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La Veillée de l’huissier (1885) 

samedi 31 décembre 2005, par Edmond Picard (1836-1924)

DÉDICACE

A MON CHER CONFRÈRE EN ART ET LITTÉRATURE
CAMILLE LEMONNIER
j’offre
cette esquisse à la plume
tracée au hasard de la fantaisie
un soir d’hiver
un soir de solitude
___

24 décembre 1884, veillée de Noël.
___

Bastien Michiels, huissier, il y a quelque vingt ans, à la Cour d’appel de Bruxelles, y domicilié, patenté et immatriculé, souffrait d’une gastrite chronique.

A cause d’elle il se réveillait la bouche pâteuse et navré d’une tristesse plombante. A cause d’elle il mouvait péniblement ses jambes allourdies quand, vers dix heures, il se rendait au Palais, alors rue de Ruysbroeck, dans l’ancien couvent des Jésuites, affublé, pour passer à l’état de monument public, d’un péristyle grec copié sur celui de Ste-Marie-la-Ronde à Rome. A cause d’elle il s’endormait pendant l’audience à la petite table sur laquelle il griffonnait ses exploits. Et, par male chance, il ronflait : il avait (date néfaste !) ponctué une plaidoirie d’un long raclement d’archet sur la quatrième corde d’une contre-basse. A ce bruit étrange, un vieux conseiller, se penchant vers son voisin, avait dit : « Heureusement que ça ne sent pas ! » et l’avocat interrompu s’était écrié, goguenard et emphatique : « Voilà l’effet de mon éloquence ! » Michiels sursauta au milieu des éclats de rire. Le président l’admonesta sévèrement.

Il était malheureux. Et pourtant, quoique malade, c’était un robuste compère, de haute taille, découplé en athlète, noir de poil, cheveux ras, barbe longue, teint rouge, trop rouge et craquelé de couperose. Un jour, en Cour d’assises, il était de service. Il fallut tirer du fourreau, pour l’exhiber au jury, un coutelas, instrument du crime. La rouille l’avait scandaleusement rongé, pendant l’instruction, dans les dépendances humides du greffe ; l’arme et son étui de vieux cuir semblaient soudés. Deux gendarmes avaient en vain essayé de dégaîner. On demanda un hercule de bonne volonté. Michiels de présenta, serra le coupe-choux entre les genoux, l’y retint de la main gauche, tira sur la poignée de la main droite, et brusquement mit la lame au clair. Le populaire debout au fond de la salle applaudit. Oui, c’était un robuste compère.

Mais alors pourquoi une gastrite chronique ! Ah ! c’est qu’il est Bruxellois, du bas de la ville, né rue des Six-Jetons, établi rue Pierre-Plate, après avoir fait escale rue des Soeurs-Noires et rue Middeleer. Il a toujours vécu dans la zone odorante des brasseries et de leurs satellites les estaminets réputés pour le lambic lampant et le faro savoureux. Et depuis son enfance, il a but sans soif ces liquides nationaux, chargeant son estomac de leur pesant lestage, dans lequel il noie le soir des oeufs durs et mêle la fumée de sa pipe bourée de fleur d’Haerlebeke. Dès vingt-cinq ans son ventre commençait à ballonner et il se sentait chaque matin autour du crâne l’étau du casque des buveurs. Il était pris de la maladie bête et morose qui déprime le caractère et empeste l’haleine de tous ses concitoyens adonnés aux mêmes incurables faiblesses.

Michiels s’en désolait. Il aimait le travail, mais une incessante congestion cervicale paralysait son intelligence d’une bonne moyenne belge, savez-vous ? Tout lui coûtait un effort. Perpétuellement somnolent et perpétuellement obligé d’agir, il ne sortait pas de la mauvaise humeur découragée et baillante d’un serviteur tiré de son repos avant l’heure. Le marasme le rongeait.

Comment guérir ?

Ah ! qu’il était loin de cette belle santé flamande, proverbiale et fausse, dont l’étranger gratifie naïvement les grosses bedaines qui, lorsqu’on connaît nos misères, sont le réceptacle et le témoignage de la morne maladie des amateurs de bière.

Comment guérir ?

Il s’était plaint à ses camarades de table du Borgval, son estaminet favori depuis quatorze ans. Tous, lâchement soumis au même vice et victimes du même alanguissement, lui avaient répondu : Rien à faire. Ils se résignaient à leur affaissement quotidien avec le fatalisme des mangeurs d’opium. Il avait consulté le médecin du quartier, qui, d’ailleurs, comme les autres, buvait les torpides breuvages. Il lui avait répondu, en ricanant : « Ne boire que de l’eau et ne plus fumer,...... si vous pouvez ». Michiels avait pris ce conseil pour une énorme plaisanterie. Le pharmacien l’avait purgé : il avait été soulagé pendant deux jours, puis la cagoule de ses idées sombres lui avait, de son éteignoir, recoiffé la tête. Une nuit, en rentrant, passant le pont des Riches-Claires, il s’était machinalement accoudé sur le parapet : la Senne roulait au-dessous ses épaisses et fétides eaux d’égout. Mélancolique, hypocondre, il avait pensé à s’y jeter. Un acte interruptif d’une prescription arrivée au dernier jour utile, à signifier le lendemain, l’avait retenu : pour l’huissier le devoir avant tout.

Oui, oui, Michiels se désolait. Pourtant son étude allait bien. Son pécule grossissait. Au logis pas de tracasseries conjugales : il était célibataire et matait discrètement son tempérament avec une veuve assez mûre, petite rentière rue des Cerises. Mais qu’importait, si de son estomac détraqué montaient incessamment ces effluves chagrins qui ternissaient le paysage entier de sa modeste existence, comme les émanations corrosives d’une fabrique de produits chimiques mettant leurs flétrissures cancéreuses sur les feuillages d’alentour !
 * 

Une veille de Noël, dans l’après-midi, il reçut de Me Van Camp, l’avoué le plus en vue de la capitale, une ordonnance de déguerpissement à signifier le jour même, donc avant six heures du soir, dernier moment légal d’après le Code de procédure, depuis le 1er octobre jusqu’au 31 mars.

