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/\ Le chat /\ — Histoire naturelle  

mercredi 20 mars 2013, par Buffon

Buffon fut un grand naturaliste. Mais en dépit de la qualité de ses observations, il met un peu mal à l’aise le lecteur moderne qui ne retrouve plus dans l’image du chat — dont Buffon semble hériter des siècles précédents — celle de cet animal devenu non plus domestique mais familier pour lui.

Le discours de Buffon sur la fausseté des chats, leur propension à faire le mal alors que le chien est toute sincérité, franchise et « dont tous les sentimens se rapportent à la personne de son maître », traîne encore dans bien des esprits peu éclairés. Le chat nous aura-t-il appris à quitter notre anthropocentrisme à force de le fréquenter ou l’aurons-nous dénaturé comme l’on dit lorsqu’on ne sait comment qualifier son attitude ?



Le Chat est un domestique infidèle, qu’on ne garde que par nécessité, pour l’opposer à un autre ennemi domestique encore plus incommode, et qu’on ne peut chasser : car nous ne comptons pas les gens qui, ayant du goût pour toutes les bêtes, n’élèvent des chats que pour s’en amuser ; l’un est l’usage, l’autre l’abus ; et quoique ces animaux, sur-tout quand ils sont jeunes, aient de la gentillesse, ils ont en même temps une malice innée, un caractère faux, un naturel pervers, que l’âge augmente encore, et que l’éducation ne fait que masquer. De voleurs déterminés, ils deviennent seulement, lorsqu’ils sont bien élevés, souples et flatteurs comme les fripons ; ils ont la même adresse, la même subtilité, le même goût pour faire le mal, le même penchant à la petite rapine ; comme eux ils savent couvrir leur marche, dissimuler leur dessein, épier les occasions, attendre, choisir, saisir l’instant de faire leur coup, se dérober ensuite au châtiment, fuir et demeurer éloignés jusqu’à ce qu’on les rappelle. Ils prennent aisément des habitudes de société, mais jamais des mœurs : ils n’ont que l’apparence de l’attachement ; on le voit à leurs mouvemens obliques, à leurs yeux équivoques ; ils ne regardent jamais en face la personne aimée ; soit défiance ou fausseté, ils prennent des détours pour en approcher, pour chercher des caresses auxquelles ils ne sont sensibles que pour le plaisir qu’elles leur font. Bien différent de cet animal fidèle, dont tous les sentimens se rapportent à la personne de son maître, le chat paroît ne sentir que pour soi, n’aimer que sous condition, ne se prêter au commerce que pour en abuser ; et par cette convenance de naturel, il est moins incompatible avec l’homme, qu’avec le chien dans lequel tout est sincère.

La forme du corps et le tempérament sont d’accord avec le naturel, le chat est joli, léger, adroit, propre et voluptueux ; il aime ses aises, il cherche les meubles les plus mollets pour s’y reposer et s’ébattre : il est aussi très-porté à l’amour, et, ce qui est rare dans les animaux, la femelle paroît être plus ardente que le mâle ; elle l’invite, elle le cherche, elle l’appelle, elle annonce par de hauts cris la fureur de ses desirs, ou plutôt l’excès de ses besoins, et lorsque le mâle la fuit ou la dédaigne, elle le poursuit, le mord, et le force pour ainsi dire à la satisfaire, quoique les approches soient toujours accompagnées d’une vive douleur [1].

La chaleur dure neuf ou dix jours, et n’arrive que dans des temps marqués ; c’est ordinairement deux fois par an, au printemps et en automne, et souvent aussi trois fois, et même quatre. Les chattes portent cinquante-cinq ou cinquante-six jours ; elles ne produisent pas en aussi grand nombre que les chiennes ; les portées ordinaires sont de quatre, de cinq ou de six. Comme les mâles sont sujets à dévorer leur progéniture, les femelles se cachent pour mettre bas, et lorsqu’elles craignent qu’on ne découvre ou qu’on n’enlève leurs petits, elles les transportent dans des trous et dans d’autres lieux ignorés ou inaccessibles ; et après les avoir allaités pendant quelques semaines, elles leur apportent des souris, de petits oiseaux, et les accoutument de bonne heure à manger de la chair ; mais par une bizarrerie difficile à comprendre, ces mêmes mères, si soigneuses et si tendres, deviennent quelquefois cruelles, dénaturées, et dévorent aussi leurs petits qui leur étoient si chers.

