida son verre.
- Je te comprends. Nous, on a dû quitter le village...pour un travail journalier minable. Tu sais, je t’admire d’être encore en vie avec ce métier.
- Rester en vie, c’est tout ce qui compte ?
Ils burent encore quelques verres.
- Ta bourse est bien garnie, je suppose.
- Ne t’inquiète pas, mon vieux. Ça t’empêche de boire ?
Le fauconnier fit mine d’ouvrir sa pochette, comme s’il voulait payer tout de suite.
- Sans blague !
Une lueur brilla dans les yeux de son ami.
- J’ai préparé le prix d’un sac de riz. Je ne pense pas qu’on me demande de chasser.
A ces mots, l’envie de boire parut quitter l’ancien fauconnier. Avec une grimace étrange il vida son verre d’un trait et se leva brusquement
- A présent, filons !
- Comment ça, déjà ?
Kwak, stupéfait, hésitait.
- Puisque j’ai rendu l’oiseau à son propriétaire, il est temps que je m’en aille ; l’alcool m’a suffisamment réchauffé.
- Mais, alors...l’argent, pour le faucon... ?
- Repars avec et rends-le à qui tu l’as emprunté. Je sais bien.. va... Depuis quand les fauconniers ont-ils de l’argent ? Tu l’as emprunté, c’est déjà beaucoup.
Et il paya lui-même la boisson.
- Ah, non, mon vieux. Tu ne peux pas me faire ça. Tu me fais passer pour qui, là...
- Laisse tomber tes principes, ne dis rien et pars avec ton oiseau. J’ai de quoi payer l’alcool.
L’affaire n’était pas terminée quand ils sortirent de la taverne. Son ami voulait rentrer dans son village, à Changchôngwan, mais le fauconnier ne parvenait pas à se défaire d’un sentiment de gêne.
- Alors, je viens dans ton village pour chasser quelques jours...
- Ha, Ha, Ha, Voilà pourquoi je t’envie tellement. Tu vis dans ton monde.
Le fauconnier ne se laissait pas convaincre.
- Mais, je ne peux accepter...
- Ecoute, tu veux bien m’écouter ? Quand l’oiseau est arrivé au village, personne n’a voulu venir le rapporter. On m’a dit de le rendre à la montagne. Tu vas peut-être me le reprocher mais comme l’oiseau voulait son maître, je n’ai pas pu le chasser et je suis venu au marché. Tu comprends ? Tu vois que tu n’as pas à me remercier. Mais dis-moi, de retour chez toi, tu vas continuer à chasser ?
Il posa cette question sur un ton sincère tout en observant le fauconnier.
Kwak ne répondit pas. C’était comme avec le père Sô ; il ne laissa rien paraître.
- Moi, je rentre, lança l’autre.
Kwak le regarda partir d’un air absent.
Plus tard dans l’après-midi, sur le chemin du retour, il se sentit le coeur vide. Manquant presque de s’effondrer, il marchait, les jambes molles. Il aurait préféré entendre l’autre se plaindre d’être mal payé. Il aurait mieux supporté. Sa colère montait tant le comportement de son ami l’avait contrarié. Le père Sô, qui était si fort, aurait-il imaginé pareil dénouement ? L’idée d’aller chasser gratis pour payer l’oiseau était écartée depuis le début. De là à imaginer qu’il le planterait là sans accepter un sou... qu’il paierait l’alcool... c’était le prendre en pitié. C’était insupportable.
- Oui, je suis pauvre on est d’accord, mais laisser faire une chose pareille c’est perdre la face.
Il ne pouvait retourner au village avec cet argent. Il entra donc dans une taverne et commença à boire. En le voyant entrer avec son oiseau, les vieux qui buvaient, étonnés par ce spectacle inhabituel, s’exclamèrent :
- Tiens ! Un fauconnier !
Il fit signe de ne pas les voir, s’installa un peu à l’écart et commanda à boire. Les vieux reprirent leur conversation. Quand il eut dépensé tout son argent, il sortit de la taverne. Grand buveur comme il était, sa démarche était encore assurée. Comme il avait avalé, de bonne grâce, tous les plats que la serveuse avait apportés, il n’était pas ivre. Tout compte fait, la somme correspondant au prix d’un sac de riz ne permettait pas de se saouler.
Ce fut son humeur qui changea. Il se sentit libéré au point même d’entonner une chanson qu’il avait l’habitude de chanter en parcourant la montagne.
Sur le chemin, ses jambes commencèrent à trembler. Malgré la fraîcheur de ce début de printemps, les rayons du soleil couchant s’attardaient et le firent transpirer dans le dos. Il eut envie de soulager ses jambes et de prendre du repos. Rien ne le poussait à se hâter à rentrer au village où tous ces gens avaient leurs maisons et leurs familles. Son village à lui, c’était l’endroit où on lui disait d’aller. Il n’avait ni maison ni famille. Ce village, il y retournait parce qu’il n’avait plus de client, nulle part ailleurs. Il n’avait aucune raison d’exiger trop de ses jambes fatiguées. Il choisit un endroit à l’abri du vent pour s’allonger et, l’Eclair au poignet, le poignet sur le ventre, il s’endormit profondément.
Ce fut la dernière fois que les villageois le virent tel qu’il avait été. Ceux qui l’avaient rencontré en rentrant du marché l’avaient salué, comme à l’habitude.
- Eh ! Kwak ! Tu rentres du marché ?
- T’as retrouvé ton fils ?
Un peu ivre, le fauconnier leur avait répondu de bonne humeur. Ce furent les dernières paroles qu’il leur adressa.
