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Notes pour se perdre 

mercredi 26 septembre 2012, par Olivia Cham

1. Le labyrinthe de l’enfance

Il s’agissait en principe d’un jeu (était-ce toutefois un article destiné aux enfants, ou à eux seuls ?) : une goutte de mercure enfermée dans un dédale de plastique noir, un motif de Chartres en miniature sous un couvercle transparent. Il suffisait d’un rien pour que cette goutte, qui glissait merveilleusement, se dédoublât chaque fois qu’elle rencontrait l’arête d’un mur, se transformât en infimes infinies paillettes dès qu’on secouait le plateau. Pour gagner, il fallait diriger l’objet avec assez de délicatesse pour garder la goutte entière et la faire rouler jusqu’au centre du labyrinthe – ou en sortir, selon – en déjouant les impasses. Le moindre faux mouvement réduisait tout à néant, puisqu’il était bien entendu inconcevable de compter pour une victoire le fait d’avoir amené une partie de la goutte au centre si des parcelles de vif-argent subsistaient encore aux encoignures du circuit.

… Avais-je l’intuition de l’addiction qu’aurait entraînée pour moi l’acquisition de cet objet ? Deviné qu’il était impossible à posséder, comme une énigme ou un paradoxe ? Le fait est que j’y pense encore aujourd’hui et que ce labyrinthe me possède plus sûrement que si je pouvais le tenir entre mes doigts, y jouer un moment et le ranger dans un coin. Ce labyrinthe qui m’obsède est tatoué en moi à l’encre indélébile. Il englobe ma pensée et il est ma pensée, il rend tout labyrinthe.

2. La prison du Minotaure

Est-il possible de remonter aux sources, à l’origine du labyrinthe ? Au commencement était la description qu’en donne le mythe : « Dédale, célèbre entre tous par son talent dans l’art de travailler le métal, est l’architecte de cet ouvrage. Il brouille tous les indices et induit en erreur le regard déconcerté par les détours de voies toutes différentes ». De voies toutes différentes, dit Ovide. En admettant que ses représentations matérielles soient bornées, finies, pourrait-il cependant être de l’essence du labyrinthe d’être infini ?

Ovide le compare au cours d’un fleuve nommé Méandre : « hésitant, [il] suit une direction, revient sur lui-même, se porte à la rencontre de ses propres eaux qu’il regarde venir ; et tourné tantôt vers sa source, tantôt vers la haute mer, il finit par fatiguer ses flots, incertains du but à atteindre : ainsi Dédale multiplie avec d’innombrables routes les risques de s’égarer ; et c’est avec peine qu’il put lui-même revenir jusqu’au seuil, tant la demeure était pleine de pièges » [1].

Dédale, au risque de s’y perdre, a construit le labyrinthe sur ordre du roi Minos pour y cacher la créature née de l’adultère monstrueux de la femme du roi et d’un taureau : un « être ambigu », mi-taureau mi-homme. Le Minotaure.

Et nous ? Que faisons-nous des choses que nous voulons cacher, ou simplement ne pas voir ? Quels labyrinthes construisons-nous autour d’elles pour les y oublier, les y perdre et nous perdre à la fois ? S’aveugler sur la plus infime partie de soi, n’est-ce pas déjà s’auto-égarer ?

3. La perte de la lecture : devenir Japonaise

Un jour, j’ai voulu apprendre le japonais parce que j’étais à la recherche d’une nouvelle manière de percevoir les choses et de les exprimer. Je pensais que les idéogrammes (les kanji) pouvaient m’ouvrir à une autre dimension de la réalité. Finalement, je me suis perdue dans cette langue. Il m’est arrivé avec le japonais ce qu’il est arrivé à Richard Wilhelm avec le chinois. Pour accomplir sa mission, Wilhelm, dit Jung, a dû apporter et planter des racines spirituelles chinoises en Europe. Il est « devenu chinois » ; il a réorganisé son esprit et sa pensée à la manière chinoise. Or, selon la loi universelle de l’énantiodromie (course en retour), le yang à son point culminant se brise et devient yin. Au point culminant de sa mission chinoise, l’Europe s’est rappelée à Wilhelm. Il a commencé à faire des rêves chinois négatifs, a traversé une crise spirituelle et en est mort. « Rien ne peut être sacrifié pour toujours », explique Jung. « Tout revient plus tard sous une forme modifiée. Et là où un grand sacrifice a eu lieu, lorsque la chose sacrifiée revient, il faut qu’un corps plus sain et plus résistant soit encore là pour pouvoir supporter le choc d’une grande révolution ». Wilhelm, affaibli et malade, n’avait pu supporter le retour de l’Europe en lui. [2]