Les jeunes chats sont gais, vifs, jolis, et seroient aussi très-propres à amuser les enfans si les coups de patte n’étoient pas à craindre ; mais leur badinage, quoique toujours agréable et léger, n’est jamais innocent, et bientôt il se tourne en malice habituelle ; et comme ils ne peuvent exercer ces talens avec quelque avantage que sur les plus petits animaux, ils se mettent à l’affût près d’une cage, ils épient les oiseaux, les souris, les rats, et deviennent d’eux-mêmes, et sans y être dressés, plus habiles à la chasse que les chiens les mieux instruits. Leur naturel, ennemi de toute contrainte, les rend incapables d’une éducation suivie. On raconte néanmoins que des moines grecs [2] de l’île de Chypre avoient dressé des chats à chasser, prendre et tuer les serpens dont cette île étoit infestée, mais c’étoit plutôt par le goût général qu’ils ont pour la destruction, que par obéissance qu’ils chassoient ; car ils se plaisent à épier, attaquer et détruire assez indifféremment tous les animaux foibles, comme les oiseaux, les jeunes lapins, les levreaux, les rats, les souris, les mulots, les chauve-souris, les taupes, les crapauds, les grenouilles, les lézards et les serpens.

Ils n’ont aucune docilité, ils manquent aussi de la finesse de l’odorat, qui dans le chien sont deux qualités éminentes ; aussi ne poursuivent-ils pas les animaux qu’ils ne voient plus, ils ne les chassent pas, mais ils les attendent, les attaquent par surprise, et après s’en être joués long-temps ils les tuent sans aucune nécessité, lors même qu’ils sont le mieux nourris et qu’ils n’ont aucun besoin de cette proie pour satisfaire leur appétit. La cause physique la plus immédiate de ce penchant qu’ils ont à épier et surprendre les autres animaux, vient de l’avantage que leur donne la conformation particulière de leurs yeux. La pupille dans l’homme, comme dans la plupart des animaux, est capable d’un certain degré de contraction et de dilatation ; elle s’élargit un peu lorsque la lumière manque, et se rétrécit lorsqu’elle devient trop vive. Dans l’œil du chat et des oiseaux de nuit, cette contraction et cette dilatation sont si considérables, que la pupille, qui dans l’obscurité est ronde et large, devient au grand jour longue et étroite comme une ligne, et dès-lors ces animaux voient mieux la nuit que le jour, comme on le remarque dans les chouettes, les hiboux, etc. car la forme de la pupille est toujours ronde dès qu’elle n’est pas contrainte. Il y a donc contraction continuelle dans l’œil du chat pendant le jour, et ce n’est, pour ainsi dire, que par effort qu’il voit à une grande lumière ; au lieu que dans le crépuscule, la pupille reprenant son état naturel, il voit parfaitement, et profite de cet avantage pour reconnoître, attaquer et surprendre les autres animaux.

On ne peut pas dire que les chats, quoiqu’habitans de nos maisons, soient des animaux entièrement domestiques ; ceux qui sont le mieux apprivoisés n’en sont pas plus asservis : on peut même dire qu’ils sont entièrement libres, ils ne font que ce qu’ils veulent, et rien, au monde ne seroit capable de les retenir un instant de plus dans un lieu dont ils voudroient s’éloigner. D’ailleurs la plupart sont à demi-sauvages, ne connoissent pas leurs maîtres, ne fréquentent que les greniers et les toits, et quelquefois la cuisine et l’office, lorsque la faim les presse. Quoiqu’on en élève plus que de chiens, comme on les rencontre rarement, ils ne font pas sensation pour le nombre, aussi prennent ils moins d’attachement pour les personnes que pour les maisons : lorsqu’on les transporte à des distances assez considérables, comme à une lieue ou deux, ils reviennent d’eux-mêmes à leur grenier, et c’est apparemment parce qu’ils en connoissent toutes les retraites à souris, toutes les issues, tous les passages, et que la peine du voyage est moindre que celle qu’il faudroit prendre pour acquérir les mêmes facilités dans un nouveau pays. Ils craignent l’eau, le froid, et les mauvaises odeurs ; ils aiment à se tenir au soleil, ils cherchent à se gîter dans les lieux les plus chauds, derrière les cheminées ou dans les fours ; ils aiment aussi les parfums, et se laissent volontiers prendre et caresser par les personnes qui en portent : l’odeur de cette plante que l’on appelle l’Herbe aux-chats, les remue si fortement et si délicieusement, qu’ils en paroissent transportés de plaisir. On est obligé, pour conserver cette plante dans les jardins, de l’entourer d’un treillage fermé ; les chats la sentent de loin, accourent pour s’y frotter, passent et repassent si souvent par-dessus, qu’ils la détruisent en peu de temps.

