La Revue des Ressources

Chinatown 

traduit du vietnamien par Đoàn Cầm Thi

vendredi 20 août 2010, par Thuân (Date de rédaction antérieure : 12 février 2007).

Un jour d’été 2004, coincée dans un métro parisien, une jeune Vietnamienne de France narre ses passions humiliées pour un Chinois de Hanoi qu’elle n’a pas revu depuis onze ans. Tombés amoureux l’un de l’autre en 1979 au moment où a éclaté le conflit sino-vietnamien, ils se sont mariés entre deux périodes de séparation avant de connaître la rupture définitive. Si l’écriture - le lecteur lit en même temps les extraits de son roman intitulé I’m yellow traversé par un train mystérieux - lui permet aujourd’hui de vivre l’éloignement, le fils qu’elle a eu du Chinois lui sert de lien entre le passé et l’avenir. L’histoire d’amour s’inscrit ainsi dans divers lieux de la Russie sous Gorbachev, du Vietnam post-communiste, de la France contemporaine et de différents Chinatown - Cholon, Belleville et le Treizième, dont la description est subtile, drôle et pleine de virtualité. Et la force de ce texte vient justement de sa dimension historique : à travers le trajet extraordinaire de cette Orientale vivant en Occident, il propose une analyse passionnante de la chute de l’empire soviétique, de la guerre d’Irak, de la montée en puissance de la Chine. Symbole de l’exil et du secret amoureux, Chinatown annonce aussi un nouveau panorama politique. Voici le début du roman [1].

Ma montre indique dix heures. Vinh, mon fils, se dresse puis déclare qu’il en a plein les jambes. Nous sommes dans le métro. Il dormait la tête contre mon épaule. Arrivé dans une petite station, le métro s’arrête. Un quart d’heure plus tard, il est toujours immobile. Un bagage abandonné vient d’être découvert et l’on estime que le choix d’une cible aussi médiocre que celle-ci pour un attentat doit masquer un objectif dangereux. Je me demande s’il vaut mieux attendre pour en savoir plus ou sortir prendre un bus. Vinh se rendort la tête contre mon épaule. À douze ans, il est aussi grand que Thuy quand celui-ci en avait seize. Il déjeune à la cantine. Une assiette de purée de pomme de terre. Un steak. Deux tranches de jambon. Deux morceaux de fromage. Yaourt. Glace. Gâteau. Thuy déjeunait chez lui. Dès son retour de l’école, il faisait la cuisine pour lui et ses deux jeunes sœurs. Deux portions de riz, une poignée de liserons d’eau, six crevettes. Vinh est aussi grand que Thuy quand celui-ci avait seize ans. Comme Thuy, il a des cheveux courts. Comme Thuy, il a les yeux bridés. Ses camarades l’appellent le Chinois. Dans la rue, les gens l’appellent le Chinois. Dans le treizième arrondissement, on lui parle cantonnais. À l’école, on appelait Thuy le Chintoc. Le compatriote de Deng Xiaoping. Le larbin de Pékin. Ses voisins n’avaient de cesse de lui demander quand il rentrerait dans son pays. Si ses parents avaient vendu leurs meubles. Le principal de son lycée avait été convoqué par la police du quartier. L’élève Âu Phuong Thuy doit être surveillé de très près. Sa famille a demandé l’autorisation de rester au Vietnam, mais les autorités étudient la question. Il faut l’observer avec attention. Dès son retour de la police, le principal a réuni tous ses collègues. À l’issue de la réunion, la prof. responsable a fait venir les représentants de la Jeunesse dans la classe. Le lendemain, tous ses camarades disaient entre eux que Thuy avait des problèmes. Le jour suivant, la rumeur voulait que la famille de Thuy fût étroitement surveillée. Elle avait reçu des messages secrets de Pékin. Depuis plus personne de sa classe ne le fréquentait. Plus aucun professeur ne l’appelait au tableau. À sa vue, on se taisait et regardait ailleurs. Il n’avait pas droit à l’entraînement militaire. Il était dispensé de l’écriture des lettres d’encouragement aux soldats en poste dans l’archipel des Paracels. En terminale, même les élèves les plus indisciplinés ont été élus membres de la Jeunesse communiste. Mais pas Thuy. Nul ne parlait de lui. Tous feignaient de l’ignorer. Tous faisaient comme s’il n’existait pas. À seize ans, il était aussi grand qu’aujourd’hui Vinh qui en a douze. Ses cheveux étaient courts, ses yeux bridés. Dans le car, il dormait la tête contre mon épaule. Il me racontait qu’il était né à Yên Khê. La même année que moi, mais trois mois et deux jours plus tôt. Le lendemain, les camarades de classe disaient que j’étais amoureuse de lui. Le jour suivant, les élèves du lycée disaient que j’avais été ensorcelée par le larbin de Pékin. Le principal a invité mes parents à venir le voir. La prof. responsable m’a convoquée. Puis les prof. de math, de littérature, d’anglais et enfin le chef de la Jeunesse, chacun pour un entretien privé. Tu dois te concentrer pour rester la première de la classe lors des examens de la fin d’année. Tu dois te concentrer pour obtenir les meilleurs résultats au baccalauréat. Tu dois te concentrer pour défendre l’honneur de notre établissement au concours d’entrée à l’université. Les uns voulaient m’intimider avec le devoir, les autres avec les examens et concours. Mais personne ne parlait de Thuy. Tous feignaient de l’ignorer. Mes parents faisaient aussi comme s’il n’existait pas, pendant mes trois années de lycée puis au cours de mon séjour en Union soviétique. Mon père me disait de me concentrer pour obtenir en cinq ans le diplôme couleur rouge des Soviétiques. Ma mère déclarait qu’avec un titre pareil, je ferais ce que je voudrais. Ils espéraient que j’oublierais Thuy. Depuis vingt-trois ans, ils l’espèrent. Vinh se dresse de nouveau. Je me demande toujours s’il vaut mieux attendre ou sortir chercher un bus. Les trois autres voyageurs du wagon grognent. Quelle que soit la situation, il faut quand-même tenir les gens informés ! Trois heures par jour dans les transports en commun, quelle vie de chien ! Je me retourne et leur dis que moi aussi je voyage trois heures par jour dans les transports en commun. Personne ne réagit. J’ajoute que lui aussi, il passe trois heures dans les transports en commun. Mes trois voisins restent muets. Je dis que son nom est très long, qu’il est difficile à mémoriser même si je l’épelle. Puis cela ne sert à rien. Il suffit de l’appeler le Français. Le Français me téléphone chaque jour de son bureau, un quart d’heure au milieu de la journée pendant que je mâche mon sandwich dans la salle des profs. Mon médecin a décrété que j’étais stressé à cause des transports en commun. Trois heures par jour. Le Tiers-monde ignore le stress. Ses habitants contractent nombre de maladies graves, mais pas le stress. Le Vietnam fait partie du Tiers-monde, mais sa flore est variée, ses forêts sont d’or et ses mers d’argent. Il compte la baie d’Ha Long - merveille du Monde, Saigon - perle de l’Extrême-Orient, ainsi que Marguerite Duras - prix Goncourt. Le Tiers-monde ignore le stress. Seul le Vietnam peut le soigner. Il y est allé douze fois : onze voyages du Nord au Sud sur une moto soviétique. Il était un tây-ba-lô, routard occidental de base. À