Il se mit incontinent à coucher son exploit sur timbre. Sa plume grinçait activement. Il copiait : « A la requête de M. Louis Rentmeester, ci-devant boutiquier, présentement rentier, Courte-rue-des-Longs-Chariots », disaient les qualités. Et elles continuaient : « Attendu que le cité, ci-après qualifié, a pris à bail de mon requérant, pour le terme d’une année qui vient d’expirer, une maison rue de Loxum ; que loin d’en jouir en bon père de famille, il l’a transformée en chenil pour des chiens, clapier pour des lapins, volière pour des oiseaux ; qu’en présence de cet abus, le requérant n’entend pas continuer la location. Ci est-il que je, huissier, ai cité en référé, pour se voir condamner à déguerpir, lui, et les siens animaux, dans les vingt quatre heures pour tout délai, sinon voir mettre sur le carreau ses hardes et effets mobiliers, avec frais, dépens, et sous réserve de dommages-intérêts et plus amples réparations au principal,... JOHN TOLMACHE ITCHKOC, SE DISANT DOCTEUR EN MÉDECINE DES UNIVERSITÉS AMÉRICAINES ». L’expéditionnaire avait écrit ceci en grosses lettres, pour éviter toute erreur.

Il écarquilla les yeux. Docteur en médecine des universités américaines ! L’Amérique ! Un médecin venu d’Amérique ! Des pays lointain, fabuleux, où tout à lui, paisible huissier du Brabant, apparaissait phénoménal. Il avait entendu récemment parler des effets merveilleux d’injections sous-cutanées calmant du coup les plus vives douleurs ; c’étaient les débuts mystérieux de la morphine. Celui qui s’essayait à ces nouveautés était, disait-on, un étranger. Michiels pensa que c’était son signifié peut-être. S’il profitait de l’occasion pour le consulter ?

Une heure après il sortait pour exploiter, sa serviette en chagrin noir sous le bras préservant ses rôles.

Il était cinq heures et demie. Le temps humide et froid qui, chez nous, caractérise plus que la gelée et la neige, l’hiver. Une brume blanchâtre rendant vague le haut des maisons et garnissant les réverbères d’une ruche de tulle. Plus de mouvement qu’à l’ordinaire ; des entrées et sorties fréquentes chez les pâtissiers, les marchands de pain d’épices et les charcutiers, dont les faiseurs de réveillon dégarnissaient peu à peu les vitrines et les comptoirs. Une pacifique veillée de Noël brabançonne, presque sans cris ni chants, sans grande joie, sans tristesse profonde, plutôt morne, comme le temps brouillardeux qu’il faisait.

John Tolmache Itchkoc habitait rue de Loxum une des maisons très humbles, toutes pareilles, qui, avant les expropriations des dernières années, se profilaient à gauche en montant. Porte verte, presque rustique, à un seul vanteau, effritée au bas par la vétusté creusée au rabot de rainures verticales, surmontée d’un abat-jour en éventail, élevée de trois marches sur l’étroit et raboteux trottoir.

Quand Michiels tira le cordon terminé par une patte de lièvre dépoilée, une maigre sonnette fêlée retentit comme une voix de petite vieille.

On fut longtemps à ouvrir. Enfin le battant tourna, lentement, avec défiance. Dans l’entrebaillement apparut un corps mince, enveloppé d’une robe de chambre écarlate, maculée de taches plus sombres, d’où émergeait le chef d’un petit vieillard, une marionnette, eut-on dit, au visage gros comme le poing, vrillé de deux yeux luisants, entouré d’un prodigieuse auréole de cheveux et de barbe blancs comme l’ouate, rayonnant et flamboyant en un circuit ininterrompu.

Bastien demeura ébahi ! Oui, vraiment, s’il était une puissance capable de le débarrasser de son mal nauséabond et insupportable, elle se manifestait en cette apparition.

- Que voulez-vous ? demanda l’être en rouge, d’une voix griffante comme une patte de chat s’abattant sur la joue.

- Le docteur Itchkoc, répondit le géant intimidé.

- C’est moi. Et après ?

- Je viens vous notifier un exploit.

- Ah ! vous êtes huissier. Vilain métier, surtout la nuit de Noël. On veut que je m’en aille, n’est-ce pas ? Je paie bien pourtant. Mais ce sont mes chiens, mes lapins, mes pigeons, mes grenouilles. Mon propriétaire est plus bête qu’eux. Quel pingouin ! Entrez.

Et s’effaçant pour laisser passer, il referma la porte. Ils furent aussitôt dans une obscurité où seul l’abat-jour en éventail mettait en faible lueur un pan de l’éclairage blafard de la rue.

- Par ici, suivez-moi, miaula la voix aigre, et en même temps une main dure comme celle d’un squelette saisit Michiels au bras et l’entraîna sur un escalier irrégulier et raide qui, par sa dernière marche, débouchait presque sur le seuil de l’habitation.

Il suivit en trébuchant.

De petits cris plaintifs venant d’en haut ponctuaient ses enjambées tâtonnantes. Il était surpris et vaguement inquiet.

Dès le tournant il aperçut la baie éclairée d’une chambre ouverte : - Je vous mène à mon amphithéâtre, dit l’autre. C’est ma salle à manger et ma chambre à coucher, mon salon et ma bibliothèque, ma cuisine et ma cave. Le surplus de la maison est vide.

Ils entrèrent.

Jamais Michiels, au cours de sa longue carrière d’huissier instrumentant dans les coins reculés où les misères humaines trouvent leurs derniers gîtes, n’avait rien vu de pareil. Il s’arrêta effrayé.

Une grosse lampe au pétrole, posée sur le coin d’une table carrée, couvrait de sa vive lumière un caniche, étalé sur le dos, les quatre pattes tirées, la tête renversée, le cou pris par un collier de métal, étroitement bridé, sanglé, ligotté, dans un silence et une immobilité funèbres. Il vivait ! on le voyait à de brusques saccades qui soulevaient la poitrine, et pourtant il avait le ventre ouvert, la peau ramenée des deux côtés, comme les entournures d’une redingote. On voyait ses intestins, dont les replis, jaspés de cinabre et de vert, figuraient un noeud de reptiles. Un de leurs anneaux, tendu comme un boudin, s’épandait au dehors.

- Vivisection, dit le docteur avec calme. Et saisissant un pigeon, qui avait à la nuque une plaie affreuse, et, les plumes maladivement hérissées, dormait sur une des pattes étendues du chien martyr qu’il avait prise pour perchoir, il lui lissa d’une caresse le col et le dos, puis le lança. Le volatile prit un vol lourd, en spirale, et après deux ou trois tours s’abattit brusquement sur le plancher, comme s’il avait été persillé par les plombs d’un coup de fusil.

- Cervelet à moitié amputé, plus de direction dans les mouvements, dit encore le docteur toujours calme.

