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Hommage à René-Guy Cadou 

vendredi 25 juin 2010, par André Laude (1936-1995)

Depuis que j’ai reçu votre aimable invitation à apporter ma pierre à cet « hommage viril » que vous vous apprêtez à dresser au poète des BIENS DE CE MONDE, il m’a fallu, difficilement, tenter de mettre de l’ordre dans mes idées. Comme un obscur rendez-vous votre lettre m’est parvenue à l’heure juste. Depuis quelque temps je hantais littéralement — bien que je ne m’en éloigne guère — l’univers de celui qui s’est toujours situé à la limite des féeries et des marais.

Etant presque voisin de Michel Manoll, plusieurs fois par semaine, nous replongeons ensemble dans les limons de la Brière, nous errons entre les oseraies où la lune plaque ses accords sonores. De plus ma compagne, abordant les yeux éblouis, cette œuvre ruisselante de lumière et de fraternité tellurienne, ne cesse de me questionner sur l’homme, ses amours , ses amis, ses tragédies.

Ici à Paris, ceux qui ont connu la chaleur puissante de sa paume, et ceux qui, grâce à la complicité bienveillante de ces derniers, se donnent l’illusion de l’avoir connue, se préparent, dans le tumulte de fourmis de la capitale, à commémorer le douloureux dixième anniversaire de sa montée vers la face de gloire. Peut-être nous retrouverons-nous à Louisfert, définitivement en poésie, non point par la bonne volonté des édiles provinciaux, mais bien par les pouvoirs du cœur de Michel Manoll. Et le cahier PROMESSE ajoutera encore à cette flamboyante brassée de voix non oublieuses. Tout au plus pourrons-nous regretter que les « grands journaux », qui fabriquent les gloires météoriques à longueur de colonnes, ne se soient pas encore aperçu qu’ils ne lui ont pas pardonné le refus net de dresser son éventaire dans la jacassante foire sur la place où les histrions de la littérature ne se comptent pas :

— Pourquoi n’allez-vous pas à Paris ?
-- Mais l’odeur des lys. Mais l’odeur des lys.
D’avance il leur répondait :
Crachez sur moi
Crachez bien droit
Comme des hommes
Cadou s’en moque

Mais il me faut venir plus précisément à l’objet de votre lettre.
« Avez-vous ou non subi l’influence de René Guy Cadou ? » me demandez-vous. Je ne vous reprocherai pas de mal poser le problème car j’ignore moi-même comment il faudrait le faire. Et c’est cela qui me chiffonne de penser que nombre de jeunes poètes vont répondre par l’affirmative en alignant ce qu’ils penseront être des preuves convaincantes. Je crois qu’il eût plutôt fallu parler de « certaines influences », et lesquelles ?

Car il ne suffit pas qu’un jeune poète écrive des mots particuliers, parfois détériorés par l’usage, et auxquels Cadou a rendu leur charge originelle d’innocence et de vérité, comme « vaisselier », « province », « christ », « cheval », « neige », pour qu’on puisse arguer sans forfaiture d’une influence. Il siérait mieux de parler d’imitation, quelque chose comme une « Imitation de Notre Seigneur René Guy Cadou ». Au risque de me faire traiter de voyou et de gêner, par toute une cohorte de jeunes poètes qui l’arme au pied, monte la garde devant la tombe encore fraîche transformée en mausolée froid, du grand et légendaire disparu, je dirai sans détour qu’ils pratiquent un amour qui tue, qui trahit celui qui en est l’heureux bénéficiaire, et qui peut s’en montrer fier là où maintenant il repose dans les avoines et les seigles célestes. Disons-le tout de go, il y a une pernicieuse maladie qui ravage un secteur de la jeune poésie, une sorte d’épidémie collective dont la racine sourd à Louisfert. Loin de moi de médire de ces brûlants témoignages d’affection, de tendresse, mais je crois que je trahirai la pure mémoire de Cadou si je ne la dénonçais pas ici. Il y a quelques années, nous avons vu, moines d’un genre nouveau, ces jeunes entrer dans les ordres enseignants, planter leur tente dans quelque hameau cinglé par les pluies, rudoyé par les clairons matinaux des coqs, et sous les lampes, s’échiner à enclore dans la gangue du verbe toutes ces choses usuelles qui sont les instruments quotidiens de notre passion. Ils me font penser à ces gens qui entrent dans une église, s’éclaboussent d’eau bénite, se cognent le front contre la dalle, passant ainsi pour des modèles de croyants, mais qui au fond n’arrivent pas à établir la communication avec Dieu.

Veuillez cher J.C. Valin, excuser cette rugueuse diatribe mais je n’ai pu m’empêcher de profiter de la tribune que vous m’offrez aujourd’hui pour « vider mon sac », selon la percutante formule à l’honneur.