En rentrant du marché, au crépuscule, le père du garçon sourd le surprit et le réveilla.
Nul n’aurait su dire comment, mais l’homme avait changé. Avait-il fait un cauchemar ? Avait-il eu quelque terrifiante prémonition ? Il n’ouvrait plus la bouche. A son réveil, il jeta un regard étonné autour de lui et regarda le père du garçon comme s’il s’agissait d’un étranger. Son étrange comportement de retour au village montra qu’un changement s’était fait en lui. Il s’installa dans la chambre du garçon et ne donna plus à manger à l’oiseau. Sans explication, pas même au sourd, son compagnon le plus fidèle, il resta couché. Le jeune crut aux préparatifs d’une chasse à venir. Mais le fauconnier se priva de nourriture, ne dormit plus, tout comme il ne laissa plus ni manger ni dormir son oiseau.
Peut-être dormait-il en l’absence du garçon...mais quand ce dernier était dans la chambre, le vieil homme fixait toujours le plafond de ses yeux grands ouverts. L’Eclair, déjà affamé au moment de sa capture, s’affaiblit. Sa grippe s’aggrava. Le garçon comprit qu’il n’était plus question d’aller chasser. Même pour la préparation il ne fallait pas trop affamer le faucon. L’oiseau s’essoufflait et ne tenait plus debout. Son propriétaire n’allait guère mieux et ses orbites se creusaient. Il s’obstinait dans un silence dont les raisons échappaient au jeune garçon. Cet homme, qui avait été tellement bon pour lui, les yeux enfoncés, le fixait d’un regard inexpressif et l’effrayait.
Tout le village, en particulier le père Sô, préféra croire que le fantôme du faucon le possédait. Le garçon, dans l’espoir de percer le mystère, attendit et ne put le renvoyer de sa chambre.
Quatre jours s’écoulèrent. Au quatrième jour, le soir, le fauconnier sortit à pas traînants dans la cour intérieure de la maison. Arrivé devant le poulailler aménagé sous le maru, il saisit un coq qui venait de rentrer pour la nuit, retourna chercher l’Eclair dans la chambre et ressortit. Le garçon et son père, curieux de savoir ce qui allait se passer, le suivirent des yeux en retenant leur souffle. Sans leur prêter attention, le fauconnier détacha le fil noué à la patte du faucon et examina l’oiseau longuement. Le faucon ne cessait d’éternuer tandis que le liquide qui coulait de ses narines se répandait en fines gouttelettes autour de lui. Le fil dénoué, l’homme lâcha le coq sur le sol qui s’échappa au fond de la cour, épouvanté. Kwak lança le rapace qui s’envola pour atteindre sa proie. Aussitôt que le coq s’aperçut de l’attaque dirigée contre lui, il resta cloué au sol. L’Eclair lui porta un coup violent. La grippe ne lui avait pas ôté toute sa force naturelle.
Mais après avoir mordu le cou de sa victime, il commença à haleter. Assis sur le seuil de sa chambre, Kwak assistait tranquillement à la scène, l’œil éteint. Le coq, encore vivant, bougeait toujours. Ne parvenant pas facilement à neutraliser sa proie qui résistait à corps perdu, l’Eclair roula par terre, tout en continuant à mordre, secouer et déchirer le volatile. Enfin, du sang rouge jaillit d’on ne sait où. Le garçon et son père contemplèrent ce spectacle sans broncher. Le faucon réussit à ouvrir le ventre du coq et la tête ensanglantée, donna des coups de bec dans les entrailles du volatile. Il ne toucha qu’aux viscères rouge foncé. De temps à autre il agitait son bec sanglant de sorte qu’il colora de rouge son plumage et le sol tout autour. Il délaissa enfin sa proie et se frotta la tête, signe qu’il était rassasié. Puis, brusquement, il chancela. Manger à satiété après une dure privation l’avait vidé de ses forces. C’eût été d’ordinaire le moment de songer à regagner le ciel mais il tourna sur lui-même et resta sur place. Le fauconnier qui l’avait attentivement observé jusque-là, se leva, s’approcha lentement et sortit par la porte pratiquée dans la haie, l’oiseau dans ses bras. L’obscurité s’était faite. Il disparut dans le bois de pins qui se trouvait derrière la maison. Le père et le fils comprirent que le coq avait été sacrifié inutilement et pensèrent qu’il fallait suivre Kwak. Parti seul, le garçon revint rapporter à son père qu’il avait vu Kwak tenter désespérément de faire voler l’oiseau, en vain.
Cette nuit-là le fauconnier ne rentra pas. Le garçon s’en étonna mais comme la nuit était avancée, il ne put partir à sa recherche. Il l’attendit longtemps puis s’endormit, seul. A son réveil, il ne le vit pas à ses côtés, pas plus qu’il ne vit de trace de son passage.
A l’heure du petit déjeuner, il apprit par son père que le fauconnier était allé s’installer dans le hangar du père Sô. Il ne disait mot et ne mangeait pas. L’oiseau n’était plus là.
Après le petit déjeuner, le jeune courut vers le hangar où il vit le fauconnier, effectivement couché, moribond, sa respiration à peine audible. Les villageois qui avaient accouru pour ne pas manquer le spectacle lui prodiguaient quelques soins. Des femmes venaient déposer des bols de riz. Sans réagir, le fauconnier semblait à moitié mort.