Michiels était atterré. Il avait pour les bêtes cette affection qui fait d’elles, en Belgique, le complément de la vie des petits bourgeois. Chez lui, chez ses voisins, il y avait de braves chiens nommés presque tous Fidèle, des chattes tranquilles nommées Minnekepoes, des serins nommés Fifi couvant dans leurs cages, des poissons rouges tournant dans leurs bocaux, des pigeons voyageurs roucoulant dès l’aube, des pinsons aveugles vocalisant du matin au soir leur petit air joyeux, toute cette décoration animale qui remplace, dans nos humbles ménages, les bouquets et les pots de fleurs des populations amoureuses de la couleur et des parfums. Voir pâtir ces compagnons familiers lui poignait le coeur. Et voici que, brusquement, il était dans un horrible lieu où on les mettait à la torture.

D’un des coins de la pièce venaient les gémissements que Michiels avait entendus. Ils sortaient d’une caisse d’emballage, fruste et jaune, couverte d’une clairevoie.

- Ce sont mes sujets de rechange, dit Tolmache. Et prenant la lampe, la mettant au-dessus de la cage, il ajouta : Une levrette qui a mis bas hier.

En effet, trois petits étaient accrochés aux mamelles comme des ventouses. Mais, hantée par la terreur des cruautés prochaines, dont la fade odeur de sang répandue dans l’air de ce charnier lui donnait le pressentiment, la mère geignait en accomplissant son office de nourricière.

Michiels était ému jusqu’aux entrailles.

- Curieux, n’est-ce pas ? dit le vieillard en le regardant sous le nez. J’en ai eu une à qui j’avais coupé les quatre membres pour une expérience superbe, là, sur la table. Je l’avais déliée, la croyant morte. Je sors. Quand je rentre, je la trouve par terre, dans le coin où j’avais jeté ses petits. Elle avait travaillé de ses moignons comme un phoque se traînant sur le sable. Toute sanglante et pantelante, elle leur donnait à téter. Prodigieux, hein ?

L’huissier frissonnait. Bouche béante il dévisageait ce personnage rouge ; c’est ainsi qu’il avait vu apparaître le bourreau dans le Trouvère et dans la Juive, au théâtre de la Monnaie, lors des représentations qu’il se payait une fois l’an le lundi de Pâques.

Il vit tout-à-coup qu’il tenait à la main un petit couteau à lame brillante comme un miroir, dont la pointe était ternie par un glacis de sang séché. Les taches dont les pastilles salissaient la robe de chambre écarlate étaient de la même teinte, et, horreur ! il en avait aussi sur les mains.

- Oui, vi...vi...sec...tion, reprit en scandant le satanique écorcheur, comme si de rien n’était. On ne connaît pas encore ça ici. Mais ça viendra. Vous verrez dans quelques années tous vos carabins avoir ma petite installation. Ce que ça donne comme résultats est inimaginable. Quel malheur qu’on n’y ait pas songé au temps où l’on mettait à la question aussi naturellement qu’aujourd’hui ont met à la pistole ! Que d’observations médicales inappréciables recueillies, non plus sur des bêtes, expériences d’ordre inférieur, mais sur l’homme lui-même ! Rien que dans les Pays-Bas, sous le gouvernement du duc d’Albe, cinquante-cinq mille torturés en quelques années ! Merveilleux !

Et levant la main qui tenait le scalpel, il s’écria avec enthousiasme : J’aurais dû vivre en ce temps-là !

Il remit la lampe à sa place. Et d’un ton précipité, avec ennui : Voyons, faites-moi mon affaire.

- Voici la copie pour vous, dit Michiels.

Il prit le grimoire, et pour le tenir des deux mains sous la clarté, il se mit aux dents la petite lame, comme le boucher, roux et féroce, qui vient de couper la langue à saint Liévin dans le tableau de Rubens.

Il lut en marmottant. Puis : Pour quand cette mise à la porte ?

- Pour après-demain. Vous avez le jour franc d’usage.

- Parfait. C’est la Noël tout entière alors. Ça me suffira pour achever ce sujet-là et fricasser mon pigeon à déjeuner. Je ne déménage rien, vous savez. Je laisserai ici la carcasse d’Azor, le fainéant qui s’étire sous les lanières. Drôles de figures feront les passants quand vous le descendrez sur le trottoir.

Michiels griffonnait le parlant à. Ses doigts se crispaient sur la plume et il avait eu grande peine à ouvrir son écritoire de poche. Et pourtant, malgré son effroi et son horreur, une irrésistible envie de demander à ce démon s’il ne pouvait rien sur sa gastrite le tenaillait. L’homme lui semblait épouvantable, mais sa monstruosité même suscitait dans l’âme troublée du pauvre scribe un espoir malsain d’un remède inattendu, coupable peut-être, mais souverain. Il se sentait en proie aux tentations du misérable obsédé de la pensée de vendre son âme au diable.

L’autre s’était approché d’un trépied en vieux fer qui supportait une marmite chauffant au-dessus de la flamme bleuâtre d’une lampe à esprit de vin. Il tournait le liquide avec une grande cuillère en bois. Doucement une vapeur montait, répandant une âpre odeur ne ressemblant à aucune de celles qui avaient jusque-là passé par les narines largement béantes de Michiels.

- Voulez-vous boire une tasse ? C’est du thé de feuilles de Nénuphar-Anthropophage. Je les ai cueillies moi-même dans les marais qui servent de charniers au roi de Dahomey. On y jette les cadavres des nègres assommés dévotement dans les grandes solennités. Ces coquines de nymphéacées les sucent et les absorbent comme vous feriez d’un beefsteack. Elles en deviennent prodigieusement toniques. C’est bien autre chose que l’Extractum carnis Liebig. Rien de tel que cette infusion pour retaper les vieux comme moi ».

Et soulevant la cuillère, il en versa le contenu dans l’entonnoir de son gosier.

Le long de l’échine de Michiels la sueur perlait comme si l’épouvante y bavait.

- Voici, dit-il d’une voix méconnaissable, en délivrant le double.

- Et voilà le cas que j’en fais, reprit l’autre, en essuyant dessus son bistouri. - Ceci n’est pas dit pour vous, mon brave, mais pour mon propriétaire. Ah ! que je voudrais le tenir ici, à la place de ce chien, qui me léchait les doigts, figurez-vous, pendant que je le bouclais. Quelle belle dissection j’en ferais ! Et lente... oui très lente...., et sans anesthésique pour insensibiliser, mille tonnerres ! »

Avec son petit couteau, il décrivait des découpures savantes dans l’air, comme s’il taillait en plein dans le cuir de l’inoffensif Rentmeesters, alors en train de somnoler en son paisible logis de la Courte-rue-des-Longs-Chariots.

Il y eut un silence durant lequel les lamentations de la levrette retentirent plus déchirantes et plus lugubres.