A quinze ou dix-huit mois, ces animaux ont pris tout leur accroissement ; ils sont aussi en état d’engendrer avant l’âge d’un an, et peuvent s’accoupler pendant toute leur vie, qui ne s’étend guère au-delà de neuf ou dix ans ; ils sont cependant très-durs, très-vivaces, et ont plus de nerf et de ressort que d’autres animaux qui vivent plus long-temps. Les chats ne peuvent mâcher que lentement et difficilement, leurs dents sont si courtes et si mal posées qu’elles ne leur servent qu’à déchirer et non pas à broyer les alimens ; aussi cherchent-ils de préférence les viandes les plus tendres, ils aiment le poisson et le mangent cuit ou crud ; ils boivent fréquemment ; leur sommeil est léger, et ils dorment moins qu’ils ne font semblant de dormir ; ils marchent légèrement, presque toujours en silence et sans faire aucun bruit ; ils se cachent et s’éloignent pour rendre leurs excrémens et les recouvrent de terre. Comme ils sont propres, et que leur robe est toujours sèche et lustrée, leur poil s’électrise aisément, et l’on en voit sortir des étincelles dans l’obscurité lorsqu’on le frotte avec la main : leurs yeux brillent aussi dans les ténèbres, à peu-près comme les diamans, qui réfléchissent au dehors pendant la nuit la lumière dont ils se sont, pour ainsi dire, imbibés pendant le jour.

Le chat sauvage produit avec le chat domestique, et tous deux ne font par conséquent qu’une seule et même espèce : il n’est pas rare de voir des chats mâles et femelles quitter les maisons dans le temps de la chaleur pour aller dans les bois chercher les chats sauvages, et revenir ensuite à leur habitation ; c’est par cette raison que quelques-uns de nos chats domestiques ressemblent tout-à-fait aux chats sauvages ; la différence la plus réelle est à l’intérieur [3], le chat domestique a ordinairement les boyaux beaucoup plus longs que le chat sauvage, cependant le chat sauvage est plus fort et plus gros que le chat domestique, il a toujours les lèvres noires, les oreilles plus roides, la queue plus grosse et les couleurs constantes. Dans ce climat on ne connoît qu’une espèce de chat sauvage, et il paroît par le témoignage des voyageurs que cette espèce se retrouve aussi dans presque tous les climats sans être sujette à de grandes variétés ; il y en avoit dans le continent du nouveau Monde avant qu’on en eût fait la découverte ; un chasseur en porta un qu’il avoit pris dans les bois, à Christophe Colomb [4], ce chat étoit d’une grosseur ordinaire, il avoit le poil gris-brun, la queue très-longue et très-forte. Il y avoit aussi de ces chats sauvages au Pérou [5], quoiqu’il n’y en eût point de domestiques ; il y en a en Canada [6], dans le pays des Illinois, etc. On en a vu dans plusieurs endroits de l’Afrique, comme en Guinée [7], à la Côte-d’or, à Madagascar [8] où les naturels du pays avoient même des chats domestiques, au cap de Bonne-espérance [9] où Kolbe dit qu’il se trouve aussi des chats sauvages de couleur bleue, quoiqu’en petit nombre : ces chats bleus, ou plutôt couleur d’ardoise, se retrouvent en Asie :

« Il y a en Perse, dit Pietro della Valle [10], une espèce de chats qui sont proprement de la province du Chorazan ; leur grandeur et leur forme est comme celle du chat ordinaire ; leur beauté consiste dans leur couleur et dans leur poil, qui est gris sans aucune moucheture et sans nulle tache, d’une même couleur par tout le corps, si ce n’est qu’elle est un peu plus obscure sur le dos et sur la tête, et plus claire sur la poitrine et sur le ventre, qui va quelquefois jusqu’à la blancheur, avec ce tempérament agréable de clair-obscur, comme parlent les Peintres qui, mêlés l’un dans l’autre, font un merveilleux effet : de plus leur poil est délié, fin, lustré, mollet, délicat comme la soie, et si long, que quoiqu’il ne soit pas hérissé, mais couché, il est annelé en quelques endroits, et particulièrement sous la gorge. Ces chats sont entre les autres chats ce que les barbets sont entre les chiens : le plus beau de leur corps est la queue, qui est fort longue et toute couverte de poils longs de cinq ou six doigts ; ils l’étendent et la renversent sur leur dos comme sont les écureuils, la pointe en haut en forme de panache ; ils sont fort prisés : les Portugais en ont porté de Perse jusqu’aux Indes ».