Apprendre le japonais était pour moi une manière de devenir Japonaise. Je pensais même l’avoir été dans une vie antérieure, l’être profondément, en vérité. Je fis le sacrifice de mon histoire et dans une certaine mesure de ma langue et de mon travail littéraire à cet objectif. Le yang s’est brisé au plus haut niveau qu’il m’était possible d’atteindre. Je ne pouvais plus progresser dans la connaissance du japonais à moins d’y consacrer ma vie et mon temps tout entiers. Le yang devint yin et l’Occident reflua comme une marée, concomitamment au tsunami du 11 mars 2011 dont je vis les premières images dans un café proche de la cathédrale de Chartres où je venais visiter le labyrinthe... Ce renoncement, ma soudaine impossibilité personnelle à concrétiser un troisième voyage à Tokyo, programmé depuis de longs mois, furent difficiles. J’en ressentis de la honte et de la culpabilité. Je n’étais décidément pas et ne pouvais être Japonaise. Sans doute Française, avec une sensibilité particulière aux kanji. Il fallait m’y résoudre pour continuer d’avancer sur ma voie propre.

Le mot qui signifie « labyrinthe » en japonais est 迷宮 (meikyu). Il est amusant de constater que ses deux kanji touchent aux idées de « perte » et de « construction officielle », également présentes dans le labyrinthe royal de Minos. Le premier kanji (迷) est utilisé dans le verbe
迷う (mayou : être désemparé, perplexe, avoir perdu son chemin) ; le second (宮) signifie palais, cour impériale ou sanctuaire shintô.

La première fois que je suis allée au Japon, j’ai commencé par me perdre. Ceci advint lorsque je quittai la zone où les indications étaient traduites en anglais pour me plonger dans une des stations les plus labyrinthiques du métro de Tokyo : Shinjuku, gare routière et ferroviaire sur plusieurs niveaux, la plus grande gare au monde, dit on.

Je n’avais rien préparé, pas même appris quelques mots de japonais. J’ignorais la direction à prendre. La seule chose que je connaissais était le nom de ma destination : Sangubashi, sur la ligne Odakyu. En fait, j’avais à la fois sous-estimé l’ampleur du problème et surestimé mes capacités à y faire face. Je suis montée dans une rame à peu près au hasard en repérant, par recoupements avec le plan sommaire que j’avais emporté de Paris, l’endroit où je devrais prendre une correspondance. Mais je compris au bout d’un temps que le train ne s’arrêtait pas à toutes les gares. Je continuai alors de ligne en ligne et de gare en gare dans une inconscience totale, et paradoxalement avec une grande confiance, comme si j’allais forcément finir par me retrouver. Aux alentours de minuit, un Américain s’est dirigé vers moi et m’a expliqué comment aller à Sangubashi (j’ai supposé plus tard qu’il avait dû vivre la même chose). Là bas, l’employé de la gare m’a dessiné un plan pour que je me repère dans les rues et je suis arrivée au Yoyogi Youth hostel vers deux heures du matin.

Cette expérience de perte d’un repère vital puisque je ne savais plus lire eut un arrière-goût amer : mélange de vanité, d’échec et d’orgueil.

Je ressentis pourtant confusément que cette perte absolue cachait comme un trésor. Il y avait un sentiment extraordinaire dans cette errance hors du connu et presque hors du temps. Une addiction à cette sensation était née en moi.
Shinjuku, qui marquait l’entrée du labyrinthe de ma propre perte, m’avait aussi donné une clef. Une clef pour me perdre et explorer d’autres dimensions que celles de la réalité visible. Je n’ai jamais oublié cette expérience originelle, peut-être précisément parce qu’elle est restée inachevée, comme lorsqu’on n’éteint pas un ordinateur en suivant la procédure appropriée : je n’avais pas été capable de sortir correctement de ce labyrinthe et de me retrouver.

L’entrée et la sortie d’un labyrinthe coïncident. Ainsi pourrait-on définir le labyrinthe comme un chemin à inventer pour métamorphoser l’entrée en sortie. Ceci suppose de vouloir entrer d’abord, et de vouloir sortir ensuite ; aucune de ces deux conditions n’étant acquise d’emblée.