son retour à Charles de Gaulle, il était vêtu d’un short et d’un tee-shirt - c’est tout ce qui lui restait. Ses cheveux touchaient ses épaules. Son corps était couvert de piqûres de moustique. Dans le métro parisien, les passagers le regardaient d’un œil méfiant. Au Vietnam, les serveurs d’hôtel l’observaient en secouant la tête. Tu es un vrai masochiste, je lui ai dit. Crois-tu que tu ne l’es pas ? Il me harcèle souvent de questions. Te souviens-tu du jus de citron que pressait ta mère ? Ton père monte-t-il toujours les vélos jusqu’à leur appartement ? Vinh a-t-il encore mal à la gorge ? Paul a transmis hier sa maladie à Arthur. Tes collègues ont-ils trouvé quelque chose d’original pour fêter la fin de l’année ? Avec les miens, nous irons au restaurant. Au Cyclo. Cette fois, on m’a laissé décider. C’était mon tour. Je choisirai alors du pigeon laqué comme Vinh. Si la petite Yamina redouble cette année, se trouvera-t-elle avec son frère Yasin dans la même classe ? Comment va Mademoiselle Feng Xiao ? Rentrera-t-elle dans son pays assister à la cérémonie d’inhumation de Deng Xiaoping ? Il me harcèle de questions, mais jamais sur Thuy. Jamais. Il fait comme si celui-ci n’existait pas. Il évitait de prendre le même avion que Vinh lors de ses voyages au Vietnam, de peur de tomber sur Thuy à l’aéroport. Je le harcèle de questions. Jamais sur sa femme. Je n’aborde jamais sa vie privée. Ni passée ni présente. Je ne veux pas le savoir. Je me dis que je n’ai pas besoin de le savoir. Je ne cherche pas à savoir quand et où Paul et Arthur voient leur mère. J’ignore son numéro professionnel. Pour téléphoner chez lui, je dois ouvrir mon carnet, même s’il n’a pas déménagé une seule fois depuis dix ans. Comment ça va ? Tout le monde se porte-t-il bien ? Les enfants n’ont-ils pas mal à la gorge ? Vinh veut parler à Paul et Arthur. Se présentent alors deux possibilités. Soit Vinh discute avec l’un des deux pendant trente minutes : j’ai un forfait illimité pour Paris et la région parisienne. Soit aucun des deux n’est là. Ce n’est pas grave. Il n’y a rien d’important. Ce n’est pas la peine de nous rappeler. Seulement des histoires entre enfants. Les yeux fermés, il peut citer mon téléphone à domicile, celui de la salle de profs de mon lycée, celui de mon portable, celui de mes voisins, celui de Mademoiselle Feng Xiao. Pendant trois ans, j’ai trois fois changé de courriel. Sans les noter dans son carnet, il ne s’est jamais trompé. Wanadoo, Club-internet, Liberty.surf. Mon nom plus Thuy. Le nom de Thuy plus mon prénom. Mon nom plus celui de Thuy. Incapable de les retenir, je dois ouvrir mon carnet. Mais lui, il ne se trompe jamais, et cela sans carnet. Où qu’il soit, il m’écrit, même depuis chez ses parents à Rennes. Coucou, comment ça va ? Aujourd’hui, c’est dimanche. Tu viendras chez Mademoiselle Feng Xiao, n’est-ce pas ? En passant chez Tang Frères, n’oublie pas d’acheter trois pigeons à laquer pour Vinh ! Le film Un Américain bien tranquille sortira bientôt. Tu attends mon retour et nous irons le voir ensemble, d’accord ? Vinh pourra alors venir chez moi. Ma tante nous offrira à tous les trois du pigeon laqué. Mais il dit préférer me téléphoner. Tu as un visage crispé mais une voix pas mal. Même intéressante. Puis ton français est métissé. Un peu de Vietnam. Un peu d’Union soviétique. Un peu de Hanoi. Un peu de Leningrad. Au terme de cinq années d’études d’anglais en Russie, tu n’es pas devenue prof. à l’université Thanh Xuân de Hanoi, mais dans un collège de la banlieue parisienne. Cependant il vaut mieux être prof. de banlieue que de faire partie des cinq millions de chômeurs. Je trouve que ta voix n’est pas mal. Discuter avec toi au téléphone est plus drôle que de voir ton visage crispé. C’est moins stressant ! C’est ce qu’ils disent tous, tes quarante-neuf collègues ? Il a déclaré qu’il avait une mémoire prodigieuse. Mon curriculum vitae, il le connaît par cœur. Mon anniversaire, celui de Vinh, nous les oublions tous les deux, sauf lui. Il retient tout sans l’aide d’un carnet. Sans avoir lu nos actes de naissance, il sait que je suis née à l’hôpital de la Protection de la Mère et de l’Enfant, Vinh à l’hôpital pédiatrique d’amitiés vietnamo-suédoises, qu’il pesait 2,9 kg et mesurait soixante centimètres. Douze ans plus tard, celui-ci a gagné un mètre, multiplié son poids par dix et chausse du 39. Douze ans plus tard, un dimanche à treize heures, Vinh voulait manger du pigeon laqué. Il a dit que de la cuisine vietnamienne, c’est le seul plat qui était aussi calorique que ses repas à la cantine. Pendant ses vacances d’été ou de nouvel an à Hanoi, il déjeune au restaurant de la rue Ta Hiên, dans l’ancien quartier chinois. À sa vue, le serveur lui apporte trois pigeons et une assiette de riz cantonnais, mais jamais d’échalote fermentée. Connaissant son goût, il lui sert aussi du coca cola et non de la bière Tsingtao. Coca cola est le fruit d’une coopération entre la Brasserie de Hanoi et Tai Feng, une société chinoise à responsabilité limitée dont sa grand-mère paternelle dirige le bureau de représentation au Vietnam. À la naissance de Vinh, sa grand-mère paternelle avait pour seule activité la réception mensuelle de son allocation de préretraite, tout comme son mari, comme leurs neuf voisins et neuf voisines de la rue Luong Ngoc Quyen. À quarante-cinq ans, ces vingt anciens fonctionnaires chinois d’origine avaient démissionné sur le conseil du service du personnel de leur entreprise. Douze ans plus tard, un dimanche à treize heures, j’ai dit à Vinh que j’étais si fatiguée qu’il devrait attendre la semaine prochaine pour que je lui prépare trois pigeons aux cinq parfums. Il a pleuré. Tu es tout le temps fatiguée. Si tu n’a pas d’argent, je peux t’en prêter. Thuy lui a donné de l’argent mais je n’y touche pas. Vinh a dit qu’il voulait être indépendant. Quand j’aurai dix-huit ans, je travaillerai. Quand j’aurai dix-huit ans, j’aurai trois passeports. Un passeport vietnamien. Un passeport français. Un passeport chinois. Je parlerai trois langues. Le chinois sera plus puissant que l’anglais. Un milliard de Chinois. Et moi. Et moi. Et moi. Je l’ai taquiné. Je savais qu’il aimait que je le taquine. Je savais aussi qu’il dormirait bientôt comme une souche. Il était encore fatigué après la séance de parachutisme de la veille avec Paul et Arthur. Ces derniers lui ont proposé de partir avec eux dans six ans faire leur service militaire en Iraq. Vinh a secoué la tête. Dans six ans, quelle que soit la situation de ce pays, il sera parachuté à Bagdad, muni d’un passeport chinois. Dans six ans, les hommes d’affaires chinois auront dépassé leurs confrères américains et anglais. Dans six ans, la société Tai Feng que dirige sa grand-mère aura ouvert plusieurs dizaines de filiales dans le Golfe. Dans six ans, j’aurai quarante-cinq ans, Thuy de même. Mon avenir, ce sera alors une retraite du ministère de l’éducation après mes vingt ans d’enseignement. Celui de Thuy, ce sera Hong Kong, l’Iraq, les Etats-Unis ou le