Il est temps, à présent, de revenir au récit de mon voyage. C’était ainsi que le jeûne étrange du fauconnier avait débuté et quand je suis arrivé au village, tout le monde était las d’en parler. Le père Sô qui l’avait hébergé contre son gré s’était tout d’abord mis en colère.
- Le fantôme du faucon en chair et en os a fini par habiter chez moi, avait-il déclaré et il n’était plus allé voir Kwak.
Le faucon du garçon attirait mon attention
- Comment as-tu fait pour avoir ce faucon ?
Contrairement à ce que le garçon avait pensé, l’oiseau n’était pas parti. Le lendemain, c’est-à-dire le jour qui avait suivi l’installation du fauconnier dans le hangar, L’Eclair était revenu au village, juste devant sa maison. Il avait d’abord pensé à le rapporter au fauconnier, mais, sans qu’il pût préciser pourquoi, il avait eu instinctivement la conviction qu’il ne fallait pas le faire et que l’autre serait furieux s’il apprenait que l’oiseau était en sa possession. Alors il n’avait rien dit. En voyant l’animal, son père l’avait fortement réprimandé. Mais le garçon refusa fermement de laisser partir l’oiseau. Il voulait en avoir un à lui et chasser avec. Connaissant l’entêtement de son fils muet qui ne cédait jamais, le père s’était résigné.
Pour entendre le récit de toute cette histoire, je dus parcourir les montagnes deux jours durant. Bien sûr nous rentrions bredouilles. Sur le chemin du retour, comme pour me payer de mes efforts, le garçon s’employait à me livrer tous les détails. Le troisième jour, j’étais à bout de force. Je dis au garçon d’arrêter la chasse et de donner à manger à l’oiseau ne serait-ce que par pitié. Il accepta, donna deux moineaux à l’animal et nous ne partîmes plus à la montagne.
- Tu lui fais toujours manger des moineaux ?
Il lui donnait aussi des grenouilles, à la saison des grenouilles, et une poule, de temps en temps. Il me dit aussi qu’autrefois, un faucon bien dressé pouvait, à l’automne, valoir le prix de plusieurs sacs de riz au marché. Je passai la journée à bavarder avec lui. Ce soir-là, après qu’il fut parti au hangar, je restai seul dans sa chambre et me couchai. Il tardait souvent à rentrer le soir mais je l’avais toujours trouvé à mes côtés le matin à mon réveil. Moi aussi j’étais allé voir le fauconnier de temps à autre. Je le trouvais toujours dans la même position avec les yeux de plus en plus creusés. Ce fameux soir, je n’avais aucune envie de voir cet homme qui ne se rendait même pas compte de ma présence. La nourriture qui ne me convenait pas, les épuisantes courses en montagne, mes nerfs, tendus depuis mon arrivée..., je croulais de fatigue.
Le tintement de la sonnette du faucon qui changeait de position se faisait de plus en plus lointain quand le garçon entra hors d’haleine et me secoua de toutes ses forces. D’un bond je me levai et allumai la bougie. La lumière lui fit froncer les sourcils et il fit signe de me hâter.
- Quoi ? Que se passe-t-il ?
Il me lâcha le bras. Le fauconnier voulait me voir.
- Il a parlé ?
Un pressentiment me saisit. Je compris vaguement la raison de son empressement et me dépêchai. En courant, il m’expliqua : Kwak me réclamait. Pourquoi ? Curieusement je n’étais pas étonné, il me semblait que j’avais attendu cet instant.
Il m’attendait. Ses yeux enfoncés pour la première fois bougèrent et se posèrent sur moi.
Même les muscles de son visage s’animèrent un peu, ce qui indiquait qu’il me reconnaissait.
- Min... Le reverrez-vous ? me demanda-t-il d’une voix faible.
Il parlait par bribes, de longs intervalles séparant les syllabes. Le souffle qui s’échappait d’entre ses lèvres à peine ouvertes n’était pas toujours intelligible. Il avait l’air de chercher dans sa mémoire des mots depuis longtemps oubliés mais on sentait une certaine détermination dans ses paroles.
- C’est mon ami, je vais le voir, répondis-je.
Comme ses oreilles ne semblaient ouvertes qu’à la profondeur de son âme, je pensais qu’il me serait difficile de me faire entendre et je parlais d’une voix forte. Le fauconnier hocha un peu la tête pour signifier qu’il attendait cette réponse.
- Vous voulez bien lui donner de mes nouvelles ? me demanda-t-il.
- Bien sûr mais que vais-je lui dire ? Pourquoi vous entêtez-vous ?
Il eut un air soucieux mais ne répondit pas et reprit.
- C’est un homme bon, celui avec lequel j’ai le plus parlé de toute ma vie. Il comprendra peut-être. C’est un homme tellement compréhensif.
- Ce qu’il peut comprendre, vous pouvez me le confier.
Le vieil homme referma la bouche. J’avais commis une erreur que je regrettai longtemps par la suite. J’aurais dû lui demander la teneur des propos qu’ils avaient échangés et, plus particulièrement, ce que Min lui avait dit. Cela m’aurait permis de comprendre cette affaire. Mais je vivais trop intensément ces instants pour cela.
Ce soir-là je ne rentrai pas à la maison et décidai d’assister à tout ce qui se passerait jusqu’au lendemain pour pouvoir le rapporter à Min dans les moindres détails. Une force mystérieuse me retenait là, près de lui. Le garçon resta là, lui aussi. Mon pressentiment se confirma. Recroquevillés, nous dormîmes un court moment et à notre réveil, quand le jour commença à poindre dans la blancheur de la brume matinale, le fauconnier était mort.
Il fut enterré le jour même, dans un coin de la montagne, enveloppé d’une natte de bambou.
Je m’apprêtai à partir pour Séoul. Le jeune garçon, qui s’exprimait d’habitude, du fait de son infirmité, à grand renfort de gestes et de mimiques, se montra indifférent, et tripotait distraitement le faucon.
- La saison de la chasse est passée. Tu ne veux pas rendre le faucon à la montagne ?
Il fit mine de ne pas me comprendre.
- En plus, l’oiseau était à Kwak. Maintenant qu’il n’est plus là...
- ...
J’avais fini par toucher le point sensible.
- Alors c’est ça. Tu veux devenir fauconnier à ton tour ?
A ces mots, il releva brusquement la tête et me dévisagea d’un air étrange. Son regard, empreint d’une hostilité farouche, me décontenança. On y lisait une sourde révolte et cela me fit reculer. C’était son caractère, difficile et violent, qui s’exprimait dans ce regard. Je ne comprenais pas la raison de ce revirement soudain d’autant que peu à peu, une sorte de tristesse ou de supplication commença à remplir ses yeux qui me rappelèrent alors ceux du fauconnier la veille.
Je rentrai le jour même à Séoul.
C’est dans le car qui m’emportait que la pensée de mon ami Min me revint. L’énigme que j’avais désormais à résoudre était différente de celle qui s’était posée au moment du départ et je comptais sur lui pour m’aider à comprendre la mort du fauconnier.