Pietro della Valle ajoute qu’il en avoit quatre couples, qu’il comptoit porter en Italie. On voit par cette description, que ces chats de Perse ressemblent par la couleur à ceux que nous appelons chats chartreux, et qu’à la couleur près ils ressemblent parfaitement à ceux que nous appelons chats d’Angora. Il est donc vraisemblable que les chats du Chorazan en Perse, le chat d’Angora en Syrie et le chat chartreux ne font qu’une même race, dont la beauté vient de l’influence particulière du climat de Syrie, comme les chats d’Espagne, qui sont rouges, blancs et noirs, et dont le poil est aussi très-doux et très-lustré, doivent cette beauté à l’influence du climat de l’Espagne. On peut dire en général, que de tous les climats de la terre habitable, celui d’Espagne et celui de Syrie sont les plus favorables à ces belles variétés de la Nature : les moutons, les chèvres, les chiens, les chats, les lapins, etc. ont en Espagne et en Syrie la plus belle laine, les plus beaux et les plus longs poils, les couleurs les plus agréables et les plus variées ; il semble que ce climat adoucisse la Nature et embellisse la forme de tous les animaux.

Le chat sauvage a les couleurs dures et le poil un peu rude, comme la plupart des autres animaux sauvages ; devenu domestique, le poil s’est radouci, les couleurs ont varié, et dans le climat favorable du Chorazan et de la Syrie le poil est devenu plus long, plus fin, plus fourni, et les couleurs se sont uniformément adoucies, le noir et le roux sont devenus d’un brun-clair, le gris-brun est devenu gris-cendré, et en comparant un chat sauvage de nos forêts avec un chat chartreux, on verra qu’ils ne diffèrent en effet que par cette dégradation nuancée de couleurs ; ensuite, comme ces animaux ont plus ou moins de blanc sous le ventre et aux côtés, on concevra aisément que pour avoir des chats tout blancs et à longs poils, tels que ceux que nous appelons proprement chats d’Angora, il n’a fallu que choisir dans cette race adoucie ceux qui avoient le plus de blanc aux côtés et sous le ventre, et qu’en les unissant ensemble on sera parvenu à leur faire produire des chats entièrement blancs comme on l’a fait aussi pour avoir des lapins blancs, des chiens blancs, des chèvres blanches, des cerfs blancs, des daims blancs, etc.

Dans le chat d’Espagne, qui n’est qu’une autre variété du chat sauvage, les couleurs, au lieu de s’être affoiblies par nuances uniformes comme dans le chat de Syrie, se sont, pour ainsi dire, exaltées dans le climat d’Espagne et sont devenues plus vives et plus tranchées, le roux est devenu presque rouge, le brun est devenu noir, et le gris est devenu blanc. Ces chats, transportés aux îles de l’Amérique ont conservé leurs belles couleurs et n’ont pas dégénéré : « il y a aux Antilles, dit le P. du Tertre, grand nombre de chats, qui vraisemblablement y ont été apportés par les Espagnols ; la plupart sont marqués de roux, de blanc et de noir : plusieurs de nos François, après en avoir mangé la chair, emportent les peaux en France pour les vendre. Ces chats, au commencement que nous fumes dans la Guadeloupe, étoient tellement accoutumés à se repaître de perdrix, de tourterelles, de grives et d’autres petits oiseaux, qu’ils ne daignoient pas regarder les rats ; mais le gibier étant actuellement fort diminué, ils ont rompu la trève avec les rats, ils leur font bonne guerre [11], etc. ».

En général les chats ne sont pas, comme les chiens, sujets à s’altérer et à dégénérer lorsqu’on les transporte dans les climats chauds. « Les chats d’Europe, dit Bosman, transportés en Guinée, ne sont pas sujets à changer comme les chiens, ils gardent la même figure [12], etc. » Ils sont en effet d’une nature beaucoup plus constante, et comme leur domesticité n’est ni aussi entière, ni aussi universelle, ni peut-être aussi ancienne que celle du chien, il n’est pas surprenant qu’ils aient moins varié.