Rwanda. Dans six ans, la valeur de la langue chinoise aura sextuplé. Dans six ans, la tribu Âu sera six fois plus nombreuse. Vinh s’est endormi. Je me suis endormie à côté de lui. Alors que je faisais un rêve dans lequel main dans la main Thuy et moi allions chercher notre retraite, le Français a téléphoné. Avant même de décrocher, je savais que c’était lui. Il était quatre heures d’un après-midi dominical. Si par malchance il meurt, il continuera à me téléphoner comme il le dit souvent. Il était quatre heures d’un après-midi dominical. Il me téléphone même quand il est en voyage ou chez ses parents à Rennes, et cela qu’il pleuve toute la journée ou fasse 35 degrés avec la mer pas loin, très bleue et peu agitée, qu’il soit sous le soleil de Cu Chi, Yên Bai ou Cà Mau. Il était quatre heures d’un après-midi dominical. Il connaissait tous les agents des services du télégramme du Vietnam. Il savait dire bonjour en arrivant et au revoir en s’en allant. Les employés d’hôtels le regardaient en secouant la tête mais ceux des services du télégramme des villes de province qui passaient la journée à tirer sur leur pipe à eau, le trouvaient drôle. Ils l’appelaient le jeune Français. Le jeune Français, viens prendre un thé avec nous. Le jeune Français, tu téléphones à ta copine, n’est-ce pas ? En 2003, l’expression « tây-ba-lô » n’existait pas encore à l’extérieur de Hanoi et de Saigon. Les habitants de Cu Chi, Yen Bai et Ca Mau étaient encore assez naïfs pour croire que les Français étaient tous des capitalistes. Sinon, ils n’auraient pas payé deux cents mille dôngs pour dix minutes de téléphone. Si deux cents mille dôngs étaient insuffisants pour s’offrir une place dans une soirée de variété à Hanoi et à Saigon, ils permettaient d’acheter quarante kilos de maïs à Yen Bai, quarante kilos de manioc à Cu Chi, quarante kilos de farine de blé à Rach Gia. Il a donné son dernier coup de téléphone rue Ham Long, dans un cybercafé. Un an auparavant, une conversation de dix minutes avec les pays de l’Union Européenne avait coûté deux cents mille dôngs, mais cette année son tarif a diminué par moitié en raison de la concurrence. Seule la rue Ham Long comptait cinq cybercafés. Il criait en même temps que ses trois voisins qui téléphonaient eux aussi en Union Européenne. Comme la voix des Français était moins puissante que celle des Vietnamiens, j’entendais deux conversations avec Berlin et une avec Paris. Ses trois voisins cherchaient à envoyer leurs gosses faire des études à l’étranger mais, soucieux, ils demandaient si bientôt quelqu’un parlerait encore le français et l’allemand, où les diplômés des universités françaises ou allemandes trouveraient du travail. Puis ils étaient unanimes à reconnaître que les écoles françaises et allemandes coûteraient moins cher que les écoles vietnamiennes, qu’ils n’auraient pas besoin de réserver tous les ans une place sur les avions de Vietnam Airlines pour voler jusqu’en France ou en Allemagne apporter des oranges aux professeurs de leurs enfants car les habitants de ces pays n’avaient pas de fête des enseignants. Hanoi, quatre heures de l’après-midi. Paris, onze heures. Il était onze heures, en été, à Paris. J’étais sous la couverture. Il était vêtu d’un short et d’un tee-shirt avec 39 degrés sous le soleil. J’ai serré contre moi le téléphone en l’entendant crier. Au bout de vingt minutes, il a perdu sa voix. Ses voisins ont crié encore plusieurs dizaines de minutes. Il a dit qu’il préférait me téléphoner au lieu de m’envoyer un courriel. Tu as un visage crispé mais une voix pas mal. Quatre accents se mélangent comme dans un riz cantonnais mais je te comprends. Pas mal. Même intéressante. Dimanche, quatre heures de l’après-midi. Avant de décrocher, je savais que c’était lui. À peine entendu son bonjour, je savais qu’il me proposerait de faire avec lui trois tours du parc de Belleville en courant. J’ai secoué la tête. Vinh et moi sommes occupés. Sa grand-mère paternelle est actuellement en France pour rencontrer le représentant parisien de sa société. Elle lui a apporté une caisse de coca cola pour accompagner ses pigeons laqués. Elle lui a dit que lors de ses prochaines vacances au Vietnam, avant de le mettre dans son avion vers Paris, elle lui en offrirait une autre ainsi que trois pigeons laqués de la rue Ta Hien pour qu’il puisse se nourrir. Une assiette de riz cantonnais accompagnée de deux tranches de jambon vietnamien à base de farine et de glutamate que propose la compagnie Vietnam Airlines ne sont pas assez caloriques. Il m’a dit de rester chez moi pour ravitailler la grand-mère. Il n’a pas dit au revoir. Il a raccroché. Je sais que lors de chacun de ses passages à Hanoi, il rendait visite à mes parents et que ces derniers lui racontaient toujours, sur un ton confidentiel, comment Vinh et moi avions été abandonnés par les grands-parents du dernier. Dans la lettre jointe au paquet qu’il devait me transmettre, ils ne cessaient de me demander si je me marierais bientôt avec lui et quand je le montrerais à la famille à Hanoi. La seconde question est la plus importante. Au terme du douzième voyage au Vietnam, il l’a compris. Au terme du douzième voyage au Vietnam, il était assez intelligent pour trouver un prétexte. Le lendemain, mes parents l’ont largement diffusé auprès de mes cousins. Elle vient de changer d’établissement. Lui vient de changer de société. Elle est en formation continue. Lui est en mission à l’étranger. Son père est malade. Sa mère ne va pas très bien. L’année dernière, Vinh est parti en vacances au Vietnam. 600 euros pour les billets d’aller-retour. 100 euros comme argent de poche. Soit la moitié de mon salaire mensuel. Ses grands-parents paternels ne lui ont pas offert la moitié de leur salaire mais ils sont venus en voiture l’accueillir à l’aéroport. Pour le montrer à la famille. Vinh ne parle pas couramment vietnamien, mais dit très bien oui et non en chinois. Il mange avec appétit du pigeon laqué. Il est au courant de ce qui se passe en Chine. Ses grands-parents paternels savent que mon salaire de prof. de collège ne me permet pas de payer un loyer dans le treizième arrondissement, mais qu’il fait du chinois tous les mercredis rue de Tolbiac. Le chinois du treizième n’est pas le pékinois, mais aujourd’hui les habitants de Pékin ne parlent plus pékinois, tout comme les gens de Hanoi n’ont plus l’accent hanoïen. Ses grands-parents n’ont rien à nous reprocher. Les parents de Thuy ne m’ont jamais rien reproché. Jamais. Ils sont venus à la maternité me chercher. Sur la route du retour, son père a porté le nouveau-né dans ses bras. Sa mère m’a tenue par la main. Le père de Thuy lui a donné le nom de Vinh. Le père s’appelait Thuy, le fils Vinh. Autrefois, Vinh Thuy, nom du dernier empereur vietnamien, était considéré comme tabou. La mère de Thuy était hésitante. Son père disait : Vinh signifie l’éternité. Le père est Âu Phuong Thuy, le fils Âu Phuong Vinh. Plus tard, la petite-fille s’appellera Hang. Hang a la même signification que Vinh. Hang est aussi