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La décentralisation de Tokyo revient dans le débat 

lundi 19 juillet 2021, par Christian Kessler

La décentralisation de Tokyo revient dans le débat

Création ex-nihilo par Tokugawa Ieyasu au XVIe siècle [1], villes sous le château, (jôkamachi) rassemblant autour de la citadelle pour des raisons politiques, daïmyôs (littéralement grands noms, c’est-à-dire Seigneurs féodaux), samouraïs, artisans, marchands, Edo va devenir dès le XVIIIe siècle la plus grande ville du monde devant Londres, avec plus d’un million d’habitants. Aujourd’hui, alors que le pôle Tokyo-Yokohama est la plus grosse agglomération du monde avec près de 40 millions d’habitants (deux fois plus que Shanghai, trois fois plus que Pékin) se repose de manière drastique l’idée d’une décentralisation de cette supermégalopole face aux problèmes récurrents des tremblements de terre, des tsunamis, du danger d’un nouvel accident nucléaire, d’une attaque balistique ou bactériologique, et aujourd’hui de la pandémie de coronavirus qui pourrait se répéter dans le futur avec l’apparition probable d’autres virus.

A partir de 1603, trois ans après la bataille de Sekigahara qui consacra la main mise définitive de Ieyasu Tokugawa sur l’archipel, Edo devint le siège du gouvernement shogunal, éclipsant Kyoto, l’ancienne capitale où continue de résider l‘empereur. La ville connut alors un essor extraordinaire. Abandonnant la conception géomantique originelle, Edo s’organisa en fonction de considérations politiques, principalement de contrôle social comme toutes les jôkamachi. Ces villes-châteaux traduisaient dans la structure de leur espace une société fortement hiérarchisée et divisée en groupes sociaux distincts, des guerriers samouraïs aux paysans puis plus bas dans l’échelle, les commerçants et marchands, même si la division était encore beaucoup plus diversifiée dans la réalité. Pour chaque classe, des lois détaillées furent établies, avec la détermination des positions relatives des zones et de la longueur des façades des maisons comme de leurs étages. A l’immobilité verticale de la hiérarchie, qui ne freinait pas toute mobilité sociale, s’ajoutait donc une immobilité horizontale imposée par le dispositif spatial de la ville. Ainsi, marchands et commerçants ne pouvaient aller en zone réservée aux guerriers et leur déplacement dans leur propre périmètre même ne pouvait se faire qu’avec l’accord des habitants de leur quartier. Dans la planification de ces villes, l’accent portait donc sur la différenciation des classes sociales et leur hiérarchisation. Une disposition stricte décidée par le maître du manoir présidait à l’aménagement de l’ensemble. A Edo, autour du château du shôgun (actuel palais impérial) qui occupait le centre, d’énormes douves s’enroulaient en spirale, d’abord pour protéger le château, puis les quartiers de samouraïs. En un deuxième cercle concentrique séparé par des murs et des fossés, les quartiers de commerçants, boutiquiers et artisans groupés par métiers, le tout ceinturé par les temples et leurs dépendances sorte de cordon extérieur de défense contrôlant les allées menant à la ville. Chaque quartier de la ville commerçante se distinguait par une activité particulière. On vit se développer ainsi peu à peu tout l’échantillonnage d’une économie en voie d’industrialisation. Quant aux hinin (les non-humains) et aux eta (souillures), sortes d’intouchables, ils restaient sans statut, relégués dans des banlieues, près des rivières et des marais.
Edo présente aussi des caractéristiques propres. L’unification du pays obtenue après d’incessantes guerres civiles, eut pour corollaire l’établissement d’une dictature militaire implacable. Les daïmyôs qui avaient régné jusque-là en maîtres sur leurs fiefs, et dont certains pouvaient par leur puissance et leur richesse représenter un danger pour le pouvoir, furent soumis à de sévères contrôles comme par exemple l’interdiction de posséder plus d’un château et l’obligation de détruire les autres, décision à l’origine de la centralisation des domaines et de l’expansion urbaine sans précédent sous la forme des jôkamachi évoquées précédemment. Pour affirmer leur puissance politique et affaiblir financièrement les seigneurs, les shôguns Tokugawa instituèrent en outre le sankin kôtai, système