Mais à mon arrivée à Séoul, une autre nouvelle m’attendait, celle du suicide de Min, le lendemain de mon départ. Ses cendres avaient été dispersées dans le fleuve Han, conformément à ses voeux. Son testament et deux autres objets m’étaient destinés. Comme je l’ai précisé au début du présent ouvrage, il ne lui restait plus rien. J’avais donc entrepris ce voyage avec le reliquat de sa fortune.
« J’espère que ton voyage donnera matière à un bon roman. Je te confie mon cahier de notes. Je ne sais s’il t’aidera. Je te prie d’ouvrir l’enveloppe cachetée dans deux ou trois mois, lorsque tu le jugeras opportun. »
Le ton était celui de quelqu’un qui part en voyage pour une durée bien déterminée et pour une destination précise. En somme, il formulait trois requêtes : écrire le récit de mon voyage, travailler à partir de ses notes à de nouveaux textes et ouvrir l’enveloppe. Le ton n’était pas autoritaire mais venant d’un homme qui marchait vers la mort, le message revêtait une allure solennelle.
Je m’exécutai et suivis sa première recommandation. Min avait vu juste. Cette histoire et la mort du fauconnier m’avaient placé dans un état de tension particulier et je me sentais poussé à écrire. J’avais espéré obtenir quelques éclaircissements et la disparition de Min me jeta dans le désarroi. L’idée me vint qu’il avait peut-être prévu la mort de Kwak mais il n’était pas possible de la vérifier. Obsédé par ces deux morts je voulais établir une relation entre elles dans mon roman mais le lien qui les reliait demeurait obscur dans mon esprit. Rien ne prouvait d’ailleurs qu’il y eût un lien. J’étais assailli d’impressions vagues et mon projet s’embrouillait. Je dus éliminer Min de mon récit et me consacrer à la seule histoire de Kwak. Ce fut le premier fauconnier .
Je ne renonçais pas pour autant à percer le mystère qui entourait ces deux suicides et je gardais la conviction intime d’un lien que je voulais mettre au jour. Il me restait cette enveloppe cachetée que je finis par oublier au fond d’un tiroir faute de pouvoir décider du moment de son ouverture. Quant au cahier, il ne m’apporta rien sur le moment bien que sa qualité méritoire fît regretter qu’aucun des thèmes qui y étaient développés n’ait donné le jour à une oeuvre aboutie. Je peux dès aujourd’hui affirmer mon intention de traiter, à l’avenir, la plupart de ces sujets et que quelques textes verront bientôt le jour. Il ne sera pas possible de ressusciter ce qui était le dessein de Min et à mon grand regret je devrai recourir à une vision personnelle. Tous ses efforts n’auront produit que des documents préalables. Min aurait dû écrire tout cela en suivant son idée. Il se peut qu’il ait accepté très tôt son incapacité à écrire comme une fatalité et qu’il se soit contenté d’amasser des informations pour satisfaire son désir de participer au travail littéraire. Ce travail de documentation constituait-il pour lui le vrai but ? Pourtant, pour moi, un de ses intimes, sa vie toute entière a les allures de l’échec et cela me désole.
Une chose curieuse a attiré mon attention. L’absence, dans le cahier, de toutes les pages concernant le fauconnier qu’il m’avait montrées avant mon départ. Sur la page qui suivait ces trois feuilles déchirées étaient consignés des détails techniques, comme ceux que l’on trouve dans les encyclopédies :