jolie que Vinh. Les parents de Thuy parlaient de l’avenir. Le petit-fils se nomme Vinh, la petite-fille Hang. Le planning familial de la République populaire de Chine est deux fois plus strict que celui de la République socialiste du Vietnam. Les Chinoises seront une espère rare. Elles seront très sollicitées sur le marché matrimonial. Hang aura Âu comme patronyme et les yeux bridés. Elle parlera chinois. Peu importe qu’elle ait ou non un passeport chinois. Un milliard de Chinois. Et moi. Et moi. Et moi. Lorsque Hang sera majeure, ce sera non un milliard mais un milliard et demi de Chinois. La Chine sera un pays sans frontières. Hang et Vinh, où qu’ils habitent, ne risqueront de perdre ni leur racine, ni leur langue, ni leur pigeon laqué. Les parents de Thuy parlaient de l’avenir. Une semaine après notre retour de la maternité, les parents de Thuy nous ont rendus, moi et mon nourrisson, à mes propres parents. Nous n’avons rien à te reprocher. Si votre couple est un jour séparé, nous n’y serons pour rien. Je n’ai jamais reproché quoi que ce soit à Thuy, ni à ses parents. Depuis douze ans, il ne cesse de me manquer. J’ai laissé le Français vagabonder seul au Vietnam sur sa moto soviétique. Arrivé à Charles de Gaulle, il était vêtu d’un short et d’un tee-shirt - c’est tout ce qui lui restait. Revenu à l’aéroport pour accueillir Vinh quelques jours plus tard, il avait des cheveux qui touchaient ses épaules et un corps couvert de piqûres de moustique. Tu es un vrai masochiste, je lui ai dit. Crois-tu que tu ne l’es pas ? Avant de me dire bonjour, Vinh a déclaré : ta coiffure est effrayante, il ne faut pas laisser mademoiselle Feng Xiao faire ce qu’elle veut. Puis il m’a présenté un garçon : voici mon copain Hao Peng. J’avais souvent entendu parler de lui. Hao Peng suivait le même cours de chinois rue Tolbiac que Vinh. Ils s’étaient donné le rendez-vous à l’aéroport de Bangkok, l’un venant de Hanoi, l’autre de Pékin. Pendant douze heures de vols jusqu’à Paris, ils ont fait ensemble le tour de la République chinoise. Shanghai est aujourd’hui aussi chic que Chicago. Son métro est neuf et super confortable. Il n’y a pas de mendiants qui chantent pour demander de l’argent. La province de Guangdong vient d’organiser un procès contre la corruption sans précédent : cinq condamnés à mort et dix à perpétuité. La province de Kunming va mettre en route le mois prochain la centrale nucléaire la plus importante du monde. Le président Jiang a lui-même l’année dernière inauguré le congrès international des mathématiques de Pékin. Guangdong est entrée dans le Guiness pour avoir battu deux records : le nombre de restaurants par habitant et celui de pigeons laqués consommés par mois. À Hangzhou, ma ville d’origine, un hôtel suspendu vient d’être édifié. Chacune de ses chambres est équipée d’un terrain de golf et d’une piscine ouverte. Ces piscines sont situées au-dessus de la mer. Le Henan, ta province d’origine, s’est aussi pas mal développée. Il paraît qu’une autoroute à six voies comme un arc-en-ciel y est en chantier. Elle reliera les locaux du comité populaire de la province et la place de Tiananmen. Quant au Sichuan, la province de mademoiselle Feng Xiao, elle célébrera solennellement le dixième anniversaire de la mort de Deng Xiaoping. Les autorités ont l’intention d’acheter huit millions de petits vases pour construire un monument destiné à la mémoire du plus grand président de Chine [2]. Pendant ces douze heures, le cœur de Vinh a battu à tout rompre. Au moment de l’atterrissage, Vinh reconnaissait que de ses amis parisiens, Hao Peng était le meilleur. Il n’arrive jamais en retard au cours. Il parle le mandarin et traduit du chinois en français mieux que la prof. Il a obtenu la médaille d’or de la ville du tournoi de ping-pong des enfants. Il dit que pour être un jeune chinois modèle, il faut se développer à la fois intellectuellement et physiquement. Du salon de coiffure, Hao Peng est allé directement à l’aéroport. Une nouvelle coupe avec du shampoing et du gel made in China. J’attends le Français devant l’entrée du parc de Belleville. Une nouvelle coupe avec du shampoing et du gel made in China. Il ne fait pas de commentaire. En général, il évite de faire des commentaires sur mon physique. Au bout d’une demi-heure, il demande : Mademoiselle Feng Xiao va toujours bien. Je grommelle. Mademoiselle Feng Xiao a-t-elle raconté d’autres histoires drôles, demande-t-il de nouveau. Il sait que mademoiselle Feng Xiao est un de mes sujets préférés. Lorsqu’il veut me fait rire, il pose des questions sur elle. Depuis dix ans, mademoiselle Feng Xiao me coiffe et me shampooine. Elle amuse ses clients avec ses anecdotes très comiques. Elle ne parle pas vietnamien mieux que Vinh mais ses deux fossettes lui donnent beaucoup de charme. Je l’écoute moins que je ne la regarde. J’ai toujours l’impression de comprendre tout ce qu’elle veut dire. Le premier jour, lorsque je lui ai dit que je venais du Vietnam, elle a ri. Tu es donc Yuenan [3]. J’ai immédiatement éprouvé de la sympathie pour elle. Thuy s’amusait lui-aussi à m’appeler une Yuenan. Yuenan était une ancienne province chinoise. En épousant Thuy, j’étais sûre de ne pas être déracinée. Un an après notre première rencontre, j’ai appris que le patronyme de mademoiselle Feng Xiao était Âu. Comme Thuy. Comme Vinh. Âu Feng Xiao. Âu Phuong Thuy. Âu Phuong Vinh. Si Thuy n’était pas monté dans le train de la Réunification, nous aurions eu Âu Phuong Hang. Les Chinoises coûteront très cher. Mademoiselle Feng Xiao a cinquante ans. Vieille fille, elle vit avec sa sœur, célibataire comme elle, qui aura soixante ans dans deux ans. Du Sichuan, elles sont venues directement à Paris. Sichuan se trouve à l’ouest de la Chine, à mille kilomètres de Pékin. Sichuan est aussi pays natal de Deng Xiaoping. Quand celui-ci était exclu du parti, ses compatriotes ont brisé tous leurs petits vases avant de les jeter dans des mares, a raconté Mademoiselle Feng Xiao. Les quatre millions d’habitants de la province en ont cassé huit millions. Ils ont même fait venir des provinces voisines d’autres vases pour les détruire. Deux par adulte et un par enfant. On m’en a donné un car j’étais alors petite. Je l’ai immédiatement mis en morceaux, avec plus de zèle encore que mes grands frères et grandes sœurs. Mais aujourd’hui, les huit millions d’habitants du Sichuan ont compris que si la Chine est devenue ce qu’elle est aujourd’hui, c’est grâce à Deng Xiaoping. Le jour de sa mort est celui où ils ont le plus pleuré dans leur vie. Le pauvre ! il est mort dans la misère et la maladie. Mademoiselle Feng Xiao m’a dit que depuis qu’elle me connaissait, son vietnamien s’était amélioré. Le vietnamien est proche du chinois. Il suffit qu’elle me voit une fois par mois pour maîtriser ma langue. Le Vietnam est lui aussi proche de la Chine. Il suffit qu’elle me voit une fois par mois pour comprendre que ce qui existe dans son pays existe aussi dans le mien. Je la trouve pleine de charme. Ici, je n’ai pas