4. Le labyrinthe du miroir


Dix ans plus tard, alors que j’apprenais le japonais depuis deux ans, je suis retournée à Tokyo et à Shinjuku où j’ai rencontré L’Œil de Shinjuku (新宿の目, 1969), une sculpture sur verre de Yoshiko Miyashita (à noter que le nom propre de cette artiste, qui s’écrit : 宮下, comprend également le kanji signifiant « construction officielle »).

Le voyageur qui passe devant L’Œil de Shinjuku peut d’abord penser : « cet œil me regarde ». Le regard de l’homme-sujet vers l’œil-objet rend cet homme, réciproquement, objet du regard de l’Œil.

Mais le pouvoir de l’Œil ne se cantonne pas à la création d’une relation bijective, d’un dialogue des regards. Celui qui regarde L’Œil de Shinjuku se trouve non seulement regardé par lui, mais en vient à se regarder lui-même comme si cet œil était un prolongement du sien. Regarder l’Œil engendre un effet-miroir. Celui qui regarde l’Œil se trouve à la fois au-dedans et au-dehors du cerveau dont dépendrait cet œil. Il se regarde lui-même par la médiation de l’Œil.

L’Œil permet ainsi d’entrer en soi-même. Il est une plaque tournante vers un autre monde où les référentiels et repères connus n’ont plus cours. Sommes-nous à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Œil, à l’intérieur ou à l’extérieur du cerveau de Tokyo ? Ce que nous voyons de Shinjuku, est-ce vraiment Shinjuku ? Les circonvolutions de notre cerveau, elles-mêmes, sont à l’image d’un labyrinthe…

Il m’a semblé que l’Œil était l’entrée d’un dédale intérieur à nous-mêmes ; son entrée et du coup sa sortie.

Parallèlement, le dédale de Shinjuku et du métro de Tokyo serait la représentation matérielle de ce labyrinthe intérieur. Et, selon que l’on décide que l’Œil nous regarde ou que nous regardons par lui, l’un et l’autre de ces labyrinthes pourraient aussi bien être hors de nous qu’en nous-mêmes. J’ai écrit sur cette hypothèse une histoire intitulée : Thé vert, etc. [3]

5. La perte de l’écriture : retour de l’Occident

Je tentai d’écrire sur ce même thème en japonais. Comme si écrire dans une langue qui n’était pas la mienne était un moyen de me perdre encore davantage pour raconter une expérience de perte : la perte dans la forme et dans le fond, perte élevée au carré.

Le texte auquel péniblement j’aboutis – avec l’aide de deux Japonaises, que je remercie ici – n’exprimait que très imparfaitement ma pensée au sujet de l’Œil et des deux labyrinthes.
La seule chose que j’aie vraiment réussi à rendre, il me semble, en utilisant la voix passive, fut la dualité du regard et l’incertitude de qui ne sait s’il regarde ou s’il est regardé. Cette impuissance à exprimer la corrélation du labyrinthe du métro et de mon labyrinthe intérieur marqua une nouvelle fois la perte d’une donnée essentielle à mes yeux : après la lecture, celle de l’écriture.

De telles expériences obligent à l’humilité.

Devant ce constat, je tentai de développer une autre illustration de la dualité de labyrinthes et d’exposer en quoi le métro pouvait devenir le moyen de comprendre, non plus seulement soi même, mais le monde hors-réseau souterrain et ferré. En quoi le labyrinthe du métro pouvait en être considéré comme une représentation stylisée, et en quelle mesure certains de ses éléments permettaient d’appréhender la complexité d’une notion.

Cet autre thème était déjà présent dans Thé vert, etc. sous la forme des canettes de thé des distributeurs automatiques de boissons – autre souvenir, positif celui-là, de mon premier voyage. Ces machines m’avaient semblé traduire une considération essentielle : la représentation stylisée d’une chose permet de mieux la faire comprendre qu’une explication fidèle dans tous ses détails. Bentham disait : « De ce qui est réel, on ne peut donner aucune explication claire, si ce n’est à l’aide de quelque chose de fictif ».

Cette idée est proche de ce qu’Augustin Berque définit comme des « évocations d’objets existant ailleurs par un objet existant ici », et qui « sont appelées en japonais mitate, ce qui signifie littéralement ‘instituer (tate) par le regard (mi)’ ». « Il s’agit fondamentalement du principe de comparaison, dans lequel une chose, appréciée dans son rapport avec une autre chose, est ‘vue comme’ cette autre chose ». Ou encore : « La plupart du temps, c’est par le biais d’une schématisation que s’effectue le mitate (…). De très nombreux mitate sont, à l’évidence, bien différents morphologiquement de leurs modèles. Loin d’une représentation iconique, ils donnent l’impression d’évoquer ces modèles par la vertu du toponyme, vertu activée sans plus par quelques formes effectivement très schématiques » [4].