« Faucon : Appellation générale désignant un oiseau rapace. Corps plus petit que celui de l’aigle, bec court, saillie en forme de dent au milieu du bord du bec supérieur, doigt de pied mince, ailes et queue relativement étroites, écailles en formes de filet sur le talon du pied, sommet de la tête et bord de l’oeil noirs, dos gris, taille et queue gris pâle avec haglures latérales (noires), pied jaune, battement d’aile très rapide, vol plus rapide que celui de l’aigle. Longueur des ailes : 30 centimètres, bec : 2,7 centimètres. Origines des différentes espèces : Corée, Chine, Japon, Afrique du nord, Europe de l’Est...
Linges (ou chemise) : Morceau de toile destiné à envelopper les oiseaux de proie sauvages que l’on prend au passage »
Suivaient les noms des nombreuses méthodes d’affaitage (dressage) de l’animal et la liste des pays où se pratique cette sorte de chasse dont l’origine est mongole et chinoise. Il y avait également cette note :

« Fauconnier [maejabi], Définition du dictionnaire. » A la fin de la ligne, Min avait tracé une croix qui signifiait erroné ou incorrect. Et, entre parenthèses, avec cette fois un rond, pour correct, il y avait ceci : « Dans le contexte de la chasse, en référence à [sonjabi],  ».