Michiels, mordu par le souci de sa gastrite, faisait, pour en parler, un effort égal à celui qui l’avait glorifié en Cour d’assises lors de l’épisode du coutelas. Il dit tout à coup, rapidement :

- Monsieur le docteur, je suis malade. Voulez-vous m’examiner et me donner un remède ?

- Malade, vous ? reprit Tolmache, en le toisant de pied en cap. Au fait, qui n’est pas malade, très malade ? Et soulevant la lampe, il le scruta de son perçant regard. Puis, sans hésiter, dardant sur lui son index, comme une flèche dans la terre molle d’un tir à l’arc au berceau, d’un choc sec et dur il lui pointa l’estomac en disant : Là git le mal.

- Touché, dit instinctivement Bastien, qui escrimait quelquefois au serment de Saint-Georges, dans une des maisons corporatives de la Grand’Place.

- Vous avez là un viscère qui vous paraîtrait ignoble si je vous fendais l’abdomen pour l’en extraire et vous le montrer.

L’huissier tressaillit. Comme en un éclair, il se vit appliqué sur le chevalet, son énorme ventre crevé, ainsi qu’un potiron dont on a découpé une tranche.

- Tranquillisez-vous, ce n’est pas nécessaire. Mais, je vous le répète, votre estomac est ignoble. Je le vois comme si j’étais dedans. Il est incrusté à l’égal d’une vieille chaudière à vapeur. Il est flasque et puant comme les cuirs verts salés qu’on débarque d’un voilier arrivant de Buenos-Ayres. Si un chien pelé crevant de faim le trouvait dans un tas d’immondices, il n’en voudrait pas.

- Och ! God ! gémit Bastien. Mais en peut-on guérir ?

- Oui.

- Comment, pour l’amour du ciel ? Tout ce que j’ai fait jusques maintenant n’a servi à rien.

- Des drogues, sans doute ? Alors ça ne m’étonne pas. Il n’y a pas de drogue qui puisse nettoyer cette charogne, et surtout lui rendre l’activité, ce qui est l’essentiel.

- Connaissez-vous autre chose ?

- Mais certainement que je connais autre chose. John Tolmache Itchkoc guérit tous ses malades,.... à moins qu’il ne les tue,... en faisant une expérience.

Michiels recula.

- Je ne dis pas ça pour vous. Puisque j’ai là un chien, je n’ai pas besoin d’un imbécile. Mais, - ajouta-t-il en ricanant, quoiqu’on pût croire qu’il parlait sérieusement, - il ne fait pas bon se confier à mes soins quand mon chenil est vide. Ainsi vous avez confiance en moi ?

- Oui, dit Bastien avec conviction, entraîné de plus en plus dans le tourbillon d’une séduction énigmatique, s’enfonçant comme le cheval qui pousse son poitrail sur le couteau de l’équarisseur dès qu’il en sent la pointe.

- Eh bien, voici : TROIS FOIS PAR JOUR UNE HEURE DE TAMBOUR ! - Et il éclata de rire.

- Vous vous moquez de moi, balbutia l’officier ministériel interloqué.

- Mais non, mais non. Le remède est drôle, c’est pourquoi j’en ris. Quant à être bon, je vous en réponds ».

Et comme l’huissier hésitait : - Ce n’est pas la vieille médecine, j’en conviens. Mais, mon garçon, la vieille médecine s’en va en loques. C’est une radoteuse et une pédante, qui ne voit pas plus loin que les verres de ses lunettes. Elle a toujours pris les chemins les plus longs, sans se douter qu’elle a tout à portée des doigts. Ah ! vous croyez que mon tambour est une plaisanterie. Je l’ai cru aussi jusqu’au jour où, chirurgien-major dans les armées fédérales de Mac-Clellan, j’ai été frappé de la bonne santé imperturbable des fantassins qui maniaient les baguettes sur la peau d’âne. Jamais de gastrite ces gaillards-là. Pourquoi ? Quel rapport entre les ra, les fla et la digestion ? Difficile à trouver, mais lumineux dès qu’on le sait. C’est le rythme ! la loi du rythme ! loi universelle, dominant la matière comme l’esprit. L’estomac gâté, anémique, devenu inerte, ne guérit que s’il retrouve le mouvement machinal et normal qui brasse et triture les aliments. Battez la caisse près de lui, méthodiquement, il va chercher à aller en mesure, sans réussir d’abord, mais insensiblement il sortira de son engourdissement. Redoublez à heures fixes, tapez, retapez, il finira par être entraîné, il prendra la cadence comme les badauds qui accompagnent un régiment. Une fois l’habitude retrouvée, il continuera tout seul. C’est la guérison ».

Michiels était tout oreilles. Il était vivement frappé par ce raisonnement, dont la logique brutale s’imposait à sa simplicité plébéienne.

- Il y a à Chicago, reprit le vivisecteur avec animation, une maison de santé avec cinq cents cellules, ayant chacune leur tambour, comme dans un établissement de bains chaque cabine a sa baignoire. On y va faire sa cure. Tout marche à la vapeur. Le malade est assis le ventre nu près de l’instrument. Il tourne une clef et le roulement commence, énergique, continu, accéléré. Aux heures où se fait le traitement, on entend à cinq milles à la ronde le formidable orage des caisses roulantes. On se croirait aux chutes du Niagara. Il n’y a plus d’oiseaux aux environs : la peur les a chassés. Trois semaines suffisent d’ordinaire pour amener la guérison. Il en faut six pour ceux qui ont eu la mauvaise chance de se faire droguer par la Faculté : histoire de revenir sur ses pas quand on a suivi un mauvais chemin. Médecine d’empirique, crient les savantasses. Je réponds, moi : Seule vraie médecine, celle des gens qui regardent autour d’eux et qu’on découvre toute faite dans la nature. Je commençais à réussir là-bas, aux Etats-Unis. J’avais fait du bruit avec mes tambours, quand je dus m’expatrier parce que le même jour moururent dans l’établissement deux patients : l’un qui venait d’arriver, l’autre qui allait partir. J’avais exposé les deux estomacs dans l’alcool pour montrer la différence. C’étaient des préparations magnifiques et absolument convaincantes. Mes rivaux m’accusèrent d’avoir aidé la coïncidence des décès pour me procurer ces échantillons hors ligne qui me faisaient une réclame colossale. J’avais contre moi quelques apparences. Je décampai ».

Il parlait en gesticulant avec frénésie, secouant sa crinière de neige, comme un étalon qui s’ébroue.