Par leur pouvoir d’évocation schématique, je crois que les distributeurs de boissons qui parsèment le métro de Tokyo sont un mitate de la cérémonie du thé. Certes, boire du thé vert dans une canette d’aluminium ou une bouteille de plastique manufacturée ne possède a priori aucun lien avec ce rituel codifié dont la subtilité est impossible à réduire. Et pourtant, la poésie des distributeurs permet à quiconque décapsule une canette d’ouvrir par là-même la parenthèse de perfection qui est l’objet de la cérémonie du thé, dans l’esprit du proverbe « 一期一会ichi go ichi e », soit littéralement : « une fois, une rencontre » ou « chaque moment est unique ». Au milieu de la foule, le thé industriel révèle, comme en négatif, la voie du thé.

Cette idée, j’ai aussi essayé de la transmettre, mais sans y parvenir non plus de manière satisfaisante ou sans me faire suffisamment comprendre des interlocuteurs qui auraient pu traduire ma pensée : c’était « du chinois »…

Et si ces différents jeux de miroirs entre labyrinthes n’avaient pu être exprimés en japonais parce qu’ils relèvent d’une logique typiquement occidentale, parce qu’ils impliquent une dialectique qui « place l’homme au centre » [5] ?

Sans doute l’absence ou la présence d’idées dans une culture a-t-elle un impact sur leur expression dans la langue correspondante, y compris par une personne relevant d’une culture et d’une langue maternelles au sein desquelles ont cours ces idées. De nombreuses théories existent à ce sujet [6]. Cet impact serait en tout état de cause impossible à déterminer ici, tant il est certain que mes difficultés provenaient surtout de mes lacunes en japonais.

Depuis, j’ai cessé d’apprendre cette langue, ce qui signifie que je suis en train de l’oublier. Je ne sais même pas si je serais capable aujourd’hui de lire ce que j’avais alors écrit de ma main. Encore une façon de rester coincée dans le labyrinthe du sens et dans celui du moi.

6. Au centre du labyrinthe


En dépit – ou en raison – de cet échec, ces pertes successives m’ont révélé que ma désorientation et mon dénuement lors de ces expériences étaient des plus propices à ma réflexion et à mon inspiration. Cet état était devenu la clef de décryptage du message chiffré de ce que je suis et de re-chiffrement de cette énigme par l’écriture.

Le labyrinthe s’est transformé en outil de pensée et de connaissance, en méthode.

Jusqu’à récemment, quand je pensais : « labyrinthe », automatiquement c’était celui de la cathédrale de Chartres qui apparaissait devant mes yeux. Mais un labyrinthe peut aussi être un espace intérieurement ouvert comme l’est le désert dans la nouvelle de Borges Les deux rois et les deux labyrinthes : « il n’y a ni escaliers à gravir, ni portes à forcer, ni murs qui empêchent de passer » [7].

De même, une cellule de prison est dépourvue de « sentiers qui bifurquent » [8] et des cloisons intérieures du labyrinthe classique (un seul circuit possible : « tourner en rond »). Tout entière emplie de l’impossibilité apparente de s’y perdre, la cellule est pourtant labyrinthe par la nécessité qu’elle implique d’inventer un chemin vers l’issue. Elle a, certes, un seul et même point d’entrée et de sortie. Mais ce qui la rend véritablement labyrinthe, c’est peut-être qu’on ne peut y voyager physiquement. Le chemin y est, obligatoirement, d’une autre dimension.

Car un labyrinthe n’est pas non plus nécessairement un espace. Ou alors, il peut avoir une dimension autre que spatiale. Il peut s’agir d’un plan de conscience différent, d’un parcours temporel… Marguerite Yourcenar a donné à son autobiographie le titre de Labyrinthe du monde [9], unissant ainsi les dimensions temporelle et spatiale.