d’occasion de rencontrer des Chinois. Je ne peux aller leur serrer la main en disant que mon mari est aussi Chinois. Mon nom est Âu. Vinh, mon fils unique, porte aussi le nom de Âu. À dix-huit ans, il aura trois nationalités. Française. Vietnamienne. Chinoise. Alors il sera représentant de la société Tai Feng dans le Golfe et me trouvera un poste d’interprète à Bagdad. Tous les premiers dimanches du mois, Vinh est confié aux voisins pour que je puisse venir chez mademoiselle Feng Xiao. Tu vas chez elle comme on va à l’église, a-t-il dit. Mademoiselle Feng Xiao est la seule Chinoise que je connaisse à Paris. Elle s’appelle aussi Âu. Elle vient de Sichuan. Sa province natale est à mille kilomètres de Pékin, à l’ouest. Thuy n’a pas de pays natal. Son arrière-arrière-grand-père est né au Henan. Son arrière-grand-père est né au Henan. Son grand-père est né au Henan. Mais Thuy est né à Yên Khê. À seize ans, après le bac, il a passé le concours de l’école polytechnique mais est entré en fait à l’école d’architecture. Il vaut mieux être étudiant à l’école d’architecture que planter des arbres ou soigner des buffles malades. Et puis, après avoir appris pendant cinq ans à tenir un crayon de bois, il finirait par trouver un travail quelque part. Être gardien, employé de service ou secrétaire, peu importe ! À seize ans, j’ai suivi des cours de russe à l’école supérieure de langues de Hanoi. Un an plus tard, je suis partie à Leningrad. L’avenir était ouvert devant moi. À l’aéroport, mon père chantait : O Russie, paradis de mes enfants ! Les poèmes de To Huu sont à la fois rimés et gais, disait ma mère. Ils voulaient que je sois gaie. Ils ont espéré que le paradis russe me ferait oublier Thuy. Thuy ne m’a pas accompagnée jusqu’à l’aéroport. Il n’a jamais pu mettre les pieds chez nous. À la porte, mon père lui disait que je devais faire mes devoirs. À la porte, ma mère lui disait que j’avais mal à la tête. Après des maux de tête, je devais avoir mal aux dents ou à la gorge. Thuy a fini par comprendre. Il n’est plus revenu. Je suis entrée dans les toilettes publiques pour pleurer. Vingt-trois ans auparavant, les toilettes publiques de l’aéroport Gia Lam ressemblaient à celles de l’école supérieure de langues de Hanoi. À la vue des vingt-trois grosses mouches vertes, je n’ai pu trouver une goutte de larme afin d’apaiser ma nostalgie pour Thuy. À dix-sept ans, je ne savais pas encore ce que devrait être une séparation de cinq ans. À vingt-sept ans, après avoir connu deux quinquennats, j’ai épousé Thuy. À trente-sept ans, soit deux nouveaux quinquennats, je ne vis plus avec lui depuis neuf ans. À trente-sept ans, me voilà enseignante titulaire du ministère français de l’éducation tandis que Thuy est devenu l’architecte attitré de tous les Chinois de Cholon. Sa maîtrise de la langue chinoise vaut cher à l’heure actuelle. Elle ne servait strictement à rien au moment de notre mariage. Son nom Âu figurait dans la liste noire de la police. La première fois qu’elle m’a entendue parler de Thuy, ma mère m’a dit que les Chinois étaient sournois. Je ne le crois pas sournois. Je n’ai rien à reprocher aux parents de Thuy. Jamais. À peine leur petit-fils né, ils voulaient déjà avoir une petite-fille. Ils sont venus jusqu’à la maternité me chercher. Sur la route du retour, son père a porté le nouveau-né dans ses bras. Sa mère m’a tenue par la main. Ils sont allés accueillir Vinh à l’aéroport. En été ainsi qu’au moment du Têt. Les parents de Thuy ne m’ont jamais rien reproché. Lors de sa mission en France, sa mère est venue chez nous et a fini un rouleau Kodak de 36 poses. Dans sa lettre, son père félicitait Vinh et moi d’avoir choisi un beau quartier. Certes, Belleville ne fait pas encore partie du Treizième, mais c’est déjà pas mal. Bien que votre rue soit petite, elle compte dix restaurants, cinq boutiques de vêtements, deux d’objets en cuir. Même une agence de change. Même une enseigne au nom de Âu. Seuls les numéros de téléphone sont différents de ceux de Hong Kong. Les parents de Thuy ne me reprochent rien. Ils connaissent mon dévouement. Dès notre première rencontre il y a vingt-trois ans, ils ont compris qu’à jamais je lui serais fidèle. Belleville ne fait pas encore partie du Treizième, mais le loyer y est deux fois moins élevé que là-bas. Une petite rue y compte déjà dix restaurants, cinq boutiques de vêtements, deux d’objets en cuir. Avec ton salaire d’enseignant du secondaire, c’est idéal d’y vivre. Tu peux très bien attendre le départ de Vinh comme représentant dans le Golfe pour déménager dans le Treizième. Dans la tour Olympique où habite mademoiselle Feng Xiao, le loyer d’un deux-pièces s’élève à 700 euros. Cinq fois par semaine, l’ascenseur s’arrête à midi dans cette tour à dix-huit étages à cause des pannes d’électricité. À midi, aux 17e et 18e étages, la fabrication de dix mille nems, de vingt mille raviolis vietnamiens et de trente mille raviolis chinois s’achève. Au service de cent restaurants aux « spécialités chinoises et vietnamiennes » dont quatre-vingt-dix-neuf sont tenus par les Chinois. Mais celui qui appartient aux Vietnamiens sera bientôt cédé aux Chinois. Dans la tour Olympiades du Treizième arrondissement, où habite mademoiselle Feng Xiao, il faut attendre près d’un an pour trouver un appartement à vendre. Mais à peine affiché, il trouve un acquéreur. Prêt à payer en espèces. Sans passer par le service du cadastre. Ni par la mairie. Pour pouvoir y inaugurer soit un salon de coiffure, soit un salon de maquillage et de location de vêtements pour mariées, soit un atelier de couture spécialisé dans les costumes masculins et féminins, les robes traditionnelles de Shanghai et les robes de soirée. Mais dès le mois suivant, si tout cela ne marche pas, il sera remplacé soit par un bureau de représentation. Soit par une agence de voyage. Soit par une agence matrimoniale. Soit par une serre. Soit par une crèche. Soit par une agence immobilière. Soit par un grossiste qui vendra chaque fois mille vestes en cuir, mille cartables en cuir, mille paires de chaussures pour Paris et sa banlieue. Les parents de Thuy savent que je suis dévouée. Sans avoir consulté un astrologue, ils le savent. Dès notre première rencontre, ils ont compris qu’à jamais je serais une femme fidèle. Après la naissance de Vinh, j’ai vécu une semaine chez eux où j’ai appris à maîtriser la confection de dix plats de fête chinois. J’ai découvert que les Chinois utilisaient de la sauce de soja au lieu du nuoc-mam. Qu’ils mettent du sucre et de l’essence de sésame même dans les légumes bouillis. Que pour eux, la fidélité est valable de la vie à la mort. Que la femme chinoise ne trahit jamais son mari. Je ne tromperai jamais Thuy. Quand Vinh avait juste un mois, Thuy m’a dit qu’il ne supportait plus Hanoi. La ville ne compte plus que dix familles chinoises, dans la rue Luong Ngoc Quyen. Mais bientôt elles déménageront à Cholon où en vivent déjà dix mille. Ce quartier, malgré plusieurs fusions puis scissions, dépend toujours de