- Le bruit ! La musique ! comme moyens curatifs. On n’a pas encore compris tout ce que cela peut produire. Le canon ! A-t-on jamais observé l’état physiologique des artilleurs ? A quelles maladies échappent-ils ? Et les violonistes ? Et les sonneurs de cor, et les sonneurs de cloches ? Et les joueurs d’orgue de barbarie ? Ah ! si j’avais le temps ! »

Ses paroles tintaient drues et lancinantes, pareilles aux notes d’une épinette tracassée par des doigts agiles et fiévreux. Michiels subissait l’impression de cette vélocité tapageuse, qu’il sentait non seulement aux tympans, mais sur tout le corps, qu’elle parcourait, grimpant, descendant, tournant en des évolutions fourmillantes. Oui, le bruit n’était pas seulement du bruit, il avait une vertu matérielle, car, ainsi qu’une grosse mouche prise dans les fils d’une toile d’araignée, voici qu’il se sentait enveloppé par le réseau invisible des ondes vibratoires remuées par cette éloquence criarde.

- La médecine est à refaire, reprit l’Américain, levant la main, l’index tendu, comme un prédicateur. Je sais des maux qui guérissent par les couleurs. Je peins mes malades, moi, Monsieur ! J’ai dressé un catalogue des tons et des nuances, je les dose, comme les autres dosent le quinquina et le nitrate d’argent. J’ai vu dans les musées tel tableau qui, brossé sur la peau humaine, aux bons endroits, eût sauvé des milliers de vies. J’ai là un manuscrit intitulé : Palette médicale ; il entrera dans les préjugés comme l’éperon d’un monitor dans la coque d’un vaisseau de bois ».

Il désignait dans un coin dont l’oeil de Michiels perçait maintenant le clair obscur, un gigantesque amas de papiers entassés en feuilles volantes contre les murailles dont il semblait un contre-fort.

- Ils ne savent rien, rien, rien, tous ces bavards, parce qu’ils ne savent regarder que leurs bouquins. Les Allemands ont tous de mauvaises dents. Vous l’avez remarqué, n’est-ce pas ? On prendrait leurs gencives pour les remparts démantelés de châteaux-forts en ruine : des créneaux, des brèches, quelques noirs pitons. D’où vient cela ? De leur langage, de leur terrible idiome, forçant les muscles des machoires et des joues à des contorsions contre nature, à des dislocations qui tourmentent, détournent et ruinent la nutrition des parties voisines, quelque chose comme la déformation des pieds des danseuses. Si vous avez des enfants, gardez-vous de leur faire apprendre ce rabachage qui n’a d’équivalent que le bruit des chevaux mangeant l’avoine. Je l’ai expérimenté sur une école de jeunes nègres à la Nouvelle-Orléans. Je les ai pris à six ans. Ils avaient tous entre leurs épaisses lèvres de chair crue rubiconde deux rangées de petits cubes d’ivoire qu’on eût dit taillés à même dans les plus belles défenses d’éléphants du Congo. Dix ans après, ils parlaient l’allemand comme Goethe ; mais leurs bouches étaient ravagées comme s’ils avaient hiverné trois hivers au Spitzberg rongés par le scorbut. Je parle onze langues, moi, comme si chacune était celle de ma mère. Vous l’entendez par mon français. Je comprends l’allemand comme si j’étais né à Berlin. Mais je n’en n’ai jamais lâché un mot. Aussi ai-je gardé mon ratelier, voyez ».

Il ouvrit la bouche, découvrant deux alignements d’aspect carnassier et féroce, exclusivement composés de canines, espacées, triangulaires, pointues, comme les machoires en scie du requin.

- J’ai refait l’hygiène dentaire, vociféra-t-il. Je connais les mots qui influent en bien ou en mal sur tout ce qui touche à la cavité buccale : lèvres et joues, voûte palatine, gencives, voile du palais, amygdales, glandes salivaires, langue, muqueuse, os maxillaires, muscle orbiculaire, élévateur, zygomatique, canin, buccinateur, masseter, temporal ; nerf trijumeau, ganglion sphéno-palatin, nerf facial ; tous les éléments ostéologiques, myologiques, angéiologiques, névrologiques, dont le mauvais fonctionnement et l’imparfaite nutrition peuvent amener l’atrophie,lesnévroses, les exostoses, la dénudation, la luxation, la carie, le déchaussement,la périostite alvéolo-dentaire, la pulpite.Oui, tous les mots dont il faut s’abstenir, et tous ceux qu’on ne saurait trop prononcer pour améliorer l’émail, je les connais, je les connais ! J’en ai dressé un dictionnaire. Il est là aussi. Attendez, que je le retrouve ».

Il entra dans le tas, comme un baigneur dans le flot. Il en eut tout de suite jusqu’aux cuisses. Les pans de sa robe écarlate s’étalèrent derrière lui, pareils aux ailes entr’ouvertes d’un perroquet pourpré qui aurait eu la taille d’un condor. Les papiers bruissaient comme les feuilles sèches quand les pieds y traînent sous les bois. Quelques souris jaillirent, noires fusées, avec un petit cri strident, et disparurent derrière la caisse de la lice toujours têtée par son avide progéniture et qui continuait à gémir tristement. Du remous qu’il imprima à la masse s’éleva une poussière qui emplit la chambre et fit tousser l’huissier.

Il fouillait, il fourrageait, comme un chiffonnier dans un amoncellement d’ordures, et grognait d’impatience de ne pas découvrir le fantastique glossaire. Michiels le regardait par dessus la table qui maintenant les séparait, et fasciné par les gestes du maniaque, se penchait pour mieux voir, appuyant les mains sur le bord, oubliant le crucifié sanglant qu’elles touchaient presque, et dont la pauvre poitrine continuait à palpiter d’un souffle presque éteint, symbole affreux de la souffrance impuissante à se plaindre, image terrible des convulsions dans l’immobilité.

- Mort ! Et sang ! Et damnation ! Pas moyen de le dénicher.

Et se retournant brusquement, il reste là, engagé dans les rognures, comme Sénèque dans son dernier bain. Ainsi de loin, fondu dans la pénombre, tel qu’une apparition surgissante, il apostropha de nouveau l’huissier.

- « L’influence des contractions musculaires sur les dents, sur la peau, sur les articulations, sur les viscères, sur tout ! Ils l’ont comprise en organisant leur gymnase de chambre. Ils ont un mouvement pour chaque muscle, aux pieds, aux jarrets, aux lombes, aux fesses, au tronc, aux bras, aux mains, aux doigts. Ils maintiennent ainsi la souplesse et la fraîcheur des membres. Mais aucun de ces malins ne s’est avisé d’appliquer ce système à la face humaine pour conserver la beauté et la jeunesse, pour éviter les rides et les flétrissures de l’âge. J’y ai pensé, moi ! Je sais comment on garde le front lisse, comment on évite la patte d’oie, comment on maintient aux joues la rondeur et le poli. Il suffit de faire manoeuvrer les organes faciaires par des grimaces intelligemment combinées. C’est la gymnastique du visage. J’en suis l’inventeur. Tenez, regardez, en voici ».