Nos chats domestiques, quoique différens les uns des autres par les couleurs, ne forment point de races distinctes et séparées ; les seuls climats d’Espagne et de Syrie, ou du Chorazan, ont produit des variétés constantes et qui se sont perpétuées : on pourroit encore y joindre le climat de la province de Pe-chi-ly à la Chine, où il y a des chats à longs poils avec les oreilles pendantes, que les dames Chinoises aiment beaucoup [13]. Ces chats domestiques à oreilles pendantes, dont nous n’avons pas une plus ample description, sont sans doute encore plus éloignés que les autres qui ont les oreilles droites, de la race du chat sauvage, qui néanmoins est la race originaire et primitive de tous les chats. Nous terminerons ici l’histoire du chat, et en même temps l’histoire des animaux domestiques. Le cheval, l’âne, le bœuf, la brebis, la chèvre, le cochon, le chien et le chat sont nos seuls animaux domestiques : nous n’y joignons pas le chameau, l’éléphant, le renne et les autres, qui, quoique domestiques ailleurs, n’en sont pas moins étrangers pour nous, et ce ne sera qu’après avoir donné l’histoire des animaux sauvages de notre climat que nous parlerons des animaux étrangers. D’ailleurs, comme le chat n’est, pour ainsi dire, qu’à demi-domestique, il fait la nuance entre les animaux domestiques et les animaux sauvages ; car on ne doit pas mettre au nombre des domestiques des voisins incommodes tels que les souris, les rats, les taupes, qui, quoiqu’habitans de nos maisons ou de nos jardins, n’en sont pas moins libres et sauvages, puisqu’au lieu d’être attachés et soumis à l’homme ils le fuient, et que dans leurs retraites obscures ils conservent leurs mœurs, leurs habitudes et leur liberté toute entière. On a vu dans l’histoire de chaque animal domestique, combien l’éducation, l’abri, le soin, la main de l’homme influent sur le naturel, sur les mœurs, et même sur la forme des animaux. On a vu que ces causes, jointes à l’influence du climat, modifient, altèrent et changent les espèces au point d’être différentes de ce qu’elles étoient originairement, et rendent les individus si différens entr’eux, dans le même temps et dans la même espèce, qu’on auroit raison de les regarder comme des animaux différens, s’ils ne conservoient pas la faculté de produire ensemble des individus féconds, ce qui fait le caractère essentiel et unique de l’espèce.

On a vu que les différentes races de ces animaux domestiques suivent dans les différens climats le même ordre à peu-près que les races humaines ; qu’ils sont, comme les hommes, plus forts, plus grands et plus courageux dans les pays froids, plus civilisés, plus doux dans le climat tempéré, plus lâches, plus foibles et plus laids dans les climats trop chauds ; que c’est encore dans les climats tempérés et chez les peuples les plus policés que se trouvent la plus grande diversité, le plus grand mélange et les plus nombreuses variétés dans chaque espèce ; et ce qui n’est pas moins digne de remarque, c’est qu’il y a dans les animaux plusieurs signes évidens de l’ancienneté de leur esclavage : les oreilles pendantes, les couleurs variées, les poils longs et fins, sont autant d’effets produits par le temps, ou plutôt par la longue durée de leur domesticité. Presque tous les animaux libres et sauvages ont les oreilles droites ; le sanglier les a droites et roides, le cochon domestique les a inclinées et demi-pendantes. Chez les Lappons, chez les Sauvages de l’Amérique, chez les Hottentots, chez les Nègres et les autres peuples non policés, tous les chiens ont les oreilles droites ; au lieu qu’en Espagne, en France, en Angleterre, en Turquie, en Perse, à la Chine et dans tous les pays civilisés, la plupart les ont molles et pendantes.

Les chats domestiques n’ont pas les oreilles si roides que les chats sauvages, l’on voit qu’à la Chine, qui est un empire très-anciennement policé et où le climat est fort doux, il y a des chats domestiques à oreilles pendantes. C’est par cette même raison que la chèvre d’Angora, qui a les oreilles pendantes, doit être regardée entre toutes les chèvres comme celle qui s’éloigne le plus de l’état de nature : l’influence si générale et si marquée du climat de Syrie, jointe à la domesticité de ces animaux chez un peuple très-anciennement policé, aura produit avec le temps cette variété, qui ne se maintiendroit pas dans un autre climat. Les chèvres d’Angora nées en France n’ont pas les oreilles aussi longues ni aussi pendantes qu’en Syrie, et reprendroient vraisemblablement les oreilles et le poil de nos chèvres après un certain nombre de générations.

Description du Chat.

