La Revue des Ressources

Chronique libanaise 1.  

mardi 8 novembre 2016, par Mohamed Kacimi


Novembre 2016

C’est le Salon du livre francophone, à Beyrouth.


Mohamed Kacimi retrouve l’éminent poète, écrivain et journaliste Abbas Beydoun.



Starbucks de Hamra [1]. Il fait une chaleur d’enfer mais la climatisation est réglée sur 10 degrés. Je grelotte en attendant Abbas Beydoun [2]. Poète et chroniqueur de grand talent dans le quotidien al Safir [3], il est l’un des esprits les plus fins de la scène littéraire libanaise, sur laquelle il pose un regard à la fois sans concession et toujours plein d’humour. Abbas est en retard comme d’habitude, je l’interroge sur l’étrange rapport des Libanais à la réalité. Il éclate de rire :

— Tu en as la preuve, j’ai une heure de retard et j’arrive en faisant comme si j’étais à l’heure. Je ne me suis pas excusé justement pour te cacher mon retard. Nous sommes le peuple des apparences, le peuple le plus snob de la terre et le peuple le plus imitateur qui soit et qui s’adapte à tout. Mais nous avons eu de la chance, les chrétiens nous ont appris le sens de l’esthétique, la signification du Beau, la manière d’apprécier une œuvre, un tableau. Il suffit qu’un libanais jette un coup d’œil sur une reproduction de Matisse pour qu’il devienne « matissien » à jamais. C’est le seul pays au monde où un citoyen contracte un prêt à la banque pour acheter un costume et une cravate. Je crois que le père de l’inculture libanaise, le père de cette incapacité congénitale à prendre au sérieux le réel, c’est Gibran [4]. Avec sa tendance à rendre toute chose métaphysique, à tout « transcendantaliser ». Gibran est incapable de déguster une tomate si elle n’est pas farcie de bon Dieu et d’absolu. La culture commence par la critique de la religion, mais ici toute critique s’annonce comme prophétie, tout critique se proclame prophète, et toute révolte est une prophétie. Au Liban, on a tendance à remplacer tout ce qui est concret par ce qui est abstrait. J’ai toujours été intrigué par cette question de l’absence du concret. J’avais remarqué que Habchi [5] à mon avis, le plus grand écrivain libanais, ne faisait jamais allusion ni au lieu ni à l’espace, dans ses romans ; c’était toujours un nulle part. Je lui ai un jour posé la question et il m’a répondu : « Mon cher, le Liban c’est trop petit pour le roman, c’est un pays insignifiant pour la fiction ». C’est vrai qu’il n’y a pas de paysage chez nous, c’est trop pauvre, c’est minuscule, notre terre est pareille à un confetti et elle est indigne d’une description. Alors nous avons inventé un autre pays, forgé un Liban de rêve, un Liban fantasmé au-delà de lui-même. Puis il y a eu la guerre, alors on s’est rendus compte qu’on avait failli perdre un pays qu’on avait jamais vu, ni décrit. Depuis, nous sommes retournés à une sorte d’hyperréalisme que tu trouves aujourd’hui chez Rachid Daïf [6] ou chez Elias Khoury [7]. As-tu remarqué qu’il n y a jamais de dialogue dans les romans libanais ? Il est plus facile de philosopher que de dialoguer parce que chacun de nous est dans l’incapacité de se mettre dans la peau de l’autre. Tant qu’il n’y aura pas de dialogue dans le roman, c’est à dire du théâtre, la guerre sera toujours là. La guerre n’est pas finie, elle est en suspens, elle s’est arrêtée parce que nous nous pouvions pas tuer plus que cela, c’était au dessus de nos forces... 150 000 morts, c’est largement au dessus de nos moyens. Nous avons tué ce qu’on pouvait tuer, et nous nous sommes arrêtés parce que nous n’en pouvions plus. Aujourd’hui nous faisons une pause pour reprendre nos forces, pour tuer de nouveau. Ce n’est pas une paix, c’est juste une reprise de souffle {{}} 


Beyrouth, Mohamed Kacimi
(source FB, avec l’autorisation de l’auteur et sous son copyright)


P.-S.



En logo : un portrait de Abbas Beydoun, à Beyrouth. Extrait de sa note biographique dans le site du Centre national du livre, ministère de la culture, Les belles étrangères ; à l’occasion de sa tournée française, en 2007, pour la présentation de son recueil de poésies Tombes de verre, chez Actes Sud, et celle de l’anthologie des écrivains libanais éditée par le CNL et les éditions Verticales, Les Belles Étrangères. Douze écrivains libanais, préface de Mohamed Kacimi.

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Ses ouvrages publiés en français :

Abbas Beydoun, Les Miroirs de Frankenstein, traduit par Nathalie Bontemps, Arles, France, Actes Sud, coll. Sindbad, 2013.

Abbas Beydoun, Portes de Beyrouth : et autres poèmes, traduit par Nathalie Bontemps, Arles, France, Actes Sud, coll. Sindbad, 2009.

Abbas Beydoun, Tombes de verre : et autres poèmes, traduit par Madona Ayoub, Antoine Jockey et Bernard Noël, Arles, France, éd. Actes Sud, coll. Sindbad, 2007.

Abbas Beydoun, Le poème de Tyr, traduit par Kadhim Jihad, Arles, France, éd. Actes Sud, coll. Sindbad, 2002.

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Mahmoud Darwich, Entretiens sur la poésie, avec Abdo Wazen et Abbas Beydoun, traduit par Farouk Mardam-Bey, Arles, France, éd. Actes Sud, 2006.

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Mohamed Kacimi, « Beyrouth — Illuminations », La Pensée de midi : La cuisine un gai savoir No13, Arles, éd. Actes Sud, 2004. En accès libre dans le site de ressources CAIRN INFO.


Notes

[1Il s’agit du Starbucks Coffee du quartier résidentiel de Hamra, à Beyrouth Ouest, au Liban.

[2Voir une biobibliographie de Abbas Beydoun dans le site fr.wikipedia.

[3Quotidien beyrouthin dont Abbas Beydoun est le directeur éditorial des pages culturelles depuis 1997. Outre l’édition arabe, As-Safïr comporte une édition anglophone et une édition francophone — ou Safir francophone.

[4Gibran Khalil Gibran, poète et peintre libanais tourmenté et mystique, visionnaire, qui a vécu en Europe et aux Etats-Unis, où il est mort en 1931, à New York ; la version américaine de son recueil de poésies et d’essais philosophiques en prose poétique Le prophète, traduit en anglais et publié en 1923, est devenu un des best-sellers des livres du XXe siècle aux États-Unis, qui a inspiré la contre-culture et le New Age (voir fr.wikipedia.)

[5Il s’agit du romancier Youssef Habchi el-Achkar.

[6Voir la biobliographe de Rachid el-Daïf dans

fr.wikipedia.

[7] Voir la biobliographe de Eliaq Khoury dans fr.wikipedia

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