C’était à peu près tout. De toutes ces remarques, tirées de recherches livresques, la seule qui relevait du jugement de Min concernait la définition à donner à maejabi (fauconnier). Il y rejetait l’acception commune du dictionnaire pour lui préférer un sens différent, inspiré par son expérience intime. Je compris son idée. Le jabi de maejabi ne signifie pas personne qui capture mais, dans un sens passif, qui est saisi. Ainsi du fauconnier, son poignet enserré par les mains du faucon, comme un perchoir.
Si cette page intacte n’avait pas de signification particulière pour moi, elle permettait au moins de supposer que les pages précédentes concernaient le fauconnier. Min l’avait-il laissée parce qu’il la jugeait sans importance ? Pourquoi avoir déchiré les autres sinon parce qu’il pensait que ses remarques perturberaient mon travail. Je ne savais que penser. Rien ne venait m’éclairer, rien ne m’était révélé qui pût me rendre ces deux morts plus compréhensibles. Trop de questions demeuraient. Pourquoi m’avoir proposé ce voyage ? Pourquoi m’avoir caché ces informations ? Pourq

P.-S.

Tous droits réservés à l’auteur, et pour la traduction à Arnaud Montigny et Kim Jung-Suk.

Photographie de Régis Poulet (faucon hobereau).

Notes

[1Province du Sud-Ouest, toujours victime des politiques centrales, et donc foyer de rébellion. L’auteur en est originaire.

[2Nom général des pièces à plancher, en général la pièce principale et l’estrade extérieure.

[3Nom générique des gâteaux de riz.

[4Dans l’usage courant, cette allusion renvoie à une période de paix et de prospérité.

[5L’alcool le plus populaire, généralement à base de patates douces.

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