Elle-même a exploré le labyrinthe spatial de la Terre qu’elle considère, espace fini et clos, comme une prison. Tel est le sens du titre de son dernier livre, Le Tour de la prison [10]. Le « tour de la prison », pour Marguerite Yourcenar, est un parcours erratique dans les coins et les recoins du monde et c’est ainsi qu’elle entend la notion de « voyageur ». Le voyage de ses héros Hadrien et Zénon est leur vie tout entière, non un simple séjour. Et le sort fera que le grand voyageur Zénon terminera ses jours dans une prison au sens propre. Les dimensions du labyrinthe peuvent se combiner à l’envi…

Peut-être Marguerite Yourcenar avait-elle achevé, géographiquement, le tour de sa prison tel qu’elle l’entendait. Mais en tant que livre, Le Tour reste inachevé du fait de la mort de l’auteur qui l’écrivait. De la représentation par l’écriture du labyrinthe spatial qu’est la prison Terre, Yourcenar est sortie temporellement : par la mort. Issue très banale et, en matière de labyrinthe, d’une facilité déconcertante : joker.

Une autre sorte de labyrinthe serait la ligne droite. Borges évoquait déjà cette possibilité dans La mort et la boussole [11], dont les personnages se proposent de substituer à la construction labyrinthique de l’histoire une construction sur le modèle du trajet de la flèche de Zénon d’Elée. Construction encore plus insoluble, puisqu’infinie au sein du segment qu’elle définit…

Dans le livre de Yôko Tawada Train de nuit avec suspects [12], le train du roman et le livre lui même, écrit en forme de train, sont potentiellement infinis dans leur succession de voitures-chapitres. « Voiture 1 », « Voiture 2 »,… « Voiture 13 » sont les titres des treize premiers chapitres ; « Destination nulle part » est celui du dernier.

Ce train est un espace univoque duquel on ne peut dévier : « Vous en avez eu assez de les écouter et vous êtes sortie. Mais où aller ? Vous étiez séquestrée, à l’extérieur s’étendait la Sibérie, infinie, et le couloir, lui, était si étroit que deux personnes s’y croisaient difficilement » (Voiture 6, Destination Irkoutsk).

Mais : un labyrinthe rectiligne, n’est-ce pas impossible ? A la différence du segment délimité par le départ et l’arrivée de la flèche, une droite est infinie. Et un labyrinthe – fût-il la planète Terre, fût-il composé d’une infinité de circuits – est traditionnellement compris dans un espace sinon clos, du moins fini.

C’est l’avant-dernière voiture du train (Voiture 12, Destination Bombay) qui semble donner la clef de la destination nulle part finale ou infinale (c’est à dire du « partout ») vers laquelle mène ce labyrinthe sans autre issue que celle de continuer la route…

La voyageuse (que le narrateur de l’histoire fait exister jusque-là en s’adressant à elle par le pronom « vous ») y échange son coupe-ongle contre un billet de train « magique » :
« Il n’est pas ordinaire. C’est une sorte de talisman. Avec ça, vous pourrez rester dans le train pour toujours », dit celui qui lui propose ce billet et dont on comprend alors qu’il est le narrateur.
« — Pour toujours, c’est jusqu’à quand ?

— Dès que vous aurez fini ce voyage, le train suivant arrivera. Et ce voyage fini, le suivant commencera aussitôt. Et c’est ainsi que les voyages dureront toujours. »

Cet échange verbal entre le narrateur et la voyageuse formalise un autre échange, acquisition ou recouvrement d’identité. La voyageuse vient en effet de s’apercevoir qu’elle n’est plus celle qu’elle était ; à l’escale précédente, on a substitué à ses papiers un passeport dont elle ne parvient pas à déchiffrer l’écriture et sur lequel figure une autre photo que la sienne…

« Et cette nuit-là », poursuit le narrateur, « en vous offrant le billet à validité éternelle, je me suis payé l’insolence de me considérer comme moi-même. Je suis ainsi devenu « je ». Quant à vous, vous ne dites plus « je », vous demeurez à jamais « vous ». Depuis ce soir, vous n’êtes plus qu’objet de description, vous ne pouvez plus que prendre le train à la deuxième personne. »

Qui est qui ? Ce dialogue, digne d’un kôan (et qui m’évoque irrésistiblement celui-là : « Quel était votre visage avant la naissance de vos parents ? » – cité, comme par hasard, par Marguerite Yourcenar en exergue du Labyrinthe du monde), résout une partie de l’énigme : « Je suis devenu je ». C’est-à-dire : j’ai trouvé qui j’étais, j’ai bouclé le labyrinthe de ma vie. Et vous, si l’on en croit le passeport que vous détenez maintenant, vous avez changé aussi. Chacun est devenu ce qu’il est maintenant.