Saigon. Saigon est plus souple que Hanoi. Les ingénieurs et les médecins y affluent. Dix ans après la réunification du pays, leurs confrères de Saigon sont tous partis aux Etats-Unis, en France, en Australie, au Canada. Comme les experts soviétiques n’ont pas encore eu le temps de bâtir les plans de HLM pour Saigon, celui-ci fait appel à des architectes de Hanoi, même ceux d’origine rurale ou chinoise : ils sont toujours plus fiables que leurs pairs du Sud qui avaient tracé les plans du palais du président Thiêu et l’ambassade américaine. Les dix foyers chinois de la rue Luong Ngoc Quyen de Hanoi ont ainsi envoyé leurs enfants aux dix mille foyers chinois du quartier Cholon de Saigon. Thuy ne supportait plus Hanoi. Il est parti avec pour seul bagage un vêtement de rechange. Ayant laissé son diplôme de l’école d’architecture, il a marché jusqu’à la gare puis sauté à vingt-trois heures dans le train de la Réunification. C’est tout ce que je sais de sa fugue. Ensuite, où il a habité, qui il a vu, ce qu’il a fait, je l’ignore. À l’occasion du premier anniversaire de Vinh, il a envoyé une lettre accompagnée de deux cents mille dongs et d’une photo noir et blanc. Dans la photo, il était debout devant une maison à deux niveaux avec une enseigne en chinois et deux lanternes. Deux ans après, j’ai vu Duras accompagner son amant à Cholen où toutes les rues comptaient des maisons à deux niveaux avec une enseigne en chinois et deux lanternes. J’ignorais et ignore toujours où il a habité, qui il a vu, ce qu’il a fait pendant ces jours-là. Depuis douze ans, je veux voir Thuy pour comprendre. Comment il vit aujourd’hui, cela m’est égal. Mais je veux savoir où il a habité, qui il a vu, ce qu’il a fait pendant ces jours-là. Dans les maisons à deux niveaux avec une enseigne en chinois et deux lanternes. Ces jours-là. Ces jours-là, Vinh n’avait qu’un mois. Il se mettait sur le ventre. Il marchait à quatre pattes. Il se tenait debout. Thuy n’était pas là. Ses dents poussaient. Je le sevrais. Il avait la rougeole. Thuy n’était pas là. Il avait 39 degrés de fièvre pendant une semaine à cause des piqûres de fourmis rouges. Thuy n’était pas là. Il a été hospitalisé pour avoir avalé un noyau de ramboutan. Thuy n’était pas là. Un garçon de sa crèche l’a mordu à l’oreille. Sa puéricultrice l’a puni en l’obligeant à se mettre dans un coin : ce larbin de Pékin avait osé intimider un citoyen vietnamien. Thuy n’était pas là. Il n’est jamais là. Depuis douze ans, je veux voir Thuy pour comprendre. Lorsque Vinh et moi sommes arrivés à l’aéroport, il pleuvait à verse. Je suis entrée en courant dans les toilettes publiques, celles où j’étais entrée avant de m’envoler vers la Russie. Avec des mouches vertes comme douze ans auparavant. Mais j’ai compris maintenant le sens de la séparation. Dehors, ma mère portait Vinh dans ses bras. Dedans je pleurais. Je voulais voir Thuy pour comprendre. Je voulais retarder mon départ pour le revoir. Je voulais le questionner sur ces jours-là. Sa vie actuelle ne m’intéressait pas. Ma mère frappait à la porte. Je pleurais toujours. Ma mère frappait plus fort. Je pleurais plus fort. Vinh pleurait plus fort. Mon père s’efforçait de plaisanter. Pleurez plus fort pour que je vous prenne en photo. Il voulait nous photographier avec ma mère. Mais elle disait que c’était néfaste de faire une photo de trois personnes. Celle du milieu connaîtra un malheur. Mon père a plaisanté de nouveau en déclarant qu’il était prêt à se mettre au milieu. Mourir à Paris, ça vaut le coup. O Paris, paradis de mes enfants ! Il chantait. Les poèmes de To Huu sont toujours rimés et gais, mais à la fin du XXe siècle seuls les pays capitalistes sont des paradis, disait-il. Les rimes ne m’intéressent pas. Je veux qu’on soit gai. Mon père était bavard. Il achetait des gâteaux pour Vinh. Il faisait du cheval avec lui dans tout l’aéroport. Ce dernier s’est arrêté de pleurer. Il portait les vêtements que les parents de Thuy lui avaient offerts pour son premier anniversaire. Ceux-ci ne sont pas venus à l’aéroport. Le père était pris. La mère était fatiguée. Ma mère ne voulait pas qu’ils viennent. C’est un voyage compliqué, disait-elle. Je savais qu’elle ne voulait pas les voir. Je courais de nouveau vers les toilettes publiques. Mais devant une foule qui faisait la queue, je suis ressortie. Dépêche-toi pour enregistrer les bagages : ma mère s’est pressée. J’ai marché sans que mes pieds touchent le sol. Vinh dans les bras, je suis entrée dans l’avion. Deux hôtesses ont retiré l’échelle. En quelques secondes, j’ai aperçu de loin mes parents qui me faisaient signe. Ma mère tenait dans sa main le mouchoir que j’avais oublié dans les toilettes. Mon père gardait dans la sienne le paquet de gâteaux déjà entamé par Vinh. Je voulais voir Thuy pour comprendre. Je voulais retarder mon départ pour le revoir. Je voulais lui demander où il avait habité, qui il avait vu, ce qu’il avait fait ces jours-là. Dans cette maison à deux niveaux avec une enseigne en chinois et deux lanternes. Ces jours-là, dans l’appartement de dix-huit mètres carrés du quartier La Thành je me couchais, Vinh contre moi. Dans un coin se situait le grand lit, avec à côté la petite bibliothèque que Thuy avait fabriquée pour moi. Au milieu de la pièce, se trouvaient la petite table et deux minuscules tabourets également construits par lui. C’est là que nous prenions du thé tous les matins. C’est là que je lui lisais un livre tous les jours au coucher du soleil. Je lui parlais de Leningrad. Des nuits blanches. De la Neva. Des ponts mobiles. Des hivers sans lui. Je voulais maintenant retarder mon départ pour le revoir. Je voulais lui demander où il avait habité, qui il avait vu, ce qu’il avait fait ces jours-là. Sa vie actuelle ne m’intéressait pas. Je voulais juste le questionner sur ces jours-là. J’avançais dans l’avion, le visage baigné de larmes. Il pleuvait à verse. Le Français était assis à côté. Il avait visité Hanoi, Huê, Hoi An. Il disait qu’il n’était pas allé à Saigon. Arrivé à Hoi An, il avait fait le demi-tour. Hoi An était joli mais il ne l’aimait pas. Huê était magnifique mais il ne l’aimait pas non plus. Hanoi était moins belle mais il la préférait. Il parlait sans arrêt. Il ne m’a pas laissé fermer les yeux. Plus tard, il a dit qu’il m’avait vue me précipiter deux fois vers les toilettes publiques. Mais il n’a pas dit s’il nous avait vues ma mère et moi, l’une pleurait à l’intérieur tandis que l’autre frappait à la porte. J’avais failli perdre un sac de bagage dans le grand hall pour avoir couru toutes les deux minutes vers la porte d’entrée. Devant la police des frontières, je me suis brusquement rappelé que mon passeport était toujours dans le cartable de mon père. Il n’a jamais touché un mot de ces incidents. Je devais avoir les yeux aussi gonflés que des mandarines. Une fois, je lui ai demandé. Ah ? Je n’ai pas fait attention, a-t-il répondu, évasif. En général, il évite de faire des commentaires sur mon physique. Dans l’avion, il était assis à nos