de la présence alternée, qui obligeaient les seigneurs et leurs vassaux à résider autour du château d’Edo une année sur deux et laisser le reste du temps leurs familles en otages, système analogue à celui d’une partie de la noblesse française à Versailles sous Louis XIV, même si par comparaison, Versailles apparaissait en comparaison, une retraite bien dorée. Empruntant une des cinq grandes routes construites à des fins militaires qui traversaient l’archipel et notamment la fameuse Tôkaïdô qui reliait Kyôto à Edo - laquelle inspira nombre d’artistes dont le plus célèbre sera Andô Hiroshige, qui inventa avec ses cinquante- trois étapes de la route du Tôkaïdô, un genre nouveau, celui des récits de voyage en estampes -, les seigneurs et leur suite composée parfois de plusieurs milliers de personnes, enrichissaient les économies locales lors de leurs étapes et, par leurs incessants va-et-vient, contribuèrent aussi à produire une certaine uniformisation culturelle du pays. Leur présence dans la capitale où ils devaient se montrer à leur avantage, en se faisant bâtir des résidences sur d’énormes terrains, les obligeait à des dépenses somptuaires qui dynamisaient l’économie locale.
Cette urbanisation sous Edo (1600-1868), sans précédent dans l’histoire mondiale et qui caractérise le Japon, allait s’amplifier brutalement avec l’exode rural vers les villes-châteaux de la façade Pacifique après la deuxième guerre mondiale, alors que celles de la mer du Japon allaient péricliter. Les migrants vont déferler par train entier vers la capitale Tokyo. En 1945, le Japon était encore un pays rural à 70%. La Haute Croissance des années soixante-soixante-dix, va en un quart de siècle, drainer à un rythme à nul autre pareil ces nouveaux urbains déracinés. Entre 400 000 et 600 000 débarquaient alors chaque année dans les trois grandes cités de Tokyo, d’Osaka et de Nagoya. Entre le milieu des années 50 et l’an 2000, le nombre d’habitants augmenta de 4,5 millions à Tokyo, de 4,8 dans la banlieue limitrophe de Saitama, de 5,8 dans la préfecture voisine de Kanagawa et de 3,8 dans celle de Chiba. La conurbation Tokyo-Yokohama atteint à l’heure actuelle une population de près de 40 millions d’habitants, soit la moitié de la population française dans son entier et continue de grossir. À l’inverse, les préfectures rurales ont vu disparaître des centaines de villages. L’abandon des campagnes due à l’attraction de Tokyo mais aussi à l’hiver démographique du Japon avec un recul de la population sans précédent [2], laisse derrière lui des villes fantômes, des maisons et des immeubles à l’abandon dont on ne sait même plus qui sont les propriétaires ni à qui appartiennent les terrains qui ne sont requis par personne, au point que si la situation perdure et que ces terrains abandonnés continuent de s’étendre, ils formeront dans les années 2040 une superficie totale qui correspondrait rien moins qu’à l’actuelle île de Hokkaïdo dans son entier. Bref, si dans les années soixante, un livre devenu depuis un classique, Paris et le désert français [3] décrivait le déséquilibre croissant entre la capitale française et la province, ce phénomène se retrouve aujourd’hui au Japon de manière infiniment plus saisissante. L’extrême concentration des activités de haut niveau à Tokyo ne laisse aux provinces que les activités à faible valeur ajoutée et les industries vieillissantes. La domination écrasante qu’exerce Tokyo sur les autres villes de l’archipel sur tous les plans - production manufacturière, entreprises de pointe, organisations culturelles, sièges de médias, transactions boursières, établissements financiers étrangers opérant au Japon - a bien sûr pour corollaire un certain nombre de problèmes : engorgement de la capitale qui a désormais atteint un seuil critique, infrastructures sollicitées à leurs maximums, envolée des prix fonciers qui pénalisent les salariés pour l’accès à la propriété et les rejettent loin de leurs lieux de travail, logements exigus et souvent dépourvus de confort, constructions anarchiques et médiocres en l’absence de tout zonage efficace et de contrôle du bâti. Cette concentration a atteint sans doute ses limites dans le contexte technologique actuel et apparaît comme un handicap certain pour le pays. Dès lors ressurgit l’idée d’un transfert de la capitale.

Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’idée d’un déplacement de la capitale avait été formulée à plusieurs reprises, mais sans succès. La première fois au début des années soixante, lorsque la croissance économique attira à Tokyo les populations rurales, puis à nouveau au début des années soixante-dix, lorsque le premier ministre Tanaka Kakuei présenta son plan de « remodelage de l’archipel » visant à disperser les industries manufacturières et les instituts de recherche dans tout le pays, Tokyo conservant toutefois ses fonctions politiques et administratives. Si dans ces années 1970 le thème de la décentralisation devient récurrent avec la Haute Croissance, elle sera rapidement dépassée par la re-mégalopolisation et le redéploiement industriel qui caractérise la période de la Bulle (1985-1990). Les plans d’aménagements du territoire ne prévoient alors plus que la seule relocalisation d’une partie des fonctions dans des centres d’affaires au sein de la mégalopole tokyoïte elle-même. Le thème de la décentralisation reviendra sur le devant de la scène dans les années 1990. Le transfert pur et simple de Tokyo avec la création d’une nouvelle capitale crée à cet effet est alors envisagée. Après tout, un tel déplacement est dans la logique de l’histoire du pays, car la capitale itinérante n’est devenue fixe qu’au VIIIe siècle avec la construction de Nara (710), pour se déplacer ensuite encore à Heian, actuelle Kyoto (794) et enfin, puisque les shoguns Tokugawa y résident, à Edo (1603) rebaptisé Tokyo la capitale de l’Est en 1868 lorsque l’empereur lui-même quitte la capitale impériale Kyoto pour s’y installer. Dans ces mêmes années 1990, on envisagea également de transférer les fonctions de la capitale vers un autre centre urbain, Nagoya, Sendai ou Osaka. Mais la vieille rivalité entre les deux grands centres urbains de l’archipel ne permettrait en aucun cas qu’Osaka puisse prendre le relais en cas de désastre majeur. Et puis, le refus de déplacer le palais impérial qui au centre de Tokyo s’étend sur 190 hectares fut aussi l’un des facteurs qui ont fait capoter la décentralisation pourtant approuvée par deux lois (juin 1992 et juin 1996). D’autant que l’idée de reconstruire une capitale dans une zone plus sûre, aurait demandé un investissement colossal que la dette publique alors en train de s’emballer, ne permettait pas. Le 13 juin 1996, Hashimoto Ryutaro, alors premier ministre, annonça finalement qu’il n’avait aucune intention de déplacer ledit palais impérial. L’affaire était close, la décentralisation définitivement abandonnée.

Aujourd’hui, l’idée de décentralisation de Tokyo revient à nouveau en force. La pandémie du coronavirus, s’ajoute à tous les problèmes induits par une telle concentration de population. L’état d’urgence décrétée plusieurs fois dans les derniers mois, ne ressemble cependant en rien au confinement adopté ailleurs. C’est que comme l’avoue Koïke Yuriko, l’actuelle gouverneure de Tokyo, il est impossible d’imposer une telle mesure à cette mégalopole sans quoi le pays ne fonctionnerait plus, ni sur le plan politique, ni sur le plan économique. L’état d’urgence n’a donc pas empêché les foules de se presser dans les gares, les métros et dans les rues. On revient alors à l’idée d’une décentralisation plus large de la capitale. L’objectif premier serait d’encourager à l’heure d’internet et du télétravail, les sociétés privées à délocaliser. Avec des moyens de transport efficaces qui couvrent le pays, rien en vérité ne s’oppose à ce que les sociétés aient leur siège par exemple dans le Tohoku (ce qui aiderait de surcroît la région à se remettre sur pied), ou même à Okinawa qui avec son aéroport et ses prix fonciers assez bas, pourraient être un avantage. Mais quitter Tokyo n’est pas bien vu. Il faudrait que par exemple le syndicat Nippon Keidanren (Fédération japonaise des organisations économiques) se fasse le promoteur positif d’une telle décentralisation. Mais rien n’est moins sûr, ni du côté du patronat, ni du côté du gouvernement, tant il est vrai que le capitalisme qui a une tendance quasi naturelle à la concentration a jusqu’à présent toujours eu le dernier mot et que le haut degré d’urbanisation caractérise l’histoire de l’archipel. S’oppose aussi à cette décentralisation, une population japonaise qui positive largement la vie dans des grands centres urbains, alors que la campagne il est vrai peu développée, est rejetée farouchement. Les Japonais sont des citadins avant tout et l’idée de s’éloigner des grands centres urbains et surtout de Tokyo, ne leur viendrait même pas à l’esprit. Tokyo continue donc d’absorber une population rurale mais dont le rythme ralentit avec la décroissance démographique rapide et inéluctable de l’archipel dans les prochaines décennies. Au final, ce serait peut-être cela la vraie décentralisation, un aménagement du territoire imposé par l’hiver démographique.

Christian Kessler, historien, est professeur à L’Athénée Français et à l’université Musashi de Tokyo.

P.-S.

Prochain ouvrage à paraître : J’étais un kamikaze, Ryuji Nagatsuka, présentation et notes de Christian Kessler, Perrin Tempus, août 2021.

Notes

[1Christian Kessler, Le château et sa ville au Japon, pouvoir et économie du XVIe au XVIIIe siècle, Sudestasie, 1995.

[2Christian Kessler, l’hiver démographique au Japon, Le Figaro 9 mai 2021.

[3J-F Gravier, Paris et le désert français, Flammarion, 1972.

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