Et, en effet, comme sur le verre d’un kaléidoscope, sur sa face chafouine, avec une variété et une rapidité prodigieuses, défilèrent en une danse macabre les grimaces les plus épouvantables, les plus grotesques, les plus bouleversantes, les plus navrantes que jamais cerveau halluciné par un cauchemar ait rêvées. La bouche s’allongeait en un rictus affreux, puis se resserrait en cul de poule, les yeux louchaient, puis se renversaient blancs et striés de rouge, le front montait comme le thorax quand une nausée le soulève, et retombait brusquement comme un store dont on lâche la corde, la peau se plissait, se crispait en vacillations tétaniques.

Quand il s’arrêta, épuisé par la virtuosité infernale de cet acrobatisme : - « J’en prépare une édition illustrée, s’écria-t-il. Jamais on n’aura rien vu de pareil. C’est souverain, je l’affirme. Si l’on parvenait, à l’exemple des chevaux qui chassent les mouches en faisant frissonner leur robe, à froncer le cuir chevelu, il n’y aurait plus de calvitie, il n’y aurait plus de cheveux blancs. Vous avez lu dans les journaux ce qu’on dit de mistress Maud Astor, cette Californienne qui, depuis vingt-sept ans, ne change pas et, arrivée à la cinquantaine, a remporté le prix de beauté à Cincinnati. C’est ma cliente, elle pratique mon système. Tous les matins, deux heures durant, devant sa glace, elle gymnastique sa figure. Elle ira ainsi jusqu’à la nonantaine. Je suis certain que Ninon de Lenclos avait découvert le truc ».

Relevant sa robe de chambre, comme une femme eût fait de ses jupes, il sortit de la litière avec des grâces comiques et, plus tranquille, revint près de Michiels.

- C’est neuf, hein ? ce que je vous dis. J’en aurais pour des mois à tout vous exposer. Il n’y a, du reste, qu’à ouvrir les yeux pour que les observations vous entrent dans la caboche comme l’eau de mer dans la cale d’un navire qu’on saborde. Les phtisiques ! ici en Belgique ils augmentent étonnamment depuis trente ans : voyez les statistiques. C’est le mode employé pour le contrôle des billets sur les chemins de fer qui en est cause. Les voyageurs sont dans leurs compartiments, entassés, mijotant dans une bonne moiteur. Vlan ! la portière s’ouvre, une trombe d’air glacial entre, flagellant tout le monde de sa rafale. On est douché jusqu’aux os. Si, en hiver, s’ouvrait ainsi une fenêtre dans un appartement, on pousserait des cris de terreur. La grippe, la bronchite, le catarrhe, la pneumonie, la fluxion de poitrine entrent tels que des assassins dans une demeure mal gardée. Des milliers de gens chaque jour subissent ce traitement sauvage. J’appelle ça inoculer la tuberculose. C’est une bien autre raison de supprimer le procédé barbare de recueillir les tickets en faisant courir les gardes sur les banquettes des trains en pleine vitesse, que les quelques morts et les quelques blessés qu’on enregistre tous les ans !

« Les chemins de fer ! C’est du propre, avec leurs secousses rythmiques et le frottement ininterrompu des voyageurs sur le drap des sièges, complété, pour les femmes et les filles, par l’impudique jeu de pédale des machines à coudre. Ah ! Singer ! Ah ! Elias Howe ! Vous devez être bâtards du marquis de Sade. On en verra de belles dans trois ou quatre lustres, grâce à ce régime aphrodisiaque qui s’applique à la presque universalité des populations occidentales. La pornocratie se développera, la littérature deviendra obscène, les moeurs tourneront à la polissonnerie chronique et incurable. C’est le wagon qui aura été l’agent de cette satyriasis. Chacun sait, sans le dire, ce que le cahotement sur le rail dégage de lubricité. L’emblème de la Vénus moderne c’est la locomotive avec ses ébranlements durant des kilomètres et des kilomètres. Établir une voie ferrée c’est étendre sur le sol du baume de cantharide ».

Michiels, qui voyageait peu et n’avait jamais aidé la bonne nature par des moyens artificiels, comprenait moins. Sa tête, du reste, commençait à bourdonner formidablement. Pour un simple et honnête huissier c’était beaucoup d’une seule rasade. Il éprouvait le besoin de respirer, de se reconnaître, de se recueillir, de prendre l’air.

Après avoir avalé une nouvelle cuillerée de sa décoction barbare qui, infecte, continuait à cuire, l’autre clama de rechef :

- « Est-ce que vous lisez des vers, vous ? Non, ça se voit. Si vous en lisiez, vous sauriez qu’il y a une poésie du désespoir qui a débuté lorsque les journaux ont commencé à se répandre. Et en même temps des romans. Toute une littérature mélancolique, pleurnicharde, lugubre. Partout on s’est mis à être triste, déçu, désolé. Après les écrivains, les philosophes s’en sont mêlés. Ils ont expliqué qu’on arrivait à une période de pessimisme, un mot que vous ne comprenez pas. Et plus le journal se développait et plus cette humeur noire se généralisait. Partout des gens moroses. Lois de l’histoire, évolution disaient les PENSEURS ! Je parierais cent mille dollars qu’avant peu on parlera de décadence fatale du vieux monde ! De la farce tout cela ! Cette coïncidence avec la monstrueuse expansion des gazettes est révélatrice pour un esprit pénétrant. On ne lit pas seulement ce papier noirci par l’encre grasse d’imprimerie, on s’en sert après... pour autre chose..., vous savez bien quoi,... un article à ajouter à l’énumération de Rabelais dans le fameux chapitre des..., inutile d’insister. On comprend ce que doit produire d’inflammation le contact quotidien des huiles minérales dissoutes dans les résines avec les muqueuses. Des hémorroïdes ! mon garçon, un effroyable déchaînement d’hémorroïdes ! Comme conséquence la vive anxiété, l’agitation, l’insomnie, le resserrement et l’inégalité du pouls, les flatuosités, l’embarras des digestions. Et, ultérieurement, l’affaissement, le marasme, le dégoût de la vie, la tendance à voir de tous côtés le mal, le chagrin, la douleur. Chateaubriand écrivant René, un hémorroïdaire ! Byron et Leopardi, des hémorroïdaires. Alfred de Musset, à partir des Nuits, un hémorroïdaire ! Et autour d’eux, des générations d’hémorroïdaires. Et toujours la même cause : l’encre typographique. Oui, ces multitudes désenchantées, ces êtres détraqués, amollis, impuissants, gâtés, désabusés, affaiblis, asservis, ces décadents, ont leurs poëtes et leurs prosateurs, leurs philosophes et leurs législateurs, leurs analystes, leurs théoriciens, leurs psychologues. Et aucun de ces crétins ne se doute de la cause unique, simple, décisive, comique et ignoble de cette lamentation universelle qui a produit de si beaux chants, qui a séduit tant de femmes romanesques, créé un mouvement littéraire, amené une révolution artistique, et qui conduit la race blanche aux abîmes ! »