côtés. Il parlait sans arrêt. Il m’a empêchée de fermer les yeux. Il ne m’a pas laissé penser à Thuy. Il disait qu’il avait visité les puces, joué aux échecs au bord du Petit Lac, mangé du serpent dans le village de Lê Mât. Le cœur du serpent, trempé dans un verre d’alcool, continue à battre pendant cinq minutes. On fait des brochettes avec sa tête hachée, des nems avec ses filets, une salade avec son dos, une soupe avec son ventre, des beignets avec sa peau, une bouillie avec sa queue. On ne jette rien. C’est inimaginable. Visiblement, il était fasciné par ce village et ses sept plats de serpent. Il racontait d’autres histoires, celles qui n’avaient pas été programmées par l’agence de voyage et qu’il n’avait dites à personne. Plus tard, il m’a rappelé que j’avais alors un visage crispé. Mais tant pis, il parlait incessamment sans comprendre pourquoi d’ailleurs. Sans se demander si ces histoires m’intéressaient ou non. À la différence de Thuy, il me dit toujours où il a habité, qui il a vu, ce qu’il a fait sans que je ne lui demande rien. Il était assis à côté de nous dans l’avion. Il faisait le clown pour nous faire rire, Vinh et moi. Il se moquait des gens de son groupe. Il les appelait des cadres commerciaux. Ils s’agitaient pour rien. Ils prenaient un lézard pour un cobra, du porc pour du chien. Ils vomissaient à la vue d’un cafard, prenaient leurs jambes à leur cou à la vue d’une abeille, criaient comme des fous à la vue d’une araignée, se promenaient avec une bombe anti-moustique. Ces cadres commerciaux prenaient des médicaments anti-diarrhée à tout moment : au cours d’une visite au Temple de la littérature, en plein déjeuner, au milieu d’un spectacle de chants alternés traditionnels, entre deux rêves. Il parlait sans arrêt. Il m’énervait. Il ne m’a pas laissée tranquille une seconde pour penser à Thuy. Pendant trois heures, il a réussi à nous faire rire trois fois. Il fabriquait pour Vinh un bateau et un avion en papier, demandait aux hôtesses de chauffer de l’eau pour moi et du lait pour Vinh, disait au voyageur de devant de retirer un peu son fauteuil, s’excusait auprès de la voyageuse de derrière à qui Vinh avait pris des lunettes. Il bavardait. Il s’agitait. À l’arrivée à l’aéroport de Bangkok, j’espérais pouvoir me libérer de lui pendant deux heures. Pour ne pas me battre avec la langue française. Pour penser à Thuy. Des longues années ont passé mais je veux toujours revoir Thuy. Je veux savoir où il a habité, qui il a vu, ce qu’il a fait ces jours-là. Dans mon sac, j’ai toujours le papier qu’il a signé. C’est ma mère qui avait dicté son contenu et mon père qui avait tapé à la machine. Je n’ai osé le donner directement aux parents de Thuy. Les larmes aux yeux, j’ai dit à sa petite sœur de le lui transmettre. Je ne connaissais pas son adresse. Je n’avais jamais mis le pied à Saigon ni entendu parler de Cholon. Au bureau de police, un agent m’avait expliqué que sans l’autorisation de son père, Vinh ne pourrait pas partir à l’étranger avec moi. Tu dois t’efforcer d’obtenir de bons résultats, a dit mon père. Il n’a pas commencé avec « Tu es encore petite », comme d’habitude, car j’étais alors proche de la trentaine. Après ton séjour en France, tu feras ce que tu veux ! Nous nous sommes sacrifiés pour que tu réussisses ce concours, a dit ma mère. Mes parents ont espéré que le paradis parisien me ferait oublier Thuy. Depuis vingt trois ans, ils l’espèrent. Je leur ai dit que je ne partirais seule nulle part. Vinh avait deux ans à peine. Il ne me restait que lui. Il ne me restait que lui pour me rappeler Thuy. Il lui ressemblait de plus en plus. Tout chez lui rappelait Thuy, même ses ongles de pied. Tel panier telle poignée, déclarait sa grand-mère paternelle chaque fois qu’elle le voyait. J’ai donné ce papier à la petite sœur de Thuy en pleurant. Je ne lui ai pas écrit. Pourtant, je voulais lui poser beaucoup de questions. Tu n’as pas de lettre pour lui, m’a dit sa petite sœur. Je ne lui ai pas répondu. Il pleuvait aussi à verse ce jour-là, mais je n’ai pas pleuré. Tout était en moi obscur. Les gens du département de coopération universitaire a fait savoir que je devais aller les voir. Sans passeport d’ici à la fin du mois, je n’aurais pas obtenu un visa à temps, aucun professeur n’accepterait de diriger mes travaux de recherche. Mon père ne voulait plus rien manger. Ma mère pleurait comme si quelqu’un de sa famille venait de mourir. Un mois avant la date fixée pour le départ, tout était en moi obscur. Je n’avais besoin ni de la signature de Thuy ni de ses deux cents mille dongs. Je voulais seulement lui demander où il avait habité, qui il avait vu, ce qu’il avait fait ces jours-là. Ces jours-là. Mon oncle a dit à ma mère : Laisse-moi aller voir ses parents. Ma tante a dit aussi à ma mère : Laisse-moi aller les menacer. Mais ni l’un ni l’autre n’avaient besoin d’y aller. Une nuit, la petite sœur de Thuy a frappé à notre porte alors qu’il pleuvait à verse. Le papier, dicté par ma mère et tapé par mon père à la machine, portait la signature de Thuy. C’est tout ce que contenait la grosse enveloppe. Ni lettre. Ni photo. Ni les deux cents mille dongs. Tout était en moi obscur. Sa petite sœur m’a demandé si je voulais autre chose. Je ne lui ai pas répondu. Je ne comprenais plus rien. Je ne lui ai pas dit au revoir lorsqu’elle s’en allait. Sans regarder le papier, je fixais la signature de Thuy. Un mois avant mon départ, tout était en moi obscur. Il pleuvait à verse. Je n’avais pas besoin de sa signature mais je voulais comprendre. Ces jours-là. Mon père a photocopié le papier en de nombreux exemplaires. Ma mère en a adressé un au département de coopération universitaire, un autre à la police du quartier, un autre au service de traduction légale. Enfin, après en avoir rangé soigneusement un dans un tiroir à côté des documents les plus importants, elle m’en a donné un. Tout était en moi obscur. Mon seul désir, c’était de revoir Thuy. Pour le questionner sur ces jours-là. Assise à l’aéroport de Bangkok, je portais Vinh dans mes bras. Dans mon sac, il y avait la photo de Thuy. La maison à deux niveaux avec une enseigne en chinois et deux lanternes. Plus tard, en écoutant Duras décrire les bruits de Cholon, j’ai tout compris. En même temps je n’en comprenais rien. Les mots de Duras, je les lis avec méfiance. Je n’ai jamais mis les pieds à Saigon. Je ne connais Cholon. J’ai vu le film L’Amant. J’ai lu à la fois L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord. Duras raconte les odeurs de Cholon. Le bois parfumé, la pastèque, les restaurants. Les mots de Duras, j’ai peur de me faire tromper par eux. J’avais seulement envie de savoir où il avait habité, qui il avait vu, ce qu’il avait fait ces jours-là. Dans cette maison à deux niveaux avec une enseigne en chinois et deux lanternes. Assise à l’aéroport de Bangkok, je portais Vinh dans mes bras. Dans mon sac, il y avait la signature de Thuy. Il pleuvait à verse. Tout était en moi obscur. Le Français est venu on ne sait d’où avec un