Les Chats ne diffèrent les uns des autres à l’extérieur que par la couleur, la longueur et la qualité du poil ; ils sont tous à peu près de la même taille, et ils se ressemblent par la figure, tandis qu’il y a de si grandes différences entre les chiens par la grandeur et par les proportions du corps, qu’on les prendroit pour des animaux de différentes espèces si l’on ne considéroit que leur figure. Au contraire, à peine peut-on se permettre de distinguer les chats domestiques en diverses races, puisqu’elles ne diffèrent guère que par le poil. Il est donc certain que ces animaux n’ont pas tant dégénéré de la race originaire, par les proportions du corps, que les chiens, puisqu’il n’y a entr’eux que des différences très-légères ; la preuve en est évidente dans la comparaison que l’on peut faire des chats domestiques avec le chat sauvage qui existe dans nos forêts.

Le chat sauvage représente la race originaire des chats domestiques, ils lui ressemblent tous parfaitement par les principaux caractères de la figure extérieure et de la conformation intérieure, et ils n’en diffèrent que par des variétés ou des caractères qui ne sont ni essentiels, ni par conséquent propres à constituer une autre espèce. Le chat sauvage a le cou un peu plus long, et le front plus convexe que les chats domestiques ; il est aussi grand que ceux de la plus grande taille ; son poil est plus long et plus doux que celui des chats domestiques qui sont dans notre climat depuis plusieurs générations, car ceux qui viennent d’Angora ont le poil plus long que celui du chat sauvage. La longueur du poil contribue beaucoup à faire paroître cet animal plus grand et plus gros qu’il ne l’est en effet. Les couleurs du poil sont les mêmes dans tous les individus de cette race, tandis qu’elles varient dans les chats domestiques, parmi lesquels il ne s’en trouve que peu qui aient beaucoup de rapport au chat sauvage par la couleur. La plupart de ses viscères sont moins larges, moins longs, moins épais, moins gros et moins grands que dans les chats domestiques, comme on le verra dans la suite de cette description. Cette différence du volume des viscères est la plus grande qui soit entre les chats domestiques et les chats sauvages, c’est aussi celle qui mérite le plus l’attention des Naturalistes. Le fait le plus marqué que j’aie observé à cet égard, consiste dans la longueur des intestins, qui sont dans les chats sauvages de plus d’un tiers moins longs que dans les chats domestiques. Si l’on n’avoit que cette observation en ce genre, on seroit porté à croire que l’abondance et la qualité des alimens pourroient être la cause de l’étendue des intestins dans les chats domestiques : en effet, ils ont toujours à manger dans les maisons qu’ils habitent, tandis que les chats sauvages ne trouvent pas leur proie dans les forêts toutes les fois qu’ils en ont besoin. Mais le cochon ordinaire et le cochon de Siam, quoiqu’animaux domestiques comme le chat, n’ont pas les intestins plus longs que le sanglier qui est sauvage. Il est vrai que l’on pourroit objecter que le sanglier vit plus souvent de racines et de fruits que de chair, et qu’il trouve par conséquent plus aisément sa nourriture que le chat sauvage qui ne se repaît que de chair et de sang. Une troisième observation détruit cette objection : le chien et le loup ont autant de rapport l’un à l’autre qu’en puissent avoir des animaux de différente espèce ; cependant les intestins du chien ne sont pas plus longs que ceux du loup, comme nous le ferons voir dans la suite de cet ouvrage, quoique le loup ne se nourrisse que de chair, et qu’il soit souvent tourmenté de la faim et privé de nourriture. L’abondance et la qualité des alimens du chat domestique ne sont donc pas les seules causes de l’excessive longueur de ses intestins, comparés à ceux du chat sauvage ; on doit aussi l’attribuer aux autres circonstances où le chat se trouve dans l’état de domesticité, et la regarder comme une altération de l’espèce, qui a plus dégénéré dans les parties intérieures du chat domestique, que dans la figure extérieure du corps.

Le museau, dont la longueur et la grosseur sont si différentes dans les diverses races des chiens, a la même forme dans tous les chats, soit sauvages, soit domestiques. Ils se ressemblent tous par les oreilles, par la queue, etc. et ils ont tous à très-peu près la même figure et le même port : on ne reconnoît les différentes races de ces animaux, que par la longueur et la couleur du poil. Parmi ceux qui sont dans ce pays-ci, on ne peut distinguer que six races, savoir le Chat sauvage, le Chat domestique qui a les lèvres et la plante des pieds noires, le Chat domestique qui a les lèvres vermeilles, le Chat domestique appelé chat d’Espagne, le Chat domestique connu sous le nom de Chat des Chartreux, et le Chat domestique venu d’Angora.