« Voilà des rapports entre la médecine et la littérature. Bon. En voulez-vous avec la peinture ? Ça vous est bien égal, je suppose. Vous n’avez jamais rien compris à un tableau, mon bonhomme. N’importe. Je vais mon train, puisque je suis lancé ; à qui parle il ne faut pas un auditeur vrai, mais seulement un prétexte à parler. Vous êtes mon prétexte, comme les femmes en caoutchouc qu’on fabrique à Baltimore pour nos capitaines au long cours sont des prétextes à expansions amoureuses. Je vous harangue en effigie. Or, écoutez ceci : la vue des contemporains se gâte, les rétines s’affaiblissent, les cornées s’applatissent ou se bombent bêtement, scandaleusement. Partout de mauvais yeux. Trop de lecteurs et trop de gaz. Tout ce qu’on regarde apparaît fluide, vague, mal défini. Les contours disparaissent et s’embrouillardent. Les teintes font l’effet de taches. Les lunettes, les binocles, les monocles corrigent à peine cette infirmité, et du reste, on ne les a pas toujours sur le nez, c’est trop gênant. Conséquence : la peinture va changer. Elle deviendra la peinture des mal-voyants. On baclera sur les toiles des impressions incertaines comme des rêves de convalescents. Ce sera l’école du myopisme. Elle n’est pas nouvelle. Rembrandt dans les dernières années de sa vie, était myope, ses grands effets de clair obscur sont des effets de clignotement. De notre temps Corot aussi était myope, chacun le sait. Et alors qu’un médecin dit sobrement : « Il a les yeux malades », les critiques diront d’un ton pénétré (stupendum !) : « Corot ne voit pas une ligne dans la nature : tout est pour ses yeux souffle, atmosphère ; il ne dessine pas un arbre, il fait d’abord l’air, le ciel, la lumière, puis il songe au reste. Le reste se compose de teintes produites par les rencontres de la lumière, ses hasards, ses mirages. Il est grand surtout pour avoir su peindre le fugitif et l’ondoyant de la nature. Il a donné un corps à l’insaisissable, il a su arrêter l’ombre, le frisson des choses. Il a rendu perceptible l’agitation légère qui précède l’aurore dans le ciel, le pli léger du nuage au moment où le jour levant bouscule l’ombre devant lui, il a compris que, pour l’oeil, l’essence d’une chose est dans la tache, que chaque objet dans le champ visuel n’est qu’une tache modifiée par d’autres taches et qu’ainsi le principal personnage d’un tableau est l’air, dans lequel les figures sont plongées comme les poissons dans la mer...... » etc., etc., etc., à perte d’haleine.

« Oh ! les crétins ! Non, non, non, trente mille fois non ! C’est un malheureux qui voit mal, comme à travers une gaze, parce qu’il a l’oeil déprimé, affaibli, déformé. Et voilà tout. Appliquez lui des compresses et non des éloges. Quant à moi, si je devais le soigner, j’exciterais sa maladie, je l’exaspérerais puisqu’elle produit des tableaux qui m’émerveillent. Je le traiterais comme le fabricant de foie gras traite les oies dont les produits sont d’autant meilleurs qu’elles sont plus malades. Quand il n’est pas atteint d’un mal presque incurable un artiste n’est jamais qu’un médiocre ».

Michiels ne comprenait plus du tout. L’essor de son interlocuteur allait décidément trop haut. Pour marquer un mouvement de retraite, il fit un pas de côté.

Il sentit que sa semelle posait sur un corps mou. Instinctivement il retira le pied et regarda. Il vit une masse bombée, noirâtre, visqueuse, luisante : on eût dit une huître démesurément grasse et grande. Et tout de suite il en distingua quatre, cinq, six, tigrant le plancher aux alentours.

Il eut une nouvelle commotion d’angoisse et d’effroi.

John Tolmache Itchkoc s’en aperçut.

- « Ce sont mes grenouilles, je les ai lâchées tantôt, dit-il ». Et se baissant il en ramassa une qu’il tint suspendue par une patte à hauteur des yeux écarquillés de Michiels. O cruauté ! elle était sans tête ! la peau du cou, mal cousue et sanguinolente, attestait l’atroce mutilation.

Le médicastre la mit sur la table et, de la pointe de son scalpel, la piqua au côté. Bastien, terrifiante merveille, vit, à cette atteinte, la décapitée franchir d’un bond le caniche gisant, et, renouvelant son saut, tomber à terre. Puis là, elle s’enleva encore, cogna la muraille, se retourna devant l’obstacle, revint en arrière, alla heurter la paroi opposée, et à plusieurs reprises recommença cette manoeuvre de démon. Et les autres qui maculaient le sol, touchées par elle en passant, partirent tour à tour, comme des torpilles. Toutes oscillaient d’un bord à l’autre de la salle, virant quand elles touchaient la plinthe, se mêlant dans leurs chassés-croisés, telles que des pendules ballant en même temps. Leur mouvement se ralentit peu à peu, et bientôt elles demeurèrent de nouveau intertes, en grosses loupes, par terre.

- « Effet des mouvements réflexes », dit Itchkoc, qui jouissait de l’ahurissement mêlé d’épouvante de son client. « Même sans tête, la grenouille respire par la peau si on la mouille. Le sang continue à circuler, le système nerveux reste sensible et obéit aux impulsions habituelles. En voulez-vous une ? Ça amusera vos enfants. Vous devez en avoir, gros sanguin ».

- Non, non, dit vivement, d’un accent étouffé, Bastien, qui décidément en avait assez. Je veux partir, je dois partir, Monsieur le Diable....., pardon Monsieur le Docteur. Combien vous dois-je pour la consultation ?

- Pas un dollar. Prenez ma prescription comme cadeau de Noël. Jamais vous n’en aurez eu de pareil.

- Merci, dit Michiels, qui déjà gagnait le large.

La chienne hurla douloureusement à la mort. Croyait-elle instinctivement que celui qui partait eut pu être son libérateur ? Sur son étal, le chien bâillonné l’entendit, car son corps fut traversé par la vague d’un effort suprême pour rompre ses liens ; lentement les anneaux de ses entrailles à découvert serpentèrent. Le pigeon, sans bouger, sur le plancher, fit, comme en un rêve, un demi roucoulement, pareil au borborygme d’un ventriloque. Puis le silence.