Peut-être même que ce dialogue rassemble les deux états (antérieur et présent) d’une même personne, « je » et « vous », au sein d’un labyrinthe temporel... Le « je » qui parle à cet instant, décrit comme une personne aux yeux en triangles la pointe en bas, n’étant pas dépourvu d’une certaine ressemblance sur ce point avec Yôko Tawada elle même…

7. L’infinité du sens


L’aporie typique de ce kôan pourrait bien démontrer le caractère essentiellement infini du labyrinthe.

Il serait infini parce qu’il se modifie du fait même d’être observé. L’influence de l’observateur, comme L’Œil de Shinjuku, brouille la dialectique conventionnelle sujet/objet. Nous modifions le labyrinthe en l’explorant et le labyrinthe nous modifie lorsque nous l’explorons. D’où, en effet, l’utilité d’un voyage « à validité éternelle »… C’est ainsi que l’Œil, outil de l’observateur et de l’observation, marque la frontière (entrée/sortie) entre les labyrinthes intérieur et extérieur et leur permet de s’éclairer mutuellement à l’infini en un phénomène de double-miroir.

Le premier mot du livre de Yôko Tawada est, à juste titre, « départ » ; mais dans ce voyage on n’arrive jamais. L’arrivée est impossible, et la destination « nulle part ». Nos destinations ne sont que des facilités, des conventions de langage. Le but de notre voyage nous reste inconnu, et ce jusqu’à notre mort. Yourcenar n’aurait jamais pu terminer son tour de Terre. Par conséquent, elle ne pouvait laisser son Tour de la prison qu’inachevé.

N’oublions pas que le labyrinthe a été conçu pour enfouir l’indicible : pour cacher ce que l’on ne peut pas, ou qu’on n’a pas envie de voir. D’où la nécessité déjà évoquée du désir d’y entrer. La difficulté d’arriver au centre, d’y trouver cette chose et de repartir ne réside pas seulement dans la sinuosité du circuit. Accepter de se perdre est une chose ; accepter de voir et de vivre avec ce qu’on a vu en est une autre. Tel est l’enjeu du désir de sortir. Le risque de rester coincé au centre est bien réel, et il n’est pas à négliger non plus.

Dans une quête de cet ordre, la cabine de bateau, la voiture du train, les livres qui restent à lire et la feuille qui reste blanche se fondent en la « cellule de la connaissance de soi ; lieu du dialogue et du combat avec l’Ange ; loge d’où l’on contemple, étendu sur une couchette, les reflets de la mer au soleil jouant sur le plafond blanc »…  [13].

La vie entière est labyrinthe et le labyrinthe imprime son sens à la vie.

FIN/DEBUT
Olivia Cham

Juillet 2012

Notes

[1Ovide, Métamorphoses, livre VIII ; traduction J. Chamonard, GF Flammarion, 1966.

[2C.-G. Jung, A la mémoire de Richard Wilhelm, in Commentaire sur le Mystère de la Fleur d’Or (traité chinois taoïste), Albin Michel, bibliothèque jungienne, 1979.

[4Augustin Berque, « L’appareillage de l’ici vers l’ailleurs dans les jardins japonais », in : Extrême-Orient, Extrême-Occident. 2000, n° 22, L’art des jardins dans les pays sinisés. Chine, Japon, Corée, Vietnam, pp. 115 à 123.

[5Yôko Tawada, Narrateurs sans âmes, Verdier, 2001, traduit de l’allemand par B. Banoun. « Moi, je dirais que je vis et que ma vie vit aussi. Et mon écriture aussi. C’est pourquoi la question de savoir si l’on vit sa vie quand on écrit est mal posée. Une telle question ne vise qu’à placer l’homme au centre », écrit-elle.

[6Cf., par exemple, sur les relations entre la manière de dire « je » en japonais et les notions d’identité et d’individualité, « La psychanalyse au Japon », entretien avec Kosuke Tsuiki, in Psychanalyse, 2006/3 n° 7, p. 69-86 (http://www.cairn.info/revue-psychanalyse-2006-3-page-69-htm).

[7In L’Aleph, Gallimard, L’imaginaire, 1967, pour la traduction française.

[8Selon l’expression de Borges dans sa nouvelle « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », in Fictions, Gallimard, 1957 et 1965, pour la traduction française.

[9Le Labyrinthe du monde comprend trois tomes : Souvenirs pieux (1974), Archives du Nord (1977) et Quoi ? L’éternité (1988), tous publiés chez Gallimard.

[10Gallimard, 1991.

[11In Fictions, préc.

[12Train de nuit avec suspects, 2002, Verdier, traduction du japonais par R. Sekiguchi et B. Banoun, 2005.

[13Le Tour de la prison, op. cit., p. 55.

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