Chats sauvages.

Le poil de ces animaux (planche I) a deux ou trois pouces de longueur, le plus long est sur les côtés de la tête au-dessous des oreilles et sur les côtés du corps, principalement sur le flanc, et le plus court sur la tête et sur les jambes. La tête, le cou, les épaules, le dos, les reins, les côtés du corps, les flancs, la plus grande partie de la queue et la face extérieure des quatre jambes sont de couleur plus ou moins mêlée de fauve, de noir, et de gris-blanchâtre ; car chaque poil est noir près du corps, blanchâtre à l’extrémité, et entre cette couleur et le noir on distingue du fauve clair. Il y a quelquefois deux taches fauves derrière les oreilles, et ordinairement quatre raies noires qui s’étendent en serpentant depuis le sommet de la tête en arrière. La raie extérieure d’un côté et de l’autre descend derrière l’oreille, et se prolonge le long du cou ; les deux raies du milieu s’étendent sur le dos de chaque côté d’une autre raie de même couleur, qui ne se termine qu’auprès de la queue : l’extrémité de cette partie est noire sur la longueur d’environ trois pouces. Plus haut il se trouve trois anneaux noirs, dont le premier est le moins apparent ; le reste de la queue est entouré d’autres anneaux jusqu’à son origine, et ils sont d’autant moins colorés qu’ils se trouvent placés plus près du corps. Il y a aussi des anneaux de cette même couleur sur les jambes ; mais toutes ces bandes noires varient dans différens sujets, soit pour la largeur, soit pour la position. Le tour de la bouche est blanc ; la poitrine, le ventre, la face intérieure des jambes de devant, des cuisses et des jambes de derrière, et le dessous de la queue, sont de couleur fauve mêlée de blanc sous le cou, de gris et de noir sur la poitrine, avec une grande marque blanche sur le bas-ventre. Les jeunes chats sauvages, en général, ont moins de couleur fauve et plus de blanc ; à tout âge les lèvres et la plante des pieds sont noires.

Chats domestiques qui ont les lèvres et la plante des pieds noires comme les chats sauvages.

On voit des chats domestiques qui ont des bandes noires sur le corps, et des anneaux de cette couleur sur la queue et sur les jambes, comme les chats sauvages ; mais au reste ils sont moins fauves, et il m’a paru que le gris domine dans leur poil : cependant il y a lieu de croire qu’ils ont moins dégénéré de la race originaire que les autres, parce qu’ils ont les lèvres et la plante des pieds noires, c’est pourquoi je les distingue des autres chats domestiques ; mais leur poil est bien moins long que celui du chat sauvage, et par conséquent la tête, le corps, et sur-tout la queue, paroissent moins gros.


Chats domestiques qui ont les lèvres vermeilles.

Les chats de cette race diffèrent de ceux de la race précédente, en ce qu’ils n’ont pas les lèvres ni la plante des pieds noires, ils sont d’une seule couleur, blanche ou noire, ou de couleur mêlée de blanc, de gris, de brun, de noir (pl. II) et de sauve. Il y a souvent plusieurs de ces couleurs sur chaque poil, et elles sont aussi distribuées par taches, par ondes, par bandes, et si variées qu’il n’y a pas deux chats sur lesquels ce mélange soit semblable.

Chats domestiques appelés Chats d’Espagne.

La couleur rousse vive et foncée est le principal, et peut-être le seul caractère qui distingue les chats de cette race ; mais il ne sont pas à beaucoup près en entier de cette couleur, ils ont aussi, au moins les femelles (pl. III), des taches blanches et des taches noires, distribuées et mêlées irrégulièrement avec les taches rousses et diversement dans chaque individu. On prétend qu’aucun des mâles n’a trois couleurs, et qu’ils n’ont que du blanc ou du noir avec le roux. En effet, tous ceux que j’ai vus n’avoient que deux couleurs, et j’ai toujours ouï dire que le blanc ou le noir manquoit à tous les mâles sans exception. Ainsi,lorsqu’on veut avoir un beau chat d’Espagne, on ne manque pas de demander une femelle, parce qu’elle doit avoir une couleur de plus que les mâles.

Chats domestiques de couleur cendrée, appelés Chats des Chartreux.