Personnellement donc je ne puis affirmer que Cadou m’ait influencé. Je ne suis point instituteur-en exercice-à-la-campagne, j’habite une ville de plusieurs millions d’âmes et ne puis de ce fait aller bâcler les foins en compagnie d’un rude gars de paysan. Mon univers a évolué dans un décor astreignant de banlieue ouvrière où la féerie des néons remplaçait la féerie des marais. Autrement dit, entre Cadou et moi, il n’est de commun que la passion de la poésie, de la liberté, de la vérité, une volonté de dégager de différents décors la face durable de l’homme. Ce qui ne signifie pas, pour autant, que je n’ai rien à voir avec l’être et l’œuvre tous deux signés du beau vocable de source « Cadou ». Moi qui ai fait mon entrée dans l’arène poétique sous les bannières d’un néo-néo-surréalisme, desséchant et passablement démodé, et faux de surcroît – songez que je ne parlais que d’arbres à pain, de colibris, de temples aztèques, comme un vrai natif des îles – la découverte de Cadou – et je ne saurais omettre Jean Rousselot, Michel Manoll moitié eau moitié feu, et Guillaume et Chaulot – a été l’occasion d’un examen de conscience approfondi et sans pitié, préludant je l’espère à un véritable salut. J’ai compris que ce monde quotidien, qui déchirait mes entrailles, m’écrasait les épaules, me taraudait les poumons, qui exigeait d’être signifié, et que je me refusais à reconnaître, pouvait l’être, et qu’il n’était en rien inférieur à ces vertigineux paysages que certains ont loisir de déchiffrer, la peau contre le roc, le front au niveau des galaxies.

Oui, je pensais que certains mots m’étaient aussi interdits. A croire que j’étais un citoyen du seizième arrondissement, une vieille cocotte puant le parfum de luxe. J’ai compris que là se tramait ma perte ou mon sauvetage. Avec Cadou, au jour le jour, j’ai appris à regarder la rue, le mur lépreux où sèche comme un soleil un anonyme crachat, l’ouvrier courbaturé du train de nuit, le faubourg maculé de fumée ; j’ai appris à déchirer les masques, à révéler les vrais visages ; j’ai appris encore que la lumière de Dieu pouvait être aux fers dans une flaque d’eau, le long du bitume. Or, ce ne fut pas facile, croyez-le bien cher J.C. Valin. Les arbres à pain, les canaris exotiques, les temples aztèques et la queue du serpent à plumes, n’acceptèrent pas du premier coup de se voir rejetés au profit d’un décor certes moins prestigieux mais où je pouvais reconnaître les pulsations de propre sang. Mais il me suffisait d’ouvrir au hasard USAGE INTERNE pour recouvrer espoir et courage. Je n’avais pas le droit de tromper le verbe que Cadou m’avait transmis comme un flambeau.

En vérité, Cadou – et quelques autres avec lui – m’a beaucoup appris. C’est fou même ce qu’il a pu m’enseigner, lui qui ne chérissait que l’école buissonnière. Plus le temps s’écoule, avec ce petit chuchotement de sablier, plus j’en deviens conscient. Il m’a ouvert les yeux, m’arraché cette poussière d’or qui me rendait aveugle. Mais par-dessus tout, il m’a à tout jamais convaincu que les devoirs du poète sont autrement plus vastes que ses droits, ou pour le moins, que ceux-ci n’existent que dans la mesure où ceux-là nous demeurent gravés dans le métal de l’esprit. Il m’a livré corps et âme, pieds et poings liés à cette mystérieuse vocation qui n’admet pas de rivale. Il m’a rendu le but, la raison d’être de l’exercice du langage : témoigner de l’homme, encore de l’homme, toujours de l’homme, pour qu’un jour se lève enfin, de toutes les poitrines mêlées dans le même flux d’amour et de compréhension, une aurore formidable. Témoigner quitte à subir les baïonnettes des mercenaires. J’étais esclave : il a acheté par ses souffrances, sa solitude qu’on a trop souvent métamorphosée en une débile et honteuse imagerie d’Epinal, ma liberté. C’est pourquoi je ne goûte pas ceux qui s’esquintent en pure perte à singer l’auteur d’HELENE OU LE REGNE VEGETAL. Pour retrouver Eurydice, Orphée doit parcourir les corridors incendiés de l’enfer, y saigner d’abondance, y abandonner des lambeaux de chair. C’est la règle du jeu. Perdront à ce grand jeu ceux qui espèrent saisir à bras le corps Eurydice sans payer les droits de péage, en empruntant des chemins de traverse où les ronces sont rares. Une gloire identique à celle de Cadou, encore faut-il la mériter, encore faut-il montrer, comme passeport à la frontière de la terre et du paradis de lys et de céréales dont il est maintenant, à n’en pas douter, l’invité fêté, trace des clous.

Voilà ma pierre maladroitement taillée. Puisse-t-elle faire le poids et bien tenir sa place dans le corps de la cathédrale d’hommage que nous sommes en train de bâtir aux quatre points cardinaux du pays, et que je souhaite parcourue non par des fumées d’encens mais par de solides vents aux odeurs fortes. Je crois qu’il n’est pas besoin que je réponde à la deuxième question. Tout ce qui précède, écrit à la pointe du cœur, mais l ‘émotion contrôlée, suffit à justifier d’une manière indiscutable la place prise depuis dix ans par une œuvre dont la grande et émouvante leçon tient en ce miracle de nous faire encore aimer l’univers où nous vivons, univers de gros sous, de prophètes pervertis, d’assassins en liberté et d’innocents en cage, parce qu’à certaines heures une source a chanté, une herbe a tremblé, un homme a juré de devenir fraternel et bon, et qu’il y avait là pour entendre, pour voir, pour écouter et pour le transmettre aux autres, ses semblables, un instituteur de campagne à veste de gros velours, un inspiré, un copain de Spartacus et de Saint François d’Assise, un poète en somme :
René Guy Cadou.

(Paris, le 10 février 1961).

André Laude

P.-S.

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