jus de coco pour moi et deux pommes pour Vinh. Depuis ce moment-là jusqu’au retour dans l’avion, il a gardé le silence. Il n’a rien dit pendant les douze heures de vol. Vinh s’est endormi dans ses bras. Le monsieur de devant a retiré avec circonspection son siège. La dame de derrière a rangé son journal puis éteint la lumière. Les hôtesses de l’air ont sommeillé dans un coin. Dans l’obscurité, j’ai regardé la signature de Thuy. Thuy ne l’avait pas datée et il m’était impossible d’identifier le moment où il avait pensé à moi, à Vinh. Il ne m’a jamais écrit. L’appartement de 18 mètres carrés rue La Thanh. La petite bibliothèque. La petite table et deux minuscules tabourets au milieu de la pièce. Un garde-manger dans la cuisine. Tout a été fabriqué par Thuy. Je lui lisais un livre. Je lui parlais de Leningrad. Des nuits blanches. Du boulevard Nepski. De la Neva. De Dostoïevski. Il me disait qu’il aimait Crime et Châtiment. Je lui disais que l’hiver était atrocement triste en Russie. Surtout à Leningrad. Il y faisait un froid à couper les oreilles. Jusqu’en mai la ville était sous la neige. Je n’avais aucune nouvelle de lui. Aucun écho des lettres que je lui avais envoyées. Dans les lettres que je recevais tous les mois de mes parents, il n’y a jamais un mot sur lui. Ne pas le revoir était mon plus grand cauchemar. Pendant tout le mois où bloquée dans ma chambre après avoir fait une chute sur le chemin de l’école, dans un rêve qui se répétait sans arrête, je le voyais malade. Il a été transporté à l’hôpital puis personne ne s’est occupé de lui. En voyant son nom dans le carnet de santé, le personnel lui a dit de rentrer chez lui. La lecture de Crime et Châtiment dont le héros a fait une tentative de suicide m’a fait penser que Thuy s’ennuyait peut-être dans cette vie. La troisième année, pendant mes vacances d’été, j’ai gagné trois cents roubles après avoir travaillé dans un kolkhoze. J’ai alors écrit à mes parents que je voulais rentrer au Vietnam lors des prochaines vacances d’hiver. Trois semaines plus tard j’ai reçu la réponse de ma mère. Tout le monde va bien. Rien de particulier. Il y a quelques jours, nous sommes passés par hasard dans la rue Luong Ngoc Quyen. Les dix familles chinoises ont pris le train pour Quang Ninh. Elles doivent être maintenant à Hongkong déjà. Je ne pardonnerai jamais à ma mère. Les dix-huit derniers mois que j’ai passés en Russie ont été la période la plus douloureuse de ma vie. Plus tard, lors des moments pareils, j’avais quand même Vinh. J’avais déjà connu l’amour. C’étaient les raisons pour moi d’exister. Mais à cette époque-là, je n’avais que vingt-et-un ans. La Russie était triste. Il faisait un froid à couper les oreilles. Jusqu’en mai le pays était sous la neige. Je n’avais aucune nouvelle de Thuy. Plus tard, lorsque je lui ai demandé pourquoi il ne m’avait jamais écrit, il souriait sans dire mot. Plus tard, dans les nuits où je m’allongeais à ses côtés, le cauchemar dans lequel je le voyais se faire chasser de l’hôpital la tête couverte de sang, ne m’a jamais quittée. Les soirs où il rentrait tard, j’imaginais que quelqu’un frapperait bientôt à notre porte pour m’informer de son suicide. J’avais très peur qu’il se suicide. Se pende. Avale de l’insecticide. Saute sous un train. Je n’osais poursuivre mes pensées. Même à ses côtés, je m’empêchais de rêver. Mes rêves se refermaient toujours par la mort de Thuy. Pendant notre vie commune durant un an, je me suis consacrée à lui. Je voulais oublier Leningrad. La lettre de ma mère. Le billet d’avion annulé. Dans cette Russie glacée qui jusqu’en mai était sous la neige, toutes mes amies ont fini par se marier puis avoir des enfants. Ou avoir des enfants puis se marier. Selon leurs calculs, il était plus intéressant de faire un mariage là-bas. Entre jeunes, la fête n’avait pas besoin d’être coûteuse. Puis après les études, pour le retour définitif au Vietnam, chacun avait droit à un container familial avec trois fois plus de marchandises. Puis comme le congé maternel durait un an, il était possible de rester un an de plus - on cherchait en effet tous les moyens pour retarder le retour. J’ai ainsi assisté au mariage de chacune de mes amies où les invités mangeaient du chou. Des nems faits de choux et de bœuf haché. De la salade de choux. Du carry au chou, aux pommes de terre et au mouton. Dans cette Russie glacée où il neigeait jusqu’en mai, le chou était l’unique légume. Mais sans la chute de l’Union soviétique, elle serait resté le paradis des étudiants vietnamiens, cubains, nord-coréens et mongols. J’allais donc aux mariages de mes amies, leur rendais visite à la maternité, assistais à leurs préparatifs du retour. Une trentaine de livres, un frigidaire pour ma mère, un tourne-disque pour mon père, étaient tout le contenu de mes bagages. Après mon mariage avec Thuy, ma mère m’a rendu le frigidaire tandis que mon père m’a dit de partir avec le tourne-disque. Notre nid d’amour était d’une grande simplicité. Une petite bibliothèque. Une petite table et deux minuscules tabourets au milieu de la pièce. Un garde-manger dans la cuisine. Tous ces meubles ont été fabriqués par Thuy. Le matin, nous buvions du thé. Je choisissais un morceau de musique pour lui. Le tourne-disque ronronnait. Les disques soviétiques gondolaient sous l’effet de l’humidité hanoïenne. Le jour où Vinh a eu un mois, Thuy m’a dit qu’il s’ennuyait à mourir à Hanoi. Je fais tout ce que tu veux, je lui ai répondu. Comme cent fois déjà dans cet appartement d’HLM de dix-huit mètres carrés rue La Thành. Combien ces jours-là m’étaient douloureux. À l’intérieur de l’avion, dans l’obscurité, j’ai regardé sa signature. Elle se situait sous le texte qui avait été dicté par ma mère et tapé à la machine par mon père. Thuy ne l’avait pas daté et il m’était impossible d’identifier le moment où il avait pensé à moi. Sa petite sœur n’avait rien dit. Je ne l’avais pas questionnée. Je n’avais pas écrit à Thuy. Encore maintenant je ne sais pas pourquoi je ne l’avais pas fait. Je sais seulement qu’il m’était pas possible de le faire. Je ne savais quoi lui écrire. Je n’ai jamais fait une confidence à quelqu’un. Je n’ai jamais tenu un journal intime. Même sous le froid le plus rude de Leningrad. Je ne savais pas pourquoi je n’avais pas écrit à Thuy. Tout était en moi obscur. J’avais peur de ne rien avoir à lui raconter. J’avais peur aussi qu’il n’ait rien lui non plus à me dire. Aujourd’hui encore, je ne sais pas pourquoi. Douze ans plus tard, je n’ai jamais eu le courage de lui écrire. Vaguement, je comprends qu’on n’écrit jamais par hasard.

I’m yellow.

La nuit. Tout est devenu jaune sous l’éclairage de l’unique ampoule dans le couloir. Je fixe les ténèbres. J’y jette ma clé. Aucun écho dans cette obscurité jaune.

Je continue à marcher
.

Notes

[12004, 228.

[2Ping, le nom personnel de l’ancien dirigeant chinois, est homophone d’un caractère qui signifie petit vase. (NdT).

[3Signifie Vietnam en chinois.

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