- Attendez que je vous éclaire, dit l’autre. Il prit la lampe, et, rouge comme Satan, resta debout sur le palier dans un coup de lumière. Sa barbe croulante et sa crinière rayonnante semblaient flamber. L’huissier dégringola l’escalier, heurta la porte, tâtonna de ses mains tremblantes pour faire mouvoir le pène, et se sauva après avoir refermé bruyamment le battant.
 * 

Il dévala au pas accéléré la rue d’Arenberg, enfila les Galeries St-Hubert, perçant, en la bousculant, la foule noire de désoeuvrés suspects qui s’y meut lentement le soir. Dans le pignon qui cloisonne le passage à mi-parcours, le cadran éclairé de l’horloge publique lui sembla une pleine lune énigmatique et morose. Il traversa la place de l’Hôtel-de-Ville, inquiétante dans l’austérité de ses constructions gothiques. Une pluie fine et froide filtrait à travers le brouillard.

Quand il arriva à sa demeure, une gamine de dix ans en haillons, la bouche contre le trou de la serrure, y soufflait d’une voix grelottante un chant de Noël, qui devait entrer dans le corridor comme une romance de petite morte revenant la nuit se plaindre de l’humidité du cimetière. Près d’elle, deux autres misérables, plus jeunes, muettes et tremblotantes de fièvre, attendaient.

Michiels leur donna un sou.

Il n’alla pas ce soir-là au Borgval. Il se laissa choir sur une chaise, auprès du coin du poële, dans la cuisine.

Une servante villageoise, de celles qu’une chanson populaire nomme : Zoete, lieve, dikke boerenmeid, y rangeait, y nettoyait, y écurait tout, selon l’usage bruxellois la veille des grandes fêtes. Le voyant affaissé et blême, elle lui demanda s’il voulait une pinte de bière chaude, le réconfortant breuvage, sucré et mélangé de jaunes d’oeuf et de canelle, topique souverain contre les rhumes, au dire des ménagères flamandes.

Il fit signe que non, et déboutonnant sa capote : - Je vais au lit, dit-il en poussant un gros soupir.

Malgré ses émotions, il dormit moins agité que de coutume. Par reconnaissance de n’avoir pas à porter cette nuit le poids quotidien des demi-litres, qui, durant les longues séances au cabaret, montaient de la table à ses grosses lèvres, avec le fonctionnement régulier des godets d’un bateau dragueur, son estomac, instrument ordinaire de cauchemars et d’insomnies, le laissa tranquille. Il rêva seulement d’une exposition où l’on montrait une sorte de pieuvre morte, desséchée, hideuse, devant laquelle un public sans cesse renouvelé s’extasiait. Un pître la désignait d’une baguette en criant : « L’ignoble estomac de l’huissier Bastien Michiels ! » On payait dix centimes.

Il se réveilla sur le tard, vers dix heures. Un pâle soleil de Noël inondait son lit d’une lumière douce. Les événements du soir précédent avaient, dans son esprit, perdu leur perspective fantastique. Ce qui dominait, c’était qu’il avait un estomac ignoble, et qu’il existait, peut-être ! un remède pour le réhabiliter, le désinfecter, lui rendre sa dignité première.

Emploierait-il le tambour ?

Pourquoi pas ? Il résolut la question par un proverbe : Si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de mal.

Il descendit.

En l’entendant, la servante sortit de la cuisine, et, en flamand, lui souhaita une heureuse Noël : Zalige Kersmis !

Il lui donna une pièce d’onze sous et demi (le franc de France en vieille langue monétaire du Brabant), et entra dans sa petite salle à manger.

Le couvert était mis pour le déjeuner. Tout de suite, elle apporta du chocolat brûlant et des couques au beurre réchauffées au four, extra remplaçant, suivant la coutume locale, pour les quatre grandes fêtes gardées, le café au lait mélangé de chicorée et les tartines de tous les jours.

Quand il eut fini son repas, il appela la domestique.

- Mie-Wantje, dit-il, allez me cherche Kobe Janssens.

C’était un des tambours de la garde civique du quartier, dont Michiels était sous-lieutenant. Il habitait presque à côté. Sa femme était verdurière et marchande de harengs saurs.

Dix minutes après, Kobe Janssens arrivait. Lui aussi souhaita : Heureuse Noël ! Lui aussi reçut sa pièce d’onze sous et demi. La conversation s’engagea en plat flamand du bas de la ville.

- Kobe, voulez-vous venir jouer du tambour ici trois fois par jour, durant une heure ?

- Qu’est-ce que vous dites, lieutenant ? Jouer du tambour ! ici ! Trois fois par jour ! Pourquoi ?

- Ça, c’est mon affaire, Kobe. Supposez que c’est pour débarrasser des rats notre maison.

- Vous croyez que c’est bon het getrommel om ze te verjagen ? Ça pourrait bien être vrai. Je ne l’ai pourtant jamais entendu dire. Je veux bien.

- Je vous donnerai par jour un escalin. Ça va-t-il ?

- Ja wel, c’est autant de gagné. A quelle heure, chaque fois ?

Avant que Michiels eût répondu, on sonna dans la rue. Il fut distrait et écouta. La servante ouvrit et apporta une lettre.

- C’est pressé, dit-elle.

Il lut. C’était de Me Van Camp, l’avoué : « Mon cher Michiels, inutile de poursuivre l’exécution de l’ordonnance de déguerpissement que vous avez signifiée hier au docteur Itchkoc. C’est un fou. Nous allons demander son interdiction. Son fils est arrivé hier de New-York. D’accord avec le propriétaire, qui sera indemnisé, nous le laisserons dans sa maison pour être plus sûrs de l’avoir sous la main quand il faudra le colloquer à Evere ou à Uccle ».

L’huissier resta rêveur. Un fou !

Le tambour, debout, attendait.

- Eh bien, lieutenant, à quelle heure ?

Michiels, indécis, se tâtait l’estomac. Des aigreurs lui montaient au palais. Il mâchait à vide ces symptômes de son infirmité. Puis, avec la sûreté d’un pointeur émérite, à deux mètres de distance il cracha droit dans le bac à cendre du poële en fonte qui ronflait avec entrain.

Tout à coup, avec le geste d’un homme qui pense : Bah ! je me risque ! il répondit :

- Nous commencerons demain matin à l’Angelus.

P.-S.

Achevé d’imprimer
Le six mai mil huit cent quatre-vingt-cinq
à la Typographie
FERDINAND LARCIER

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