Je ne sais pourquoi on prétend que ces chats sont bleus, ils n’en ont aucune teinte ; leur poil est gris-cendré sur la plus grande partie de sa longueur et à la pointe, et il y a du brun-noirâtre au-dessous de l’extrémité : comme les poils sont fort touffus et couchés les uns sur les autres, on ne voit que la couleur grise de la pointe, et le brun qui est au-dessous. Ce mélange de gris et de brun ne se distingue que lorsqu’on les regarde de près ; ils paroissent de loin avoir une teinte de gris-brun luisant, et le gris ou le brun est plus ou moins apparent à différens aspects. Le tour des yeux et de la bouche, la poitrine et le bas des jambes, ont plus de gris que de brun ; les oreilles sont dégarnies de poil, au moins sur les bords (pl. IV), et de couleur noirâtre, de même que les lèvres et la plante des pieds. Il m’a paru que ces chats sont plus ou moins gris dans différens âges ; j’en ai vu aussi qui avoient une bande noire sur le dos, et des anneaux de la même couleur sur les jambes, mais marqués très-légèrement.

Chats domestiques appelés Chats d’Angora.

Ces chats ont en effet été apportés d’Angora, ils paroissent beaucoup plus gros que les autres chats domestiques, et même que le chat sauvage, parce que leur poil est beaucoup plus long. La plupart de ceux que j’ai vus étoient blancs ; il y en a aussi qui sont de couleur fauve et rayés de brun : celui dont on voit la figure (pl. V) étoit fauve, il avoit les jambes si courtes et le poil si long, que celui du ventre descendoit presque jusqu’à terre ; cependant le poil le plus long formoit une sorte de fraise sur les côtés de la tête et du cou, sous la mâchoire inférieure et sur le devant du cou, il avoit quatre pouces de longueur ; mais celui des lèvres, du nez, du front, des pieds de devant et des jambes de derrière, étoit court comme dans les autres chats. Il y avoit au-dessous de chacun des yeux, deux arcs de couleur fauve rougeâtre, et le bout du nez étoit de la même couleur. Les jambes de devant et la queue étoient entourés d’anneaux de couleur fauve foncée ; la tête, le dos, les côtés du corps, les flancs et les jambes avoient aussi une couleur fauve foncée, cette couleur étoit plus claire sur le reste du corps. Le chat a la tête ronde, les oreilles droites, le front bien proportionné, les yeux grands et peu éloignés l’un de l’autre, le nez saillant, le museau court, la bouche petite, et le menton peu apparent. L’assemblage de ces traits lui donne un air de douceur, qui vient sur-tout de ce que les yeux sont grands et le museau très-court. La proximité des deux yeux entr’eux et avec la bouche et les narines, et leur position en avant, semblent exprimer un air de finesse, qui est encore relevé par la forme du front et de la tête entière, et par la position des oreilles. Cette physionomie douce et fine change d’une manière très-marquée lorsque le chat est agité par quelque passion violente ; il ouvre la bouche et les yeux s’enflamment, il tourne les oreilles de côté et les abaisse, il montre les dents, le poil se hérisse, les yeux semblent étinceler, et sa physionomie prend un air furieux et féroce, l’animal fait des mouvemens du corps prompts et vigoureux, et jette des cris lamentables et effrayans. Le poil touffu du chat couvre la figure de son corps, de façon qu’on n’en peut distinguer les proportions, on voit seulement que le corps est alongé et les jambes courtes ; mais les mouvemens de cet animal dénotent la souplesse et l’agilité de ses membres.

P.-S.

Extrait de HISTOIRE NATURELLE, GÉNÉRALE ET PARTICULIÈRE, AVEC LA DESCRIPTION DU CABINET DU ROI. (1749-1788), Tome Sixième, consultable sur ce site.

Notes

[1Voyez ci-après la description des parties de la génération du chat.

[2Description des Isles de l’Archipel, par Dapper, page 51.

[3Voyez ci-après la Description des chats.

[4Vie de Christophe Colomb, II.e partie, page 167.

[5Histoire des Incas, tome II, page 121.

[6Histoire de la nouvelle France, par le P. Charlevoix, tome III, page 407.

[7Histoire générale des voyages, par M. l’Abbé Prevôt, tome IV, page 230.

[8Relation de François Cauche. Paris, 1651, page 225.

[9Description du cap de Bonne-espérance, par Kolbe, page 49.

[10Voyage de Pietro della Valle, tome V, pages 98 et 99.

[11Hist. gén. des Antilles, par le P. du Tertre, tome II, page 306.

[12Voyage de Guinée, par Bosman, page 2403.

[13Histoire générale des voyages, par M. l’abbé Prevôt, tome VI, page 10.

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